Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 2
Ce que le cinéma fait à la littérature (et réciproquement)
Pascale Fautrier

Le cinéma de Sartre 

1Polygraphe génial, Jean-Paul Sartre (1905-1980) est davantage connu pour ses romans, ses ouvrages philosophiques, son théâtre et ses essais que pour ses scénarii. Il avait pourtant avait noté dans un petit carnet, à l’âge de 19 ans : « le cinéma est le poème de la vie moderne », et l’on peut trouver dans ses écrits de jeunesse l’ébauche d’une théorie du cinéma. On essaiera ici de comprendre la passion de Sartre pour ce qu’il appelle dès 1924, l’« art cinématographique » en présentant ses textes critiques et ses œuvres scénaristiques, particulièrement Le Scénario Freud (1958, publ. posth. 1984) et le Scénario Joseph Le Bon (1955, publ. posth. 2006). Quelle est pour Sartre la spécificité de l’écriture cinématographique : qu’est-ce qui l’oppose ou la relie à l’écriture littéraire ? Qu’est-ce qui motive Sartre quand il écrit pour le cinéma? Pourquoi n’a-t-il pas connu dans ce domaine la réussite éclatante qui fut la sienne dans le domaine du roman et du théâtre ?

1. L’enfant du cinéma

2L’autobiographie d’enfance de Sartre, Les Mots (publ. 1964), contient quelques pages célèbres sur sa fréquentation précoce des salles obscures : « Nous étions du même âge mental : j’avais sept ans et je savais lire, il en avait douze et ne savait pas parler. On disait qu’il était à ses débuts, qu’il avait des progrès à faire ; je pensais que nous grandirions ensemble. Je n’ai pas oublié notre enfance commune1 ». Cette enfance du cinéma est liée pour jamais dans le souvenir de Sartre adulte à la relation symbiotique qu’il entretenait avec sa jeune mère veuve et, comme lui, comme le cinéma, réputée immature : « Nous l’adorions, ma mère et moi, mais nous n’y pensions guère et nous n’en parlions jamais : parle-t-on du pain s’il ne manque pas2 ? ». Son cérémonial n’est pas celui, « sacré », emphatique, du théâtre, c’est celui, d’un goût douteux, du divertissement populaire : « Dans l’inconfort égalitaire des salles de quartier, j’avais appris que ce nouvel art était à moi, comme à tous. […] Inaccessible au sacré, j’adorais la magie : le cinéma, c’était une apparence suspecte que j’aimais perversement pour ce qui lui manquait encore. Ce ruissellement, c’était tout, ce n’était rien, c’était tout réduit à rien […]. […] je m’enchantais de voir l’invisible3. » L’expérience du cinéma est cruciale pour la constitution imaginaire de l’enfant, et la musique qu’on joue pendant la projection des films muets lui semble le « bruit » même de la « vie intérieure » : « Par-dessus tout, j’aimais l’incurable mutisme de mes héros. Ou plutôt non : ils n’étaient pas muets puisqu’ils savaient se faire comprendre. Nous communiquions par la musique, c’était le bruit de leur vie intérieure4. ». Sartre gardera une nostalgie tenace pour le muet, et le cinéma sera d’abord pour lui un art poétique et magique plutôt que réaliste, un art de transfiguration comme la musique et lié à la musique : « […] j’avais trouvé le monde où je voulais vivre, je touchais à l’absolu. Quel malaise aussi, quand les lampes se rallumaient : je m’étais déchiré d’amour pour ces personnages et ils avaient disparu, remportant leur monde ; […] dans la rue, je me retrouvais surnuméraire5 ».

2. Une théorie sartrienne du cinéma ? Les écrits de jeunesse (1924-1931)

3Dans un répertoire « Suppositoires Midy », trouvé dans le métro, Sartre note en 1924 à la lettre C : « Au cinéma l’homme est replacé dans son milieu, il en est inséparable et c’est ce qui donne à chaque aventure – la plus banale – son ton particulier […]. Le cinéma donne la sensation de l’ensemble6 ». Art de la totalité, il est en même temps « la véritable idéalisation de la nature7 » par quoi le monde devient proprement humain. À l’extrême, il permet de représenter les appropriations du monde les plus pathologiques – « Il sait nous extérioriser la perception du non moi par un moi malade8 » et la raison profonde en est que « le film est une conscience9 ».

4La même année, dans une dissertation qu’il intitulera « Apologie pour le cinéma10 », il approfondit cette idée, tirée des réflexions que Bergson consacre à la musique, selon laquelle le cinéma, art de la « mobilité » et de la « durée11 », du changement continu et imperceptible, est seul capable de rendre la temporalité de la conscience : « Le film est une organisation d’états, une fuite, un écoulement indivisible, insaisissable comme notre Moi ». Mieux, il est « une conscience comme la nôtre », et d’appliquer au cinéma l’analogie que Bergson trouve entre la musique et la temporalité propre à la conscience. Et Sartre de conclure : « le cinéma seul peut rendre un compte exact de la psychanalyse12 ». Grâce à lui on peut se promener dans une conscience « comme dans un moulin13 ».

5Le cinéma est essentiellement « anthropocentrique », et c’est la raison pour laquelle il montre nécessairement une nature idéalisée, d’une part, un monde qui ne vaut pas que par lui-même, mais qui est immédiatement signifiant, métaphorique : « la nature devient à son tour machine : tout en elle vise à une fin […]. […] l’Océan n’est plus l’Océan, c’est l’obstacle entre Héro et Léandre. La montagne n’est plus qu’une montagne c’est le précipice où Tom Mix va tomber. […] Le cinéma renouvelle la métaphore parce qu’il en fait vivre les termes […]. […] il  montre que la nature rend bien à l’homme ce qu’il lui a donné, que, façonnée par lui, elle le façonne à son tour14 ».

6Autrement dit, le cinéma n’est pas cet « art mécanique » que voyait en lui le philosophe Alain15. Et Sartre de prendre également le contre-pied des analyses de Bergson sur le cinéma : loin d’être une projection spatialisée de la conscience, et donc fragmentaire, réduite en clichés, en photogrammes, il y a pour Sartre une unité synthétique du film non décomposable, même si on peut déceler sous ce flux, analogue en apparence au flux de conscience, une loi secrète. C’est l’organisation rythmique sous-jacente des images qui permet la transfiguration du réel, la recréation imaginaire du monde, qu’opère le cinéma et par quoi il accède au rang d’un art : « tout y change trop pour y être prévu, mais pour charmer les sens et rassurer l’esprit, tout y change suivant un rythme perçu, non point aperçu, souple lien, insinuante loi16 ». Sans loi, pas d’art, et la loi du cinéma, c’est le rythme : « Le rythme, cette succession d’images longues et d’images courtes, fait de l’écoulement perpétuel des choses une symphonie organisée, il soumet le tout à une formule, il abstrait un peu – très peu – pour parfaire17 ».

7Le montage, tout entier au service de la mise en valeur de l’action humaine, fait du cinéma cet art qui « célèbre la louange de l’énergie18 » : « Les beaux films ont pour thème la lutte d’un homme contre l’orage, contre l’hostilité provinciale, contre les embûches du désert[…]. Tous chantent une argonautique, la peine des hommes, la rude conquête de la Toison d’or19 ».

8Il est donc une « philosophie de l’action20 », et accède à l’universel en montrant l’interaction de l’homme et du monde21. L’« amour » du spectateur pour les héros confère une dimension morale à l’action humaine (ce que Sartre appellera bien plus tard la praxis) et le fait réfléchir à la marge de liberté laissée par la situation à l’homme en butte à son environnement. Ainsi Sartre, se prononçant au passage pour un cinéma « engagé » avant la lettre (contre l’artificialité du cinéma cubiste, et les afféteries de l’art pour l’art), prend-il le contrepied du discours très largement dominant dans les années 20, accusant le cinéma de « corrompre la jeunesse » : « comment tolérer qu’on flétrisse, qu’on taxe d’immoralité le seul art qui de nos jours soit encore moralisateur ? […] Cinéma et morale sont liés22 ». 

9En même temps, il consacre un long passage à la lumière comme moyen d’expression des nuances de la sensibilité23, puis il réfléchit aux procédés du montage : Sartre n’entend pas seulement défendre le cinéma comme art du récit mais comme disposant de moyens artistiques (formels) propres.

10Sensible aux « techniques simultanéistes24 » propres au cinéma, il s’en inspirera beaucoup plus tard pour renouveler son écriture romanesque (Le Sursis, 194525) – à l’instar des romanciers américains, notamment de John Dos Passos26. Le synchronisme cinématographique le touche particulièrement parce qu’il offre la possibilité de juxtaposer des objets signifiants, de renouveler le symbolisme et les métaphores, et donc de libérer les forces créatrices de la conscience, dont l’activité est précisément de produire librement et incessamment de tels rapports signifiants et sensibles : « Le cinéma renouvelle la métaphore parce qu’il en fait vivre les termes. […] Mignonne allons voir si la rose… Nous ne voyons pas la rose : au cinéma nous verrions la femme et la fleur […]. […] le symbolisme [du cinéma] est simple et héroïque. […] c’est un symbolisme naturel, c’est en somme, dans sa genèse, le symbolisme quotidien, que nous créons pour les besoins de l’action, non pour ceux de la littérature27. »

11Enfin, il fait l’éloge des films de Charles Chaplin qu’il compare aux « romans picaresques » et son Charlot, « le roi du cinéma », à « Lazarillo de Tormès ». Il nommera sa revue Les Temps modernes en 1945 en référence au film de Chaplin et sera à l’initiative de sa rencontre avec l’acteur-réalisateur en décembre 1952. Il admire ce cinéma populaire, « grand public28 », comme le cinéma américain, « signe de l’époque », qui est par excellence un « art qui s’adresse à tous29 » et qu’il oppose à l’artificialité élitiste des films allemands. En même temps Sartre note d’une manière ambiguë que « le cinéma est une forme de la contrainte sociale » : « À dix heures du soir, […] des hommes différents, |…] tendus vers l’écran, sont unis par la même angoisse ou dans la même joie : car au même instant, ils ont vu sur la toile blanche le visage fou d’André Nox ou le sourire de Charlot30. »

12Sept ans plus tard, en 1931, Sartre prononce un discours de fin d’année au Lycée François Ier du Havre où il vient d’être nommé professeur de philosophie : non sans provocation, il décide de parler de « L’art cinématographique31 » devant un public médusé par cette double audace de qualifier le cinéma d’« art » et de proposer comme loisir formateur pour les lycéens du Havre ce qui est considéré alors par les élites comme un divertissement vulgaire.

13Ce texte, qui s’adresse directement aux lycéens, s’ouvre sur une comparaison entre les « rites » solennels de la représentation théâtrale et la familiarité du nouvel « art populaire » « étroitement lié à notre vie quotidienne » : « votre irrespect total de l’art cinématographique, vos façons cavalières d’en user avec lui, explique-t-il à ses élèves, vous sont bien plus profitables qu’un mélange d’admiration figée, de trouble des sens et d’horreur sacrée32 ». Loin d’être « la fin de la civilisation », comme le prétend Anatole France, « [le cinéma] doit servir à votre culture au même titre que le grec ou la philosophie » : « le cinéma n’est pas une mauvaise école. C’est un art d’apparence aisé, extrêmement difficile dans le fond et fort profitable s’il est bien pris : c’est qu’il reflète par nature la civilisation de notre temps. Qui vous enseignera la beauté du monde où vous vivez, la poésie de la vitesse, des machines, l’inhumaine et splendide fatalité de l’industrie ? Qui, sinon votre art, le cinéma33… »

14Sartre s’emploie une nouvelle fois dans ce texte, quoique de manière moins développé, à préciser les « lois propres » et les « moyens particuliers » de cet « art nouveau ». Il tente d’analyser les possibilités narratives du montage : le film comme l’œuvre musicale se construit selon une « unité thématique », qui permet d’entrelacer des motifs et des actions (des lieux d’action) variés sans remettre en cause l’unité d’action qui régit l’art dramaturgique (voire tous les arts). Cette « extrême mobilité » produit des effets métaphoriques et rythmiques, et permet de développer « plusieurs thèmes simultanément », grâce notamment à « des objets porteurs de signes » et de « correspondances profondes et secrètes » – on notera l’allusion littéraire aux correspondances baudelairiennes34.

15D’autre part il insiste, comme dans la dissertation de 1924, sur la temporalité propre de cet « art du mouvement » : « il ne s’agit plus du temps abstrait et coupé de la tragédie, mais on dirait que la durée de tous les jours, cette durée banale de notre vie a soudain rejeté ses voiles, apparaît dans son inhumaine nécessité ». Ce que révèle la temporalité filmique, c’est « l’irréversibilité du temps que nous enseigne la science », le caractère « fatal » et « continu » du « progrès de l’action ». Le cinéma est donc une « représentation de la fatalité » et transforme la banalité des existences en implacable « marche vers la fin qu’on ne peut arrêter35 ».

3. Le cinéma et la phénoménologie sartrienne de l’imaginaire : généalogie d’une ambivalence (1933-1958)

16Il faut s’arrêter sur ces analyses de la temporalité filmique parce qu’elles révèlent un aspect nodal du rapport de Sartre au cinéma, la clé de son ambivalence future envers cet art et peut-être la raison de son échec dans ce domaine.

17Dans La Force de l’âge (1960), Simone de Beauvoir affirme que « c’est en regardant passer des images sur un écran que [Sartre] avait eu la révélation de la nécessité de l’art et qu’il avait découvert, par contraste, la déplorable contingence des choses données36 ». Dans Les Mots (1964), l’expérience cinématographique se concluait sur un « malaise » : après la séance, le petit enfant se retrouvait « surnuméraire », faisant ainsi l’expérience de la totale gratuité, nudité, inintelligibilité de l’existence, précisément dénuée de la fatalité sublime du destin des héros de cinéma. En mars 1972, au cours des entretiens filmés qui deviendront le film « Sartre par lui-même », Sartre confirme que le cinéma se trouve à l’origine de sa découverte de la « contingence » :

Je sais que l’idée de contingence est venue de la comparaison qui s’est établie spontanément chez moi entre le paysage dans un film et le paysage dans la réalité. Le paysage d’un film, le metteur en scène s’est arrangé pour qu’il ait une certaine unité et un rapport précis avec les sentiments des personnages. Tandis que le paysage de la réalité n’a pas d’unité. Il a une unité de hasard et ça m’avait beaucoup frappé. Et ce qui m’avait beaucoup frappé aussi, c’est que les objets dans un film avaient un rôle précis à tenir, un rôle lié au personnage, alors que dans la réalité les objets existent au hasard37.

18Sartre avait exposé pour la première fois ses idées sur la contingence lors d’un exposé fait au cours de Léon Brunschvicg en 1926 à propos de la philosophie de Nietzsche. Mais c’est dans le texte de 1931 sur le cinéma qu’est formulée pour la première fois cette opposition majeure dans la pensée sartrienne entre nécessité de l’art et contingence de l’existence ; et c’est à propos du cinéma qu’elle est formulée. Il commence son « factum sur la contingence » vers cette époque. Intitulé « Melancholia », puis La Nausée (publié en 1938), ce roman philosophique qui lui donne du mal semble in fine affirmer que l’art, en l’occurrence la rigueur interne d’un morceau de jazz, est seul en mesure de sortir le narrateur, Roquentin, du malaise dans lequel l’a plongé la révélation de la contingence. Michel Contat, dans la notice du Pléiade, note cependant : « on est très loin du triomphalisme esthétique de Proust dans Le Temps retrouvé, on peut y voir déjà de l’auto-ironie, une distance prise à l’égard de ce que Sartre n’appelle pas encore sa “névrose” (Les Mots), c’est-à-dire sa foi démesurée, totale et en définitive indicible en la valeur métaphysique de la littérature38 ».

19Sa découverte de la phénoménologie en 1933 l’amènera à ne plus cesser depuis lors de dévaloriser l’imaginaire au profit du réel, abandonnant la fiction pour le roman vrai à partir de 1945-1947, puis produisant dans Les Mots en 1964 une virulente analyse critique de sa poursuite effrénée de la gloire littéraire et de son goût persistant pour les fallacieuses nécessités de l’art et de l’imaginaire.

20Sartre découvre la phénoménologie en 1933 (soit deux ans après l’exposé du Havre sur l’art cinématographique) et commence presque aussitôt (dès 1934) un ouvrage de commande sur l’image mentale et l’imagination dans la lignée de son Diplôme d’Etudes Supérieures de 1927 (« L’Image dans la vie psychologique : rôle et nature » sous la direction de Henri Delacroix). Il publie deux ouvrages consacrés à l’image mentale et à l’imaginaire, L’Imagination en 1936 et L’Imaginaire en 1940.

21Malgré des développements sur l’image comme objet esthétique (notamment dans la conclusion au chapitre « L’œuvre d’art »), qui est pour Sartre, comme l’image mentale, un irréel, on s’étonne de ne trouver dans ces pages aucune mention du cinéma. Pourquoi ?

22Tout le travail théorique de Sartre autour de l’image revient à fonder philosophiquement la distinction entre perception réelle et perception imaginaire, comme si toute sa tension intellectuelle était occupée à contourner le risque d’une confusion entre le réel et l’imaginaire.

23Dès 1924 il avait tenté, à l’article « Images » du carnet Midy, d’élucider cette inquiétude :

[…]les images compensent l’irrationalité des notions, dissimulent cette irrationalité, deviennent habituelles, reparaissent quand reparaît la notion et permettent les raisonnements aussi bien que des mots, mieux même car elles s’accompagnent d’un sentiment de satisfaction, de plénitude que n’ont pas les mots [je souligne]. Mais elles sont forcément fausses parce qu’elles sont logiquement construites et s’appliquent à des notions extra-logiques qu’elles appauvrissent. L’on peut être leur esclave comme on est l’esclave des mots39.

24Plus loin il ajoutait : « nous avons en nous une multitude d’images sensibles qui dictent nos émotions […]. Ce sont les seules intéressantes40. »

25Ces images mentales dont on peut être « l’esclave » parce qu’elles font jouir davantage encore que les mots, Sartre va s’acharner à les expulser de la conscience : il s’appuie sur sa découverte de la phénoménologie, et notamment sur sa lecture de Husserl, pour dépasser la conception bergsonienne de l’image et de la conscience. À la conscience comme « forme substantielle de la réalité », Sartre oppose la distinction conscience perceptive/conscience imageante. L’image mentale, répète-t-il dans L’Imaginaire, n’est pas une chose qui serait dans la conscience, elle n’est pas une intériorisation du réel, mais « un acte [de conscience] qui vise dans sa corporéité un objet absent ou inexistant, à travers un contenu physique ou psychique qui ne se donne pas en propre mais à titre de “représentation analogique” de l’objet visé ». La conscience imageante vise des objets dont elle pose qu’ils ne sont pas là (ils sont absents ou inexistants) tandis que la conscience perceptive vise des objets dont elle pose qu’ils sont réels et présents. Or la conscience réflexive (la pensée) produit de la signification et du concept aussi bien à partir de la ressaisie des objets de la conscience perceptive que des objets irréels de la conscience imageante. D’où l’idée que la pensée est plus ou moins imageante ou plus ou moins conceptuelle, la pensée purement imageante relevant de la pensée magique et de l’incantation : il s’agit alors de faire apparaître l’objet auquel on pense, la chose qu’on désire, de façon à en prendre possession imaginairement ou symboliquement (tentatives vouées à l’échec et à la déception). Sartre tente donc d’opposer la création conceptuelle ou purement intellectuelle à la création imaginaire, ce qui explique qu’il propose une acception très étendue du terme « imaginaire » : aux images dites mentales, rêves diurnes, nocturnes, hallucinations psychotiques, il ajoute en effet les œuvres d’art. L’œuvre d’art est pour Sartre le corrélat irréel d’une conscience imageante ; elle est le produit d’une attitude imaginaire de la conscience qui consiste à abandonner la perception au profit d’un analogon. Le réel n’est jamais beau, explique Sartre, la beauté est le propre de la création imaginaire.

26On se trouve ici à une croisée des chemins très passionnante de la pensée de Sartre, entre la question de la liberté et la question de l’Art – d’un Art ayant pour fin la Beauté, c’est-à-dire l’irréel par excellence.

27D’une part, les développements de Sartre sur la conscience imageante annoncent l’ontologie phénoménologique développée dans L’Être et le néant (1943) ; la capacité de la conscience imageante à poser des objets irréels entraîne que la conscience est nécessairement libre : « Nous pouvons affirmer sans crainte que, si la conscience est une succession de faits psychiques déterminés, il est totalement impossible qu’elle produise jamais autre chose que du réel. Pour qu’une conscience puisse imaginer il faut qu’elle échappe au monde par sa nature même, il faut qu’elle puisse tirer d’elle-même une position de recul par rapport au monde. En un mot il faut qu’elle soit libre41 ». Autrement dit le propre de la conscience en tant qu’elle est nécessairement une conscience libre est de produire des objets irréels – c’est-à-dire de viser fondamentalement la Beauté, à savoir un monde idéal, meilleur.

28Mais d’autre part, L’Imaginaire contient une critique éthique de l’attitude imaginaire ou esthétique, qui n’est pas sans rappeler la philosophie existentielle de Kierkegaard42. L’attitude esthétique est nocive si elle est une fuite devant le réel, un enfermement autiste dans une réflexivité solipsiste voire autiste sans référence à la perception réelle. Pour Sartre aussi il s’agit de passer du stade esthétique au stade éthique, et cette exigence ne cessera de tarauder voire de brider son désir d’Art, son désir de Beauté, et spécifiquement, son désir d’images irréelles ou idéales, c’est-à-dire son goût pourtant prédominant pour… le cinéma.

29Cette condamnation intellectuelle et éthique de l’imaginaire ne cessera ensuite de s’intensifier. Sartre écrira dans Saint Genet comédien et martyr (1952) : « Le mal radical n’est pas le choix de la sensibilité, c’est celui de l’imaginaire ». Dans son dernier grand’œuvre, L’Idiot de la famille, il forgera le concept d’imaginarisation, pour désigner à propos de Flaubert et de son culte de l’Art (de la Littérature) l’attitude qui consiste à viser un objet imaginaire en s’efforçant de maintenir l’irréalité de cet objet afin qu’il puisse valoir comme un refuge à l’égard du réel.

30Dans Qu’est-ce que la littérature ? (1948),il prônera un temps l’engagement littéraire comme antidote à l’attitude esthétique, cherchant à définir une littérature de la praxis qui viserait à transformer le monde, pour en finir avec une littérature de l’exis qui ne vise qu’à décrire le sentiment intérieur et le monde tel qu’il est pour l’écrivain ou l’artiste. Mais devenu sceptique sur la possibilité de transformer le monde par la seule énergie critique de la conscience créatrice, il abandonnera ensuite cette « morale d’écrivain pour les écrivains ». Après une longue période où l’exigence éthique d’un rapport immédiat au réel se confondra avec l’engagement politique, il tentera cependant à la toute fin de sa vie, de concilier son goût pour l’imaginaire et son exigence de vérité : il expliquera à Michel Contat en 1975, que la fiction peut être le seul moyen d’exprimer une vérité toujours en partie indicible, qui pour être entièrement subjective n’est pas moins à dire – ultime tentative, non réalisée sinon dans les entretiens des années 70, de dépasser l’enfermement solipsiste qui l’a hanté toute sa vie43.

31Ce désir de réel et cette hantise de l’enfermement dans une vie imaginaire, voire dans l’hallucination psychotique, on en trouvera aisément l’origine dans la crise personnelle la plus intense de son existence que connaît Sartre en ce début des années 30. En 1935, tandis que son professorat du Havre lui pèse, et que son factum sur la contingence peine à s’écrire, il demande à son ancien condisciple de Normale supérieure, le Dr Lagache, de le piquer à la mescaline pour les besoins de ses travaux de recherches sur l’imagination. Il s’en suivra une dépression grave accompagnée d’hallucinations récurrentes : Sartre se croit à plusieurs reprises poursuivi par des langoustes. Il publie néanmoins L’Imagination l’année suivante et l’expérience hallucinatoire tiendra une place très grande aussi bien dans L’Imaginaire que dans les nouvelles qu’il écrira ces années-là, notamment dans « La Chambre » (publiée dans Le Mur), qui met en scène les délires d’un psychotique. Sartre s’est cru fou, et l’on peut avancer que son souci de discriminer minutieusement le réel de l’imaginaire dans ses écrits théoriques a une visée proprement thérapeutique.

32L’on comprend mieux aussi pourquoi le cinéma, dont il avait écrit dès 1924 qu’il « nous ouvre les consciences malades44 » y est si totalement et si mystérieusement passé sous silence. Sartre cherchera désormais sans relâche à s’arrimer au réel : il montra sur le train de l’Histoire en marche en septembre 1939, lors de sa mobilisation, et il n’en descendra plus. Telle sera la fonction première de son engagement politique : sortir de soi, penser contre soi-même, contourner les chimères dangereuses d’un imaginaire que ne parviennent à contenir les ruminations autoréflexives des Carnets de la drôle de guerre (1940-1941) qu’au prix d’une tension intérieure desséchante.

33Sa conception du cinéma s’en ressentira : dans son premier article sur le cinéma, qu’il donne aux Lettres françaises clandestines en 194445, il écrira que la vocation privilégiée du cinéma est d’être un « art des masses », et il y prône la réalisation de grandes fresques sociales sur l’Occupation et la Résistance.

34Notons que, entre 1944 et 1971, Sartre a écrit 12 articles consacrés au cinéma (dont certains en collaboration avec Michelle Vian46). Il faut ajouter à ces travaux journalistiques une conférence sur le langage cinématographique malheureusement perdue47, qu’il a donnée au Congrès des filmologues à la Sorbonne en septembre 1947, séance où fut projeté Les Jeux sont faits, le film de Delannoy dont il avait écrit le scénario.

35Sartre donnera une autre conférence intitulée « Théâtre et cinéma48 » le 6 mai 1958 au sanatorium de Bouffémont, au moment où il entreprend la rédaction des Séquestrés d’Altona, sa dernière pièce originale. Il y reprend la comparaison entre le théâtre et le cinéma qu’on trouvait déjà dans ses écrits de jeunesse, mais avec une perspective singulièrement renversée. Il écrivait en 1924 : « Au théâtre nous sommes dans le monde abstrait des Idées Générales. Loin des acteurs, nous le reconstruisons à notre guise […] ; nous n’oublions pas notre Moi, notre raison quand nous lisons un livre. Au cinéma, plongés dans cette nuit que les poètes allemands célébraient comme l’Être, pénétrés de la musique subtile, enjôleuse, saisis par les gestes précis, insistants de l’écran, nous ne pouvons plus faire de contresens, c’est-à-dire opposer notre Moi aux actions du dehors, le metteur en scène nous conduit où il veut par la main. Nous sommes ses jouets. Il nous impose sa conception du drame49. » Cette « affinité secrète » du cinéma avec l’inconscient qui permet au cinéaste de nous « conduire par la main », apparaît plutôt dans ce texte comme devant être placée au crédit de la puissance suggestive de l’art cinématographique. En revanche, dans sa conférence de 1958, Sartre condamne la « vision guidée » du cinéma : « On me fait voir ce que l’on veut ; notre perception des images est dirigée. […] Au théâtre au contraire, on regarde qui l’on veut. [...] Donc, liberté plus grande. » Sous l’influence de Brecht et de son concept de distanciation, Sartre considère alors que le théâtre fait appel au jugement critique du spectateur, ce qui permet d’en faire cet instrument politique et éthique que ne lui semble pas pouvoir être le cinéma : « Au théâtre, nous restons dehors et le héros se perd devant nous. Mais l’effet sur nous et sur les sentiments n’en est que plus considérable puisque, en même temps, ce héros c’est nous-mêmes en dehors de nous. […] Au cinéma, aujourd’hui, la participation exclut observation et explication. » On voit très bien l’évolution : l’identification hallucinée et « dirigée » propre à la « participation » du spectateur à la projection filmique est condamnée ici, parce qu’elle s’oppose à la réflexivité critique : on retrouve ici l’exigence éthique de réalisme au nom duquel Sartre in fine condamne le plaisir propre à l’expérience esthétique cinématographique. On remarquera cependant que la liberté créatrice du cinéaste n’en est que plus affirmée ; mais elle n’est pas, comme le veut la théorie sartrienne de l’engagement, appel à la liberté du spectateur – à moins que celui-ci s’identifie, par un effort réflexif difficilement compatible avec les conditions de la projection filmique, au cinéaste lui-même.

36On remarquera que cette conférence de 1958 est significativement prononcée à l’heure du bilan pour Sartre : il n’écrira plus pour le théâtre ni pour le cinéma après cette date, et il sait déjà que son œuvre de dramaturge éclipse complètement ses travaux scénaristiques.

37L’image mentale, l’imaginaire et partant, l’image filmique deviennent suspectes à Sartre à partir de 1935 parce qu’elles le renvoient aux divagations douloureuses de sa vie intérieure ; pour autant, elles continueront précisément d’être pour Sartre le moyen le plus efficace pour montrer les capacités hallucinatoires de l’esprit humain, telles qu’elles interfèrent avec la création intellectuelle et artistique, voire dans des pratiques réputées moins subjectives, comme la politique.

38Les réflexions pré-phénoménologiques (bergsoniennes) sur la conscience qu’on trouve dans les écrits de jeunesse de Sartre sur le cinéma, et l’analogie qu’il fait du film comme unité synthétique d’images en mouvement, non décomposables, avec la conscience comme activité continue (et non comme ensemble de faits psychiques), auraient dû être confirmées par la découverte de Husserl en 1933. C’est pourtant à Merleau-Ponty qu’il reviendra de formuler en 1945 (à une époque où il participe à la création de la revue Les Temps modernes dirigée par Sartre) cette contemporanéité congruente entre les avancées philosophiques de la phénoménologie et l’invention du cinéma : « Si donc la philosophie et le cinéma sont d’accord, si la réflexion et le travail technique vont dans le même sens, c’est parce que le philosophe et le cinéaste ont en commun une certaine manière d’être, une certaine vue du monde qui est celle d’une génération. » La nouvelle philosophie née en même temps que le cinéma cherche à décrire « le mélange de la conscience avec le monde, son engagement dans un corps, sa coexistence avec les autres », ce qui est le « sujet cinématographique par excellence » :

Une bonne part de la philosophie phénoménologique ou existentielle consiste à s’étonner de cette inhérence du moi au monde et du moi à autrui, à nous décrire ce paradoxe et cette confusion, à faire voir le sujet du lien et du monde, du sujet et des autres, au lieu de l’expliquer, comme le faisaient les classiques, par quelques recours à l’esprit absolu. Or, le cinéma est particulièrement apte à faire paraître l’union de l’esprit et du corps, de l’esprit et du monde et l’expression de l’un dans l’autre50.

39Il existe donc une postérité théorique de la tentative de Sartre pour élaborer une théorie du cinéma, même si ceux qui se réclament de Sartre ne se réfèrent pas à ses textes de jeunesse, mais plutôt à ses œuvres philosophiques, et malgré le fait que celles-ci sont, comme on l’a vu, remarquablement dépourvues de références au cinéma. Comme le rappelle Dominique Château qui cite Antoine de Baecque, Sartre fut, après 1945, le « maître à penser » des critiques de cinéma qui écrivaient « de manière plus ou moins régulière dans Les Temps modernes avant de fonder les Cahiers du Cinéma », tels Alexandre Astruc, André Bazin, Jacques Leenhardt et quelques autres51.

4. 1943-1958 : Sartre scénariste – à défaut d’avoir pu réaliser des films ?

40L’activité cinéphilique de Sartre étudiant pendant les années 20 fut, on l’a dit, intense. Simone de Beauvoir en a témoigné dans ses mémoires : « Il y avait un mode d’expression que Sartre plaçait presque aussi haut que la littérature : le cinéma52. ». Cette passion va alors jusqu’à lui faire réaliser de petits films, qui se sont malheureusement perdus : en 1929, il réalise notamment avec Beauvoir et Nizan « Le Vautour de la Sierra », marqué par Buñuel. Sartre y jouait un bon garçon détourné par les hétaïres, dont l’une était interprétée par Simone de Beauvoir.

41En 1943, à l’époque même où il commence à écrire pour le théâtre, Sartre est engagé par la plus grande maison de production française, Pathé, pour écrire ou réécrire des scénarii. Un contrat confortable lui permet même de quitter l’enseignement. Michel Contat va jusqu’à affirmer, dans l’introduction au volume Théâtre publié dans la Bibliothèque de la Pléiade : « Nous ne pouvons ici traiter d’un chapitre qui serait passionnant et qui s’intitulerait “Comment Sartre a failli devenir cinéaste”. […] Tout se passe donc comme si Sartre écrivait des pièces faute de pouvoir réaliser des films53 ». Nino Frank, scénariste et dialoguiste qui a travaillé avec Sartre sur Typhus, affirme de même que si Sartre avait pu connaître la réussite au cinéma il n’aurait pas basculé vers le théâtre, car le cinéma était plus proche de sa sensibilité54. Il témoigne de ce que « Sartre était capable d’écrire très vite un dialogue très ramassé, très précis ; étonnamment instinctif, donc cinématographique ; pour la première fois, je trouvais un dialoguiste qui voyait par plans et non par scènes”55 ». De même Michel Contat remarque :

Ce qui frappe en effet à lire les scénarios de Sartre, c’est qu’il pense en images, en mouvements d’appareil, angles de prises de vue, et en sons, et que ses découpages et ses dialogues sont déjà des montages. Il a de l’art cinématographique une connaissance intime, visuelle, nourrie du cinéma américain des années 20 et 30, et aussi des cinémas russe et français. On peut ainsi avancer que si les conditions de production avaient été différentes dans les années de guerre et d’après-guerre, Sartre serait devenu un auteur de cinéma au sens où les cinéastes de la Nouvelle Vague le deviendront : auteurs et réalisateurs. Mais, à l’époque, les metteurs en scène et les producteurs ont la haute main sur le cinéma, alors que les scénaristes sont simplement au service du film, produit industriel56.

42Sartre lui-même avait déclaré à la sortie du Sartre par lui-même réalisé par Michel Contat et Alexandre Astruc : « J’ai eu beaucoup de rêves au cinéma, qui m’a toujours déçu sauf ce film. J’ai toujours voulu faire des films, j’ai écrit des scénarios, certains ont été tournés mais enfin ce n’était pas ça57… »

43Finalement Sartre aura écrit une huitaine de scénarii pour Pathé entre 1943 et 1945. Deux d’entre eux seulement seront tournés : Typhus, devenu Les Orgueilleux après que Sartre ait retiré son nom du générique (réalisation Yves Allégret, 1953, avec Michèle Morgan et Gérard Philipe), et Les Jeux sont faits (réalisation Jean Delannoy, 1947). Un seul scénario est tout à fait perdu, Histoire de nègre, mais il a sans doute été retransformé par Sartre en une pièce de théâtre, La Putain respectueuse (1945). Trois de ces scénarii sont inédits : Typhus (qu’on peut consulter à la Bibliothèque de l’Arsenal), L’Apprenti-sorcier et La Grande Peur (non consultables). Le scénario du film Les Jeux sont faits ainsi que le scénario L’Engrenage sont publiés en volume58. Résistance et Les Faux-Nez ont été publiés dans des revues59.

44Ce qui frappe, à la lecture de ces scénarii, c’est leur proximité thématique avec les pièces de théâtre que Sartre a écrit à la même époque, et qui lui ont valu le succès qu’on sait : même thème de l’épidémie dans Typhus et dans Les Mouches (1943), Les Jeux sont faits écrit avant Huis-clos (1944) met en scène, comme la pièce, des morts, l’orgueil à vif de l’« homme seul » traverse toutes ces œuvres60. Histoire de nègre, scénario perdu, est probablement devenu, comme on l’a dit La Putain respectueuse (1946), la pièce que Sartre écrit au retour de son voyage aux États-Unis sur les problèmes de ségrégation raciale, tandis que Résistance précède l’écriture de Morts sans sépulture (1946), la pièce de Sartre sur la torture perpétrée par des miliciens français sur des résistants. On retrouvera la veine farcesque des Faux-Nez61  et le thème de la comédie et du déguisement dans les pièces Kean (adaptation de la pièce d’Alexandre Dumas, 1953) et Nekrassov (1955).

45Mais le cas de L’Engrenage (écrit pendant l’hiver 1946 pour Pathé) est plus flagrant encore : il était originellement intitulé Les Mains sales. La pièce qui a hérité de son titre est postérieure de deux ans ; on y retrouve le problème de l’exercice du pouvoir et l’opposition entre les idéaux de l’intellectuel et le pragmatisme de l’homme d’action (Drelitsch/Aguerra dans le scénario, Hugo/Hoederer dans la pièce). Dans l’une et l’autre œuvre, les deux hommes s’entretuent (l’homme de pouvoir tue l’intellectuel dans le scénario, tandis que le contraire se produit dans la pièce). D’autre part, Sartre adopte la technique du flash-back dans ce scénario, après avoir vu la pièce d’Armand Salacrou Les Nuits de la colère dont le sujet est une histoire de résistance, où l’auteur recourt à la technique des flash-backs et des fondus62 ; il reprend à nouveau ces deux procédés dans Les Mains sales63.

46Sartre réutilise donc les matériaux mobilisés pour l’écriture cinématographique dans ses œuvres théâtrales, mais aussi dans ses œuvres romanesques : Michel Contat a relevé la proximité entre Typhuset le roman Le Sursis (1945)64, et on sait que le scénario L’Apprenti-sorcier est une fable située dans l’univers des allongés à Berck-Plage que Sartre réexploitera dans son roman La Mort dans l’âme (1949).

47D’autre part, l’écrivain transpose les procédés cinématographiques dans ses pièces, comme on l’a vu pour Les Mains sales (1948), avec la technique du flash-back, magistralement utilisée par Orson Welles dans Citizen Kane, (1941) que Sartre voit dès 1945 aux USA : il en a produit une étrange critique dans un article de 1945 (à la paternité douteuse ?), sur laquelle reviendra André Bazin dans un article sur « La technique de Citizen Kane » dans Les Temps modernes de février 1947, avec l’aval de Sartre, semble-t-il. Dans Le Diable et le bon dieu(1951), l’utilisation « simultanéiste » des diverses parties de la scène, tour à tour éclairées, représente la situation concomitante des assiégeants de la ville de Worms et de leurs assiégés massés sur les remparts de la ville, tentative pour transposer scénographiquement les possibilités du montage cinématographique qui l’intéressent tant. Enfin, une des originalités des Séquestrés d’Altona (pièce écrite durant l’été 1958, créée le 23 septembre 1959) sur le plan de la dramaturgie, réside dans le recours à des scènes-souvenirs, jouées dans une « zone de pénombre », révélant le passé que Frantz ne peut assumer, les deux procédés du flash-back et du « montage » ou du split-screen se combinant ici.

48Mais Sartre a également transposé les techniques cinématographiques dans ses romans. Dans La Nausée (1938),on trouve des « effets de fragmentation perceptive et un expressionnisme à la Robert Wiene65 ». La narration simultanéiste du roman Le Sursis (1945), inspirée de Dos Passos66 et de Jules Romains, nous fait passer d’une situation et d’un personnage à l’autre. On passe d’une phrase à la suivante, parfois même à l’intérieur de la même phrase, avec un système de transitions semblable à celui du « montage par attractions » d’Eisenstein : un objet, un détail permettent à chaque fois de rendre signifiantes les transitions67.

49L’Apprenti-sorcier ainsi que La Grande Peur (sur le thème de la fin du monde, qui hante Sartre et dont on retrouve la trace notamment dans Qu’est-ce que la littérature ? et dans Les Mots) exploitent par ailleurs une veine de fantastique mêlé au quotidien, qui irrigue déjà Les Jeux sont faits ou Huis-clos (mais aussi, quoique moins nettement dans La Nausée)et que l’on retrouvera dans son dernier scénario, Le Scénario Freud (1958). Ce Scénario Freud, récit de formation inspiré de la biographie d’Ernst Jones consacré à l’inventeur de la psychanalyse, consacre cet aspect de l’écriture cinématographique de Sartre dévolue à la représentation de la vie intérieure ou imaginaire (rêves et fantasmes, hallucinations, etc.). On se souvient de cette déclaration de jeunesse : « Seul le cinéma peut rendre un compte exact de la psychanalyse ». Sartre avait déjà écrit vers 1946 le scénario d’un film psychanalytique (qui aurait été détruit) : d’après Henri-Georges Clouzot, il s’agissait de montrer ce qui se passe à l’intérieur d’une conscience en deux heures de temps. Il avait par ailleurs travaillé avec Clouzot, vers 1943, à une adaptation cinématographique « épique » de Huis clos, inspirée en partie également de L’Enfer de Dante. Cette inspiration psychanalytique se retrouve enfin dans le théâtre, dans un projet de pièce La Part du feu (1954)68, inspiré du cas d’Abraham Feller, victime indirecte des purges maccarthystes, et qui se présentait comme une série de trois séances d’analyse, ou dans le travail d’introspection délirante qu’effectue Franz sur lui-même dans sa dernière pièce, Les Séquestrés d’Altona (1958) : dans les deux cas du reste, le travail introspectif débouche sur un suicide.

50D’autre part, Les Jeux sont faits, L’Engrenage, Résistance, Histoire de nègre et dans une moindre mesure Les Faux-Nez (farce sur le pouvoir), Typhus ou La Grande Peur tournent autour de problématiques nettement politiques. C’est également le cas du Scénario Joseph Le Bon (circa 1955), qui vient d’être publié69, et qui répond entièrement à l’ambition d’un cinéma « art des foules » que Sartre appelait de ses vœux à la Libération. Signalonségalement dans la veine de la fresque sociale, qu’en 1956, Sartre aurait rédigé un projet d’adaptation au cinéma de Germinal pour Julien Duvivier, projet qui n’a pas eu de suite. La même année (12 nov. 1955-avril 1956), il écrit l’adaptation pour le cinéma et les dialogues de la pièce d’Arthur Miller Les Sorcières de Salem (1953) ; le film est réalisé par Raymond Rouleau en 1957, et infléchit l’allégorie transparente de la persécution et de la délation maccarthyste qu’avait écrite Miller du côté d’une critique marxiste de la lutte entre « riches et pauvres pour la possession des terres ». On peut dire que le cinéma de Sartre est un cinéma « engagé ».

51Mais le thème le plus récurrent dans tous ces scénarii est celui de lutte contre la fatalité, destin ou pure irréversibilité du temps. Cette lutte, qui peut être interprétée aussi comme une lutte de la conscience individuelle et de la liberté contre les forces humaines ou naturelles qui lui font obstacle, met nécessairement aux prises l’individu et son entourage, foule humaine ou paysage menaçant dans un va-et-vient constant entre le visage et les panoramas qui l’entourent, dans une sorte de confrontation tragique du microcosme intérieur, halluciné ou déterminé à imposer sa lucidité libre, avec le macrocosme écrasant d’un réel où les jeux sont toujours faits. Manipulations de la temporalité narrative, notamment le flash-back, nouvelle chance fantastique donnée à ses personnages, le démiurge déchaîné qu’est Sartre scénariste joue à se mesurer à une mécanique, à un engrenage qu’il s’est plu à agencer, et qui a pour fonction de figurer l’impossibilité de dominer le réel. Le créateur joue avec sa propre volonté de puissance, ses personnages échouant à l’imposer tandis qu’il en jouit au niveau de la narration – où il est le maître, enfin, de la fatalité qu’il leur impose. Bref, Sartre scénariste, comme le Genet du Saint Genet comédien et martyr, joue en tragédien à « qui perd gagne70 » – où l’échec existentiel ou politique, tant qu’il est programmé, devient une victoire… une magnifique et intemporelle tragédie. On a déjà évoqué l’ambivalence de Sartre envers cette « mauvaise foi » existentielle quasi-idiosyncrasique des artistes : il ne la pratique jamais aussi purement ni avec autant de jouissance qu’en écrivant ses scénarii.

52Concluons cet exposé sur les œuvres cinématographiques de Sartre (dont nous ne pouvons que souhaiter la publication en volume) en signalant que nombre de ses œuvres ont été portées à l’écran. En 1946, Sartre rencontra Moravia pour une adaptation cinématographique de Huis-Clos, mais c’est finalement Jacqueline Audry qui portera cette pièce à l’écran en 1954. Les Mains sales fut portée à l’écran deux fois, par Fernand Rivers (1951) puis par Elio Petri (1978), La P… respectueuse par Marcel Pagliero (1952), et les Séquestrés d’Altona par Vittorio de Sica (1962). En 1955, Alexandre Astruc devait tourner un scénario original de Sartre sur la vie de Kean, mais le projet échoué avant que Sartre se fût vraiment mis au travail, et c’est Vittorio Gassman qui réalisa ce projet ; Kean, genio e stregolatezza (1957). Signalons enfin le film tiré de la nouvelle « Le mur » (Serge Roullet, 1967), et les adaptations pour la télévision de Huis clos (1965) et « La chambre » (1966) réalisées par Michel Mitrani. Sartre lui-même a joué son propre rôle dans une séquence de La Vie commence demain (Nicole Védrès, 1949), dans Le Désordre à vingt ans (Jacques Baratier, 1967) et dans Sartre par lui-même (Alexandre Astruc, Michel Contat, 1972-1976).

5. Un cinéma engagé ? Le Scénario Le Bon (1955) et Joseph Staline71

53Nous avons donc défini deux directions principales du désir de création cinématographique chez Sartre (présentes simultanément dans ses deux dernière tentatives de cinéma autour de 1958) : montrer la vie de la conscience, telle qu’elle doit dépasser sa fascination pour ses propres productions (images mentales) pour assumer pleinement sa liberté créatrice – ce sera le sujet du Scénario Freud –, et montrer l’articulation de la vie de la conscience (de la pratique individuelle, intime) et des grands mouvements de foule (les événements historiques) – ce sera notamment le sujet du scénario Joseph Le Bon.

54Les scénarii politiques de Sartre s’attachent constamment en effet à montrer l’incompatibilité ou la discordance entre aspiration au bonheur intime et engagement politique ou social. Dans tous ses scénarii, les héros doivent choisir entre ces deux parts de leur existence72.Dans Les Jeux sont faits (1944), Résistance (1944)et L’Engrenage (1946),la contradiction entre amour/désir et engagement révolutionnaire est, comme dans le scénario Le Bon, au centre du récit. Les Jeux sont faits raconte l’impossible amour entre un militant révolutionnaire et la femme du chef de la milice. Résistance retrace l’histoire d’un journaliste marié à la fille du directeur d’un journal collaborationniste, qui devient résistant. L’Engrenage raconte la fin tragique d’un révolutionnaire, Jean Aguerra, qui prend le pouvoir dans un petit pays riche en pétrole. Dépendant des puissances étrangères, le nouveau régime a sombré dans la dictature personnelle et une nouvelle révolte renverse bientôt le tyran. Le scénario s’ouvre sur l’arrestation d’Aguerra, et se poursuit par son procès ponctué d’une série de flash-backs où le destin public du révolutionnaire révèle peu à peu un arrière-plan privé. Le révolutionnaire-dictateur condamné à mort apparaît à la fin du scénario comme doublement floué : sur le plan intime, par l’impossibilité de vivre son amour pour Hélène Dargel, la femme du journaliste oppositionnel, son ami Lucien Drelitsch, et par les violences que la politique a imposé à l’amitié, faisant de lui l’assassin de Drelitsch ; sur le plan politique, par l’inéluctabilité de la dégénérescence en dictature d’un régime révolutionnaire pris en otage par les puissances étrangères. Sartre racontait en novembre 1968 qu’il avait voulu modifier la fin pessimiste de cette histoire en raison des succès apparents de la révolution castriste à Cuba, et qu’il y avait renoncé lorsque les chars soviétiques étaient entrés dans Prague en août.

55Dix années se sont écoulées entre l’écriture de L’Engrenage et les esquisses du Le Bon, mais le même pessimisme est à l’œuvre, bien qu’il soit antérieur à la rupture de Sartre avec les communistes français. Mais les révélations du Rapport Khrouchtchev au printemps 1956 et l’invasion de la Hongrie par les troupes soviétiques en novembre de la même année contraignent Sartre à reconsidérer entièrement la question de la dégénérescence en dictature des régimes révolutionnaires.

56En fait Sartre n’avait pas cessé de réfléchir à cette question qui était déjà celle de L’Engrenage : la responsabilité individuelle du révolutionnaire devenu tyran. Entre 1954 et 1956, il prend des notes à deux reprises sur deux séries de feuillets73 : le personnage central du scénario qu’il ébauche alors, Joseph Le Bon (1765-1795), conventionnel condamné pour terrorisme par la réaction thermidorienne, est l’un des principaux acteurs historiques de la Terreur révolutionnaire de 1794 dans le nord de la France, à Arras, exactement, le pays de Robespierre. Mais de même que le personnage principal de L’Engrenage, Jean Aguerra, était inspiré par Staline, nombre d’éléments du scénario Le Bon laissent supposer que sous couvert de Révolution française, Sartre pense à l’URSS. Il prête notamment à la femme de Le Bon le destin tragique de la seconde femme de Staline, Nadedja Alliloueva, qui s’est suicidée le 9 novembre 1932, à la veille de la première Terreur stalinienne.

57D’autre part, on retrouve dans le scénario Joseph Le Bon la même tentative de nouer ensemble difficultés intimes et situation politique : on retrouve dans le scénario Le Bon le trio de L’Engrenage et des Mains sales. Dans Joseph Le Bon, le conventionnel s’éprend d’une parvenue de basse extraction, peut-être une ancienne putain ou une actrice, mariée à un ci-devant qu’elle n’aime pas mais qu’elle tente de sauver. Le trio, cependant, met moins Le Bon aux prises avec le mari qu’avec l’ami prêtre, Jacques Roux, sorte de double du personnage historique homonyme. Jacques Roux aide le couple à s’aimer et à cacher son amour, jusqu’à ce que son désaccord avec la politique robespierriste du Conventionnel le conduise à l’échafaud, sans que celui-ci fasse un geste pour le sauver – ce qui conduit la maîtresse de Le Bon au suicide, à la suite de quoi Le Bon s’égare dans les guillotinades de la Terreur. L’homme d’action emporté par la violence de la dialectique historique n’est pas ici entièrement privé du bonheur intime — comme c’était le cas d’Aguerra, dont la sexualité était coupée de toute affectivité, ou de Hoederer, condamné à la chasteté par son activisme politique, ou encore de Pierre, qui meurt en choisissant l’activisme politique plutôt que l’amour dans Les Jeux sont faits.

58Il y a là comme un souvenir du Diable et le Bon Dieu (1951), l’œuvre la plus idyllique de Sartre à l’égard de la possibilité de vivre dans le même temps l’action politique et le bonheur amoureux. Sartre certes, fait vivre à Le Bon les plaisirs du bonheur sensuel, mais dans le sentiment d’une malédiction. De fait, le bonheur intime est barré à plusieurs niveaux : par la condamnation populaire de la relation entre le Conventionnel et la femme, qui vit cloîtrée sous la menace du lynchage ; par le déchirement ressenti par Le Bon entre sa soumission à la Loi et son culte rousseauiste de la Nature74 ; enfin, par les conséquences politiques de la Terreur. Le désastre intime et politique que Sartre fait vivre à Le Bon anticipe enfin celui de Frantz dans Les Séquestrés d’Altona,sa dernière pièce (1959).

59En fait, Sartre applique dans le Joseph Le Bon la conception qui était la sienne à l’époque de L’Être et le néant (1943) des relations à autrui comme fusion désirée autant qu’impossible des consciences : les relations amoureuses entre le Conventionnel et la femme contiennent cette morbidité qui est un des signes de l’impossibilité de l’amour. D’emblée, cet amour est mort-né : « Nous sommes vaincus depuis longtemps75 », dit la femme avant de se suicider. « Pourquoi m’aimes-tu ? », demande Le Bon, « Parce que tu vas mourir76 », répond la femme. Si l’amour est impossible, c’est parce que les impératifs de la situation révolutionnaire empêchent Le Bon de se laisser aller à ses aspirations privées : « Je ne devrais pas être un particulier. Rien que la loi. Je ne suis pas assez vertueux77 ! » D’autant que son désir pour la femme ne peut pas être sanctionné par la loi républicaine puisqu’elle est mariée – mariée en outre à un ci-devant, ce qui le « disqualifie aux yeux du peuple78 ». Mais chez la femme aussi le politique empêche l’amour malgré le désir : la mort de l’ami Jacques Roux, opposant de gauche à la politique de Le Bon, la pousse au désespoir. Sartre montre dans ce scénario que dans ce contexte historique extrême, l’amour ne peut plus se vivre légitimement que sur le mode de la « fraternité » et de l’engouement révolutionnaire. Cette impossibilité de l’amour, cette disjonction entre amour et désir, entre la nature et la loi, entraîne à une disjonction tragique des aspirations individuelles et des aspirations collectives, livrant Le Bon corps et âme à la seule surenchère mécanique de la violence révolutionnaire, et la femme à la solitude et au suicide.

60Il semble en outre que pour le Sartre du scénario Le Bon comme pour le Freud de Malaise dans la civilisation, un conflit de droits (d’intérêts, écrit Freud) oppose l’aspiration au bonheur intime et ce que Freud appelle la « vie d’âme collective ». Chez Sartre comme chez Freud, la passion politique tend à absorber et ainsi à empêcher l’amour sexuel. Du reste le philosophe avait fait sienne explicitement dès L’Être et le néant l’intuition centrale de la psychosociologie de Freud, selon laquelle le lien social est de nature libidinal79. Il y aurait donc peut-être, sous l’emballement historique des évènements révolutionnaires, un autre « engrenage » à l’œuvre, intime et non moins vertigineux, qui condamne le révolutionnaire à l’exclusive passion politique, le coupant de ses aspirations au bonheur intime et le privant du même coup de cette distance nécessaire, de cette ironie, de cette liberté que seul peut conférer, selon Freud, la réalisation du bonheur privé dans l’amour sexuel.

61Mais la publication du rapport Khrouchtchev, où les apparatchiks du régime soviétique entendent imputer à la folie du seul Staline la faillite tragique de leur système de gouvernement, conduit Sartre à renier ces analyses pessimistes de la passion politique et du rapport à autrui. Il lui importe politiquement de montrer à partir de 1956 que le système soviétique est en cause dans la terreur stalinienne au-delà de la personne du seul Staline. Il lui importe également de nier une quelconque origine psychopathologique des aspirations révolutionnaires, qui vouerait fatalement les révolutions à l’échec sanglant, et que se plaisent à la souligner avec plus ou moins de subtilités ses ennemis « réactionnaires ». Ce sera le souci principal de son deuxième grand opus philosophique, La Critique de la raison dialectique, qu’il entreprend dès 1957. Il y remet en cause le pessimisme de sa première philosophie quant à l’altruisme et à l’inéluctable séparation des consciences : il tente de conceptualiser sous la notion de « groupe en fusion » le moment idyllique, fusionnel, fraternel des révolutions. D’autre part, il évacue de sa pensée la notion de « désir », centrale dans L’Être et le néant, et s’interdit par là de sonder la libido grégaire ou politique et les conséquences psychiques et historiques de sa prédominance dans certaines situations historiques extrêmes : bref, il abandonne le scénario Joseph Le Bon. Mais il se condamne du même coup à l’inachèvement de La Critique de la raison dialectique : la censure politique qu’il opère sur sa pensée lui interdit d’articuler jusqu’au bout psychologie individuelle et échec des révolutions. Refusant d’accréditer l’idée d’un destin psychopathologique de la passion politique, il bute dans le deuxième tome sur le nom de Joseph Staline, qui l’empêche de boucler sa dialectique pratique individuel/pratique historique.

62Remarquons que l’écriture scénaristique est le mode d’expression que choisit Sartre lorsqu’il cherche à élucider les obscures conséquences intimes et historiques de la passion politique : c’est que cet art de la fatalité lui permet d’aller au bout de la logique fantasmatique qu’il veut mettre au jour.

63Mais il sait que ce qu’il découvre en définitive, c’est lui-même. L’expérience créatrice le ramène cruellement à la fatalité de ses propres obsessions. Laissant alors de côté la politique, il s’attaque dans ces années-là à la passion qui domine le plus complètement sa vie : l’écriture. Et c’est naturellement par les moyens de l’écriture littéraire qu’il interroge magistralement dans les premiers brouillons des Mots, écrits autour de 1955-1956, ce qu’il appelle sa « névrose », le désir d’être un écrivain glorieux, immortel. Il continuera cette exploration sous couvert d’écrire la biographie critique de Gustave Flaubert, avec L’Idiot de la famille (publ. 1971-1972). Il réussira avec Flaubert ce qu’il a échoué à faire avec Joseph Staline et Joseph Le Bon : articuler passions intimes et passions politiques ou sociales – ou plutôt pratique artistique et absence de ou renoncement à l’engagement politique, puisque Flaubert est le prototype de l’écrivain « désengagé »… Une fois encore, donc, et définitivement, Sartre contournera la question de la généalogie intime de la passion politique – de la sienne et de celle des autres.

64Ainsi seule l’écriture cinématographique lui aura permis d’explorer ce qui apparaît comme le point le plus obscur de sa biographie : les raisons intimes de sa propre passion du politique.

La victoire amère de la vie intérieure : Le Scénario Freud (1958)

65Sartre s’était permis avec les ébauches du scénario Le Bon de laisser parler ses fantasmes, mais la censure opérée par sa conscience politique le contraint à poursuivre plus souterrainement l’auto-analyse sinon de sa passion politique du moins de son goût pour le pouvoir et pour la gloire. Il se tourne à nouveau vers Freud, deux ans plus tard, le lisant, à l’occasion de la commande que lui fait John Huston d’écrire un scénario sur la vie du jeune Freud ; au même moment il prend en note ses rêves pour nourrir ses recherches autobiographiques, et envisage même d’entreprendre une analyse80.

66Le célèbre réalisateur américain du Faucon maltais et de La Nuit de l’iguane81 avait voulu porter à l’écran Le Diable et le bon dieu sans que ce projet ait pu aboutir. Sartre se met immédiatement au travail lorsqu’en 1958, Huston lui propose un pont d’or pour écrire un scénario à partir de la biographie de Freud par Ernst Jones82 : il écrit des centaines de pages en deux versions successives83. Son interprétation assez époustouflante du roman de formation héroïque du jeune Freud montre celui-ci outrepassant le refoulement œdipien et les interdits paternels pour trouver, au prix d’une crise personnelle et sociale, le fin mot du « malaise dans la civilisation » : l’insurmontable tension entre le Désir et la Loi, entre la sexualité et la vie collective civilisée. La fin désabusée de la première version jette une lumière mélancolique, sinon définitivement névrotique, sur le renoncement final à l’affrontement avec le(s) père(s), nœud dramatique du texte : « Jakob Freud a fait le bonheur de ma mère » reconnaît en substance Sigmund, et il ajoute : « Mais ça ne me paraît pas bien gai, à moi, d’être la femme de Sigmund Freud ». Recentrée sur les personnages féminins84, la seconde version n’est pas tout à fait menée à son terme. L’« incompréhension tellement réciproque85 » entre les deux monstres sacrés français et américain86 n’empêchera pas cependant que le film soit finalement tourné en 196187 ; mais le scénario, « gros comme ma cuisse » dira Huston, sera coupé, édulcoré, réécrit par deux scénaristes professionnels, Charles Kaufmann et Wolfgang Reinhardt, à tel point que Sartre exigera que son nom soit retiré du générique.

67Ce scénario sera en tout cas l’occasion pour Sartre de renouer avec ce qu’on a défini comme l’autre grande direction de son désir de cinéma, montrer le travail de la conscience, la production continue d’images mentales, se laisser aller à cette temporalité fatale et irréversible qui est la marque de l’imaginaire. Le scénario Freud appartient à cette veine de l’œuvre de Sartre des biographies existentielles ou critiques d’écrivains ou d’artistes : il s’interroge sur les racines de la créativité – ici il s’agit de celle de Freud –, mais plus généralement sur le lien entre l’invention créatrice et les libres productions fantasmatiques et autres « créations » névrotiques, la création elle-même apparaissant comme un avatar de la « névrose » : « On se guérit d’une névrose, on ne se guérit pas de soi », déclarera-t-il dans Les Mots à propos de son obsession d’écrire. La question qui se pose ici est une fois encore celle de la liberté : de la victoire ou de la défaite de la conscience libre confrontée à ses propres productions aliénantes. L’analyse freudienne ou celle plus sartrienne de la psychanalyse existentielle parviennent-elles à libérer le « sujet » de ses obsessions, ou bien s’agit-il, plus modestement, de dévoiler les fantasmes refoulés, comme Sartre le fait lui-même en écrivant ses scénarii. La fin mélancolique du Scénario Freud laisse entendre que la victoire du créateur nomothète – Freud inventeur de la psychanalyse ou Sartre en gloire à la fin des années 50 – est aussi une défaite, parce qu’elle tire sa force de la fatalité inguérissable de la « névrose ». « Qui gagne perd », reconnaît alors Sartre, retournant dans Les Séquestrés d’Altona (dont l’écriture est contemporaine du scénario Freud)sa formule fameuse et la mettant dans la bouche du Père capitaliste de Franz, entrepreneur florissant dans l’Allemagne de l’après-guerre malgré et peut-être grâce à sa collaboration avec les nazis : « Je suis l’ombre d’un nuage ; une averse et le soleil éclairera la place où j’ai vécu. Je m’en fous : qui gagne perd. L’Entreprise qui nous écrase, je l’ai faite. Il n’y a rien à regretter. »

68On a pu dire que Sartre s’était reconnu « responsable de la torture stalinienne88 », en écrivant Les Séquestrés d’Altona, notamment à travers le personnage du fils, Franz, l’officier de la Wehrmacht qui a torturé sur le front de l’est. Ecrivant par ailleurs et au même moment La Critique de la raison dialectique, le philosophe-écrivain s’appliquera à déployer les logiques externes qui condamnent l’entreprise humaine à l’aliénation cauchemardesque de l’Histoire faite.

69Mais c’est Le Scénario Freud qui constitue son ultime tentative pour éclairer la fatalité interne qui condamne la praxis individuelle à se compromettre avec les horreurs de l’Histoire. Il faut en effet, ici encore, lire la pièce de théâtre à la lumière du scénario. Le critique Jean-François Louette a insisté sur les deux aspects les plus marquants des Séquestrés, et qui la font découler directement du projet cinématographique : d’une part, la transposition sur la scène du dispositif psychanalytique, d’autre part, l’utilisation du flash-back, procédé dramaturgique dont la fonction, comme dans le scénario, est de mettre en scène l’anamnèse propre au travail analytique : la métaphore de la projection cinématographique est omniprésente dans le discours de Franz. On a pu dire que Franz transformait sa vie en une « autofiction cinématographique », irréalisant l’Histoire qui vient s’inscrire sur une vitre-écran89. Dans la pièce moins encore que dans le scénario, le retour du refoulé ne produit la guérison, et le Père manipulateur de la pièce semble en effet une « transparente représentation du vieux Freud (les cigares, le cancer)90 ».

70Comme le Scénario Freud le montre également, Sartre assimile entièrementla relation transférentielle analytique au règlement de comptes entre un fils et son (ou ses) père(s). Il entend, en écrivant Les Séquestrés d’Altona, décrire la fascination politique pour le chef, le Père entrepreneur, Hitler ou Staline « petit père des peuples », comme découlant de ce règlement de comptes, le fils, le patient ou le militant se vivant comme une « image91 » déréalisée du Père, le fantasme de toute-puissance du Père échouant dans la folie du fils et le double suicide qui clôt la pièce.

71D’autre part, cette lutte à mort semble d’autant plus fatale que le fils se sent enfermé dans l’autisme déréalisant de sa fascination.

72Une séquence du Scénario Freud semble constituer le noyau fantasmatique à partir duquel se sont développés Les Séquestrés d’Altona et nous livre le fin mot de la scène fantasmatique de cette fascination qui poursuit Sartre. Franz se fait son cinéma mais Sartre aussi : c’est en effet la temporalité fatale de l’écriture cinématographique qui est la plus apte à rendre compte de cette obsession psychique.

73Dans Le Scénario Freud, le personnage s’appelle Charles ou Karl (dans la seconde version) : on remarquera que c’est le prénom du grand-père de Sartre, Karl Schweitzer, futur personnage central des Mots et figure paternelle centrale de ce texte. Charles/Karl s’est enfermé (comme Franz dans Les Séquestrés) parce qu’il craint de tuer son père dans un accès de folie. Le père général de Karl, von Schlosser92, fait appel à Freud, et la scène en question montre le psychanalyste hypnotisant le fou, et découvrant horrifié, les fantasmes incestueux qui sont la véritable cause de l’agressivité envers le père. On retrouve également le motif du passage à l’acte incestueux dans Les Séquestrés93.

74Dans la seconde version du scénario, la séquence est immédiatement suivie, comme dans le film, par une séquence de rêve, le « rêve de la montagne » (qui n’existe pas dans la première version), où Freud reprend à son compte les fantasmes œdipiens de Karl : dans ce rêve, Freud joue le rôle du père qui empêche Karl d’outrager sa propre mère. C’est en interprétant ce rêve qu’il comprend que le refoulement de la sexualité, et particulièrement des désirs incestueux, est à l’origine des symptômes névrotiques. Jean-Bertrand Pontalis l’a souligné dans sa préface : Sartre semble faire sienne ici sans réserve aucune la théorie freudienne du refoulement œdipien et donc de l’inconscient. Il aurait dit d’ailleurs de Huston : « Ce qu’il y a d’ennuyeux avec lui, c’est qu’il ne croit pas à l’inconscient94 ».

75Mais comme Jean-Bernard Pontalis l’a également remarqué, Freud ne se contente pas ici d’interpréter la névrose obsessionnelle de Karl, il « interprète » également… Sartre95 : le rêve de la montagne montre le psychanalyste intervenant pour empêcher « Karl » (nom s’il en est de la figure paternelle dans la configuration familiale sartrienne, on l’a dit) d’outrager non la mère de son patient mais la sienne propre. Le sens de la scène se retourne donc : ce n’est plus le fils qui outrage la mère, c’est le fils qui intervient pour empêcher l’accomplissement de la scène originelle. On sait que Sartre a écrit le récit de son enfance à partir d’un formidable déni : celui d’avoir eu un père. Le père biologique, et toute la lignée paternelle, est gommé dans son autobiographie, et le conflit avec son beau-père, Joseph Mancy, que sa mère épouse en seconde noces en 1917, est à peine mentionné96. C’est bien ce que la psychanalyse appelle la « scène originelle » qui se donne à voir dans le rêve de la montagne, sous couvert des fantasmes œdipiens… de Freud97. Sartre scénariste révèle ainsi les raisons profondes de la fascination exercée sur lui par l’image (des pères), à l’instar de celle qu’elle exerce sur Franz : le caractère insupportable de la scène originelle, et partant l’aveu de la rivalité œdipienne avec le père. Il ne contresignera pas cette révélation, comme le laisse penser Les Mots bien sûr ; le cinéma – dont il avait écrit en 1924 – qu’il peut « seul rendre un compte exact de la psychanalyse » – aurait pu l’aider à mener à terme son autoanalyse – si seulement il avait pu assumer pleinement la « paternité » de ce scénario…, assumant enfin la place du père et celle… du cinéaste.

76L’abandon du Scénario Freud le fait au contraire renoncer définitivement à l’écriture cinématographique. Il faut revenir ici sur l’équivalence qui apparaît dans Les Séquestrés d’Altona entre le travail analytique, notamment l’anamnèse, et le dispositif cinématographique de la projection. Franz, scénariste de son autofiction, projette ses souvenirs ou ses fantasmes sur la « vitre noire », où vient aussi s’inscrire l’Histoire, mais c’est quelqu’un d’autre qui voit : dans le Scénario Freud, c’est Sartre, scénariste de l’autoanalyse de Freud et de la sienne, qui projette ses fantasmes, et c’est le regard « vide » et indifférent de Huston qui voit98. Sartre écrivant le scénario pour Huston (et pour Pontalis à qui il avait demandé de le prendre en analyse, et qui accusera finalement réception de ce texte en l’éditant99), se retrouve dans la situation du patient qui parle sur le divan. Or il écrit dans Le Scénario Freud à propos de la séquence Freud/Karl qu’on a analysée :

Dans cet échange de regards, écrit-il, nous saisissons cette fois en profondeur le lien du malade et du psychiatre (et dans leur genèse, transfert et contre-transfert). Cette image doit être assez forte et, d’une certaine façon, assez gênante et désagréable, pour que nous nous la rappelions quand Freud, beaucoup plus tard, abordera le problème du transfert. Et ce qui déplaît, dans ce couple qui vient de se former, c’est justement l’apparence très légèrement homosexuelle de la domination et de la soumission100.

77On a vu que la relation transférentielle décrite par Sartre comme un rapport de soumission est assimilé à la lutte de domination entre Père et Fils. Cependant dans cette séquence comme dans Les Séquestrés, l’analysant lui-même n’assume pas sa position de Père et d’analyste : il se retrouve en position de double ou de frère du patient, en proie au même aveuglement sur sa passion œdipienne. La conséquence en est que la lutte de domination ne peut être dépassée dans la distinction claire entre les pères et les fils, chacun acceptant sa place dans la chaîne des générations, avec ce que cela implique d’assomption et de renoncement au complexe d’œdipe.Donnée explicitement comme sous-tendue par un désir de possession homosexuelle, la relation entre Pères et Fils échoue dans une interminable rivalité à mort101.

78D’autre part l’assimilation par Sartre du dispositif analytique (et cinématographique) à un « échange de regards » patient/analyste renvoie à ses analyses de L’Être et le néant sur le regard : la conscience libre est regard, tandis que la conscience aliénée est vue. Entre celui qui regarde et celui qui est regardé, il ne saurait y avoir de réciprocité : d’où l’ambivalence de Sartre quant au dispositif analytique102 et au dispositif cinématographique assimilés tous deux à un rapport de domination. D’où également le « transfert » de cette ambivalence à la relation qu’il entretient en tant que scénariste à Huston cinéaste : comme si le scénariste restait fondamentalement par rapport à l’image dans la position passive de celui qui est vu – ou qui hallucine l’image, qui est en proie aux images, sans en être le maître d’œuvre, sans pouvoir passer de l’autre côté de la caméra.

79On remarquera que c’est ce même rapport de domination qui intéresse Huston lorsqu’il filme la séquence Karl/Freud. Le jeu du champ-contre-champ sur les deux protagonistes, l’analyste et le patient, insiste sur la réversibilité de leur position, Freud devenant à la fin de la scène le névrosé agressif, horrifié par le retour du refoulé œdipien. C’est Huston qui devient, par caméra interposée l’analyste de l’analyste, de son patient, du spectateur du film… et de son scénariste. Laissons de côté le fait que Huston, durant le séjour que Sartre a effectué dans sa maison irlandaise, a tenté de l’hypnotiser… Si un scénario, c’est bien un « texte en attente d’une image », comme l’écrit Jean-Bertrand Pontalis, écriture bâtarde, quasi-clandestine, qui a besoin d’être « réalisée », la relation entre le scénariste et le cinéaste peut apparaître ici comme la métaphore de la relation transférentielle dans les analyses réussies. Sauf que précisément, Sartre n’a pas joué le jeu jusqu’au bout : il n’a pas cosigné l’analyse.

80Il s’est défaussé, se condamnant, à l’égard de Huston, à l’ambivalence agressive et fascinée dont la lettre qu’il écrivit à Beauvoir de la maison irlandaise de Huston, est un formidable témoin : « Sa femme, écrit Sartre à propos de la femme de Huston, est une drôle de fille, trente ans, ancienne danseuse (simple rat), séduite par lui à 17 ans, enceinte, épousée et pratiquement abandonnée[…]103 ». Contentons-nous, sans autre commentaire, de confronter cette curieuse affirmation104 au passage suivant du Scénario Freud : «Karl : Sus au vieux cochon ! […] Freud : Pourquoi l’appelez-vous cochon ? / Karl : Parce qu’il a violé une fillette./ Freud : Qui ? Votre père ? / Karl : Vous ne le saviez pas ? C’est public. (Avec un dégoût scandalisé) Une fillette de dix-sept ans ! Toutes les nuits ! Je suis payé pour le savoir : c’est ma mère105. » 

81Certes Sartre fera sienne, beaucoup plus tard, dans L’Idiot de la famille, la thèse freudienne du refoulement des désirs œdipiens comme étant à l’origine des névroses aussi bien que de la création intellectuelle, mais pour l’instant, quittant brusquement la scène, comme Freud quitte la chambre de Karl dans le film, il retire son nom du générique du film, puis déclare dans Les Mots : « Il n’y a pas de bon père, c’est la règle ; qu’on n’en tienne pas grief aux hommes mais au lien de paternité qui est pourri106. ». De même que, dans la première version du scénario, la rencontre avec Charles met en échec Freud qui renonce à affronter sa propre ambivalence envers ses pères107, de même Sartre abandonne en même temps que le Scénario Freud l’analyse de sa relation aux trois Joseph : Mancy , Le Bon, et Staline. Dès lors, ce n’est plus simplement le Scénario Freud qui souffre d’un déni de paternité, mais toute son œuvre presqu’entièrement inachevée108.

82Seule la pièce Les Séquestrés d’Altona, s’achève… sur le double suicide du Père et du Fils. Quelqu’effort qu’il ait fourni pour y engloutir ses propres intuitions derrière le paravent du rêve idyllique et fusionnel de la fraternité révolutionnaire dans La Critique de la raison dialectique, la lecture croisée du Scénario Freud et des Séquestrés d’Altona nous révèle que Sartre savait à quoi s’en tenir sur la passion politique. Sa pièce aurait dû être le chant du cygne de son engagement politique, si seulement le philosophe ne s’était pas attelé à sauver « son » marxisme, « sa » révolution française et « sa » révolution russe : déniant le lien de paternité et la rivalité avec les pères, faute de vouloir/pouvoir renoncer à la jouissance œdipienne qui s’y rattache, on se condamne au goût puissant de la violence. Le « cinéma » de Sartre montre que le Fils est l’« image » ou le double du Père (son frère en quelque sorte) si et seulement si l’interdit de l’inceste tombe, et avec lui la différence générationnelle et même sexuelle entre les « n’importe qui » : l’idylle fraternelle qui en résulte, nécessairement incestueuse, parce qu’elle se nourrit de la passion œdipienne déniée, ne peut dès lors se vivre que sur le fond d’une extrême violence109. On comprend mieux alors pourquoi Les Séquestrés font curieusement apparaître comme quasiment fatale la violence politique du xxe siècle : c’est que Sartre lui-même entendait maintenir dans l’ombre la rivalité œdipienne avec les pères, ce point aveugle de son imaginaire, pour continuer à jouir passivement et en secret – pour lui-même – de sa fascination pour l’image occultée de la scène œdipienne.

Conclusion

83Sartre n’est pas devenu cinéaste parce qu’il n’a pas pu renoncer à la jouissance aveugle infantile, hallucinée que lui procuraient les images : il a voulu rester le petit enfant qui se défend contre l’horrible sentiment d’être « surnuméraire » en jouissant imaginairement de l’idylle magique avec la « grande sœur », Anne-Marie, dans l’antre obscur et « égalitaire des salles de quartier110 ». L’écriture philosophique et la rhétorique le défendaient contre la fascination œdipienne que l’image, l’Art, la Beauté (le cinéma) exerçaient sur lui, et en même temps, il pouvait dans le remord et l’aveu de la « névrose » ne jamais dire adieu tout à fait à la « littérature ». Pour devenir cinéaste, il eût fallu qu’il devienne cette conscience libre qui parvient à se libérer de l’hallucination et de l’ emprise pathologique de la vie imaginaire, de la « magie » de ces images mentales dont le cinéma produit le parfait analogon.

84Jean-Bertrand Pontalis explique l’échec de Sartre, et, selon lui, de Huston et du cinéma psychanalytique en général, à montrer au cinéma les processus inconscients à l’œuvre, par le fait que « l’image ne reçoit pas l’inconscient », que « l’inconscient, comme l’être des philosophes, ne se donne pas à voir » et que la pulsion « ne fait pas image111 ». Nous voudrions avancer ici au contraire que l’écriture scénaristique (c’est-à-dire l’écriture de Sartre qui donne le plus à voir) aura été le lieu de la lucidité la plus grande, quant à la source profonde de la jouissance que lui procurait la pratique esthétique. Elégamment éludé par Les Mots, ses scénarii nous livrent le fin mot de son goût persistant et nostalgique112 pour la Beauté: « La grande tragédie, celle d’Eschyle et de Sophocle, celle de Corneille, a pour ressort principal la liberté humaine. Œdipe est libre, libres Antigone et Prométhée. La fatalité que l’on croit constater dans les drames antiques n’est que l’envers de la liberté. Les passions elles-mêmes sont des libertés prises à leur propre piège113. » Le cinéma est l’Art par excellence pour Sartre, parce qu’il montre à l’œuvre la liberté prise son propre piège : celle de produire les images fascinantes et atemporelles qui permettent de supporter l’insupportable,l’existence surnuméraire vouée à la mort. S’il a tant résisté à s’y laisser prendre, c’est qu’il voulait se croire pure liberté, délié du piège puisqu’il le dénonçait. Par ses images, celles de son écriture cinématographique et d’une manière plus cryptée, celle de son œuvre romanesque ou dramaturgique, il s’avouait pris.