Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 26
Situer la théorie : pensées de la littérature et savoirs situés (féminismes, postcolonialismes)
Claire Paulian

L’araignée dans le texte. Essais de philologie sororale dans la réception ovidienne

The spider in the text. Essays in Sororal Philology in the Ovidian Reception

1À la fin du xxe et au début du xxie siècle, les Métamorphoses d’Ovide sont très souvent louées pour la facilité avec laquelle chacun ou chacune pourrait se les réapproprier. La poétique interne du texte, autorisant différentes interprétations, est alors mise en avant par un grand nombre de critiques, qu’ils soient universitaires antiquisants, comparatistes, éditeurs ou romanciers. Il semble alors que le texte ovidien lui‑même suscite « sua sponte » — comme on le dit en latin à propos de la nature produisant, sans intervention humaine, les beaux fruits et les belles moissons de l’âge d’or — ses reprises et réappropriations ultérieures. Cet éloge des Métamorphoses n’est pas neuf et peut même sembler un peu topique. Indiquons cependant qu’à l’époque contemporaine, qui nous intéresse, il trouve un appui explicité par quelques critiques dans les thèses de Roland Barthes portant sur la mort de l’auteur et le pluralisme textuel.

2Or, force est de constater que tout le monde ne lit pas, ne traduit pas et ne se réapproprie pas les Métamorphoses d’Ovide. Comment comprendre qu’une matière si facilement présentée comme intrinsèquement réappropriable ne soit pas universellement réappropriée ?

3On peut, bien entendu, se contenter de voir ici une dichotomie entre ce qui est de l’ordre du possible idéel (l’indéfinie réappropriabilité des Métamorphoses en raison du pluralisme de leur poétique interne) et ce qui est de l’ordre du fait, dépendant de circonstances extérieures : les Métamorphoses ne sont pas traduites dans toutes les langues, tout le monde ne sait pas lire, tout le monde n’a pas entendu parler d’Ovide.

4Cependant, les lectures féministes d’Ovide qui nous intéressent ici, portées à la fois par Patricia Klindienst Joplin1 et Nancy K. Miller2, invitent à analyser plus précisément les impensés d’une conception universalisante (pour P. Klindienst Joplin) et pluralisante (pour N. K. Miller) du texte ovidien. La référence à R. Barthes joue alors un rôle pivot. En effet, si certaines et certains critiques s’appuient sur R. Barthes pour valoriser le pluralisme ovidien, N. K. Miller, quant à elle, entreprend de montrer que les notions critiques de pluralisme textuel et de « mort de l’auteur » de R. Barthes ont des effets d’aveuglement qui empêchent d’analyser les violences de genre portées par l’œuvre ovidienne et qui, dès lors, reconduisent ces violences.

5Loin du paradigme de la réappropriabilité et du pluralisme, loin de l’image égalitaire du texte littéraire que ce paradigme promeut, P. Klindienst Joplin et N. K. Miller envisagent l’une et l’autre le texte ovidien comme un texte traversé par et pris dans des rapports de domination, comportant des points discriminants plutôt que rassembleurs, et méritant d’être lu de façon critique. Elles s’inscrivent l’une et l’autre dans un mouvement de « relecture » politiquement critique des œuvres du passé. Plus spécifiquement, leur relecture des Métamorphoses invite à passer d’un mode de lecture patrimonial, fût-il fondé sur la notion de pluralisme, à un mode de lecture que je propose de qualifier de sororal.

Éloges pluralistes des Métamorphoses

6Voici pour commencer quelques exemples des éloges qui accompagnent les Métamorphoses d’Ovide à la fin du xxe et au début du xxie siècle. Ces exemples ne sont bien sûr pas superposables, mais tous promeuvent la figure d’un Ovide dont l’œuvre serait particulièrement ouverte aux lectures à venir, en raison de sa poétique interne. Nous avons choisi ces exemples parmi des universitaires antiquisants, des écrivains3. Michael von Albrecht, traducteur germanophone d’Ovide pour les éditions Reclam, écrit en 1994 :

Ovid hat den Mythos auch für spätere Epochen leicht assimielbar und übertragbar gemacht. So konnte auch in christlicher Zeit und in der modernen Welt ein fester Bilderschatz und so etwas wie eine Weltsprache der Dichtung und der Kunst fortleben4.

7Pour M. von Albrecht, en passant du grec au latin, Ovide aurait laïcisé les mythes, il les aurait détachés de leur ancrage sacré, de leur contexte d’énonciation rituel, pour les ouvrir aux réappropriations à venir. Ovide serait, en quelque sorte, le premier des traducteurs ou des réécrivains, autorisant et fondant par là‑même l’espace des traductions et reprises à venir. On ne peut manquer ici d’être frappé par l’ampleur de l’espace ainsi ouvert selon M. von Albrecht ; rien de moins que la « langue mondiale de la poésie » qui, sans Ovide, n’aurait peut-être pas vu le jour ou du moins pas perduré.

8De son côté, Sarah A. Brown, Professeur à l’Anglia Ruskin University, spécialiste de la réception d’Ovide dans la littérature anglaise, affirme en 1999 qu’en lisant les réécritures inspirées par Ovide, on découvre de nouvelles facettes non pas du talent des écrivains ultérieurs, mais d’Ovide lui-même. Les qualités d’Ovide sont ainsi manifestées par son œuvre, mais aussi par celles de ses imitateurs :

[…] when we examine the influence of Ovid on the works of his followers we gain a fresh insight, not only in their own poems, but into the poetry of Ovid himself, for we are encouraged to reflect on those qualities in the Metamorphoses which proved so unfailingly fascinating to generation of future readers and writers. As well as developing a narrative of English ovidianism each of the chapters in this book develops one or more aspects of Ovid’s peculiar genius as manifested both in his own work and in that of his imitators5.

9Ici encore, Ovide est perçu comme un auteur autorisant les reprises, au point que celles-ci apparaissent comme les déploiements de son œuvre. De même, en 1988, le romancier Christoph Ransmayr promeut, avec le personnage de Nason (qui représente Ovide) une fiction d’auteur tout à fait similaire :

Hatte Naso jedem seiner Zuhörer ein anderes Fenster in das Reich seiner Vorstellungen geöffnet, jedem nur die Geschichten erzählt, die er hören wollte oder zu hören imstande war? Echo hatte ein Buch der Steine bezeugt, Arachne ein Buch der Vögel. Er frage sich, schrieb Cotta, (…) ob die Metamorphoses nicht von allem Anfang an gedacht waren als eine grosse, von den Steinen bis zu den Wolken aufsteigende Geschichte der Natur6

10Bien sûr, la figure d’Ovide inspirant, autorisant les reprises n’est pas nouvelle. Elle est entre autres légitimée par le fait qu’Ovide a lui-même beaucoup réécrit, et souvent de façon impertinente, ses prédécesseurs grecs et latins, qu’il a beaucoup joué avec la tradition et ses effets d’autorité. Mais à la fin du xxe et au début du xxie siècle, cette valorisation des Métamorphoses comme texte inspirant, remodelable, trouve un appui théorique particulièrement efficace dans la notion de « texte pluriel » défendu par Roland Barthes. C’est du moins ce que laisse entendre Sarah A. Brown :

Barthes, description of an ideal textuality in S/Z throws some suggestive light upon Fama’s signifiance within the story of Ovid’s reception, for it seems simultaneously to invoke the goddess’s dwelling place and the Metamorphoses as a whole : “In this ideal text the networks are many and interact, without any one of them being able to surpass the rest ; this text is a galaxy of signifiers, not a structure or signifieds, it has no beginning ; it is reversible ; we gain access to it by several entrances, none ov which can be authoritatively declared to be the main one…the systems of meaning can take over this absolutely plural text, but their number is never closed, based as it is on the infinity of language7.”

11Si, de prime abord, la citation de S. Brown semble éclairer un passage spécifique des Métamorphoses, l’expression « et les Métamorphoses dans leur ensemble » montre bien que c’est toute l’œuvre qu’elle lit comme un exemple du « texte idéal », réversible et pluriel de R. Barthes. Pour dire l’ouverture du texte ovidien à la multiplicité des lectures, elle ne recourt donc pas à la notion de mythe, comme on pourrait s’y attendre ; elle ne recourt plus à la figure d’Ovide comme auteur « génial » qu’elle évoquait en introduction. Elle recourt, désormais, à la notion de texte idéal, telle qu’héritée de Barthes. De façon remarquable, c’est aussi par une référence à Barthes et à Deleuze que Sylvia Ballestra‑Puech conclut en 2006 son livre Métamorphoses d’Arachné. L’un et l’autre promeuvent — par la figure de l’araignée qui va bientôt nous occuper plus précisément — une pensée du texte multiple, dépourvue d’autorité auctoriale.

12Indéniablement la citation de Barthes proposée par S. Brown, appliquée aux Métamorphoses, permet de rendre compte de la fécondité et de la variété de sa réception. Elle rejoint en ce sens les jugements que nous avons précédemment cités. L’assertion barthésienne « on y accède par plusieurs entrées dont aucune ne peut être dite la principale » peut tout à fait rendre compte de la diversité des interprétations qui, au fil du temps, ont accompagné les Métamorphoses. Et pourtant, pour peu que l’on fasse un pas de côté, que l’on s’intéresse aux modalités concrètes de la diffusion de l’œuvre ovidienne, et que l’on prenne en compte, de façon très factuelle, l’existence de zones géographiques et sociologiques parmi lesquelles les Métamorphoses ne circulent pas, ne sont pas lues et encore moins traduites et commentées, alors nombre de questions se font jour. Rapporté au texte des Métamorphoses, qui est le « on » de la proposition « on y accède par de multiples entrées » ? De qui s’agit-il puisque, manifestement, il ne s’agit pas de tout le monde ? Pour avoir accès aux Métamorphoses, il faut en effet savoir lire et disposer d’une traduction, ou, ce qui est plus rare encore, le lire en latin, ce qui impose de fortes restrictions à l’indétermination du « on ». Tous ces paramètres donnent forme, fluidité ou résistances aux différents « accès » possibles. Enfin, et surtout, il faut avoir envie de lire les Métamorphoses : il faut avoir un préjugé favorable envers cette œuvre. Il ne suffit pas alors que les programmes scolaires des écoles européennes ou européanisantes vantent ce texte « canonique ». Il arrive que cette valorisation institutionnelle entraine des effets de rejet8. Qui sont, dès lors, « les générations ultérieures de lecteurs et d’écrivains » qui ont, selon S. Brown, trouvé les métamorphoses « fascinantes », puisque toutes et tous n’ont pas porté sur Ovide le même jugement ? Plus généralement, notre question sera la suivante : puisque le modèle barthésien de texte idéal est mis à contribution pour penser la transmission des Métamorphoses là où elle a lieu, mais sans jamais permettre de comprendre ses limites, n’est-ce pas qu’il a des effets d’aveuglement qui méritent d’être questionnés ?

13À notre connaissance, il appartient à deux lectures féministes portées respectivement par P. Klindienst Joplin et N. K. Miller, d’avoir le plus incisivement questionné l’aura de réappropriabilité indéfinie et de pluralisme ouvert dont bénéficie l’œuvre ovidienne. L’une et l’autre analysent en effet des figures rhétoriques et théoriques qui, dans la réception critique, permettent d’oblitérer les dynamiques d’exclusion genrée à l’œuvre dans les Métamorphoses et dans leur transmission. Plus spécifiquement, N. K. Miller montre que le pluralisme textuel hérité de Barthes et associé « à la mort de l’auteur » permet d’oblitérer la question de l’auctorialité féminine.

14P. Klindienst Joplin et N. K. Miller nous font alors passer du paradigme d’un texte ovidien perçu comme ouvert à la diversité, à celui d’un texte porteur de divisions. Elles invitent à penser la pluralité des lectures et interprétations non pas sur le mode de l’infinie variabilité kaléidoscopique propre au texte perçu comme « galaxie de signifiants », mais sur le mode déterminé et fini du conflit et du refoulement où des enjeux de domination et de minoration culturelles méritent d’être pris en compte.

15La première de ces lectures, est portée par P. Klindienst Joplin et introduite en France, notamment, par Anne Tomiche9. Dans un article intitulé « The Voice of the Shuttle is Ours » (« La voix de la navette est la nôtre »), P. Klindienst Joplin critique l’universalité prêtée au mythe de Philomèle par le critique Geoffrey Hartman — universalité aveugle à la situation spécifique des femmes victimes de viol et/ou autrices. En ce sens, les lectures de G. Hartman et de P. Klindienst Joplin ne sont pas juste kaléidoscopiques (dépendantes de points de vue différents) : elles sont dans une relation asymétrique qui peut se décrire comme une occultation (la lecture de G. Hartman occulterait la question du genre) ou comme une contestation (la lecture de P. Klindienst Joplin conteste celle de G. Hartman et, nous le verrons, le récit ovidien lui‑même). P. Klindienst Joplin, en re‑lisant Ovide, n’illustre pas la pluralité interne de sa poétique : au contraire, elle dénonce chez Ovide et chez certains de ses commentateurs un propos majoritaire, visant à consolider une domination sociale masculine.

16La seconde, très proche, est portée par Nancy K. Miller et, en France, elle a été notamment discutée par Sylvie Ballestra Puech10. C’est une lecture qui ressemble beaucoup à celle de P. Klindienst Joplin mais qui est moins centrée sur le texte ovidien, et développe davantage les impensés théoriques qui en accompagnent la réception et occultent la place des femmes. Consacrée au mythe d’Arachné, cette lecture conteste le pluralisme de R. Barthes, soupçonné d’avoir les mêmes effets que l’universalisme de G. Hartman : celui de dénier les violences faites aux femmes et les questions afférentes à l’auctorialité féminine.

P. Klindienst Joplin : contre l’universalisation du mythe de Philomèle — et du texte « littéraire »

17Rappelons brièvement le mythe de Philomèle que l’on trouve au livre vi des Métamorphoses et qui a inspiré de nombreuses réécritures. Philomèle est enlevée, puis séquestrée et violée pendant deux ans par son beau-frère Térée qui lui coupe la langue pour qu’elle ne puisse se plaindre. Elle parvient alors, par l’intermédiaire d’une servante, à faire passer une tapisserie qui raconte son histoire à sa sœur Procné (épouse de Térée avec lequel elle a un fils, Ithys). Procné, en découvrant la tapisserie entre en furie : elle délivre Philomèle et toutes deux assassinent, démembrent et font cuire le jeune Ithys, qu’elles donnent à manger à son père. Quand celui-ci comprend la chose, il cherche à les tuer, et tous trois sont transformés en oiseaux.

18Dans la lecture qu’il fait de ce mythe, G. Hartman interprétait la violence faite à Philomèle — celle de la langue coupée — comme une métaphore de la violence faite à tout artiste, l’obligeant par là même à trouver un autre langage (représenté par la tapisserie et son outil, la navette, dans le mythe). P. Klindienst Joplin note alors ce qui lui semble l’élusion d’une violence spécifique : celle du viol fait à une femme, viol physique et social, car suivi de l’interdiction d’en parler. Or l’évitement de G. Hartman ne ferait, selon P. Klindienst Joplin que reconduire une élusion interne au récit ovidien : celle de la légitimité artistique et judiciaire de la parole féminine. En effet, chez Ovide, Philomèle et Procné ne réclament pas justice : elles se font elles-mêmes justice, et de la façon la plus monstrueuse qui soit, puisqu’elles démembrent l’enfant de Procné. Mais si les femmes sont présentées comme furieuses, incapables de passer par une justice médiatrice, c’est précisément, selon P. Klindienst Joplin, parce que l’espace social d’une justice rendue pour fait de viol n’existe pas — et que sa possibilité n’est pas prise en compte par le texte ovidien. Selon P. Klindienst Joplin, il est en effet significatif qu’à aucun moment le texte n’évoque la possibilité sociale d’une cour de justice citoyenne apte à traiter des questions de viol, où la tapisserie tissée par Philomèle pourrait être présentée et discutée. Le récit ovidien participerait ainsi d’un refoulement : celui d’un récit alternatif où la tapisserie tissée par Philomèle aurait été à la fois décrite et entendue, où elle serait entrée dans le circuit de l’appréciation esthétique et judiciaire, comme un témoignage de vérité, un appel à la justice collective et non à la vengeance personnelle. Au lieu de quoi, à aucun moment le texte ovidien ne décrit le contenu de cette tapisserie qui déclenche, sans autre forme de procès, la folie vengeresse de Procné. Ainsi refoulerait-il, par ses choix narratifs et descriptifs, la possibilité d’une parole féminine d’appel à la justice et non à la vengeance, et participerait-il d’une culture du viol : non en célébrant le viol, bien entendu, mais en minorant la capacité de la cité à le judiciariser. La brutalité de Térée est bien présentée comme infâme et infâmante, mais la possibilité d’une justice civile et d’un récit accusatoire féminin qui ne soit pas fou, que la cité pourrait prendre en charge, est éludée.

Trois remarques

19Faisons ici trois remarques qui seront également valables pour l’article de N. Miller que nous analyserons plus loin.

20La première porte sur le titre de l’article de P. Klindienst Joplin « The Voice of the Shuttle is ours ». Au début de l’article, il semble que le possessif « ours », « nôtre », fasse référence à ce qui serait un « nous, les femmes », soit un « nous » excluant. À la fin de l’article, le « nous » est proposé comme une visée politique inclusive.  Ce « nous » englobe celles et ceux qui réclament justice pour les femmes et invite à penser une communauté capable d’affronter intellectuellement et de tempérer politiquement ses mécanismes d’exclusion.

21La seconde porte sur la façon dont la lecture de P. Klindienst Joplin s’articule à celle de de G. Hartman. Ces deux lectures ne peuvent se comprendre comme un exemple de « pluralité » s’inscrivant dans un espace où « aucun accès ne serait le principal » pour reprendre les mots de Barthes cité par Anne Brown. Il y a bien ici une question de hiérarchie, du moins quant aux usages culturels dans lesquels les lectures s’inscrivent. P. Klindienst Joplin dénonce explicitement dans la lecture de G. Hartman ce qui lui semble une lecture majoritaire et à ce titre principale. De son point de vue, la lecture de G. Harman reconduit un refoulement majoritaire transmis par Ovide : celui de la légitimité artistique et judiciaire des récits que des femmes peuvent faire des violences qu’elles subissent. D’une lecture l’autre, il n’y a pas une simple juxtaposition, ou variation, mais le déploiement d’un enjeu culturel et politique. Du point de vue de P. Klindienst Joplin, seule une lecture attentive à maintenir la question du genre, à faire jouer les non-dits narratifs, voire des narrations alternatives, produit la restitution explicite d’un récit minoré, refoulé, transmis comme refoulé et dont il ne resterait que des traces mythologiques.

22La troisième remarque porte sur le type de lecture promu par P. Klindienst Joplin. La lecture de P. Klindienst Joplin est attentive non seulement à ce que dit et développe le texte ovidien, mais aussi aux récits alternatifs qu’il porte sans les déployer, qu’il transmet en tant qu’ils sont refoulés, contenus. Elle s’intéresse ainsi au récit qui rendrait justice à Philomèle et à sa tapisserie, tout en indiquant que celui-ci n’est pas un simple « possible » parmi d’autres du texte ovidien, puisqu’il s’agit d’un possible refoulé. Dès lors, en explicitant ce possible, elle produit une lecture contre-auctoriale et non pas une variation, ni une lecture qui déploierait le pluralisme interne à l’œuvre ovidienne et qui pourrait, in fine, être mise au compte du génie de l’auteur. Il y a là, au travers de la figure de Philomèle un geste philologique notable. La lecture de P. Klindienst Joplin ne promeut pas, en effet, une philologie patrimoniale et laudative — axée sur le « texte ovidien » comme source nécessairement bonne, admirable d’une tradition littéraire, artistique et plurielle. Elle ne valorise pas non plus la figure d’un auteur canonique, et volontiers présenté comme universel. Elle s’inscrit au contraire contre ce qui lui apparait comme la violence culturelle transmise par l’auteur. Elle promeut, dans un geste critique qui fait écho au travail littéraire de Monique Wittig, une philologie sororale axée sur la rétribution à donner à une égale, à une sœur, Philomèle. Celle-ci, en effet, apparait comme la trace mythologisée d’autrices minorées, non en vertu d’un long travail d’effacement dû au temps, mais en vertu d’un travail collectif de refoulement.

L’arachnologie selon Nancy K. Miller : la critique de la mort de l’auteur selon Barthes (et du pluralisme textuel qui en découle)

23Quelques années après P. Klindienst Joplin, Nancy K. Miller en 1988 fournit une lecture similaire du mythe d’Arachné. Il s’agit ici encore d’une lecture dialoguée non pas à deux voix (une lectrice lit un auteur) mais à quatre. Dans le cas précédent, en effet, nous avions un dispositif à quatre protagonistes : deux critiques aux genres différents (P. Klindienst Joplin et G. Hartman), un auteur canonique (Ovide) et un personnage d’autrice (Philomèle), valant comme trace mythologisée de femmes réellement refoulées hors du cercle de l’art et de la cité. Ici selon un schéma similaire nous avons N. K. Miller, Roland Barthes, Ovide et Arachné. Quant au procédé de reconduction élusive dénoncé chez le critique, il ne s’agit plus de l’universalisme, mais de la notion de « mort de l’auteur » qui fonde le pluralisme textuel — et couperait court à toute considération sur l’auctorialité féminine.

24Rappelons en quelques mots l’histoire d’Arachné. Mortelle et tisseuse hors pair, elle a l’audace de relever un défi qui l’oppose à Athéna, déesse du tissage. Elle tisse alors une magnifique toile qui représente les viols commis par les dieux, tandis qu’Athéna célèbre la puissance jupitérienne comme facteur de stabilité et de paix. Quand les toiles sont tissées, Athéna, jalouse, transforme sa rivale en araignée. Arachné est déchue de son statut d’artiste et reléguée au rang d’insecte dont le tissage n’a plus de signification humaine. Selon N. Miller, Arachné n’est pas punie pour son insolence ni pour son talent, mais pour l’audace politique de sa tapisserie qui osait représenter les violences faites aux femmes et adopter un point de vue « feminocentré11 ».

25Contre la représentation classique et théocentrique de la tapisserie d’Athéna, Arachné construirait donc une protestation féminocentrique : Europe, Leda, Antiope sont les plus familiers des noms de femmes violentées par des dieux dont elle tisse les histoires.

Represented in Ovid’s writing representing the stories of sexual differences as a matter of interpretation, Arachne is punished for her point of view. For this, she is restricted to spinning out of representation to a reproduction that turns back to itself. Cut off from the work of art, she spins like a woman12.

26Le mythe d’Arachné tel que raconté par Ovide contribuerait ainsi à avertir les femmes : celles qui dénoncent les violences genrées, celles qui mettent leur art au service de cette dénonciation sont des anomalies, des exceptions et leur destin est d’être punies et exclues du champ de l’art. Il y aurait ici encore un récit refoulé, dénié : celui d’une femme artiste, féminocentrée et heureuse. Certes, si on le compare à celui de P. Klindienst, le propos de N. K. Miller sur Ovide est affaibli par le fait que la toile d’Arachné est longuement décrite (contrairement à celle de Philomèle) et son statut d’artiste, avant la métamorphose, pleinement reconnu par l’auteur, qui lui aussi, a bien décrit les violences divines. Cependant, la discussion théorique de N. K. Miller avec R. Barthes est plus développée que celle de P. Klindienst avec G. Hartman. N. K. Miller conteste en effet longuement la théorie de l’auteur que R. Barthes développe dans Le Plaisir du texte, théorie qui reprend incidemment le mythe d’Arachné mais en le vidant de tout questionnement genré.

27Voici l’extrait qu’elle cite :

Texte veut dire Tissu ; mais alors que jusqu’ici on a toujours pris ce tissu pour un produit, un voile tout fait, derrière lequel se tient, plus ou moins caché, le sens (la vérité), nous accentuons maintenant, dans le tissu, l’idée générative que le texte se fait, se travaille à travers un entrelacs perpétuel ; perdu dans ce tissu — cette texture — le sujet s’y défait, telle une araignée qui se dissoudrait elle-même dans les sécrétions constructives de sa toile. Si nous aimions les néologismes, nous pourrions définir la théorie du texte comme une hyphologie (hyphos, c’est le tissu et la toile d’araignée)13

28Ces propositions quant à un auteur qui se « défait » dans son texte font bien sûr écho à la fin de la « La mort de l’auteur14 » où Barthes en appelle au lecteur, légitimant ainsi les possibles de la lecture. Cependant, pour N. K. Miller une telle conception du texte est loin d’être libératrice. Elle entraîne au contraire

[…] a destabilization of the terms of identity itself brought about by a breakdown in the boundaries between inside and outside. At issue however is not so much the « Death of the Author » himself — in so many ways long overdue —, but the effect the argument has had of killing off by deligimitazing other discussions of the writing (and reading) subject15.

29Dès lors, toute discussion portant sur les femmes écrivant ou lisant, ou sur toute autre détermination sociale ou genrée de l’auteur est, par avance, forclose ; non pas explicitement interdite, mais rejetée dans une région théorique inaccessible. En théorisant une figure d’auteur dissout dans son texte, Barthes aurait dissous également la légitimité de discours critiques portant sur les conditions matérielles d’écriture du texte — discours qui impliquent une prise en compte de la situation socio-historique des autrices et des auteurs. À rebours, et en complet accord avec P. Klindienst Joplin qui rétablissait la figure de Philomèle artiste, N. K. Miller cherche à promouvoir, « against the weave of indifferenciation » soit « contre le tissage d’indifférenciation », une lecture attentive à lire et à interpréter dans le texte la façon dont l’autrice inscrit les emblèmes d’une construction genrée. Cette lecture, Nancy K. Miller la nomme une « arachnologie » en réponse à l’« hyphologie » promue par Barthes et pour rétablir derrière le mot de « texte » ou « tissu » (hyphos en grec) le nom d’Arachné.

By arachnology, then, I mean a critical positioning which reads against the weave of indifferentiation to discover the embodiment of a gendered subjectivity; to recover within representation the emblems of its construction. It is from that perspective, then, that I propose now to read Arachne’s story; both as as a figuration of woman’s relation to dominant culture, and as a possible parable (or a critical modeling) for a feminist poetics. Arachnologies, thus, involve more broadly the interpretation and reappropriation of a story like many in the history of Western culture16.

30Cette lecture orientée suppose un effort concerté. C’est pourquoi N. K. Miller la nomme « overreading », « surlecture » : le « over », « sur », n’indique pas ici un écart par rapport à une bonne lecture, mais un effort d’interprétation et d’élaboration méthodologique contre d’autres habitudes de lecture considérées comme des « under-reading ». Enfin, elle relie cet effort de « sur-lecture » à des « sous-lectures » minorant les questions de genre. La proposition de sur-lecture de N. K. Miller ne suppose pas nécessairement un vrai texte, immuable dans le temps et dont il s’agirait de trouver la bonne lecture, mais elle ne s’inscrit pas non plus comme l’un des feuillets du pluralisme barthésien. Elle suppose que les différentes lectures sont prises dans des rapports de majoration et de minoration politique, dans des rapports de forces. Elle s’inscrit dans le revers de ce pluralisme, dans ce qu’il élude, dans ce qu’il ne lit pas et rend illisible : non pas le vrai texte, mais l’inscription des déterminations sociales, genrées qui accompagnent la fabrique et la transmission du texte.

31En ce sens, tout comme P. Klindienst Joplin, N. Miller promeut une lecture non pas patrimoniale mais sororale — et il est à ce titre exemplaire que son article en passe, à propos de la minoration des autrices, par une réflexion, entre fiction et critique, sur la « sœur d’Ovide » qui évoque bien sûr la réflexion menée par Virginia Woolf sur la « sœur de Shakespeare ».

Conclusion

32Les lectures de P. Klindienst et de N. Miller, en contestant (implicitement pour P. Klindienst, et explicitement pour N. Miller) « la mort de l’auteur », permettent le déploiement d’une philologie sororale qui donne toute sa place à la question des autrices. En s’autorisant à « surlire » et à revendiquer le contenu politique de cette « surlecture », elles permettent, de plus, de repérer et de distinguer des points de violence à l’œuvre dans les Métamorphoses et dans leur transmission. Sans, bien entendu, tomber dans le piège qui voudrait qu’on expurge Les Métamorphoses ou qu’on les retire du corpus des grandes œuvres, ou des œuvres enseignables, sans chercher à moraliser la littérature, elles invitent à analyser les figures théoriques et rhétoriques— dont le pluralisme textuel — et les procédés d’illisibilisation par où passe la domination culturelle de genre, y compris dans l’histoire des transmissions littéraires. Leurs propositions invitent ainsi à penser l’existence d’un « nous » traversé de tensions, de conflits, mais capable, tout aussi bien, d’affronter ses spectres.