Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 26
Situer la théorie : pensées de la littérature et savoirs situés (féminismes, postcolonialismes)
Marie-Jeanne Zenetti

Théorie, réflexivité et savoirs situés : la question de la scientificité en études littéraires

Theory, reflexivity and situated knowledge: the question of scientificity in literary studies

Situation, contextualisation, historicisation

1Qu’auraient à gagner les études littéraires d’une réflexion sur les modalités d’une recherche située, réflexion qui, jusqu’ici, s’est surtout développée hors de cette discipline ? Dans le domaine scientifique, le geste qui consiste à se situer ne prend son sens que par rapport à d’autres opérations de pensée, dont celles d’« historicisation » et de « contextualisation », qui elles-mêmes méritent d’être replacées dans une histoire des méthodes et de l’épistémologie des études littéraires. À partir de la notion de situation, ce numéro entend interroger un état contemporain de la recherche en littérature en revenant sur des questionnements récurrents quant à la scientificité des études littéraires et quant à la place, en leur sein, d’approches parfois identifiées comme « militantes ». Pour ce faire, il paraît nécessaire d’envisager la discipline dans les contextes et les interactions où elle s’inscrit, en synchronie et en diachronie. En diachronie, parce que l’histoire de toute discipline est faite de contestations successives, et qu’une proposition n’y apparaît que sur fond d’autres propositions dont elle est contemporaine ou qui l’ont précédé, ensemble auquel elle répond et contre lequel elle se définit. Une chronologie schématique fait ainsi se succéder des moments critiques et théoriques, construits chacun dans une discussion et une réfutation de l’approche méthodologique qui semble alors dominer au plan institutionnel : le projet d’une « science du texte », par exemple, apparu en France dans les années 1960 et qui associe des approches issues de la pensée structuraliste, de la poétique, de la sémiologie et de la narratologie, se définit contre une histoire littéraire alors dominante dans le champ universitaire. Ce paradigme scientifique, une fois reconnu et fortement intégré à l’horizon d’attente théorique, critique et institutionnel, se trouve, au début du xxe siècle, dans une position qui lui vaut d’être contesté à son tour, au nom d’une volonté d’historiciser davantage le fait littéraire. Ces différents « moments », où des références peuvent faire l’objet d’éclipses puis de relectures qui en réorientent l’interprétation, se chevauchent et ne peuvent être pensés simplement en termes de succession. Ils nécessitent par ailleurs d’être réinscrits, en synchronie, dans une histoire plus vaste des paradigmes scientifiques1. Les études littéraires se construisent aussi, à un moment historique donné, dans le rapport qu’elles entretiennent à d’autres discours, et notamment à ceux d’autres disciplines, qui les interrogent, les contredisent ou les nourrissent dans leurs méthodes et jusque dans leur manière de définir la scientificité. Les sciences sociales, auxquelles les études littéraires empruntent notamment les opérations de contextualisation et d’historicisation, font ainsi tantôt figure de modèle et tantôt de repoussoir chez les chercheur·es en études littéraires aujourd’hui. De modèle, parce qu’elles fournissent des méthodologies et des concepts qui paraissent garantir une certaine scientificité du discours académique – sachant que les définitions de la scientificité sont elles-mêmes variables historiquement. De repoussoir, parce que cet attrait pour les sciences sociales menace de diluer la spécificité des études littéraires, qu’il s’exerce parfois au détriment d’autres échanges disciplinaires, par exemple avec la philosophie, et plus largement parce qu’il définit une norme de scientificité face à laquelle d’autres d’approches peuvent paraître dévaluées. C’est dans ce contexte diversement polarisé que peuvent se lire les tentatives répétées de justification et de défense des études littéraires2, les travaux annonçant ou réfutant une « mort de la discipline3 », mais aussi la mobilisation de certaines traditions critiques et théoriques initialement développées dans d’autres espaces académiques que l’espace français. Les théories du standpoint en constituent un exemple, exemple fécond, me semble-t-il, pour réfléchir à la situation des études littéraires aujourd’hui. Je commencerai par en synthétiser les arguments en les mettant en regard de la réflexivité bourdieusienne, afin d’interroger les pistes ouvertes par ces deux traditions théoriques en études littéraires. La deuxième partie de l’article sera ensuite consacrée à une mise en pratique de ces réflexions sur la base d’une expérience d’enseignement. À partir d’un objet, la « théorie littéraire », il s’agira de proposer quelques pistes d’élaboration d’une recherche située en littérature et d’en évaluer les possibles bénéfices.

En théorie : standpoint et savoirs situés, une esquisse de généalogie

2On regroupe sous le nom d’épistémologies du standpoint, du « point de vue », des « savoirs situés » ou encore du « positionnement » un ensemble de réflexions qui ne se recoupent pas entièrement. Élaborées dans différentes disciplines, elles ont en commun d’inviter à prendre en compte et en charge les identités sociales depuis lesquelles s’élaborent les discours de savoir4. La première chercheuse à avoir développé la notion de « savoirs situés » est la biologiste et épistémologue Donna Haraway, dans un article paru en anglais en 1988 et dont une version amendée a été publiée en français en 2007 sous le titre « Savoirs situés : la question de la science dans le féminisme et le privilège de la perspective partielle5 ». Celui-ci se donne comme une réponse : il s’inscrit dans un débat inter- et transdisciplinaire, avec les théoriciennes féministes du standpoint, d’un côté, avec les critiques dont leurs travaux ont pu faire l’objet, de l’autre. Où ce débat s’origine-t-il ? Dans un ensemble de travaux qui ont été rassemblés par la philosophe américaine Sandra Harding à partir de 1986 autour du concept de standpoint (ou « positionnement ») féministe : ceux de la philosophe et politologue Nancy Hartsock, de la sociologue des sciences Hilary Rose et de la sociologue Dorothy Smith. La notion fait plus particulièrement référence à un article d’Hartsock, « The Feminist Standpoint: Developing the Ground for a Specifically Feminist Historical Materialism6 ». Le concept de standpoint y apparaît comme une relecture féministe du Standpunkt marxiste7, ce qui le différencie d’un simple « point de vue » individuel (viewpoint en anglais8). L’article d’Hartsock prolonge en effet une réflexion développée par Marx dans le sixième chapitre du Livre I du Capital, qui propose une critique des fondements de l’économie politique. Marx y décrit une scène, dans laquelle un homme achète à un autre sa force de travail. La perspective adoptée par l’économie politique pour penser le salariat comme un échange symétrique, dans lequel les deux hommes sont libres et égaux en droit, dissimule aux yeux de Marx un rapport social structuré par un antagonisme de classes. Selon lui, en effet, les notions de l’économie politique sont façonnées par la pratique des capitalistes. Elles servent à légitimer l’appropriation de l’excédent de valeur, donc à perpétuer la domination. Ce n’est qu’en s’intéressant aux conditions concrètes d’existence des travailleurs et en adoptant leur « point de vue » (standpunkt) que l’exploitation du prolétaire devient visible, donc pensable. Dans son article, Nancy Hartsock prolonge cette réflexion en s’intéressant à un autre personnage négligé par l’économie politique et par Marx lui-même : la femme du travailleur. En examinant, dans une perspective historique matérialiste, ses conditions de vie, un nouvel aspect de l’économie et des rapports sociaux devient visible, explique la chercheuse : la division sexuelle du travail et la structure de l’exploitation engagée dans le travail de reproduction. Le concept de standpoint développé par Hartsock à la suite de Marx n’est donc pas assimilable à un simple point de vue individuel. Il suppose la conscience, construite dans le temps et l’action collective, d’appartenir à un groupe dominé et d’être pris·e dans un jeu de forces dynamique, conscience qui fonde à la fois un projet de réévaluation des représentations de la société et un programme de lutte politique.

3Adopter le point de vue des dominé·es constitue ainsi un outil épistémologique puissant pour mettre à distance la vision de la société produite par le groupe dominant, lequel à la fois structure les relations matérielles et les dissimule en les légitimant. Par la suite, la lecture des rapports sociaux sous l’angle de la classe par Marx, sous l’angle du genre par Hartsock, s’est enrichie de façon à prendre en compte d’autres formes de domination dans une perspective intersectionnelle, mobilisant pour ce faire d’autres traditions théoriques, dont celle du black feminism9.

4Ces travaux ont aussi fait l’objet de critiques importantes. Il leur a notamment été reproché d’essentialiser la catégorie « femmes » en lui attribuant de façon automatique un privilège épistémique ou de dissimuler un dangereux relativisme épistémologique10. L’article de Donna Haraway se donne comme une réponse à l’une et l’autre de ces critiques. Forte de sa formation de biologiste, elle réfute d’un côté les tenants de l’objectivité au sens de neutralité axiologique. Elle défend ainsi les épistémologies féministes contre l’accusation de relativisme, en réaffirmant que le standpoint n’est pas assimilable à une opinion, mais aussi que seule une perspective partielle et assumée comme telle répond pleinement à l’impératif d’objectivité scientifique. Elle conteste par ailleurs l’idée d’un privilège accordé aux positionnements minoritaires ou minorés en insistant sur le fait que tous les positionnements, même minoritaires, doivent faire l’objet d’une critique rigoureuse. Il n’existe pas, comme l’ont montré les féministes postcoloniales11, de point de vue « innocent » qui soit dispensé de cet examen. Selon Haraway, le privilège épistémique accordé au standpoint des assujetti·es présente un risque de fétichisation, comme la supériorité aveugle accordée à l’expérience : ce qu’il faut viser, c’est donc un « positionnement mobile », d’une insatiable curiosité, qui résiste à la fixation pour multiplier les points de vue partiels. Dans cet effort conscient de repositionnement critique et de décentrement permanent, les points de vue depuis les marges sont privilégiés, parce qu’ils sont les moins susceptibles de reconduire la prétention à un savoir non localisable, émanant « de nulle part ». Mais Haraway insiste :

[a]pprendre à voir d’en bas requiert au moins autant de savoir-faire avec les corps et le langage, avec les médiations de la vision, que les visions technoscientifiques « les plus élevées »12.

5Les féminismes du positionnement redéfinissent ainsi, plutôt qu’ils ne la congédient, la question de l’objectivité. Donna Haraway réfute « le truc divin13 » (the god trick), un « regard dominateur émanent de nulle part » qui « permet à la catégorie non marquée de revendiquer le pouvoir de voir sans être vue, de représenter en échappant à la représentation »14. Sandra Harding oppose à cette « objectivité faible » un programme d’« objectivité forte » (strong objectivity15) destiné à fonder une « science de relève16 » [successor science] : une science consciente des intérêts de celles et ceux qui la produisent, attentive aux rapports de pouvoir en jeu dans les processus d’élaboration de connaissance et soucieuse de soumettre ses pratiques à un constant réexamen critique. Il s’agit, selon la formulation de María Puig de la Bellacasa, de revendiquer un « positionnement actif à partir d’un “être positionné” qui est partiellement subi17 ».

6Faire une généalogie (partielle) des notions de « positionnement » et de « savoirs situés » n’est toutefois pas suffisant. Dans la mesure où ces pensées défendent une approche matérialiste de la connaissance et qu’elles affirment la nécessité, pour élaborer des discours scientifiques fiables, de prendre en compte les intérêts de celles et ceux qui les énoncent, il est cohérent de resituer leur apparition et leur diffusion dans les contextes où elles circulent. Les théories du positionnement prennent leur source dans un prolongement critique de la pensée marxiste et défendent le dialogue avec des travaux élaborés dans les pays anciennement colonisés, donc hors des principaux centres académiques. Ces réflexions ne sont par conséquent pas strictement anglo-saxonnes. Toutefois, elles sont produites et circulent majoritairement dans un cadre universitaire américain, différemment structuré de la recherche française, notamment en ce qui concerne son organisation disciplinaire. Il s’agit aussi d’un corpus de textes peu traduits en français, si l’on excepte l’article de Donna Haraway, publié en France près de vingt ans après sa parution. Pour autant, il faut nuancer une assimilation hâtive de ces travaux à une pensée « importée ». D’une part, ce reproche peut servir à dissimuler, derrière le refus de s’aligner derrière un modèle académique uniformément jugé « hégémonique », une réticence à réévaluer les pratiques scientifiques, démarche critique pourtant essentielle à la production d’une recherche de qualité. On fait ici le pari qu’une remise en question des méthodes et des fondements disciplinaires constitue moins une menace qu’un gain pour la recherche et pour la discipline elles-mêmes. D’autre part, une telle démarche critique est loin d’être circonscrite aux théories rassemblées sous les appellations de « savoirs situés » et de « standpoint feminism », ni aux pensées féministes et postcoloniales. Ces théories ont en effet connu un écho important dans la recherche en français, où une critique féministe de Marx s’est développée dès les années 197018, et sont venues nourrir des réflexions qui, au sein de la recherche féministe en particulier, interrogeaient l’androcentrisme des pratiques scientifiques19. Elles font aussi écho à d’autres approches, parfois qualifiées de « généralistes », également menées dans un cadre académique français. Sans prétendre produire la liste exhaustive des travaux susceptibles d’être rapprochés des féminismes du positionnement, je m’intéresserai plus particulièrement ici à ceux d’un chercheur désormais canonique : Pierre Bourdieu.

En théorie (2) : critique de la science et réflexivité

7La pensée de Pierre Bourdieu a pu susciter la controverse dans les études littéraires au moment de la parution des Règles de l’art. Son analyse désacralisante du fait littéraire et sa rhétorique parfois virulente l’ont en effet érigé en « désenchanteur20 », mais aussi en intrus contestant vigoureusement la discipline littéraire depuis son dehors, qui plus est avec un regard perçu comme surplombant. Près de vingt ans après sa mort, pourtant, une analyse du fait littéraire héritière de la sociologie des champs, telle qu’elle se manifeste dans les travaux de Gisèle Sapiro, de Jérôme Meizoz ou d’Anna Boschetti, entre autres, paraît largement admise. Elle s’intègre à une contestation assez générale, au sein de la discipline, d’une approche exclusivement esthétique des œuvres littéraires. C’est toutefois moins le Bourdieu des Règles de l’art que j’aimerais mobiliser pour approfondir une réflexion sur ce que pourrait signifier une recherche située en littérature, que le Bourdieu attentif à penser la question du point de vue dans les discours scientifiques : celui du Sens pratique, des Méditations pascaliennes et de Science de la science et réflexivité21. Les deux objets d’analyse, littéraire et scientifique, sont en effet liés dans sa pensée : la question de l’autonomie de la littérature, comme le montre Gisèle Sapiro, a permis à Bourdieu d’interroger de façon indirecte la structure du champ scientifique22. Il me semble toutefois que, jusqu’ici, ces réflexions ont peu été réappropriées par les chercheur·es en études littéraires pour penser l’articulation entre leur objet d’étude et les enjeux méthodologiques propres à leur discipline, et c’est ce que j’aimerais proposer de faire dans la suite de cet article.

8Dès 1975, Pierre Bourdieu introduit le concept de champ scientifique dans un article fondateur qui le définit comme « un champ social comme un autre », partant comme un lieu de lutte pour l’autorité scientifique, entendue comme une espèce spécifique de capital. Il poursuit ce travail dans un cours au Collège de France publié en 2001 sous le titre Science de la science et réflexivité et, avant cela, dans ses Méditations pascaliennes (1997). C’est durant cette décennie 1990 que la notion de réflexivité acquiert une place déterminante dans sa recherche23. Pour Pierre Bourdieu, les sciences sociales doivent « analyser rationnellement la domination24 », suivant une logique de dévoilement de la structure de la réalité, en mettant au jour des rapports de domination dissimulés et intériorisés par les agents. Mais cette ambition est compliquée par le fait que la recherche est elle-même un fait social qui se déploie dans un champ doté d’une rationalité propre, fondée sur un détachement par rapport aux intérêts autres que ceux de la connaissance. Bourdieu, empruntant le terme à John L. Austin, la nomme « raison scolastique » et définit sa posture scientifique contre une telle vision, « pure » et « an-historique », du travail scientifique, qui en occulte selon lui la dimension sociale et pratique. Pour contrer les déformations inhérentes à sa pratique, le chercheur doit se livrer à une « objectivation participante »25. Ce travail, destiné à éclairer son rapport subjectif à l’objet qu’il étudie, suppose un effort de réflexivité, par lequel la science sociale « se prenant elle-même pour objet, se sert de ses propres armes pour se comprendre et se contrôler26 ». Il s’agit ainsi non seulement d’opérer un retour du sujet sur son expérience propre, mais, à travers une démarche foncièrement collective27, d’interroger la discipline dans ses structures et ses impensés. Loin de relativiser les connaissances ainsi produites, la réflexivité chez Bourdieu est donc avant tout « synonyme de méthode28 » : elle vise à garantir une science plus objective, à travers un processus d’auto-analyse que l’on peut rapprocher du programme, collectif lui aussi, d’objectivité « forte » défendu par Harding.

9Les années 1990 voient donc se développer, de part et d’autre de l’Atlantique, des réflexions concernant les conditions d’élaboration des discours scientifiques et une redéfinition de l’objectivité qui méritent d’être mises en regard29. Harding comme Bourdieu invitent à un travail d’objectivation des impensés que dissimule une objectivité scientifique entendue comme un synonyme de neutralité. Il ne s’agit évidemment pas de rabattre les théories du positionnement sur la réflexivité bourdieusienne ou inversement, ni de minimiser les incompatibilités entre les pensées féministes et le travail de Bourdieu, lesquelles se sont cristallisées au moment de la parution de La Domination masculine, ouvrage accusé de méconnaître et de s’approprier les travaux féministes de référence sur le sujet30. Mais on peut souligner des points de convergence entre ces pensées. Un premier trait commun tient à leur souci de réfuter l’illusion d’une pensée scientifique s’élaborant « hors sol » et capable de se saisir d’un objet de façon transparente. Cette méfiance doit beaucoup à la pensée de Marx, dont Bourdieu comme les féministes du positionnement se ressaisissent de façon critique. Les unes comme l’autre reconduisent l’ambition de dévoiler les rapports de domination dissimulés derrière des représentations de la société tendant à les légitimer (ce que Bourdieu nomme « violence symbolique »). Cet héritage se traduit notamment par une mobilisation massive du champ lexical de la vision (« point de vue », « perspective », « visible »/« invisible », etc.) et par le recours aux termes de « situation » et de « position ». Elle se traduit aussi par une attention spécifique à ce que j’appellerais les « angles morts de la pensée scientifique », et par l’appel à une entreprise collective et critique visant à objectiver les intérêts, les biais et les présupposés de la recherche.

10Quel renouvellement des approches et des méthodes une telle critique de la science appelle-t-elle alors ? C’est sur ce point que les positions de Bourdieu et des féministes du standpoint divergent radicalement. Les principales différences entre ces deux ensembles de réflexions me semblent devoir être considérées en termes de stratégie. Pour Bourdieu, la sociologie du champ « offre la possibilité de prendre un point de vue sur l’ensemble des points de vue ainsi constitués comme tels31 ». La réflexivité collective qu’il appelle de ses vœux permet à la communauté scientifique de s’autonomiser et au sujet scientifique de se couper des « autres agents qui, professionnels ou profanes, restent enfermés dans un point de vue qu’ils ignorent comme tels ». Dominique Rabaté souligne qu’une telle analyse érige l’approche sociologique en exception, seule capable d’offrir une vision objectivée de toutes les positions.

La sociologie critique ne saurait donc s’exempter de la méthode de construction qu’elle applique aux autres champs, mais ce retournement autoréflexif est en même temps une sorte de ruse pour l’instituer comme seul lieu – idéal et idéel – de vision de tous les points de vue en même temps (jusqu’au sien propre à voir en un miroir critique)32.

11Ce « lieu » utopique d’où émane le point de vue sociologique identifie la scientificité à une extériorité par rapport au monde social, extériorité non pas donnée, mais reconstruite dans l’objectivation critique. Il s’agit en d’autres termes, comme le reconnaît Bourdieu lui-même, d’élaborer une critique de ce qu’il nomme skholè (l’illusion qui permet de considérer la recherche comme étant à elle-même sa propre fin) par le biais d’un discours foncièrement scolastique.

12Les féministes du standpoint et des savoirs situés, au contraire, refusent une telle extériorité. Là où Bourdieu entend édifier un point de vue capable d’englober tous les points de vue et d’éclairer leurs angles morts, adoptant une position qui risque de reconduire le surplomb de la « vision d’en haut », Haraway prône, selon une logique plus horizontale, une multiplication de points de vue partiels et situés. Là où le discours de Bourdieu reste volontairement théorique, même quand il critique les logiques qui président à la production des discours théoriques, les féminismes du positionnement mettent l’accent sur une responsabilité des pratiques académiques et réfléchissent aux modalités actives de transformation de celles-ci, notamment sur le mode de « l’intervention33 ». Loin de se « couper » d’un point de vue « profane », il s’agit aussi, pour ces chercheuses, de s’éduquer de manière critique aux visions forgées dans les luttes contre les dominations et d’envisager des modalités de recherche engagée qui assument l’héritage de ces luttes. À l’opposé de la posture incarnée par Bourdieu, ces théories défendent donc aussi d’autres pratiques et d’autres formes scientifiques, qui ne rabattent pas la critique sur le seul discours théorique34.

13Plutôt que de définir ces pensées l’une contre l’autre ou de les hiérarchiser, il semble plus fécond de les envisager comme des stratégies distinctes, car adaptées au contexte académique spécifique dans lequel elles s’inscrivent. La définition de la réflexivité par Bourdieu est indissociable de son entreprise d’affirmation de la sociologie en tant que discipline, notamment contre la philosophie, à laquelle il a initialement été formé. Les feminist studies et les science and technology studies, constituées aux États-Unis en « études » selon une logique institutionnelle qui réfute en partie la structuration disciplinaire française, obéissent à des intérêts et à des pratiques de recherche différents. C’est aussi sous l’angle de la stratégie que la question de la réflexivité me semble devoir être posée en études littéraires. Non pas dans l’optique, normative, de définir ce que les études littéraires devraient être, mais avec l’objectif, pragmatique, de répondre aux inquiétudes qu’elles suscitent quant à leur scientificité, autant que de participer au programme d’une science critique d’elle-même. Ce programme, faisons-en le pari, aurait à gagner d’une mobilisation plus systématique et plus éclairée des outils, des méthodes et des concepts développés par les chercheur·es en littérature.

14Quelle stratégie adopter alors pour participer activement, en tant que « littéraires », à un questionnement et à une critique des pratiques scientifiques ? La réponse à cette question nécessite de prendre en compte la multiplicité des approches propres à l’étude de l’objet « Littérature ». Les études littéraires, plus proches en cela des studies que de la sociologie, peinent à s’inscrire dans un cadre disciplinaire unique. Elles combinent volontiers des méthodes issues de l’histoire littéraire, de l’analyse de discours, de la stylistique, de la linguistique, de la sociocritique, de la rhétorique, de l’esthétique, de la philosophie, de la sociologie, entre autres. Si elle est parfois synonyme d’inconfort institutionnel, cette pluralité d’approches favorise aussi une critique des discours scientifiques sous l’angle d’une multiplication de points de vue partiels, suivant la logique des savoirs situés défendue par Donna Haraway. Elle invite à penser et à pratiquer une réflexivité collective, plurielle, suivant un programme que la seconde partie de cet article entend esquisser à partir d’un objet particulier : la théorie littéraire.

En pratique : la théorie littéraire, essai de situation

15Désigner un écrit comme « théorie littéraire » revient à effectuer une opération de classement de type générique, c’est-à-dire déterminée par une logique propre à la discipline littéraire, dont la structuration en genres (poésie, roman, essai, etc.) et en sous-genres reste largement opérante. De même qu’on peut interroger et historiciser les gestes par lesquels certains écrits se voient identifiés comme appartenant, par exemple, au genre de l’épopée ou de la pastorale35, il est utile d’interroger et d’historiciser ceux par lesquels certains écrits se voient identifiés et lus comme « théoriques ». Prenons l’exemple d’une bibliographie structurée, présentée dans le cadre d’un cours ou d’un mémoire de recherche. Quels titres y sont identifiés comme relevant de la catégorie « théorie littéraire » ? À quelle(s) autre(s) entrée(s) bibliographique(s) cette catégorie s’oppose-t-elle ? Selon quels critères la distinction s’opère-t-elle ? Y a-t-il des titres pour lesquels un tel classement pose question et pourquoi36 ? L’opération intellectuelle de « situation » suppose également de prendre en compte les conditions matérielles de production de tels écrits, les enjeux de pouvoir et les intérêts qui les sous-tendent. Autrement dit, elle invite à poser les questions suivantes : « Qui fait de la théorie ? », par conséquent « Qui n’en fait pas ? » et « Quelles sont les raisons de ce partage ? » Mais aussi : « En quoi une pratique de recherche contribue-t-elle à conforter ou à interroger ce partage ? »

16Dès lors qu’on pose de telles questions, on s’aperçoit qu’un geste apparemment descriptif du type « ceci est de la théorie littéraire » s’inscrit dans une histoire et obéit à des logiques sociales. La théorie littéraire peut se définir comme l’ensemble des textes identifiés, à un moment historique donné, comme relevant de cette catégorie par les acteurs du champ (chercheur·es, enseignant·es, éditeurs·rices, auteur·es), partant comme un corpus plus ou moins mouvant. Ce type de définition institutionnelle, forcément circulaire, s’appuie sur la distinction, relativement admise au sein des études littéraires, entre différentes pratiques d’analyse des textes qui se définissent les unes par rapport aux autres et qui organisent la discipline en plusieurs ensembles d’approches, dont les principaux sont l’histoire littéraire, la critique universitaire (ou herméneutique littéraire) et la théorie littéraire37. Chacune de ces approches, qui peuvent se combiner dans les travaux des chercheur·es, se fonde sur un rapport distinct à l’objet. En schématisant, les textes littéraires peuvent faire l’objet de contextualisations (histoire littéraire), d’interprétations (herméneutique littéraire) ou de modélisations (théorie littéraire), suivant des démarches qui apparentent certaines de ces approches à d’autres disciplines, telles que l’histoire (pour l’approche contextualisante) ou l’esthétique (pour l’approche modélisante).

17Ces différentes modalités d’étude des textes littéraires ne bénéficient pas à toutes les époques du même prestige académique. La démarche critique est ainsi aujourd’hui associée à une moindre légitimité scientifique, sans doute parce qu’elle s’exerce aussi en dehors de la sphère universitaire, notamment dans la presse, fragilisant de fait l’autonomie du champ scientifique. Cette relative méfiance hérite aussi d’une contestation érigeant le critique en simple lector voué au ressassement (Bourdieu) ou accusant les chercheur·es en études littéraires de plaquer sur les textes toutes les grilles d’analyse (psychanalyse, déconstruction, féminisme, etc.) susceptibles d’être glanées ailleurs. Il ne s’agit pas d’entrer dans un tel débat, mais d’objectiver en les historicisant les représentations et les critères de scientificité que mobilisent les chercheur·es en littérature pour définir leur pratique. Dans le contexte français contemporain, il est fréquent d’associer, en les distinguant, théorie et histoire littéraire, pour les différencier d’une approche strictement herméneutique. On peut en donner pour exemple la leçon inaugurale d’Antoine Compagnon au Collège de France en 2006. Titulaire d’une chaire intitulée « Littérature française moderne et contemporaine : histoire, critique, théorie », celui-ci distingue entre « théorie et histoire », entendues comme des « manières » ou des « façons » d’approcher le fait littéraire, et une « critique » définie comme un exercice de « jugement » ou d’« évaluation » (plutôt que référée à une démarche herméneutique38). Un autre exemple en est donné par le titre même de la revue où cet article est publié : Fabula-LhT. Littérature, histoire, théorie. Dans le n° 0, paru en 2005, Marc Escola propose de considérer les « gestes » communs à l’historien et au théoricien de la littérature tout en posant clairement la distinction entre histoire, critique et théorie littéraire.

La ligne de démarcation ne passe pas […] entre histoire et théorie, mais entre discours herméneutiques — les différentes formes de « critique » littéraire —, qui cherchent à cerner la singularité d’un texte ou d’une œuvre donnés, et les pratiques qui visent à construire des objets transcendants les textes ou les œuvres individuels : la « période » ou le « genre » sont des objets de statut épistémologique comparables39.

18Prenant appui sur Michel Charles40, Marc Escola introduit ensuite une différence entre les approches théoriciennes et historiennes, arguant que « l’histoire littéraire ne peut apparemment regarder que vers la série des œuvres du passé, quand la théorie s’efforce légitimement d’embrasser non seulement l’ensemble des œuvres réelles mais aussi la totalité des textes possibles ». La restriction « ne…que » se voit ensuite justifiée par une définition de la scientificité que vient expliciter une citation de Gérard Genette. Appelant de ses vœux une « théorie générale des formes littéraires » (aussi appelée « poétique »), Genette écrit :

Qu’une telle discipline [la poétique] doive ou non chercher à se constituer comme une « science » de la littérature, c’est une question peut-être secondaire ; du moins est-il certain qu’elle seule peut y prétendre, puisque, comme chacun sait, […] il n’est de « science » que du « général »41.

19On pourrait gloser ce « comme chacun sait » en coup de force rhétorique. Il semble plus profitable d’historiciser un tel discours, c’est-à-dire de le réinscrire dans un moment et un contexte intellectuels donnés, dans une histoire des critères de scientificité qui n’a rien d’immuable et qui détermine en partie les stratégies d’affirmation possibles dans le champ universitaire42. Le propos est initialement tenu par Genette dans une communication à Cerisy-la-Salle sur l’enseignement de la littérature en juillet 1969. Deux ans auparavant, dans l’avant-propos de Littérature et Signification, Tzvetan Todorov proposait de fonder une « science de la littérature » ou « poétique »43, qu’entérinera la création de la revue Poétique en 1970 et de la collection du même nom au Seuil. La sociologue Lucile Dumont a ainsi analysé le processus d'institutionnalisation de la théorie littéraire telle qu’elle a pu être représentée par Roland Barthes, Julia Kristeva, puis Gérard Genette ou Tzvetan Todorov dans les années 1960 et 1970 et le rôle qu’y a joué la question de la scientificité :

La place de la théorie dans les hiérarchies intellectuelles, de même que l’intégration des théoriciens à des institutions prestigieuses, redoublent […] la force et la réception des théories qui visent à « faire science » dans les lettres et interrogent, au-delà des discours des théoriciens, les processus sociaux à l’œuvre dans la labellisation scientifique de certaines productions intellectuelles44.

20François Provenzano a quant à lui montré combien la théorie littéraire induit des processus de consécration de certaines œuvres et souligné que « la position du théoricien lui-même, au sein de son champ de pratiques, est elle-même en jeu dans l’opération de consécration45 ».

21Ce que la citation de Genette révèle, en outre, c’est que l’affirmation de la théorie littéraire en tant que pratique académique s’accompagne de discours de légitimation qui transposent dans le domaine de la recherche en littérature une hiérarchie symbolique entre disciplines, en vertu d’une opposition entre « général » et « particulier ». Cette hiérarchie, qui a notamment servi à distinguer la philosophie des autres sciences humaines, a été largement commentée et critiquée par Bourdieu. Voici ce qu’il écrit dans des « confessions impersonnelles » préfigurant son auto-analyse au sujet de son entrée à l’École Normale Supérieure :

La logique selon laquelle se déterminait la « vocation » de « philosophe » n’était sans doute pas très différente [de la mécanique d’élection qui conduit les élites à reconnaître les critères d’élection qui les ont constitués comme telles] : on ne faisait que se soumettre à la hiérarchie des disciplines en s’orientant, et sans doute d’autant plus souvent que l’on avait été plus couronné, vers ce que Jean-Louis Fabiani appelle « la discipline du couronnement ». […] Pour faire mieux comprendre, et au risque de choquer une profession qui se défend d’avoir de telles dispositions hiérarchiques, je dirai que, sans avoir la même rigueur mécanique, le choix de la philosophie n’était pas si différent dans son principe de celui qui détermine les mieux classés de certains grands concours à choisir les Mines ou l’Inspection des finances. On devenait « philosophe » parce qu’on avait été consacré et on se consacrait en s’assurant l’identité prestigieuse de « philosophe »46.

22Amusons-nous un instant à transposer cette description du paysage disciplinaire français des années 1950 au monde de la recherche en littérature du début du xxisiècle, en remplaçant « philosophie » par « théorie ». Voici ce qu’on obtient :

La logique selon laquelle se déterminait la « vocation » de « théoricien·e » n’était sans doute pas très différente [de la mécanique d’élection qui conduit les élites à reconnaître les critères d’élection qui les ont constitués comme telles] : on ne faisait que se soumettre à la hiérarchie des disciplines en s’orientant, et sans doute d’autant plus souvent que l’on avait été plus couronné, vers ce que Gérard Genette considère comme la seule approche littéraire susceptible de prétendre au rang de science. […] Pour faire mieux comprendre, et au risque de choquer une profession qui se défend d’avoir de telles dispositions hiérarchiques, je dirai que, sans avoir la même rigueur mécanique, le choix de la théorie n’était pas si différent dans son principe de celui qui détermine les mieux classés de certains grands concours à choisir les Mines ou l’Inspection des finances. On devenait « théoricien·e » parce qu’on avait été consacré·e et on se consacrait en s’assurant l’identité prestigieuse de « théoricien·e ».

23De telles hiérarchies sont toujours historiquement déterminées et par conséquent mouvantes, comme le sont les imaginaires et les critères de la scientificité auxquels elles s’articulent. Elles peuvent aussi être en contradiction avec certains fonctionnements institutionnels, notamment avec les logiques de recrutement47.

24Toute l’entreprise de définition de la sociologie par Bourdieu vise à contester la prééminence de la philosophie sur les sciences sociales et à réfuter le prestige associé aux seuls gestes intellectuels d’abstraction et de généralisation. Ce prestige, lié à une définition de la science comme productrice de modèles, semble aujourd’hui moins éclatant qu’il ne l’était dans les années 1950. Il se voit concurrencé, voire supplanté par un prestige qu’on peut qualifier d’anti-scolastique, davantage lié à un pôle concret de la recherche. En témoignent, dans les discours et les imaginaires scientifiques contemporains, la valorisation de pratiques de recherche impliquant la confrontation à un « terrain48 », le recours à « l’enquête » ou la consultation d’archives. Mais ces hiérarchies, pour être mouvantes, informent en continu les pratiques universitaires et de recherche. Une auto-analyse, entendue non pas en termes de trajectoire individuelle, mais de trajectoire institutionnelle, de retour réflexif sur la discipline et sur ses représentations, peut ainsi s’avérer pertinente pour mettre en perspective la structuration du champ académique, pour en interroger les fondements et les conséquences sur la production de savoirs.

En pratique (2) : enseigner la théorie littéraire ?

25« Situer la théorie » littéraire revient donc notamment à historiciser les gestes qui identifient certains discours comme « théoriques » et invite à prendre en compte les pratiques sociales en jeu dans leur production. Sans doute une telle entreprise a-t-elle partie liée avec un désir de « désacralisation », mais elle répond aussi à une autre ambition, que je me permettrai d’éclairer par le biais d’une « confession impersonnelle » tirée de mon expérience d’enseignante. Lire et faire de la théorie littéraire peut s’apparenter à une fête de l’intelligence. Affiner des concepts, déployer des typologies, modéliser des phénomènes, répertorier des possibles, poser des problèmes, produire des néologismes a quelque chose d’un jeu savant, d’une création joyeuse que bien des mathématicien·nes connaissent aussi. Pourtant, j’ai longtemps peiné à créer, dans mes cours, les conditions où la lecture de Barthes et de Genette apparaîtrait comme un moment d’enthousiasme partagé, où chacun·e se mettrait à jongler avec les notions, à tracer des schémas, à prolonger des tableaux49. Au lieu des voltiges de l’esprit espérées, j’affrontais souvent, de la part d’une majorité étudiant·es, un silence poli, vraisemblablement ennuyé, parfois teinté d’hostilité ou d’incompréhension. Pour le dire dans les termes convenus de l’échec enseignant, « je les perdais ». Espérer transmettre quelque chose de la pensée de ces auteurs supposait d’affronter cette « résistance à la théorie » et de l’interroger50. Mes cours de théorie littéraire se sont ainsi progressivement transformés pour intégrer la lecture d’articles critiques qui s’efforcent d’élucider cette résistance.

26Comme le rappelle dans ce numéro l’article d’Aurore Turbiau, les féministes sont depuis les années 1970 tiraillées entre une méfiance à l’égard de la théorie et une ambition théorique51. Le désir de théorie, lié à la volonté de s’approprier un prestige conceptuel et discursif identifié au genre masculin, correspond aussi au besoin d’accompagner les pratiques militantes par des discours susceptibles de les nourrir. La méfiance vis-à-vis de la théorie, quant à elle, peut être liées à deux ensembles d’objections, que rappelle le texte de présentation d’un important colloque qui s’est tenu à Lyon au printemps 2018 sous le titre « Théoriser en féministe52 ». D’une part, les pensées féministes revendiquent leur ancrage dans l’expérience quotidienne des femmes, tandis que la théorie renvoie à une opération d’abstraction, laquelle risque toujours de glisser vers une universalisation abusive et de dissimuler une « masculinité abstraite53 ». D’autre part, la théorie, dans sa dimension spéculative, peut apparaître comme une occupation réservée aux « intellectuel·les54 » qui les éloigne de la lutte et de l’expérience militantes. Comment alors « théoriser en féministe », quand la majeure partie de la production théorique occidentale s’est construite dans une perspective androcentrique55 ? La question mérite aussi d’être posée pour la théorie littéraire. Il ne s’agit pas seulement de constater que la bibliographie des théoricien·nes de la littérature est loin d’être paritaire56, que ce soit pour le déplorer ou pour le critiquer, mais d’en interroger les effets sur l’institution et sur la compréhension du fait littéraire, comme le propose Heta Rundgren dans ce numéro57.

27Un autre ensemble d’analyses peut venir éclairer certaines réticences à lire et faire de la théorie littéraire. Même s’il convient de distinguer entre une théorie littéraire étudiée ici dans un contexte français et une « theory » anglophone constituant un ensemble beaucoup plus vaste et flou de textes58, certaines critiques dont la theory a fait l’objet sont susceptibles de nourrir une réflexion quant aux pratiques académiques en études littéraires. Dans un article publié en 1987 et intitulé « The Race for Theory », la chercheuse Barbara T. Christian s’insurge contre une théorie littéraire qu’elle juge hégémonique, abstraite et élitiste59. Elle lui reproche d’être normative et restrictive, estimant qu’elle contribue à exclure de la catégorie « théorie » les écrits de création, partant à exclure de la catégorie des théoricien·nes les personnes de couleur. Elle y défend l’idée que celles-ci ont toujours produit de la théorie, mais dans des formes qui privilégient la narration et les jeux de langage à l’abstraction. Terry Eagleton défend de son côté l’idée que la théorie littéraire sert à renforcer le système politico-idéologique dominant en affirmant qu’elle se situe hors de l’histoire60.

28Ces quelques exemples de critiques ont été mobilisés par les étudiant·es comme des outils permettant de poser des problèmes plutôt que comme des grilles de lecture à appliquer aux corpus de théorie littéraire. Ils ont été complétés par les travaux que j’ai rapidement présentés en première partie de cet article, par des travaux portant sur l’histoire des études littéraires et sur les usages scolaires de certains corpus théoriques, ou encore par l’analyse de rapports de jurys de concours, afin d’examiner la place des références théoriques dans les attendus liés à différents exercices universitaires. Étudier de manière critique la théorie littéraire, non seulement comme un corpus de textes ou d’œuvres, mais en tant qu’elle constitue une forme discursive spécifique, régie par des règles, prise dans une histoire des formes de la production scientifique et des idéologies, participant de pratiques pédagogiques, institutionnelles et sociales présente à mon sens plusieurs intérêts.

29Le premier est d’ordre pédagogique. Une partie du travail d’enseignement de la littérature consiste à inculquer des codes, soit en les explicitant, soit en les performant de façon répétée et en corrigeant les travaux ou les prises de parole qui y dérogent. Dans certains cas, les enseignant·es performent ces codes sans y penser, partant sans les donner à penser, au risque de les donner à voir comme « naturels », traduisant « objectivement » une supériorité intellectuelle de certains individus sur d’autres. Tenter d’objectiver certains des codes qu’une longue formation offre seule la possibilité d’intégrer permet aussi, en les dénaturalisant, d’en favoriser l’apprentissage et la maîtrise. Une telle démarche profite notamment aux étudiant·es qui, pour n’avoir pas baigné dans de tels codes aussi longtemps que d’autres, en subissent plus fortement la sanction61. Le recours à la théorie littéraire fait partie de ces codes. En tant que pratique académique, la production théorique (par exemple sous la forme d’une typologie) et la mobilisation de références théoriques produisent un effet d’autorité spécifique. Il ne s’agit pas de l’évacuer ou de la contester. Mais la nommer, l’historiciser et tenter d’expliciter la manière dont elle opère sont des modalités essentielles d’appropriation de cette autorité. Cet enjeu pédagogique recoupe ainsi le projet d’une science émancipatrice, soucieuse d’objectiver et d’étudier les structures de domination afin de réfuter les croyances qu’elles produisent.

30Le second intérêt d’une telle approche est d’ordre épistémologique : la recherche en littérature gagne à passer les discours qu’elle produit au crible des outils qu’elle mobilise pour étudier les textes littéraires. L’histoire littéraire a ainsi fait l’objet d’une vaste entreprise d’examen réflexif62, les outils de la poétique peuvent servir à modéliser la critique littéraire63, tandis qu’une analyse stylistique permet de mettre au jour les stéréotypes qui traversent les écrits académiques64. On pourrait également appliquer d’autres outils de la rhétorique aux productions des chercheur·es en littérature : étudier le « répertoire postural65 » qu’elles permettent de définir et les éthos qu’elles mobilisent, depuis celui du « joueur iconoclaste » (à la Pierre Bayard) jusqu’au « formaliste austère » (à la Gérard Genette) ; interroger les structures d’énonciation qu’elles mettent en œuvre, par exemple en comparant les usages différenciés de l’adresse au lecteur et du tutoiement chez des universitaires comme Jérôme Meizoz, Sophie Rabau ou Heta Rundgren. Une telle entreprise se donne pour objectif d’interroger, depuis les études littéraires et avec leurs outils propres, les représentations et les usages qui structurent, à un moment historique donné, la production des discours académiques. L’usage de ces outils a déjà contribué aux travaux en épistémologie des sciences, dont certains ont montré combien les métaphores mobilisées pour décrire les phénomènes observés, même en sciences dites « dures », affectent leur compréhension66. L’ensemble des disciplines, dans la mesure où elles produisent elles aussi des discours, gagneraient à mobiliser plus largement et de manière plus précise les méthodes et les outils des études littéraires pour nourrir leur pratique de la réflexivité. Les appliquer en premier lieu à une « auto-analyse » du côté des études littéraires ouvre la voie à une telle circulation des outils et des méthodes.

31Un troisième intérêt d’un tel travail me semble résider dans les « conversations partagées » qu’il rend possible. L’entreprise de situation des savoirs et l’effort consistant à expliciter d’« où l’on parle » renvoient moins à une trajectoire ou à des coordonnées individuelles qu’elle n’interroge, derrière la  métaphore spatiale, une situation comprise en termes institutionnels, historiques et politiques. Dès lors, se situer suppose toujours de tracer les contours d’un « nous », réel ou projeté. Se situer dans son discours, c’est d’abord poser la question de ce qui est commun à celles et ceux que rassemble ou que souhaite rassembler une énonciation particulière. C’est aussi poser la question de ce qui les oppose, ou de ce qui les oppose à d’autres. Définir d’où l’on parle suppose donc, et peut-être avant tout, de s’intéresser à qui l’on parle – sans faire comme si, s’adressant à certain·es, on s’adressait à tou·te·s. « Pour qui faisons-nous ce que nous faisons quand nous faisons de la critique littéraire ? », s’interroge Barbara T. Christian. « Telle est à mon sens, la question centrale aujourd’hui », poursuit la chercheuse, « surtout pour les rares d'entre nous qui ont suffisamment infiltré l'académie pour être courtisé·es par elle. La réponse à cette question détermine l'orientation de notre travail, la langue que nous utilisons, les objectifs auxquels elle est destinée67 ».

32Ces objectifs et les stratégies qui y répondent ont certes une dimension scientifique et une dimension relative à l’occupation du champ académique, mais ils sont également politiques, quand ils visent à modifier les configurations possibles de ce « nous », à le définir au-delà de la seule appartenance institutionnelle et de la hiérarchie qu’elle instaure entre des individus qui n’y bénéficient pas du même degré de légitimité. Si l’autorité scientifique se construit dans le temps, notamment par la reconnaissance des pairs, la réflexivité, quant à elle, n’est pas l’apanage de savants consacrés : elle se pratique aussi collectivement et à tous les niveaux d’une formation intellectuelle. Dans la réflexion sur la théorie littéraire présentée ici, les lectures de Bourdieu ou d’Haraway ne sont venues que dans un second temps, pour nourrir une critique initiée par les étudiant·es68, menée ensuite avec elles et eux, puis avec les chercheur·es qui ont initié et coordonné ce numéro. Selon les contextes et les situations, de nouvelles lectures ont émergé, proposant des généalogies alternatives, faisant émerger d’autres solidarités et d’autres alliances, ouvrant vers d’autres « conversations partagées ». Comme le rappelle Sara Ahmed, la solidarité suppose de reconnaître ce qui est commun à un ensemble d’individus et qui définit pour eux un terrain d’entente (common ground69). Celui-ci se définit autant en termes d’appartenance (à un groupe, à un champ disciplinaire, ici celui des études littéraires), qu’en termes d’objectifs, qu’ils soient scientifiques ou politiques, possiblement scientifiques et politiques.

33La possibilité de « conversations partagées » offertes par une recherche située ne se limite pas aux seul·es chercheur·es en littérature et peut ouvrir aussi à de nouveaux dialogues avec des disciplines régulièrement soupçonnées de mépriser ou de phagocyter les études littéraires. Il est vrai que les études littéraires francophones ne sont aujourd’hui en situation de force ni à l’échelle internationale (dominée par la recherche en langue anglaise), ni à l’échelle nationale (où le modèle de scientificité associé aux sciences humaines, dans lequel la littérature et la notion de texte occupaient une place de choix, tend à décliner au profit de celui des sciences sociales, dans lequel la littérature constitue un fait social parmi d’autres). Les effets en termes de création de postes universitaires, de financements, de conditions de travail, d’effectifs étudiants, inquiètent légitimement les enseignant·es et les chercheur·es en littérature. Pourtant, les théories des savoirs situés nous apprennent aussi qu’une position minoritaire d’un point de vue social et politique peut, à certaines conditions, être transformée « en bénéfice épistémique, scientifique et politique70 ». Faire de la recherche depuis une position inconfortable ou minoritaire dans le champ de la production scientifique ne dispense pas d’une pratique réflexive obstinée. Mais une telle position présente un avantage certain : elle favorise l’inventivité critique et la confrontation des points de vue. Situer la recherche en littérature apparaît alors tout ensemble comme une entreprise intellectuelle ouvrant vers des pratiques scientifiques plus critiques, plus collectives, plus fidèles à une définition « forte » de l’objectivité, comme une stratégie parmi d’autres de réponse aux discours témoignant d’une inquiétude quant à l’avenir de la discipline et comme la possibilité de construire de nouvelles alliances.