Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Money, money
Fabula-LhT n° 28
Inventer l'économie
Pierre Vinclair

L’économie politique du poème moderniste

The political economy of the modernist poem

1Les théoriciens du modernisme, Adorno et Lukács, Benjamin et Bloch pour la première génération, Barthes et Kristeva ensuite, enfin Eagleton et Jameson plus récemment, ont tous cherché dans la pensée de Karl Marx les ressources pour comprendre le fonctionnement de ce régime révolutionnaire de l’art : apologie d’une révolution esthétique jumelle (sinon « au service ») de la révolution politique (Kristeva, 1973), critique de l’art bourgeois et de la société de consommation (Barthes, 1957), refus de la « gaie légèreté » propre aux industries culturelles (Adorno, [1958] 2009). Ces interprétations tiennent à un fait (l’œuvre moderniste déroute ; elle brise les conventions ; elle n’offre pas à son lecteur une réception confortable) et en proposent une interprétation politique.

2Pourtant, la portée politique des livres est soumise à caution : un texte, a fortiori s’il est difficile à comprendre, peut-il avoir le moindre effet sur l’organisation d’une société ? L’histoire des formes n’est-elle pas qu’une reconstruction critique, a posteriori ? L’innovation formelle n’a-t-elle pas qu’un rapport métaphorique avec la révolution ? L’art moderniste ne ressortit-il d’ailleurs pas à la quête de distinction d’un public parfaitement bourgeois ? Le concept d’avant-garde a-t-il seulement un sens (Vinclair, 2021 b) ? Dans les pages qui suivent, je tenterai de déplacer un peu la focale de ces analyses classiques. Le modernisme trouve en effet son origine dans l’œuvre d’auteurs qui, de manière remarquable, élaborent leur théorie du poème non pas au regard de préoccupations purement politiques mais en s’intéressant à des enjeux propres à l’économie politique : Mallarmé, dont la comparaison du langage à l’or (et du reportage à la fausse monnaie) engage ce que l’on pourrait appeler, en reprenant une expression de Jacques Derrida, une « métaphysique de la présence » (1967)1 ; et Ezra Pound qui, voulant à la suite de Confucius faire de la poésie l’agent d’une Renaissance, identifie dans l’usure le nerf d’un capitalisme ploutocratique à renverser. On peut ainsi caractériser le modernisme en poésie comme un travail sur la valeur, fermement opposé au concept d’équivalent général, autrement dit à la notion d’argent envisagée de manière seulement quantitative2.

3Les deux interprétations (entre ce qui est du ressort de la politique et ce qui est du ressort de l’économie politique) ne sont bien entendu pas exclusives : on pourrait dire que l’une est diachronique et traite de l’effet des textes dans l’histoire des idéologies – elle implique un historicisme revendiqué par Fredric Jameson (2012, p. 15 sq.) –, quand l’autre est synchronique et émane du texte, de la manière dont il essaie d’influer concrètement sur la réalité avec laquelle il est en interaction. La première est l’œuvre des critiques (qui prennent le recul nécessaire à un travail d’historicisation) réfléchissant sur le poème, mais la seconde ressortit à l’effort des textes mêmes (Vinclair, 2021 a).

Qu’est-ce que le modernisme ?

4Avant d’aller plus loin, il n’est pas inutile de préciser davantage ce que j’entends par « modernisme », terme extraordinairement ambigu, davantage utilisé dans les Cultural Studies anglo-saxonnes que dans la tradition critique française.

5« Modernism » caractérise d’abord une époque. Comme l’écrit en effet Raymond Williams, le « modernisme » comme nom d’un mouvement culturel et d’un moment de l’histoire est apparu dans les années 1950 pour caractériser la période précédente : 1890-1940 (Williams, 2007, p. 32). Il a donc d’abord correspondu à la période des mouvements artistiques annonçant les uns après les autres leur arrivée avec fracas par le biais de manifestes :

Futuristes, imagistes, surréalistes, cubistes, vorticistes, formalistes et constructivistes, aussi variés soient-ils, annoncèrent tous leur entrée en scène avec une vision du nouveau à la fois passionnée et méprisante pour ce qui ne l’était pas, et presque aussitôt devinrent sécessionnistes, les amitiés se brisant au gré des hérésies nécessaires pour empêcher que les innovations se fixent en des orthodoxies. (Williams, 2007, p. 33, ma traduction)

6À en rester à cette proposition, le modernisme est moins caractérisé par l’autotélie d’un art se rapprochant de plus en plus de l’expression de sa propre essence (selon la célèbre théorie de Clement Greenberg), qu’à « un violent rejet de la tradition » (Williams, 2007, p. 52). C’est la raison pour laquelle il est facile de considérer l’œuvre moderniste comme un geste « anti-bourgeois » (p. 53), plus encore « anti-petit-bourgeois ». Elle conteste tout ce qui relève de l’habitude, du bon sens, du bon goût. Et l’on comprend aisément que les artistes modernistes aient eu tendance à identifier dans les offres révolutionnaires les contreparties de leur effort artistique.

7Il faut malgré tout préciser de quoi il retourne : ce qui est rejeté, dans la tradition, c’est le caractère reçu des formes et surtout leur imitation, le fait qu’elles vaillent comme modèles, et non pas la valeur que les œuvres du passé ont pu avoir au moment où elles innovaient elles-mêmes. C’est la raison pour laquelle Ezra Pound, tout en rejetant les rhétoriques admises, écrit que « toutes les époques sont contemporaines » (Pound, [1910] 1966, p. 8) : il faut lire les grandes œuvres du passé et apprendre d’elles, non pour les imiter (selon la posture du classicisme), non plus pour s’en détacher à tout prix (posture avant-gardiste), mais parce que leur grandeur consiste en ce qu’elles ne sont précisément pas passées, au sens où elles ne se sont pas contentées d’illustrer une rhétorique elle-même datée. Pour les modernistes, l’important est alors que l’œuvre d’art, aujourd’hui comme jadis, pense l’inédit de la vie dans l’extériorité d’une forme elle-même inédite (Puff, 2020). Et dans la mesure où elle parvient à saisir – et à sauver – quelque chose de ce réel, l’œuvre du passé continue de valoir pour nous, au titre d’exemple ne bridant pas notre propre inventivité.

8Ce refus des rhétoriques constituées, qui définit le modernisme, n’est pas qu’une posture : celles-ci empêchent de fait de saisir dans son organicité le tout de l’existence, ou le réel dans sa profusion bigarrée. C’est la raison pour laquelle le poème moderniste, au nom de la confiance qu’il accorde à l’heuristique existentielle des formes inédites, aura tendance à proposer une polyphonie visant à saisir une multiplicité de dimensions du réel. Non pas en se constituant comme un « jeu de langage » (Puff, 2020) particulier (avec sa rhétorique), non plus un inter-jeu de langage témoignant de ce qui n’est pas pris en compte par les jeux existants (Lyotard, 1983, p. 29-30), mais au contraire comme un infra-jeu de langage, si l’on peut dire, cherchant à retrouver l’opacité du réel dans la matière des mots. C’est ici que le modernisme et le post-modernisme s’opposent : contrairement au postmodernisme qui « ne fait que mesurer les variations et ne sait que trop bien que les contenus ne sont que des images de plus », comme l’écrit Fredric Jameson, les modernistes « s’intéressaient à ce qui pouvait résulter de ces changements et à leur tendance générale : ils réfléchissaient à la chose elle-même, substantivement, de manière utopique ou essentielle » (Jameson, [1991] 2011, p. 15). Or c’est précisément ce point – l’espoir de ne pas lâcher la proie pour l’ombre ou la chose elle-même pour ce dont elle est le signe – qui ouvre le modernisme à des considérations d’ordre économique.

Le modernisme contre l’argent : Mallarmé et Pound

9Ce que les poètes modernistes refusent, en effet, c’est de considérer une chose pour ce qu’elle représente (une valeur, fixée par convention) davantage que pour ce qu’elle est (pour les qualités qu’elle possède en réalité), d’une part ; la dissolution de la qualité dans la quantité que cette substitution autorise d’autre part. Ainsi, de même que la matière de la monnaie a une valeur réelle (qu’il s’agisse de papier, d’argent, d’or, etc.) qui diffère de sa valeur institutionnalisée, les mots pourraient avoir un sens réel différent de leur signification conventionnelle.

10La critique du numéraire se joue notamment chez Mallarmé, dont la réflexion, bien connue, apparaît dans « Crise de vers » :

Narrer, enseigner, même décrire, cela va et encore qu’à chacun suffirait peut-être pour échanger la pensée humaine, de prendre ou de mettre dans la main d’autrui en silence une pièce de monnaie, l’emploi élémentaire du discours dessert l’universel reportage dont, la littérature exceptée, participe tout entre les genres d’écrits contemporains. […]
Au contraire d’une fonction de numéraire facile et représentatif, comme le traite d’abord la foule, le dire, avant tout, rêve et chant, retrouve chez le Poëte, par nécessité constitutive d’un art consacré aux fictions, sa virtualité. (Mallarmé, [1886] 2003, p. 259 ; je souligne)

11Il en va donc d’une analogie entre deux états du dire (le reportage / le poème) et entre deux états de la monnaie (numéraire représentatif / or). Dans le reportage, on ne traite pas les mots pour ce qu’ils sont, mais pour ce à quoi ils renvoient par convention (les signifiants s’effacent immédiatement devant les signifiés). De même le numéraire représentatif nie-t-il la matière de l’argent : un billet comme un chèque n’ont qu’une valeur purement conventionnelle.

12Cette analogie doit rester à l’avantage exclusif du poème : si, comme le souligne Bertrand Marchal, il en va chez Mallarmé d’une « religion de l’or », cela n’empêche pas que « le poète […] refuse le fétichisme de l’or-métal […] au nom d’un or plus pur », celui du poème, qui doit « métaphoriser l’or monétaire » (Marchal, 1989, p. 408, 419 et 424). Pourquoi ? Parce que l’analogie fonctionne précisément en priorité dans l’autre sens :

la valeur monétaire […] a été reconnue comme fonctionnant sur le modèle littéraire de la fiction, comme d’ailleurs tout élément de l’espace politico-social : « le rapport social […] étant une fiction, laquelle relève des belles-lettres » (p. 340), et même « l’État […] relevant d’une foi » (p. 299). (Benoit, 2007, § 17)

13Le langage fonctionne comme l’économie parce que l’économie ressortit à la fiction : le détour par la monnaie permet de mettre en évidence le cœur de ce qu’est le dire, en l’occurrence la fiction, ou dans les termes de Mallarmé : « rêve et chant ».

14Ce qui est en jeu dans la pensée mallarméenne de la littérature, c’est alors non pas le refus de la fiction (le langage est fiction), mais le refus d’une fiction qui marche à la convention, par rapport à la fiction virtuellement contenue dans la matérialité des mots : le signifiant porte un dire virtuel, que ne doit pas oblitérer sa signification référentielle, seulement conventionnelle (Vinclair, 2019). Tout l’art du poète est alors de révéler dans le vers la puissance de la chose (la fiction qu’elle porte : son sens sans référence) contre la violence du signe. On comprend donc l’interprétation par Clement Greenberg de la nature du modernisme : le refus de l’universel reportage serait la mise en évidence de l’essence même de la langue. Mais pour Mallarmé, ce refus n’est pas une fin en soi, et doit bien plutôt être au service du sens (c’est-à-dire de la valeur, en régime de littérature) : puisque dans sa « virtualité » (dans ses vertus matérielles), le dire est « rêve et chant », la fiction est immanente à la langue et ne tient pas à la capacité représentative des mots ou leur signification. L’économie expérimentale du poème sera donc l’art de contrer, par le vers, la signification conventionnelle du signe, et de redonner aux mots leurs virtualités oubliées :

À côté d’ombre, opaque, ténèbres se fonce peu ; quelle déception, devant la perversité conférant à jour comme à nuit, contradictoirement, des timbres obscur ici, là clair. Le souhait d’un terme de splendeur brillant, ou qu’il s’éteigne, inverse ; quant à des alternatives lumineuses simples – Seulement, sachons n’existerait pas le vers : lui, philosophiquement rémunère le défaut des langues, complément supérieur. (Mallarmé, [1886] 2003, p. 253)

15L’universel reportage traite l’or des mots comme simples chèques. Rémunérer (de nouveau un concept économique) le défaut des langues, c’est l’art de faire émerger, contre la convention qui porte le numéraire, la valeur réelle des mots : c’est-à-dire en somme trouver un moyen de faire briller, dans un vers, le sens matériel (par exemple la clarté du mot « nuit ») ou réciproquement, de construire dans un vers un sens matériel conforme au sens conventionnel (en entourant « nuit », trop clair, de mots à la couleur plus sombre). Une telle pratique aurait-elle un équivalent strict en économie ? Sans doute pas ! D’ailleurs, Mallarmé livrera dans « La Musique et les lettres » la formule de leur complémentarité, donc de leur exclusivité réciproque : « Tout se résume dans l’Esthétique et l’Économie politique » (Mallarmé, [1886] 2003, p. 387). Manière de dire que le poème s’occupe de choses plus importantes, le « sens » ? Les lecteurs du poète pourront néanmoins accoler à la critique mallarméenne de la représentation leur lecture de Marx. Mais avant d’en arriver là, il nous faut mettre en évidence un autre aspect de l’économie politique du poème moderniste : la critique du désir illimité d’argent. Celle-ci se joue notamment chez l’américain Ezra Pound.

16L’autre père du modernisme a, en effet, fondé sa poésie sur une critique du désir illimité d’argent tel qu’il s’incarne dans le prêt à intérêt. Voici comment s’ouvre le célèbre chant XLV des Cantos dans l’édition originale :

With Usura

With usura hath no man a house of good stone
each block cut smooth and well fitting
that design might cover their face,
with usura
hath no man a painted paradise on his church wall
harpes et luz
or where virgin receiveth message
and halo projects from incision,
with usura.
 (Pound, [1936] 1993, p. 29).

17Ce qui donne, dans la traduction de Jacques Darras :

Par Usura

Par usura n’ont les hommes maison de pierre saine
blocs lisses finement taillés scellés pour que
la frise couvre leur surface
par usura
n’ont les hommes paradis peint au mur de leurs églises
harpes et luz
où la vierge fait accueil au message
où le halo rayonne en entrailles
par usura. (Pound, [1936] 2002, p. 250)

18Pound considère l’usure comme un agent nihiliste, responsable de la dégradation de la manière dont les hommes vivent : dans le prêt à intérêt, c’est l’argent, considéré comme une fin en soi, qui prend le pouvoir et asservit les peuples en donnant le pouvoir aux banques. Ce faisant, l’usure apparaît comme la cause de la destruction des choses valables : comme on l’avait noté avec Jameson, il y a bien dans le modernisme (par opposition au post-modernisme qui glisse à leur surface) une valorisation des choses, de certaines choses et de leur substantialité : ici par exemple, la « pierre saine ». Comme l’écrit David Moody,

[c]e qui est remarquable avec ce canto, notamment lorsqu’on pense à la rage purement négative avec laquelle Pound attaque l’usure dans ses proses, c’est qu’ici la furie de la dénonciation s’accompagne, en contrepoint, d’un puissant sens des bonnes choses que l’usure détruit. (Moody, 2014, p. 217 ; ma traduction)

19Ce qui pourrait apparaitre comme une condamnation socialiste de la modernité capitaliste fondée sur le pouvoir des banques, pourtant, on le sait, est rapidement devenu le moteur de l’antisémitisme de Pound, qui identifie pendant les années 1930 « l’usure à un “poison sémitique” » (Moody, 2014, p. 240). La dénonciation du nihilisme se renverse en un nihilisme plus grand encore (puisque la substance qu’il loue est en toc) du fascisme kitsch d’Ubu imperator. En 1934, dans une lettre lamentable à son ami (juif) le poète Louis Zukofsky, Pound en arrivait à justifier les pogroms (Moody, 2014, p. 240). La même année, le même Zukofsky découvrait le marxisme (Scroggins, 2007, p. 136 sq.).

20La rencontre du modernisme et du marxisme sera facilitée par le fait que Marx aménage une place théorique aux deux postures que nous avons rencontrées : la critique de l’argent comme numéraire d’une part, celle du désir illimité d’argent d’autre part (Berthoud, 1987). Qu’il y ait un représentant général, en effet, pose certains problèmes ; le fait que ce soit lui qui se mue précisément en objet du désir, et plus encore d’un désir illimité, en pose d’autres. Quant au premier point, on peut lire dans Le Capital :

Le papier-monnaie est signe d’or ou signe de monnaie. Le rapport qui existe entre lui et les marchandises consiste tout simplement en ceci, que les mêmes quantités d’or qui sont exprimées idéalement dans leurs prix sont représentées symboliquement par lui. Le papier-monnaie n’est donc signe de valeur qu’autant qu’il représente des quantités d’or qui, comme toutes les autres quantités de marchandises, sont aussi des quantités de valeur.
On demandera peut-être pourquoi l’or peut être remplacé par des choses sans valeur, par de simples signes. Mais il n’est ainsi remplaçable qu’autant qu’il fonctionne exclusivement comme numéraire ou instrument de circulation. Le caractère exclusif de cette fonction ne se réalise pas, il est vrai, pour les monnaies d’or ou d’argent prises à part, quoiqu’il se manifeste dans le fait que des espèces usées continuent néanmoins à circuler. Chaque pièce d’or n’est simplement instrument de circulation qu’autant qu’elle circule. (Marx, [1867] 1985, p. 105)

21Ce n’est pas tout : l’argent ne sert pas que de « mesure des valeurs et de numéraire », il fonctionne également comme l’objet même du désir des membres de la société.

Dès lors, l’argent est lui-même marchandise, une chose qui peut tomber sous les mains de qui que ce soit. La puissance sociale devient ainsi puissance privée des particuliers. Ainsi la société antique le dénonce-t-elle comme l’argent subversif, comme le dissolvant le plus actif de son organisation économique et de ses mœurs populaires. (Marx, [1867] 1985, p. 106 et 107)

22Déconnectant la valeur des choses qui en sont le porteur (puisque numéraire, il se fait signe pouvant équivaloir à d’autres signes), l’argent en vient ensuite, comme l’écrit Stéphane Haber,

à être désiré précisément dans la mesure où il a opéré cette déconnexion. On passe de la fonction de « thésaurisation », d’ailleurs nullement spécifique au capitalisme, à la fonction de « moyen de paiement » (au sens d’un système de crédit). La distance avec le monde de la valeur d’usage semble maximale. (Haber, 2008)3.

23Comment le poème moderniste peut-il intégrer une telle analyse ? À partir de la révolution russe, et de la mainmise de Moscou sur les partis communistes européens et américains, l’imposition d’un « réalisme socialiste » a empêché les auteurs modernistes de faire de leur poème le lieu même de leurs investigations politico-économiques : les uns se rangèrent donc à une écriture moins extravagante que dans leur jeunesse (tel Aragon), quand les autres s’imposèrent tout simplement le silence. Eric Hoffman en fait le constat :

[D]urant ses longues fonctions dans le parti, George Oppen cessa d’écrire de la poésie. Son opinion était que la poésie écrite sous la pression d’objectifs politiques […] trahissait une condition fondamentale de la poésie : en l’occurrence, qu’on agit politiquement pour des raisons politiques, et qu’on écrit poétiquement pour des raisons poétiques. (Hoffman, 2018, p. 53, ma traduction)

24Reste que l’opposition entre enjeux poétiques et enjeux politiques n’épuise pas les rapports entre modernisme et économie politique : on peut traiter le poème et la théorie économique autrement que comme deux discours se faisant concurrence, ou devant se mettre l’un au service de l’autre. Trois tentatives poétiques parmi les plus réussies du XXe siècle parviendront ainsi à se déterminer par rapport à la question économique autrement que sous la forme d’un discours : en traitant l’économie comme matière première, adversaire ou origine.

L’épopée du capitalisme : Zukofsky, Rukeyser, Olson

25L’importance historique de la philosophie marxiste aura sans doute consisté dans ce tour de force conceptuel : faire de l’économie le cœur du réel même. À partir de Marx, en effet, l’économie n’est plus seulement une science locale, périphérique ; c’est le moteur dialectique de la matière. Du fait de cette opération conceptuelle, le poème (s’il ne veut se contenter d’être un babillage ; s’il prétend parler de l’être des choses) est sommé de se déterminer, d’une manière ou d’une autre, par rapport à la question économique : le silence prôné par Oppen (qui reviendra d’ailleurs à la poésie dans les années 1960) ne suffit pas. De manière remarquable, les livres qui prendront sur eux de se déterminer par rapport à la question économique le feront en créant ce que l’on pourrait appeler « des épopées modernistes ».

26Celle de Louis Zukofksy explore la matière économique du chant. Ce complice d’Oppen au sein du groupe des « objectivistes », celui-là même que Pound essayait de convaincre du bien-fondé des pogroms, a, en effet, essayé de faire de l’œuvre de toute sa vie, « A », un poème qui fût – en tant que poème – marxiste. L’expression la plus achevée de cette tentative se trouve dans la première moitié de la neuvième section, qui impose à une matière première issue du Capital de Marx des distorsions musicales liées à l’usage de contraintes d’écriture. Comme l’analyse Guillaume Condello,

le texte de Zukofsky est d’une difficulté redoutable. En plus du schéma des rimes (qui détermine un gros tiers des syllabes du poème [et qu’il reprend à Cavalcanti]), Zukofsky s’est imposé une contrainte mathématique, distribuant les « n » et les « r » dans le poème de telle sorte que leur fréquence corresponde à l’accélération des valeurs de x et y pour un point situé sur un cercle le long d’une section conique. Rien que l’énoncé de la contrainte peut donner des sueurs froides aux non-mathématiciens – ce qui est mon cas.
Mais pourquoi s’imposer de telles difficultés ? […] le but est de tenir la ligne de crête entre le discours et la musique : le jeu des contraintes impose de telles distorsions au « discours » préexistant (Zukofsky avait recopié de nombreux passages du livre I du Capital, et de nombreux passages de sa canzone fonctionnent comme des reprises musicales de motifs marxistes ; il introduit de nombreuses considérations en physique concernant la lumière) que ce dernier ne peut plus apparaître comme tel dans le poème : ces distorsions, c’est la musique. (Condello, 2020)

27Regardons maintenant concrètement le résultat de ce travail, l’imposition de la forme de Cavalcanti au contenu de Marx. Voici l’une des citations de Marx à partir desquelles Zukofsky travaille :

Les marchandises diraient, si elles pouvaient parler : notre valeur d’usage peut bien intéresser l’homme ; pour nous, en tant qu’objets, nous nous en moquons bien. Ce qui nous regarde c’est notre valeur. Notre rapport entre nous comme choses de vente et d’achat le prouve. Nous ne nous envisageons les unes les autres que comme valeur d’échange. (Marx, [1867] 1885, p. 75)

28Voici ce que cela donne dans le poème de Zukofsky, dont je ne cite que la première strophe :

An impulse to action sings of a semblance
Of things related as equated values,
The measure all use is time congealed labor
In which abstraction things keep no resemblance
To goods created ; integrated all hues
Hide their natural use to one or one’s neighbor.
So that were the things they could say : Light is
Like night is like us when we meet our mentors
Use hardly enters into their exchanges,
Bought to be sold things, our value arranges ;
We flee people who made us as a right is
Whose sight is quick to choose us as frequenters,
But see our centers do not show the changes
Of human labor our value estranges.
(Zukofsky, [1959-1978] 2002, p. 106)

29Et dans la traduction de F. Dominique et S. Gavronsky :

Le désir d’agir chante son pareil quand les choses 
Se lient, équivalentes ; et le temps de travail figé
Mesure la valeur d’usage ; travail abstrait où le produit
Ne se compare au matériau, où les nuances confondues
Cachent aux yeux de tous leur usage premier.
Et si les choses étaient des mots, elles diraient : Le Jour est
Pareil à la Nuit, pareil à nous, mais selon nos bons maîtres
Dans l’échange figure à peine l’usage des choses,
Tout s’achète pour être vendu et la valeur dispose.
C’est à bon droit que nous fuyons qui nous a faites
Quand on s’empresse de nous tenir en compagnie ;
Mais voyez, le commerce dissimule
Les effets du travail humain
Que la valeur a détourné. (Zukofsky, [1959-1978] 2020, p. 151)

30On reconnaît dans ce passage à la fois l’analyse du fétichisme de la marchandise et la prosopopée qui les fait parler. Mais ce qui est important, c’est que Zukofsky ne se contente pas de citer le discours de Marx : il agit dessus, le déplace, le tord, le fait chanter4. Autrement dit, il accomplit un geste, performatif. Il ne se contente pas de critiquer (dans le discours) le fétichisme de la marchandise : en redonnant aux mots leurs couleurs musicales, il les empêche de se comporter eux-mêmes comme des numéraires quelconques. Il ré-opacifie les signes. Ce faisant, il identifie à la fois le cœur économique du réel, dans la violence représentative qu’il impose aux choses, et l’affole dans une mise en musique qui, rendant les mots du discours à leur matière, accomplit déjà une forme de justice.

31Publié en 1938, le Livre des morts de Muriel Rukeyser prend lui aussi au sérieux la nature économique de la réalité, et plus particulièrement l’idée marxiste selon laquelle l’économie est d’abord le lieu d’une lutte, d’une guerre entre les entreprises et leurs salariés. Alors que Zukosfky critiquait plutôt la fonction de numéraire en rendant les mots à leur musique, Rukeyser s’attaque davantage au désir illimité d’argent des agents du capitalisme – quitte à recourir, contre l’injonction mallarméenne, à une forme de « reportage ». Mais le paradoxe n’est qu’apparent, car à bien des égards, il s’agit précisément pour Rukeyser de donner la parole à ceux que la course au profit a fait taire. Mais ce qui pourrait apparaître comme relevant du reportage radical (Shulman, 2000) porte la marque d’une confiance dans la puissance de révélation et de justice du poème : la radicalité en question est moins celle de l’engagement politique, que celle de l’engagement dans le poème.

32Le Livre des morts est une enquête, consécutive à la mort de silicose d’un ensemble de mineurs ayant travaillé pour le compte d’une compagnie qui ne leur avait pas procuré de masques. L’économie est au cœur de la question : le désir de profit de l’entreprise est responsable de cette mise en danger de la santé des travailleurs. Le poème va donc prendre sur lui de rendre compte du « jeu de langage » de l’économie, en citant, pour les dénoncer, des livres de compte. Polyphonique, capable d’intégrer la parole de ses ennemis – comme ce M. Marcantonio selon qui : « certes, un racket a eu lieu, mais le racket le plus condamnable que j’aie jamais vu consiste à verser des honoraires à l’avocat qui a représenté ses victimes » (Rukeyser, [1938] 2017, p. 52) –, le poème de Rukeyser prend clairement partie pour les victimes. Comme l’écrit Guillaume Condello,

[d]ans Le livre des morts, Rukeyser multiplie les registres et les dispositifs formels : passages élégiaques ou d’une factualité sèche, coupures de presse et extraits des procès, portraits, tableaux, même, de données chiffrées, etc. La modernité formelle n’est ni absente, ni opposée à la présentation des faits et des personnes, ni poursuivie pour elle-même : elle est mise au service d’une ambition épique, et donc (le lien logique est ici manifeste) politique. (Condello, 2019)

33Polyphonie du dispositif, représentation de la guerre sont en effet deux des caractéristiques principales par lesquelles l’épopée depuis l’antiquité parvient à penser la politique (Goyet, 2006). Simplement, d’après la leçon marxienne, le réel de la politique est l’économie : la guerre qui est ici en jeu, c’est celle qui oppose les travailleurs à ceux qui les exploitent. Écoutons l’un de ces travailleurs :

Arthur Peyton


Consumed. Eaten away. And love across the street.
I had a letter in the mail this morning
Dear Sir,…pleasure…enclosing herewith our check…
payable to you, for $ 21.59
being one-half of the residue which
we were able to collect in your behalf
in regard to the above case.
In winding up the various suits,
after collecting all we could,
we find this balance due you.
With regards, we are
Very truly,

After collecting
the dust the failure
the engineering corps
O love consumed eaten away the foreman laughed
they wet the drills when the inspectors came
the moon blows glassy over our native river
[…]. (Rukeyser, [1938] 2004, p. 27)

34Dans la traduction française :

Arthur Peyton


Consumé. Dévoré. Et l’amour de l’autre côté de la rue.
J’ai eu du courrier ce matin
Cher Monsieur, … plaisir… ci-joint notre chèque…
libellé à votre ordre, montant 21,59 dollars
à savoir la moitié du reliquat que
nous sommes parvenus à collecter en votre nom
concernant la procédure ci-dessus.
En mettant un terme aux divers procès,
ayant collecté toutes les sommes possibles,
nous en tirons ce solde en votre faveur.
Veuillez agréer,
Meilleures salutations,

Ayant collecté
la poussière l’échec le corps d’ingénierie
Ô mon amour consumé dévoré le contremaître riait
ils foraient à l’eau quand les inspecteurs venaient
la lune brille comme du verre au-dessus de notre rivière natale […]. (Rukeyser [1938] 2017, p. 42)

35Comme chez Zukofsky, le poème n’en reste pas au discours. Sa portée est d’abord performative : avant de dire, il donne à voir, il fait émerger à la surface la voix de ces travailleurs qu’on n’entend pas, porte leur voix, les venge. En cela, il joue sa partie dans la guerre en cours. Contre l’économie capitaliste imposant sa guerre inhumaine, il dénonce et dans le même geste redonne de la dignité. Comme l’écrira un peu plus tard Muriel Rukeyser, citée dans un article sur Olson le post-modern :

Nous sommes un peuple qui tend vers la démocratie sur le plan de l’espérance ; sur un autre plan, l’économie de la nation comme l’empire des affaires au cœur de la république, ces deux facteurs incluent au rang de principe de base le concept de guerre perpétuelle. (Alcalay, 2015)

36Si dès 1947, dans ses lettres à Robert Creeley, le même Olson revendiquait en effet le concept de « post-modern », celui-ci était d’abord entendu comme un décentrement et l’ouverture de l’humanité à l’« openness » de l’univers. Il ne s’opposait pas à celui de moderniste au sens où je l’ai défini plus haut : pour Olson, le « modern » auquel s’oppose le post-modern concerne tout ce qui s’est déroulé entre Socrate et la Seconde Guerre mondiale et qui est d’abord caractérisé par une forme d’anthropocentrisme généralisé (Butterick, 1980, p. 9). Le post-modern, dans ce cadre, n’est pas pour lui un concept seulement esthétique : il caractérise le retour de l’art à son ambition cosmique. Autre manière de dire que le poème n’est pas affaire de traits rhétoriques, mais constitution d’un epos général, à même de rendre compte du chaos de l’existence. C’est précisément cette manière d’envisager le poème que j’ai appelée plus haut « moderniste ».

37Les Poèmes de Maximus, qui ont occupé Olson plus de vingt ans, ne se proposent rien de moins, comme l’écrit Auxeméry, que de « cerner quelque chose de la complexité du rapport de l’être au réel » (Olson, [1984] 2009, p. 649, il souligne). Pour ce faire, ils proposent un tableau, en 164 chants, de la ville de Gloucester, depuis sa fondation jusqu’au présent : « la ville, la Cité, face encore tournée vers l’Ancien Monde, à l’ancre à l’extrémité des Bancs qui la nourrissent, sise sur le dos de la moraine primale, son lit de gravats d’avant le Temps de l’Histoire, lustrant ses bras d’eau et ses vasières aux herbes des berges d’une rivière à marée, offerte aux vents venus des Fonds. » (p. 665).

38Dans l’épopée d’Olson, l’économie prend tout simplement la place que la guerre avait dans l’épopée antique : ce qui agit le réel, c’est « le toujours bon dieu de / Bénef » (p. 77) et comme le dit John Smith, l’un des personnages principaux des Poèmes de Maximus :

The which
is riches
will change the world
. (Olson, 1984, p. 130-131)

39Et dans la traduction d’Auxeméry :

le fait est
que les richesses
changeront le monde. (Olson [1984] 2009, p. 130-131)

40L’épopée moderniste a toujours trait à la fondation (d’une ville, d’une civilisation), mais la question économique en constitue à present le cœur battant :

And now by Reason
the Voyage
was undertaken
too late, And the whole Provenue
was too little,

the deficit
It cost
$ 30,000
to get
Gloucester
started
. (Olson, 1984, p. 130-131)

41Soit en français :

Et donc en Conclusion
le Voyage
a été entrepris
trop tard, Et le Profit total
fut insuffisant,

le déficit
Il en a coûté
30 000 $
de faire
démarrer
Gloucester. (Olson, [1984] 2009, p. 30-131)

42L’économie est un jeu de langage, impliquant un usage de signes : Olson le montre tel qu’il est dans les Poèmes de Maximus. Comme si le poétique pouvait contenir, absorber l’économique, le présenter tel quel jusqu’à lui laisser une place, jusqu’à nous donner l’impression que nous lisons des livres de compte5.

43Ainsi cette double-page des Poèmes de Maximus, qui retranscrit les comptes des fondateurs de Gloucester durant l’hiver 1624-1625 :

14 hommes tête du poste hiver 1624/1625

ils eurent besoin de
7 quintaux de biscuit £ 5. 5. 0
@ 15/pour cent
7 qtx de bière ou cidre 53/4 le tonneau 20. 0. 0
2/3 qtx bœuf 3. 7. 2
6 quartiers entiers de bacon 3. 3. 0
6 boiss. pois 1. 10. 0
2/3 barillet beurre 1. 0. 0
[…]
Le tout ci-dessus est calculé à partir de la liste
du Capt. Richard Whitbourne de l’équipement et des provisions pour un poste d’hiver à Terre-Neuve
en 1622 ; si on le compare au devis du Revd.
john White pour le coût d’entretien des 14
hommes de la Dorchester Company à Cape Ann on a : total Whitbourne £ 113. 12. 8
total arrondi White £ 225

La différence donne une idée de ce que valait
un simple poste au lieu d’une plantation comme celle
où la Dorchester Company s’était embarquée – plus
d’installations permanentes, peut-être plus de 2
canots et 8 chaloupes, et la Grande Maison de la
Compagnie, par la suite propriété d’Endecott, etc. (Olson, [1984] 2009, p. 122)

44Olson est parfaitement conscient, sans doute, de la difficulté que soulève son ingestion de l’économie. Un peu plus haut, on pouvait lire en effet : « Et quant à la ligne de partage entre économique et poétique, à partir de là ? » (Olson, [1984] 2009, p. 74). Dans la double page que je viens de citer, le titre, d’une part, et le commentaire qui suit le tableau, d’autre part, viennent garantir l’intégration et la subordination de l’économique au sein du poétique. Surtout, cette page doit se lire comme un geste particulier dans l’ensemble de ceux opérés par le volume entier (qui en compte six cents).

45Il n’en reste pas moins que l’on touche au cœur problématique de l’opération moderniste : le refus des rhétoriques constituées (de tout ce qui « fait poésie ») n’aboutit-il pas à dissoudre tout à fait le poème ? La reconnaissance de l’économie comme étant le cœur du réel n’implique-t-elle pas de succomber au reportage (dans la mesure où dans ce tableau, les mots étant pris comme d’exacts représentants des choses, le sens repose sur la référence et non les propriétés matérielles des mots) ? Sans doute, bien sûr, la citation et le collage tiennent-ils à distance le reportage ; mais plus profondément, il en va chez Olson comme chez Rukeyser : le poème est un moyen de révélation de la valeur. En ce sens, l’entorse à la lettre de l’interdit du reportage est un respect de son esprit : le modernisme est cette organisation des énergies matérielles dans un poème, qui permet moins la communication d’un sens que le transfert d’une énergie. Olson le formule explicitement : « Un poème est de l’énergie transférée de là où le poète l’a trouvée (il a pu avoir de multiples déterminations), par le moyen du poème lui-même, vers, d’un bout à l’autre, le lecteur » (Olson, [1951] 2004, n.p.), si bien que la page relève de la « composition par champ », c’est-à-dire que l’espace matériel de la page est mobilisé pour faciliter cette circulation des énergies. Même s’il s’agit alors moins, sans doute, de révéler l’énergie des mots eux-mêmes que de révéler l’énergie des choses par l’énergie des mots, l’approche est toujours celle d’une énergétique matérialiste du langage.

46La tentative d’Olson s’offre comme une forme de synthèse entre la proposition de Zukofsky (opacifier le numéraire en faisant du discours une musique) et celle de Rukeyser (critiquer le désir illimité en rendant leur dignité aux perdants de la guerre économique) : il donne à voir, sur l’espace qu’est la page, le discours économique dans la matérialité de ses signes électriques, tout en cherchant dans ce discours quelque chose comme une origine de la société. Ce faisant, il se fait le lieu d’une révélation, celle de la force vivante de l’histoire : loin d’être le calcul froid et rationnel par lequel les peuples gèrent leurs ressources, l’économie apparaît comme une force cosmique, agissant profondément dans la constitution du réel et dont le poème, en sa quête éthique de pointer l’être de ce qui est, cherche à révéler, en en trouvant la bonne forme, les gestes dramatiques.

*

47Du refus du reportage par Mallarmé au livre de comptes d’Olson, on dirait bien que la conception du rôle du poème a changé du tout au tout. En réalité, c’est la perception de celui de l’économie qui a évolué : complémentaire de l’esthétique chez le premier, elle se place au cœur de l’opération de dévoilement chez le second. Mais dans tous les cas, si le poème s’écrit dans l’horizon d’un certain rapport à ce genre de discours (prétendant à l’hégémonie dans la définition sociale des valeurs, dont il propose une approche quantitative), c’est précisément parce qu’il prétend opérer un tel dévoilement. Qu’il refuse l’économie, en conteste les hiérarchies ou essaie de l’intégrer, en effet, le poème moderniste ne perd jamais de vue le pouvoir révélateur du langage : de Mallarmé à Olson en passant par Pound, Zukofky et Rukeyser, la poésie ressortit toujours à un certain rapport à la matérialité du mot, qui doit permettre de composer des formes à même de mettre sous nos yeux la nature (toujours escamotée – par les conventions, la signification, la lutte des classes, l’idéologie, etc.) de ce qui compte vraiment. Le modernisme est un projet d’artisanat existentiel, qui cherche à dresser, par le travail du poème, dans l’extériorité d’une forme, la valeur de la vie dans sa vitalité.