Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Économies grises : aux marges de l'économie politique
Fabula-LhT n° 28
Inventer l'économie
Emmanuel Petit et Nathalie Vanfasse

La réinvention du business victorien dans Oliver Twist

The reinvention of Victorian Business in Oliver Twist

1Critique acerbe d’un capitalisme sauvage et sans compassion, et tout particulièrement de la Nouvelle Loi sur la Pauvreté de 1834 (Patten, 1969 ; Schlicke, 1975 ; Zlotnick, 2006), le roman Oliver Twist (1837-1839) de Charles Dickens offre de la notion même de business une exploration étendue, plus large encore que celle réalisée par Claire Wood sur la marchandisation de la mort dans l’œuvre du romancier (Wood, 2015). Plongé dans un univers économique hostile (Gooch, 2020, p. 202), Oliver parvient, de manière assez surprenante, voire contre toute vraisemblance apparente, à conserver toute sa candeur et sa pureté d’âme, incarnant « un principe du Bien survivant à toutes les circonstances défavorables et finissant par triompher1 » (Dickens, 1841) des assauts d’une société inhumaine, imprégnée de laissez-faire et de philosophie utilitariste (Schlicke, 1975 ; Fielding, 1987 ; Stokes, 2001). Notre article s’intéresse à la manière dont Dickens dépeint les structures économiques dans lesquelles Oliver évolue. Le romancier s’en sert pour faire progresser à la fois son intrigue et sa réflexion sur la nature même de l’économie – allant ainsi bien au-delà d’une simple satire engagée et indignée d’un système qu’il juge perverti et déshumanisant.

2Le fait est que, comme le souligne la voix narrative dès l’ouverture du roman (Dickens, [1957] 2005, p. 66), ce n’est paradoxalement pas la bienveillance et l’affection qui assurent la survie d’Oliver, mais au contraire l’environnement économique indifférent et même menaçant dans lequel il naît et grandit : celui-ci semble stimuler ses capacités de résistance, selon une perspective résolument pré-darwiniste (Patten, 1969 ; Mangham, 2012). En y regardant de plus près, on s’aperçoit qu’Oliver connaît au fil du roman un indéniable développement de ses qualités morales, même si celui-ci n’est pas aussi poussé que pour des personnages de romans ultérieurs de Dickens. Force est en effet de constater qu’Oliver ne reste pas inchangé face aux circonstances dans lesquelles il est plongé. Par exemple, Oliver est exposé à différentes institutions ou « going concerns » (selon l’acception que donne à ce mot l’économiste John Commons2) censées prendre soin de lui, mais qui le négligent. Certes ses prédispositions au bien conjurent l’endurcissement et la corruption que l’on pourrait attendre en conséquence de ces mauvais soins. Mais plus encore, s’il parvient à résister à ces influences pernicieuses c’est, selon nous, moins parce qu’il serait d’une moralité à toute épreuve que pour les deux raisons suivantes : la première est qu’il entre en contact avec des personnes au sein de ces structures ou à leur périphérie qui prennent véritablement soin de lui et contribuent, par leur sollicitude, à entretenir, voire à révéler ses propres qualités morales ; la deuxième est qu’au lieu de l’endurcir, les mauvais traitements le rendent plus sensible à la souffrance des autres et plus à même de leur témoigner de la sympathie et de la sollicitude.

3C’est justement ce processus d’apprentissage ou Bildung, parachevé par l’exposition à des soins corrompus (bad care), mais aussi à des soins plus authentiques (good care), que nous allons examiner dans cet article. Nous montrerons comment les institutions successives dans lesquelles évolue Oliver participent au développement de ses aptitudes morales – ce personnage ayant donc, de ce point de vue, plus de profondeur psychologique que ce que l’on a parfois pu penser. Ce cheminement moral s’avérant étroitement lié à différentes structures d’ordre économique qui jouent d’ailleurs un rôle important dans le développement de l’intrigue, il nous semble que Dickens a tenté de saisir dans son roman les ressorts mêmes de leur organisation.

Asiles : formes d’entreprise et d’apprentissage

4Dans Oliver Twist, l’asile joue un rôle central dans l’évolution du destin d’Oliver. Bien qu'il s'agisse d'institutions publiques, le roman souligne que les asiles sont devenus, au fil du temps, des structures économiques entendues au sens de « going concern », un mot qui désigne depuis 1818, dans la terminologie comptable et financière, une entreprise commerciale viable et en activité, sans menace de liquidation (Oxford English Dictionary Online). Une analyse de l’évolution historique des asiles en Angleterre depuis 1782 atteste cet infléchissement vers un modèle entrepreneurial (Miller, 2013). Le choix de ce mode de fonctionnement pour un organisme dont la vocation est de venir en aide aux plus défavorisés ne va pas de soi. Pourtant, au fil des ans, la gestion des asiles anglais ou workhouses a fini par ressembler à celle d'une entreprise commerciale. Leur histoire montre qu’ils ont fait l'objet, dès 1782, de transformations juridiques ayant abouti à la fusion d’entités préalablement distinctes, censées être plus efficaces par leur regroupement et favoriser par leur nouvelle grandeur des économies d'échelle dans l’administration de l’assistance aux pauvres. Ce changement participe d’une tendance plus générale du marché, qui s’étend à des services autrefois régis par des institutions soumises essentiellement à la logique du don – en l’occurrence, la charité des paroisses3 – et désormais gérés par des institutions gouvernées par des relations contractuelles d’ordre plus commercial (Scalzo, Moreno Almacegui et De Los Angeles Padilla, 2018). Oliver Twist se fait l'écho de cette évolution lorsqu'est souligné le fait, par exemple, que le chirurgien de la paroisse qui travaille pour l’asile « à forfait » (Dickens, [1957] 2005, p. 67)4.

5Dans le roman, l’évolution entrepreneuriale des asiles se traduit aussi par l’externalisation de certaines de ses activités, comme les soins aux nourrissons. Dans le cadre de cette mise en nourrice ou baby farming, Oliver est « expédié dans une annexe de l’asile » (Dickens, [1957] 2005, p. 70) par les autorités paroissiales. Le récit file ironiquement la métaphore du « farming » (mot qui signifie à la fois externalisation et élevage), en précisant que l’asile n’obtient pas de « récoltes luxuriantes » de ce mode de gestion (p. 72). Les nourrissons sont en effet confiés aux soins de Mrs Mann dont le maternage purement mercenaire, sans amour, ni sollicitude, ni écoute, ni même attention – en un mot, sans propension au soin – ne contribue guère au développement individuel des enfants dont la mortalité est de « huit cas et demi sur dix » (p. 70).

6Oliver parvient à survivre à cette négligence et à ces mauvais traitements, moins par miracle que par sa force intérieure. Le régime auquel il est soumis en fait un enfant « pâle, maigre, plutôt petit, et de tour de taille nettement réduit » (p. 73), mais il compense cette fragilité physique par une force de caractère que les conditions dans lesquelles il est élevé ne font que rendre plus vigoureuse :

la nature, ou l’hérédité, avait planté dans la poitrine d’Oliver un tempérament solide et vigoureux, qui avait eu toute la place nécessaire à son développement, grâce au régime alimentaire modéré de l’établissement (p. 73).

7Oliver s’adapte à son environnement, qui fait ressortir des traits de sa nature et de son hérédité. En cela, le roman préfigure la théorie de l’évolution darwinienne. Les mauvais soins génèrent chez Oliver une aptitude d’autant plus forte à vouloir prendre soin des autres, contrecarrant les plans de Monks, son demi-frère, soucieux de le corrompre5. Le roman décline ainsi un motif littéraire bien connu : celui de la mise à l’épreuve du héros. Or, il attribue à Oliver un comportement « prosocial » (Petit, 2013, p. 27) qui, au lieu de se déliter au fil des épreuves, se renforce, contredisant l’hypothèse selon laquelle, face à l’adversité, chacun s’occupe avant tout de lui-même.

8Les organisations à caractère économique dans lesquelles atterrit et évolue Oliver sont décrites comme instrumentalisant les personnes pour faire du profit, au lieu de les traiter comme des fins en soi (Patten, 1969, p. 207-210). Telle une entreprise commerciale, le conseil d’administration de l’asile dans Oliver Twist s'efforce de réduire au maximum ses coûts de fonctionnement afin de rationaliser son budget, conformément aux principes d’économie politique de Nassau Senior, inspirés de la philosophie utilitariste. Cette politique ne vise pas uniquement à réaliser des économies. Elle cherche aussi à mettre en œuvre une idéologie d’incitation au travail inspirée des écrits de Jeremy Bentham (Stokes, 2001, p. 715) et visant à dissuader les indigents de demander de l’assistance. Selon le « principe de répulsion ou less elegibility principle » (De Bouvier, 2014), la New Poor Law (Nouvelle Loi sur les Pauvres) de 1834 est en effet supposée rendre les indigents moins dépendants et éliminer toute distorsion de revenu entre les personnes relevant de l’assistance publique au sein des asiles et les travailleurs les plus pauvres exerçant leur métier en dehors de l’asile. La loi stipule aussi que l’aide apportée jusque-là par les paroisses n’est pas efficiente et qu’il faut donc, pour pallier ces carences, développer le système public des asiles.

9Cette aide aux plus pauvres et ses dérives alimentent la dynamique interne du roman. Elle est à l’origine de la scène la plus célèbre du livre : celle où, après un tirage au sort, Oliver est mandaté par ses camarades affamés pour demander un supplément de gruau. Il découle de cet épisode la décision du conseil d'administration de se débarrasser de cet élément jugé rebelle, en le mettant en apprentissage dans d’autres structures à caractère marchand. Plusieurs d’entre elles jouent un rôle crucial dans l’évolution de la destinée d’Oliver et de l’intrigue dans son ensemble. Leurs organisations internes, leurs conditions d’exploitation ainsi que leurs gestions financières, donnent lieu à des réflexions sur la place, dans les processus économiques, de l’humain et des relations interpersonnelles, notamment sur le soin (care) ou son absence, mais aussi sur l’éthique. C’est dans ce cadre que se poursuit l’apprentissage d’Oliver, entendu aussi au sens littéraire de Bildung.

10L’asile envisage en premier lieu de mettre Oliver en apprentissage auprès du ramoneur Mr. Gamfield, qui compte utiliser l’argent de la prime offerte pour payer ses arriérés de loyer et employer l’enfant comme une extension de balai, pour ramoner les cheminées au péril de sa vie. La réaction terrifiée d’Oliver face au ramoneur éveille la compassion des juges devant lesquels il passe pour la signature du contrat et les amène à refuser de signer le document. Les démarches en direction de Mr. Gamfield n’ayant pas abouti, l’enfant est proposé par l’asile à l’entrepreneur de pompes funèbres municipal, Mr. Sowerberry.

11Sowerberry est un entrepreneur ayant un remarquable sens des affaires : pour être sûr de rentrer dans ses frais, malgré le coût des matières premières et des pièces détachées comme le « bois bien sec » ou les « poignées en fer... de Birmingham », il a su adapter la taille des cercueils qu’il produit aux sommes versées par l’asile (Dickens, [1957] 2005, p. 101). Ses calculs sont si précis qu’il peut assurer à Mr. Bumble, le bedeau, que « trois ou quatre pouces en sus de la dimension prévue font un grand trou dans les bénéfices » (p. 102). En plus de sa production principale, il fabrique des produits dérivés, comme la tabatière en forme de cercueil. Cette intuition commerciale s’étend à une compréhension aiguë de ce que pourraient rapporter la physionomie et le comportement d’Oliver Twist6. Mr. Sowerberry fait remarquer à sa femme que « l’expression de mélancolie » d’Oliver ferait de lui « un pleureur délicieux » (p. 116). Le marché visé n’est pas celui des funérailles d’adultes, mais celles d’enfants, une redoutable épidémie de rougeole ayant fait que « selon la formule commerciale, le cercueil [d’enfant] donnait » (p. 127), en d’autres termes que la demande de cercueils d’enfants explosait.

12Alors même que les implications humaines de cette pratique commerciale sont douteuses, « l’ingénieuse invention de Mr. Sowerberry […] dépass[e] tous ses plus grands espoirs » (p. 127). La demande est bel et bien là pour répondre à l’offre, puisque que le public en redemande : « le petit Oliver avec un crêpe qui lui descendait jusqu’aux genoux suscit[ait] l’admiration et l’émotion indicibles de toutes les mères de la ville » (p. 127). Et cette forte demande, qui émane pourtant de parents, incite Mr. Sowerberry à continuer à employer Oliver comme pleureur.

13Ce que fait ressortir le roman, c’est que les êtres humains dont les différentes structures décrites précédemment sont chargées de prendre soin sont les victimes de pratiques qui dégradent la qualité du soutien et de l’accompagnement apportés aux plus démunis. Dickens relève ici un véritable paradoxe, selon lequel la pratique du soin, en cherchant la rentabilité, écorne le soin, paradoxe que le romancier traduit principalement en recourant à l’humour noir. 

Bons et mauvais soins

14La satire dickensienne présente les asiles municipaux comme une forme d'entreprise pervertie, réduisant impitoyablement les dépenses, sans tenir compte des conséquences humaines et pratiques de ces choix :

Ces messieurs7 édictèrent donc une règle selon laquelle tous les pauvres auraient le droit de choisir… entre mourir de faim progressivement à l’intérieur de l’asile, et mourir plus rapidement à l’extérieur (Dickens, [1957] 2005, p. 81).

15Outre les dysfonctionnements financiers, le roman met en lumière les relations fortement asymétriques qui peuvent prévaloir au sein de ce type de structure. Comme le souligne Fabienne Brugère, dans des configurations comme celles-là, les soins, l’attention et la protection qui doivent être portés aux plus fragiles peuvent être détournés de leur sens par des autorités injustes et abusives (Brugère, [2011] 2021, p. 14).

16Le roman ne se contente pas de condamner ces pratiques : il suggère la possibilité de mettre en place des relations de soin différentes au sein de toutes ces structures. Pour les asiles, il s’interroge par exemple sur ce que seraient les modalités de fonctionnement d’une bonne institution de secours aux indigents. Pour assurer sa mission, l’annexe de l’asile reçoit en effet une indemnité de « sept pence et demi par semaine et par nourrisson », ce qui représente « pour un enfant un fort honnête régime alimentaire » (p. 71). Ce n’est donc pas le fonctionnement intrinsèque de l’annexe qui est ici mis en cause, mais le détournement de cet argent. Des enquêtes sont pourtant menées, notamment à l’instigation de citoyens indignés (p. 72), pour vérifier comment ces fonds sont utilisés et comment les enfants sont traités. Or, les accusations de dysfonctionnements sont aussitôt démenties par le personnel de l’asile, qui s’arrange pour couvrir la vérité. Dickens ne semble pas condamner de façon univoque la gestion de l’assistance aux pauvres par les asiles en elle-même, mais plutôt ses modalités. Il ne nie pas la nécessité d’avoir parfois recours à des calculs économiques et financiers dans le cadre d’une politique de lutte contre la paupérisation ; il signale simplement que ces calculs doivent servir l’objectif visé, à savoir venir en aide aux plus démunis, pour leur permettre de se construire ou de se reconstruire.

17Dans le cas de l’entreprise de pompes funèbres de Sowerberry, Dickens ne semble pas non plus chercher à promouvoir une logique qui soit autre que marchande, en arguant par exemple, à l’instar du philosophe Michael Sandel, que certains échanges humains n’ont pas vocation à passer par le marché et à faire l’objet de calculs et d’intérêts (Sandel, 2012). En tout cas, Oliver Twist ne propose pas d’alternative aux pratiques funéraires commerciales. Le roman semble reprocher plutôt à la profession la manière dont elle conduit son activité. Le narrateur suggère que davantage de sollicitude permettrait une meilleure prise en charge de la mort et du deuil des plus démunis. Le roman montre qu’à moins qu’il ne s’astreigne à ou ne soit astreint à des pratiques plus humaines, l’échange marchand, parce qu’il altère les comportements et parfois dégrade la qualité des biens échangés, produit sans doute un bien-être social moindre que les échanges non marchands. Dickens n’oppose pas uniquement une alternative non marchande aux pratiques commerciales agressives dépeintes dans Oliver Twist, il essaie aussi d’imaginer à quoi pourrait ressembler un commerce à visage humain et quelles conditions le rendraient possible.

18La comptabilité doit donc s’accompagner d’une véritable démarche de soin qui n’est pas présente dans les structures décrites, mais que le roman suggère en recençant tout ce qui ne va pas. Par exemple, au moment de la mise en apprentissage d’Oliver, les considérations du conseil paroissial sont exclusivement basées sur le souci de « minimiser les frais » ou de veiller à « l’apparence des comptes » et à « faire publier un rapport imprimé » (Dickens, [1957] 2005, p. 90). En d’autres circonstances, de telles considérations pourraient être considérées comme des signes de rigueur et de bonne tenue des comptes, ainsi que de transparence financière. Mais dans le roman, cette gestion financière est réalisée au détriment d'êtres humains, tout en profitant indûment aux dirigeants de l’asile. Il est d’ailleurs avéré, de sources historiques, que certains de ces dirigeants d’institutions, également commerçants de leur état, s’enrichissaient en s’octroyant des marchés destinés à approvisionner les asiles (Fowler, 2007, p. 33 ; Patten, 1969, p. 208). À travers les propos et les actes de ceux qui dérogent aux principes qu’ils affichent, le roman ne se contente pas de montrer et de critiquer de mauvais soins, mais suggère ce que pourraient être des soins de qualité, dans un cadre qui resterait économique et ne basculerait pas nécessairement dans une logique de charité désintéressée.

La poursuite de l’apprentissage d’Oliver : économie criminelle et travail émotionnel

19Par-delà ces structures officielles, nous allons maintenant étudier de près la manière dont l’organisation spécifique de la bande de Fagin – le receleur autour duquel s’organise toute une économie souterraine – contribue elle aussi au développement moral d’Oliver Twist ainsi qu’à la réflexion, conduite par ce roman, sur l’économie des organisations. La bande de Fagin forme en effet une organisation souterraine complexe qui en dit long sur la nature de l’économie victorienne dans son ensemble et en particulier sur la place qu’elle réserve au care, c’est-à-dire à l’éthique et à la solidarité.

20Cette économie criminelle est décrite en détail et en particulier comme étant marquée par le secret. Dans la scène où Fagin se croit seul et se promène dans sa tanière en admirant ses acquisitions, l’homme se murmure, à mi-voix, que la peine capitale contribue à préserver « les secrets du métier » (Dickens, [1957] 2005, p. 160). La dimension mystérieuse du commerce et des affaires avait déjà été abordée lorsque Mr. Sowerberry, l’entrepreneur des pompes funèbres, s’efforçait d’initier Oliver aux « mystères de la profession » (p. 117). En dépit de ses prétentions à la transparence, le monde de l’entreprise et de sa rentabilité – entendu au sens large – est dans Oliver Twist fortement associé à l’idée de dissimulation. Si le roman s’emploie à en divulguer les secrets, c’est comme pour mieux les interroger. Les détails précis du commerce illicite de Fagin ne sont pas tout à fait évidents au début, ou du moins ils ne le sont pas pour le lecteur, qui découvre cet univers à travers les yeux ignorants d’Oliver. Il devient progressivement clair que ceux qui travaillent pour Fagin effectuent diverses opérations comme le vol à la tire et la prostitution. Lorsque Sikes vient rendre visite à Fagin pour préparer le cambriolage à Chertsey, c’est pour « parler d’affaires » (p. 283) : ils examinent notamment les détails techniques, ce qui les amène à envisager l’utilisation d'un garçon de petite taille pour entrer dans la maison. Les « affaires » afférentes à ce cambriolage sont doubles. Le mot s'applique en premier lieu au cambriolage lui-même, mais désigne aussi la vente ultérieure de ses fruits, par l’intermédiaire de Fagin le receleur.

21Parmi les différentes activités criminelles dans lesquelles sont engagées Fagin et sa bande, il y a en effet le recel de marchandises. Ce commerce interlope occupe géographiquement tout un quartier de la ville, zone qui ressemble par bien des côtés aux rues commerçantes huppées et respectables de Londres. On y trouve nombre de magasins vendant une multitude de marchandises allant des mouchoirs aux « dépôts de ferraille et de vieux os », en passant par « des amas de morceaux de tissus de laine ou de linge en décomposition » (p. 357). Ces articles sont eux-mêmes proposés sous une variété de formes, typiques d'une société de consommation émergente. Les marchands vont du « fripier » au « savetier », en passant par le « marchand de chiffons » (p. 357). Cette économie souterraine favorise ensuite le développement d’une autre économie plus officielle, avec « son barbier, son café, son débit de bière et son marchand de poisson frit », ainsi que des tavernes comme celle des « Estropiés » (p. 357-358). Le roman décrit avec humour les activités de la bande de Fagin comme des « branche[s] de l’industrie » (p. 169), comme pour souligner à quel point l'économie criminelle peut reproduire tous les circuits de l'économie officielle. Les ramifications de l’organisation se déploient sur Londres et sur sa périphérie. Dickens utilise habilement ce réseau commercial souterrain pour accompagner un rebondissement : les vêtements dont Oliver se défait après avoir été recueilli par Mr. Brownlow sont achetés par un fripier du réseau de Fagin, si bien qu’une fois repris par la bande, l’enfant se voit reproposer les vieux habits dont il avait été si heureux de se débarrasser (p. 216 et 252).

22Le roman fait à maintes reprises allusion aux compétences professionnelles requises pour travailler au sein de ce réseau. Fagin souligne l’habileté du Finaud (p. 163), dont la dextérité permet de voler les marchandises à l’issue de séances d'entraînement répétées et sophistiquées auxquelles les garçons sont soumis. La dextérité est également requise pour traiter les marchandises, par exemple en prélevant soigneusement des marques sur un mouchoir avec une aiguille (p. 163). Le haut degré d'expertise et de technicité des différentes activités de la bande de Fagin apparaît dans deux scènes clés du roman : la première correspond au vol de mouchoirs (p. 171) ; la seconde au cambriolage à Chertsey. Les deux bandits Toby Crackit et Bill Sikes se servent d'instruments spécialisés et utilisent un vocabulaire spécifique du « métier », tels que les « claquoirs » (pistolets) ; les « séducteurs » ; le « crêpe » ; les « clefs » ; les « mèches » ; les « sourdingues » ... (p. 319). Bien que l'opération échoue, le récit n’en fait pas moins allusion aux « talents de M. Sikes » (p. 323). La maîtrise parfaite des compétences requises par ces activités devient synonyme d’art et, à cet égard, le Finaud devient un modèle pour ses pairs qui admirent cet artiste complet.

23L'expertise des femmes dans le domaine du crime est reconnue, même si elles développent un sentiment d’infériorité et d’exclusion, dont témoigne l'entretien de Nancy avec Rose Maylie et Mr. Brownlow. De fait, elles sont manipulées et maltraitées. Il reste que leurs compétences s’avèrent bien plus étendues que celles des femmes de la société respectable, cantonnées à la sphère domestique. Le rôle de Nancy, qui aide Fagin à retrouver Oliver et à le ramener au sein de la bande, implique par exemple un déguisement, un jeu d’actrice très maîtrisé et bien d’autres compétences encore. Ces femmes jouent un rôle majeur et occupent une place centrale dans l’économie criminelle organisée autour de Fagin, qui se trouve contraint de reconnaître qu’« elles sont intelligentes, et [qu’]on ne peut pas se passer d’elles dans le métier » (p. 253).

24Le réseau ainsi défini s’organise autour d’une philosophie. Fagin distille à ses disciples une série de valeurs fondamentales ; les garçons contribuent à diffuser ce « catéchisme du métier » (p. 277). Cette philosophie des affaires induit un code de conduite inspiré de l’éthique du travail victorienne : lorsque les garçons rentrent les mains vides à la fin de la journée, Fagin les accuse d’avoir des « habitudes d’oisiveté et de paresse » (p. 168). Doté d’une étonnante expertise dans la connaissance de l’âme humaine (voir Patten, 1969), possédant le contrôle étroit de ses propres émotions, Fagin administre ses troupes par la peur, la fierté ou la fausse compassion et les oblige à maîtriser ou à taire leurs sentiments. Dickens anticipe ici la façon dont les entreprises du xxe siècle organiseront le contrôle des émotions des salariés, tout en les orientant progressivement vers un « travail émotionnel » (Hochschild, [1983, 2012] 2017) marchand et rentable. Lorsqu’Oliver est enlevé par Nancy et ramené au sein de la bande, par exemple, Fagin insiste lourdement « sur le fait qu’il avait recueilli Oliver et l’avait traité avec tendresse à un moment où, sans son aide opportune, l’enfant aurait pu périr de faim » (Dickens, [1957] 2005, p. 269). Comme l’a montré Robert Patten (1969, p. 211), Fagin n’utilise ce récit de compassion que pour servir ses intérêts. Pour prévenir toute fuite du garçon, Fagin recourt d’ailleurs à la menace :

il raconta l'histoire affligeante et émouvante d’un jeune garçon qu’il avait philanthropiquement secouru dans des circonstances analogues, et qui, se révélant indigne de sa confiance et manifestant le désir d’entrer en communication avec la police, avait eu le malheur de finir pendu un beau matin à l’Old Bailey. M. Fagin ne tenta pas de dissimuler qu’il avait joué un rôle dans cette issue fatale… (Dickens, [1957] 2005, p. 269).

25Les récits de Fagin préfigurent ce que l’on appellerait aujourd’hui le storytelling management : un mode de gestion qui, depuis le milieu des années 1990, « mobilise les émotions par la pratique de récits partagés » (Salmon, 2008, p. 19). Cette narration sert à motiver les membres de la bande. Elle souligne aussi toute l’ambivalence de ces activités criminelles qui, dans certains cas, s’avèrent l’une des seules solutions de survie pour les enfants des rues.

26L’ensemble du récit de Fagin vise à protéger et à promouvoir le chef de cette organisation, à savoir Fagin. Or, Fagin lui-même présente habilement son organisation de manière à donner aux membres de la bande une illusion d’autonomie. Il a en effet mis au point un organigramme très particulier, dans lequel chaque membre est un numéro un. Ce schéma rappelle un des principes de base de l’individualisme économique : la poursuite de l'intérêt personnel. Mais Fagin insiste sur le fait que cet intérêt personnel ne peut être poursuivi que si l’intérêt de l'ensemble du groupe est assuré :

Dans une petite communauté comme la nôtre, mon cher, dit Fagin… nous avons un numéro un collectif, c’est-à-dire que vous ne pouvez pas vous considérer comme numéro un sans me considérer aussi de la même façon, ainsi que tous nos jeunes amis (Dickens, [1957] 2005, p. 583).

27Cette stratégie fait penser au néomanagement contemporain « qui doit faire face à des exigences contradictoires d’autonomie et d’interdépendance » (Salmon, 2008, p. 81). Fagin ajoute :

Pour faire marcher convenablement mes petites affaires, je dépends de vous. Voilà votre numéro un à vous, et voilà le mien. Plus vous attachez de prix à votre numéro un, plus vous devez vous soucier du mien ; donc nous finissons par en revenir à ce que je vous disais en commençant, que l’attachement au numéro un nous unit tous, et qu’il faut qu’il nous unisse, sans quoi nous tomberions tous ensemble en morceaux ! (Dickens, [1957] 2005, p. 584)

28Ces propos semblent esquisser une philosophie et une éthique des affaires, que John Forster dans sa biographie de Dickens qualifie incidemment de « déontologie pratique [practical ethics] » (Fielding, 1987, p. 53). Bien que centré autour de la figure de Fagin, et plus généralement sur la préservation de soi et sur l’égoïsme comme principes fondamentaux8 – ce qui exclut « toutes les considérations de cœur, d’élan ou de sentiment généreux » (Dickens, [1957] 2005, p. 198) –, ce storytelling management produit néanmoins, par son habile construction en forme d’illusion de collectif, un sentiment d’appartenance à une communauté. Le roman montre en tout cas une compréhension très fine de la manière dont le marché peut détourner les principes du care : fausse empathie, compréhension des émotions d’autrui à des fins stratégiques, etc. Il montre encore, à travers la prétendue philanthropie de Fagin, ce que peut être un management basé sur l’émotion, mais aussi sur le conformisme, l’obéissance et la manipulation. Le marché utilise ainsi la psychologie et les sentiments des individus de façon à augmenter la rentabilité des activités commerciales.

29Au sein de la bande, ces fausses valeurs promues par Fagin sont toutefois contrebalancées par celles qu’incarne Nancy, qui témoigne envers Oliver d’un véritable sens de l’entraide et de la solidarité. Nancy manifeste même une forme de care extrême, voire problématique, en ce que son souci des autres va jusqu’au sacrifice de soi. Contrairement à Fagin, et pour reprendre les analyses de Carol Gilligan sur l’éthique du care, Nancy ne s’embarrasse pas de raisonnements abstraits, mais pose les dilemmes moraux auxquels elle est confrontée en termes de situations concrètes (Gilligan, [1982] 2008). Nancy incarne ce que Fabienne Brugère définit comme « un soi selon le care », à savoir un « soi interdépendant, préoccupé », qui s’efforce d’arbitrer entre souci de soi et souci des autres, y compris quand « le souci des autres entraîne un risque pour l’intégrité de soi » (Brugère, [2011] 2021, p. 22). À travers Nancy, Dickens donne la parole à une « donneuse de soin » qui, comme Mr. Brownlow – dont la sollicitude montre que le soin n’est pas l’apanage des femmes –, comme Mrs Bedwin, ou encore comme la famille Maylie, contribue à entretenir en Oliver le principe de bienveillance, qui se définit plus précisément comme disposition à « prendre soin » (Gilligan, [1982] 2008, p. 24 et p. 34). La gratitude d’Oliver envers de tels bienfaiteurs et son souci de ne pas leur nuire font qu’il parvient à résister à l’influence pernicieuse de Fagin, même lorsqu’il semble pouvoir basculer.

30Selon Robert Patten, la seule façon d’éviter de devenir ce que le narrateur qualifie ironiquement de « gens philosophes » (Dickens, [1957] 2005, p. 81) consisterait à abandonner la quête de richesse au profit de la charité chrétienne et de la compassion (Patten, 1969, p. 214). Il nous semble en réalité que Dickens ne dissocie pas tout à fait économie et compassion. Il esquisse plutôt, dans son roman, les contours d’une économie du care fondée sur l’empathie9 qui va affecter le développement moral d’Oliver. À travers celui-ci, Dickens suggère la possibilité d’une économie articulée autour de la notion d’un « homo vulnerabilis » (sur cette notion voir Petit, 2013, p. 45) impliqué dans des comportements plus altruistes et coopératifs, fondés sur la confiance et faisant appel à la sensibilité autant qu’à la raison. À cet égard, Oliver Twist préfigure la pensée de John Ruskin qui, dans quatre essais sur les premiers principes d’économie politique publiés en 1860, postulera que la véritable richesse est la vie à laquelle tout autre forme de calcul financier doit être subordonnée (Ruskin, 2012 ; voir Eisler, 2008). Malgré sa farouche opposition à la Nouvelle Loi sur les Pauvres, force est donc de constater que Dickens ne rejette pas en bloc l’utilitarisme victorien. À l’instar de William Hazlitt ([1825] 1886) ou de John Stuart Mill ([1838] 1970), il en constate les failles, mais il lui arrive aussi de s’inspirer de certains de ces principes10 qu’il nuance, en les enrichissant de considérations plus qualitatives, qui combinent la raison et les sentiments, et avant tout centrées sur l’humain.

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31Pour résumer, nous pensons qu’en esquissant les contours d’une économie du care dans Oliver Twist, Dickens tentait de concilier considérations économiques et sollicitude, deux choses qui, comme l’ont montré Mary Wren et William Waller, sont souvent considérées comme difficilement compatibles (Wren et Waller, 2018). Il cherchait à comprendre comment les institutions dispensatrices de soins pouvaient dispenser des services de qualité, sans traiter les récipiendaires comme des objets de spéculation (Wood, 2015). Le care vient donc amender le fonctionnement du système de marché. Plutôt que de basculer exclusivement dans des échanges humains qui ne passent pas par le marché, le roman s’interroge sur la façon d’associer gestion économique et objectifs sociaux. Il questionne en quelque sorte la « raison d’être »11 de toutes les organisations traversées par Oliver, c’est-à-dire ce qui justifie leur existence au-delà de la recherche de profit. Plus qu’un simple appel à la compassion, le roman oppose à la pensée économique considérant l’assistance sociale comme coûteuse et honteuse, analysée en détail par Katharina Böhm et par Christophe Reffait (Böhm, 2008 ; Reffait, 2020), une économie du care « intégrant ces relations de sollicitude dans la prise de décision économique » (Petit, 2013, p. 44). Selon cette optique, il ne s’agit pas d’opposer de contre-modèle au modèle marchand, mais plutôt de l’amender en conciliant éthique et économie.12