Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 2
Ce que le cinéma fait à la littérature (et réciproquement)
Benoît Turquety

L’image-arrêt. Pound, Zukofsky, Mallarmé, Huillet et Straub : poésie cinéma

Ezra Pound, « sudden liberation »

1L’art de l’image, c’est la poésie.

Every concept, every emotion presents itself to the vivid consciousness in some primary form. It belongs to the art of this form. If sound, to music ; if formed words, to literature ; the image, to poetry ; form, to design ; colour in position, to painting ; form or design in three planes, to sculpture ; movement, to the dance or to the rhythm of music or verses1.

2Énoncée par Ezra Pound en 1914, cette répartition, au sein de laquelle l’art cinématographique manque, décrit les prémisses au Vorticisme dans ce manifeste qui l’inaugure, mais se montre également datant de quelques mois après l’invention du mouvement fondateur de la modernité poétique américaine, l’Imagisme. Ce lien pourtant de la poésie à l’image n’est pas strictement poundien, ou l’est pris dans une histoire de la longue durée où, à un moment, le poète américain occupa une place cruciale. D’autre part, la poésie n’est pas qu’image : aussi rythme, d’où suitson inscription dans les corps par mouvement et danse, et dans la temporalité, quoique par la bande. L’art du mouvement donc, n’est pas le cinéma, mais le ballet, ou le poème qui, ici, se substitue déjà en silence, à la technique nouvelle.

3Par l’image, la poésie n’est plus littérature, « formed words », mais autre chose. L’idée est ancienne. Michel Jourde décrit, à propos du style de Guillaume Budé, un point crucial de l’éloquence classique « que les Grecs nomment enargeia et les Latins evidentia ou illustratio » :

Située entre la figure de style et la qualité du style, l’enargeia est la capacité de l’orateur ou de l’écrivain à susciter l’imagination de l’auditeur ou du lecteur. L’enargeia a souvent été définie comme un point de passage du rhétorique au poétique […]. Cette mise en valeur de l’aptitude à voir et à faire voir par l’écriture est associée, chez Budé, à la définition d’un style sublime, qu’il nomme uranoscope, c’est-à-dire s’élevant jusqu’à la contemplation céleste, un style de voyant2.

4La définition ici de l’enargeia se confond largement avec ce que Pound nomma « phanopœia », « which is a casting of images upon the visual imagination3 » : le but est certainement le sublime (Pound : « The image is the word beyond formulated language4. »). Mais Jourde précise : « Dans l’esthétique de l’enargeia, l’image tire sa puissance de sa fixité5. » Paraît alors un point nodal de la poétique poundienne : l’image est vide de temps et le temps vidé :

An « Image » is that which presents an intellectual and emotional complex in an instant of time. […] It is the presentation of such a « complex » instantaneously which gives that sense of sudden liberation ; that sense of freedom from time limits and space limits ; that sense of sudden growth, which we experience in the presence of the greatest works of art6.

5L’insistance sur le soudain renvoie à ce qui fut pour les Imagistes à la fois la grandeur et la misère de leur tâche : la valeur de l’‘Image’ se mesure à sa fixité, ce qui limite sa capacité à rendre le mouvement (l’instable).

6Il fallait, de ce point de vue, trouver une voie de sortie hors de l’imagisme – sans pour autant, pour Pound, renoncer à ce soudain –; il la trouva dans la « méthode idéogrammatique », qui est encore une forme à temps vide. Jacques Derrida, pour qui la « poétique irréductiblement graphique [de Pound] était, avec celle de Mallarmé, la première rupture de la plus profonde tradition occidentale » (ce qu’il liait à « [l]a fascination que l’idéogramme chinois exerçait sur l’écriture de Pound7 »), rappelait également combien l’utopie que hiéroglyphes et idéogrammes représentèrent pour la pensée occidentale de l’écriture se déploie elle aussi, quoique souterrainement, dans la longue durée. Il citait le Prodromus coptus sive aegyptiacus (1636) du père Athanase Kircher :

Les hiéroglyphes, lit-on dans le Prodromus, sont bien une écriture, mais non l’écriture composée de lettres, mots et parties du discours déterminées dont nous usons en général. Ils sont une écriture beaucoup plus excellente, plus sublime et plus proche des abstractions, qui, par tel enchaînement ingénieux des symboles, ou son équivalent, propose d’un seul coup (uno intuitu) à l’intelligence du sage un raisonnement complexe, des notions élevées, ou quelque mystère insigne caché dans le sein de la nature ou de la divinité8.

7La méthode idéogrammatique doit permettre de retrouver, dans la poésie, le d’un seul coup de l’image, libération soudaine. Ici intervient Lessing, dont le Laocoon, ou Des frontières de la peinture et de la poésie, veut régler son compte à la mauvaise lecture qui fit du Ut pictura poesis horacien un dogme de l’esthétique classique ; il suffit d’être simple :

Voici mon raisonnement : s’il est vrai que la peinture emploie pour ses imitations des moyens ou des signes différents de la poésie, à savoir des formes et des couleurs étendues dans l’espace, tandis que celle-ci se sert de sons articulés qui se succèdent dans le temps ; s’il est incontestable que les signes doivent avoir une relation naturelle et simple avec l’objet signifié, alors des signes juxtaposés ne peuvent exprimer que des objets juxtaposés ou composés d’éléments juxtaposés, de même que des signes successifs ne peuvent traduire que des objets, ou leurs éléments successifs.
Des objets, ou leurs éléments, qui se juxtaposent s’appellent des corps. Donc les corps avec leurs caractères apparents sont les objets propres de la peinture. Des objets, ou leurs éléments, disposés en ordre de succession s’appellent au sens large des actions. Les actions sont donc l’objet propre de la poésie9.

8Lessing nuance ensuite, puisqu’il faut des corps pour accomplir des actions, et que les corps n’ont pas d’existence hors du temps. Mais la différence reste et, par exemple, la « grâce est la beauté en mouvement et, par là même, elle est moins accessible au peintre qu’au poète10 ».

9Or l’écriture se déploie dans le temps. D’une certaine manière, c’est exactement là contre que la poétique de Pound s’est campée.

10Sa solution, « idéogrammatique », était particulière, et avait des implications. D’autres poètes désirèrent des solutions différentes, poussés par un contexte historique que marquait l’irruption du cinématographe. Robert Duncan résumera ainsi la situation dans ses notes pour un H.D. Book à venir :

The early definition of the image as « that which presents an intellectual and emotional complex in an instant of time » is appropriate for the stationary, almost hallucinatory, presentations of early imagist poems – Pound’s « apparition » of faces as petals on a black bough, seen in the blink of an eye or of a camera shutter, or H.D.’s rose, « cut in rock », that exists in a garden as if frozen in time, as if time had come to a stop in the photograph. […]
But these stills are few in number. After a handfull of imagist poems, the poets were interested in movement. The sequence of images is what tells in the Cantos of Pound, and, scene juxtaposed to scene, line juxtaposed to line, the poem is built up like an Eisenstein film in the cutting room. In the passing of image into image, person into person, in H.D.’s War Trilogy too we are reminded of the transitions and montage that developed in the moving picture11.

11Si l’intérêt de la doctrine imagiste tenait largement aux restrictions – les « don’ts » – imposées à l’écriture, le poème s’y trouvait pourtant par elles comme tenu dans un modèle photographique, à un moment où l’exploration des possibles du cinéma notamment par les avant-gardes suggérait d’autres directions, que la littérature et la poésie ne devaient pas ignorer. Mais Duncan dit ici deux choses dont il faut voir qu’elles sont, contrairement à ce que leur enchaînement muet laisse croire, distinctes : 1 des poètes s’intéressèrent au mouvement ; 2 des poèmes sont construits comme un film d’Eisenstein dans la salle de montage. Si les techniques de juxtaposition franche développées par Pound dans les Cantos ont à voir avec le montage et avec le cinéma, elles peuvent très bien se passer du mouvement, et en restent en tout cas théoriquement indépendantes. Ce n’est pas un hasard si Eisenstein lui-même prendra la construction de l’idéogramme asiatique comme exemple de réalisation d’un montage au sens qui l’intéresse12 : on peut monter des images fixes, la question du mouvement est une autre question. Que le cinéma dans ses formes majoritaires joigne les deux est accidentel : il faut revenir à l’« essence du cinéma » telle que décritepar le cinéaste autrichien Peter Kubelka à Jonas Mekas en 1967 :

Cinema is not movement. Cinema is a projection of stills – which means images which do not move – in a very quick rhythm. And you can give the illusion of movement, of course, but this is a special case. […] You have the possibility to give light a dimension in time. This is the first time since mankind exists that you can really do that13.

Louis Zukofsky, « cinematic principle »

12Le poète new-yorkais Louis Zukofsky fit bien, lui, dès 1930, cette distinction. Commentant, dans son essai « American Poetry 1920-1930 », le pivot des expérimentations poundiennes, il renvoie au même problème mais voit une différence :

In the last ten years Pound has not concerned himself merely with isolation of the image […] but with the poetic locus produced by the passage from one image to another. His Cantos are, in this sense, one extended image. […] The Cantos cannot be described as a sequence. A synopsis may no more be given of them than of a box, a leaf, a chair, a picture : they are an image of his world, « an intellectual and emotional complex in an instant of time »14.

13Le point est ainsi dans le passage d’une image à l’autre : pourtant ce que la poétique poundienne produit n’est pas l’illusion d’un mouvement fluide, mais une nouvelle image, étendue. S’ils sont travaillés par des techniques et problèmes qui ont à voir avec le cinéma, les Cantos ne forment pourtant pas un film, on ne peut en exprimer une forme narrative, ni même peut-être temporalisée de quelque façon : mais une image, un objet, ils sont au monde comme une chose l’est.

14C’est pourtant bien de montage qu’il s’agit : Zukofsky écrit à Pound le 7 décembre 1931, à propos des différences entre les Cantos et le grand projet du jeune homme, « A », en chantier depuis 1928 et dont l’écriture se poursuivra jusqu’en 197415 :

We both partake of the cinematic principle, you to a greater & more progressive degree, tho’ it wd. be pretty hard to distinguish in either case where montage leaves off & narration begins & vice versa16.

15Puis, le 14 :

Advertising & montage, Mr. E.– Eisenstein has nothing on us17.

16Il y a donc bien quelque chose comme un « principe cinématographique », extensible à la poésie, et autorisant notamment un mode de déploiement du poème dans la durée qui ne soit pas narratif – montage et narration ici s’excluent, quoique le principe cinématographique puisse inclure les deux concurremment. Et sur ces techniques de « montage », ils peuvent en remontrer même à Eisenstein.

17L’enjeu de l’évolution poétique de Pound trouve donc pour Zukofsky à se formuler en termes de techniques cinématographiques ; mais la poésie américaine, en ce tournant des années vingt, se transforme à partir des prémisses poundiennes selon des voies divergentes. Dans la suite immédiate du passage déjà cité de son essai « American Poetry 1920-1930 », Zukofsky précise :

In Williams, the advance in the use of image has been from a word structure paralleling French painting (Cézanne) to the same structure in movement – « Della Primavera Transportata Al Morale »18.

18Le travail sur une mise en mouvement de l’image vient avec William Carlos Williams et – idée absolument zukofskienne – c’est une question de structure.

19Williams fait partie des (quelques) poètes qui dès cette époque s’intéressèrent sérieusement au cinéma. Il était abonné à la revue Experimental Cinema fondée par Lewis Jacobs, Seymour Stern et David Platt en 1930, et attirée à la fois par le gauchisme et l’avant-garde – avec le cinéma soviétique comme modèle19. H.D., autre exemple, s’en occupa de plus près, formant avec Bryher et Kenneth Macpherson le groupe Pool qui publia depuis la Suisse la revue Close Up, « The Only Magazine Devoted to Films as an Art », de 1927 à 1933, et réalisa le film Borderline en 193020. Robert Duncan revient sur l’influence que l’art du film a pu avoir sur le travail de la poétesse H.D. :

[…] the fusion of voice heard and image seen along the track of a moving, changing picture is more immediately related to the sound-track and the film of the newest « visual » art, the movie. The sequence of the poem in which in the opening “shots” we see first « rails » then « rails gone » then « guns » then the old town square, in fog, for there is « mist and mist-grey, no colour », and the frame changes to reveal « Luxor bee, chick and hare » carved in stone writing. The transitions, the flash-backs, the movement of the eye from object to object to tell its story, the projection – all these aspects of H.D.’s art relate not only to the stream of consciousness or the free associations of her analysis with Freud in 1933 and 1934 but to the techniques of the cinema21.

20LouisZukofsky également s’est beaucoup intéressé au cinéma, de plusieurs manières : notamment comme spectateur enthousiaste des films russes et de Chaplin, sur le Modern Times duquel il écrivit en 1936 un article non publié à l’époque, dans lequel son implication est manifeste, comme son admiration de poète pour le technicien du film Charles Chaplin22.

21Tout autrement, le cinéma est également posé comme modèle par Michael Gold, alors rédacteur en chef de la revue New Masses, organe littéraire fondé en 1926 du Parti communiste américain, et qui comme la plupart de ses équivalents débuta sur une position ouverte aux démarches d’avant-garde, avant de se rabattre peu à peu sur le dogme du réalisme prolétarien. Louis Zukofsky participa à quelques reprises à la revue, sur la base d’une sympathie idéologique et au prix de difficultés et malentendus profonds. C’est sur la différence dans le rapport au cinéma que Mark Scroggins fonde sa description des irréconciliables incompatibilités de conceptions esthétiques entre le jeune poète marxisant et le périodique :

The major divergences between Zukofsky’s modernism and proletarian realism are clear : Zukofsky’s poetry, despite its own author’s emphasis on « clarity », is a difficult poetry, relying on tactics of juxtaposition and montage that, however easily apprehensible they may be in the cinema, pose formidable difficulties for the average reader. When Gold advocates « cinema in words », he means something exceedingly straightforward : « Swift action, clear form, the direct line ». Zukofsky, on the other hand, sees his own work « partak[ing] of the cinematic principle » to the extent its formal structures resemble those of Eisenstein’s groundbreaking montage […]23.

22Le cinéma est pour Gold l’art de masse, de tous les arts le plus important disait Lénine. Le poète doit en tirer des leçons, mais d’accessibilité, de puissance « directe » : surtout pas de possibilités techniques nouvelles. Or ces dernières seules intéressent Zukofsky, dans son travail poétique comme d’ailleurs pour leurs implications politiques.

23Robert Duncan revint en 1978, au moment de la mort de Zukofsky, sur ce qu’il avait écrit du rapport des Cantos avec le cinéma d’Eisenstein, pour voir plutôt Pound du côté de Griffith, et Zukofsky dans la veine du Russe :

Pound sees the condition of the modern mind as a fractured stream, not as a construct. […] In contrast, Zukofsky’s proposition in « Poem beginning “The24” », with its lines presented by the number, its constructed line-movement events, not as a stream but as a sequence of line-shots or frames making up a motion-picture film strip, proposed neither tradition nor past, but immediate presentation. If, as I have pointed out in The H.D. Book, the movies of Griffith25, particularly the reincarnations of the themes in a series of historical times co-existing in the film medium in Intolerance, had prepared for the time reincarnations, the « all times are contemporaneous », of Pound’s scenario in The Cantos, the art of Eisenstein must have been a conscious resource for Zukofsky […]26.

24Le double rapprochement opéré par Duncan, en des termes qu’il faudrait soigneusement désarticuler, renvoie au jeu d’une dialectique précise : celle du mouvement et de l’arrêt, du flux et de la coupure, de l’écoulement et de la fracture. Pour lui, dans ce balancement Pound penche pour le fluide – là son expérience subjective de lecteur prend le pas sur la conceptualisation poundienne par image et idéogramme –, Zukofsky pour le solide – ce qui n’aurait pas été pour lui déplaire. Or cette dialectique compose précisément la technique cinématographique : une suite d’images fixes projetées en succession assez rapide pour engendrer, si l’on veut disait Kubelka, l’illusion d’une continuité fluide. Chez chacun des poètes, l’autre aspect, la cassure pour Pound, le mouvement pour Zukofsky, travaille au plus profond des textes. Ainsi, ce n’est pas dans un poème du pur mouvement que le cinéma jouerait le plus, mais dans une œuvre où extension en durée, mobilité, arrêt, se mobilisent sans cesse. L’enjeu est formel ; il porte avec lui en outre des conceptions du temps et in fine de l’histoire.

Cinéma, poésie : du heurté

25La mise en mouvement de l’image dans le poème ne peut pas ne pas être problématique. Sans fixité l’image perd en puissance ; mouvement, instabilité la fragilisent ; et si elle se perd comme image, le mouvement se perd également comme mouvement d’une image ; autre chose éventuellement peut paraître, mais ce sera autre chose. Ainsi la caractéristique d’une présence cinématographique, si l’on peut dire, dans une œuvre – y compris cinématographique ? – n’est pas simplement le mouvement, mais une forme particulière de déroulement temporel, de jeu d’écoulement et de fracture, de mobilité et d’arrêt, une progression profondément dialectique, caractérisée par l’à-coup, le heurté. Réellement, le cinéma ou sa nouveauté n’est peut-être pas autre chose que la réalisation de cette dialectique particulière, que cette forme-là du temps. Walter Benjamin fut sans doute le penseur le plus sensible à cet aspect de la technique et de l’art nouveau, et à ses implications, qu’il décrivit ainsi :

La formule qui exprime la structure dialectique du film en fonction de son aspect technique est : des images discontinues se dissolvent [ablösen] dans une suite continue27.

26Le cinéma montre un temps dont la continuité n’est que le masque d’une discontinuité profonde, d’autant plus réelle qu’invisible28.

27Pour Lessing déjà, la différence radicale entre poésie et peinture se jouait dans le rapport au temps, puisque les éléments de l’écriture sont de fait pris dans une succession réglée. Aujourd’hui encore, Charles Bernstein voit dans cette inscription dans la durée un trait commun fondamental entre littérature et cinéma par lequel les deux arts se trouvent apparentés, d’être bien que différemment, à la fois dans le visuel/plastique et l’organisation d’intervalles temporels :

Film, because it is the visual art most dependent on duration, shares a unique kinship with writing. I do not mean by this that writing provides much of the content for movies in the form of mise-en-scene and dialogue ; I refer to the formal affinities between the two mediums. Understanding film provides a method for understanding language, since in its non-lexical quality, its grammar of shots and angles, it may contain the essence of the linguistic. […] Film, that is, helps to conceptualize the plasticity of language, the intrinsicness of ordering and editing as meaning29.

28Ceci fait écho, et l’on pourrait ici de nouveau convoquer Derrida :

[…] l’espacement (pause, blanc, ponctuation, intervalle en général, etc.) […] constitue l’origine de la signification. […] L’espacement (on remarquera que ce mot dit l’articulation de l’espace et du temps, le devenir-espace du temps et le devenir-temps de l’espace) est toujours le non-perçu, le non-présent et le non-conscient. Comme tels […]. La signification ne se forme ainsi qu’au creux de la différance : de la discontinuité et de la discrétion, du détournement et de la réserve de ce qui n’apparaît pas. Cette brisure du langage comme écriture, cette discontinuité a pu heurter à un moment donné, dans la linguistique, un précieux préjugé continuiste30.

29L’« espacement », qu’en ces mêmes pages Derrida décrit comme « cadence », « césure », correspond assez exactement à l’inter-image sur la bande de celluloïd, à l’obturation dans le temps du filmage ou de la projection. Le préjugé continuiste, forçant à ignorer la discontinuité à l’œuvre au cœur de sa technologie, ravage encore le cinéma31.

30Ainsi, la parenté entre cinéma et écriture ne doit pas se mesurer au rendu fluide d’une action ; mais au sens du discontinu, à la capacité au syncopé – « choppy » est le terme anglophone consacré pour qualifier le montage « à la russe » qui marqua tant Zukofsky par exemple. Il suit que la poésie est plus proche du cinéma que la prose – pas théorique que franchit le formaliste Iouri Tynianov :

Au cinéma, les cadres ne se « déroulent » pas dans un ordre successif, dans un développement progressif, ils alternent. Tel est le fondement du montage. Ils alternent tout comme un vers, une unité métrique, succède à l’autre, sur une frontière précise. Le cinéma procède par bond d’un cadre à un autre tout comme la poésie d’un vers à un autre. Aussi étrange que cela paraisse, si l’on établit une analogie entre le cinéma et les arts du mot, elle sera légitime non pas entre le cinéma et la prose, mais uniquement entre le cinéma et la poésie. […]

Le caractère « bondissant » du cinéma, le rôle qu’y joue l’unité du cadre, la transfiguration sémantique qu’y subissent les objets quotidiens (dans le vers : les mots, au cinéma : les choses) apparentent le cinéma à la poésie32.

31Le cinéma est plus proche de la poésie que de la prose. Fonde les deux arts le principe d’une extension non par écoulement continu d’une matière fluide mais par sautes ou suite discrète de blocs disjoints. Pendant le film, l’interruption menace toujours l’image : le prochain photogramme peut faire partie du même plan, prolonger l’illusion du mouvement s’il y a lieu, ou présenter tout autre chose. Giorgio Agamben décrivait dans certain cinéma, peut-être tout le cinéma, « une puissance d’arrêt qui travaille l’image elle-même, qui la soustrait au pouvoir narratif pour l’exposer en tant que telle33 ». Il ajoutait :

L’arrêt nous montre au contraire que le cinéma est plus proche de la poésie que de la prose. […] La seule chose qu’on peut faire dans la poésie et pas dans la prose, ce sont les enjambements et les césures. Le poète peut opposer une limite sonore, métrique, à une limite syntaxique. Ce n’est pas seulement une pause, c’est une non-coïncidence, une disjonction entre le son et le sens. […] C’est pour cela […] que Hölderlin a pu dire que la césure, en arrêtant le rythme et le déroulement des mots et des représentations, fait apparaître le mot et la représentation en tant que tels34.

32Cette « puissance d’arrêt », travaillant en surface ou plus sourdement, est le toujours possible de l’interruption ; elle est ce par quoi l’image reparaît comme image, ce par quoi la matière filmique ou langagière même redevient sensible, ce qui accuse l’écart de la représentation et en rejoue les termes. L’interruption, que le précieux préjugé continuiste nomme au cinéma « raccord », rend sous son vrai nom le cinéma à la poésie.

Zukofsky, Mallarmé : « le temps          cendres »

33Charles Bernstein, dans son article « Words and Pictures », discute longuement les problèmes particuliers soulevés par la poétique zukofskienne, dans son rapport précisément à la question de la mobilité et de l’arrêt35 – problèmes que curieusement sa poésie semble ne pas connaître. Louis Zukofsky est, dans ses essais « objectivistes » aussi bien que, compte tenu des variations, dans son monumental Bottom : On Shakespeare36, obsédé par un principe de précision absolue du regard – un regard « objectif », par analogie avouée avec l’outil photo/cinématographique –, et la recherche d’une œuvre « objectivement parfaite », c’est-à-dire qui devienne une « rested totality, […] necessary only for perfect rest, complete appreciation37 ». Le poème doit devenir un objet, absolument achevé, ne laissant rien à désirer, amenant l’esprit en « parfait repos ». Cette immobilité rêvée, ajoutée à l’exigence de précision de l’image, renvoie pour Bernstein à une terreur manifeste du flux, de l’instable, par suite de l’histoire comme mouvement. Or il y a un autre principe travaillant l’œuvre et la poétique de Zukofsky, une autre obsession : celle de la fugue. Il décrit ainsi, dans ses propres notes au numéro « objectiviste » de la revue Poetry, dont il fut le rédacteur en chef invité, son grand-œuvre « A » :

His poem « A » – in process – includes two themes : I – desire for the poetically perfect finding its direction inextricably the direction of historic and contemporary particulars ; and II – approximate attainment of this perfection in the feeling of the contrapuntal design of the fugue transferred to poetry ; both themes related to the text of Bach’s St. Matthew Passion38.

34Le poétiquement parfait est en parfait repos, mais pas sans une direction, déterminée. D’autre part, la fugue, son organisation contrapuntique, fait pour le poète modèle, ce qui suppose une forte conscience de la gestion des rapports de durées comme problème poétique – problème commun à la musique et au film. Car si Charles Bernstein a raison de rappeler que l’écriture est de fait temporalisée, prise comme la lecture dans la succession mesurée des secondes, il reste un pas entre cette évidence qui n’en est pas une et son inscription dans la forme littéraire. Certains textes de Zukofsky39 montrent que le cinéma l’a aidé à prendre conscience de la poésie comme, aussi, un travail de la matière temporelle même, un jeu de rythmes, un calcul de différentiels de vitesses, une danse avec des tempi à créer ou épouser – dimension de l’écriture qu’ailleurs j’ai nommée, à l’imitation de la tripartition poundienne en phanopée/mélopée/logopée, la « chronopée40 ».

35Ainsi l’inscription dans la temporalité est-elle finalement présente dans la poétique zukofskienne. Mais le problème soulevé par Bernstein correspond à un point singulier, paradoxal ou tendu de la pensée de Zukofsky. Il s’agit pour ce dernier de pouvoir justement tenir cette contradiction : inclure le mouvement dans la structure du poème, tout en maintenant à leur plus haut les exigences de l’image, et cette « puissance d’arrêt » qui est le sceau de la perfection, désirable, à laquelle Zukofsky sera le dernier poète à renoncer. Bernstein lui-même suggère qu’après tout, cette obsession de Zukofsky pour la fixité, le solide, trait pour lui réactionnaire (idéaliste, naïf) de sa pensée, pourrait après tout renvoyer à autre chose : un élément utopique qui serait exactement benjaminien41 – l’arrêt de l’écoulement comme possibilité d’échappée hors du mouvement historique, tel que le philosophe allemand le formule au plus aigu dans les thèses « Sur le concept d’histoire » : « L’historien matérialiste ne saurait renoncer au concept d’un présent qui n’est point passage, mais arrêt et blocage du temps42 ».

36Jacques Scherer ne cache pas son étonnement, dans Le « Livre » de Mallarmé, face à certains éléments des théories du poète de la rue de Rome. Celui-ci à un moment de ses recherches se tourna vers le Théâtre pour mener à bien l’accomplissement du Livre : mais un Théâtre qui « diffère des théâtres habituels […] d’abord par toute une série d’éliminations ou de refus ». Notamment, « [u]n […] élément essentiel de la dramaturgie que refuse Mallarmé est le temps43 ». Se rencontre donc à nouveau cette négation étrange ou impossible ou utopique : le temps – le feuillet 55 du manuscrit du « “Livre” » donne : « le livre   supprime / le temps   cendres ». La préface à Poème. Un coup de dés jamais n’abolira le hasard annonçait déjà une dialectique entre mobilité et arrêts :

La fiction affleurera et se dissipera, vite, d’après la mobilité de l’écrit, autour des arrêts fragmentaires d’une phrase capitale dès le titre introduite et continuée44.

37La question de l’intervalle ou espacement apparaît centrale déjà dans cette préface, qui est sans doute la source derridienne quant au choix du terme. La justification par Mallarmé de la présence partout du blanc se formule en des termes qui ici résonnent :

Le papier intervient chaque fois qu’une image, d’elle-même, cesse ou rentre, acceptant la succession d’autres […]. L’avantage, si j’ai droit à le dire, littéraire, de cette distance copiée qui mentalement sépare des groupes de mots ou les mots entre eux, semble d’accélérer tantôt et de ralentir le mouvement, le scandant, l’intimant même selon une vision simultanée de la Page […]45.

38Mallarmé joint l’idée de la page comme image, caractérisée par sa « vision simultanée », et la succession des images suggérées par le texte, succession dont le rythme est précisément mesuré, par les blancs : à la fois l’arrêt et la mobilité paradoxale de l’écrit, le déroulement « alternatif » ou « bondissant » dont parlait Tynianov et la chronopée élaborée dans la matérialité du texte, sa typographie.

Huillet et Straub, « des arrêts fragmentaires »

39Danièle Huillet et Jean-Marie Straub ont « adapté », ou fait dire, en 1977, Un coup de dés au cinéma. Le film est intitulé Toute révolution est un coup de dés. Son principe est simple : assis sur la petite colline jouxtant la plaque en hommage aux morts de la Commune de 1871 – qu’un premier panoramique situe46 –, quatre femmes et cinq hommes prononcent tour à tour les mots du poète. Juste après que le plan initial les a montrés dans leur ensemble, et a dévoilé leur disposition sur cette petite pelouse abritée d’arbres, chaque acteur est isolé dans un cadre le temps de dire sa partie. Le dernier plan est un paysage de Paris, d’un point de vue proche.

40Cette première et rapide description annonce déjà une part du propos : le titre – comme le carton de générique l’indique – est une phrase de Jules Michelet, l’historien qui publia notamment, de 1847 à 1853, une grande Histoire de la Révolution, qu’il réédita en 1869. L’homme subit deux attaques d’apoplexie les 30 avril et 22 mai 1871, pendant la Commune, hasard peut-être ; il mourut le 9 février 1874. « Toute révolution est un coup de dés » fait ici lien entre le poème, qui se termine sur la phrase (non ponctuée) célèbre « Toute Pensée émet un Coup de Dés », et évidemment la Commune. Des contemporanéités sont ici rappelées à notre souvenir, leur apposition nous poussant à chercher ce qui peut faire leur cohérence. Il revient alors en mémoire que Mallarmé avait des amitiés dans les milieux anarchistes – Fénéon, Vielé-Griffin… –, et qu’il écrivit, après l’explosion à la Chambre des députés du 9 décembre 1893 : « Je ne sais pas d’autre bombe, qu’un livre », phrase répétée, parfois déformée47 ; mais aussi qu’il passa les premiers mois de 1871 à Avignon, où il enseignait depuis octobre 1867, terrifié quelque peu par les événements, et le sort de ses amis plus attirés par l’émeute48. À cela s’ajoute ce que le film ne fait pas connaître, mais Jean-Marie Straub ou ses critiques si, à savoir que sous cette colline même furent enterrés les cadavres des derniers communards exécutés contre le mur où aujourd’hui, se trouve la plaque.

41Le film est donc un tombeau – pratique éminemment mallarméenne, obsession straubienne – offert à ceux à qui il n’en fut pas donné. Ce tombeau ne dit pas son nom, ne se présente pas comme tel, puisque l’on peut ne pas savoir que quelqu’un gît en-dessous ; mais cela eût été impossible : de tombeau, ceux-là n’en eurent pas. Il s’agit donc d’inventer une sépulture sans inscription et sans pierre, de signaler par une absence l’absence de sépulcre, de ne prononcer aucun des noms de ceux qui furent un jour trop dangereux pour que leurs noms puissent être consignés. Prononcer alors autre chose : un poème, celui-ci.

42Au-delà de construire cette constellation, signifiante, le film présente un dispositif aussi simple que rigoureux. Le texte est réparti entre chacun des neuf proférants selon la typographie : chaque « (ré)citant » – comme les nomme le générique – est chargé de l’un des neuf types de caractères utilisés sur les pages. Danièle Huillet, par exemple, dit les passages en minuscules romaines de taille « normale » (majoritaire), Marilù Parolini ceux en italiques minuscules normales, etc. Les hommes ont les majuscules, qu’ils clament d’une voix d’autant plus forte que le caractère est gros. Le film cherche donc à prendre au sérieux certains principes du poète :

Ajouter que de cet emploi à nu de la pensée avec retraits, prolongements, fuites, ou son dessin même résulte, pour qui veut lire à haute voix, une partition. La différence des caractères d’imprimerie entre le motif prépondérant, un secondaire et d’adjacents, dicte son importance à l’émission orale et la portée, moyenne, en haut, en bas de page, notera que monte ou descend l’intonation49.

43Ce parti pris élémentaire a déjà d’importantes conséquences : il révèle de manière absolument frappante un aspect spécifique du travail rythmique de Mallarmé. Le poème commence par trois pages dont une blanche – ou deux doubles pages dont la page de gauche est chaque fois vierge – de texte en capitales (« UN COUP DE DÉS / […] / DU FOND D’UN NAUFRAGE »). Puis, suivent trois doubles pages où n’interviennent plus que des minuscules romaines, à l’exception de trois mots en débuts de doubles pages, et un mot isolé qui les conclut (« soit […] le maître […] n’abolira »). Ensuite, six pages d’italiques minuscules, interrompues seulement par « comme si » en début et fin de la première de ces doubles pages, et « SI » au milieu de la dernière. La double page suivante est la plus diversifiée typographiquement : six caractères différents alternent rapidement. Restent deux doubles pages, où revient en dominante la minuscule romaine, coupée trois fois par double page par la majuscule romaine simple.

44Ce jeu de répartitions règle directement le rythme du montage : les doubles pages dominées par d’assez longs morceaux en minuscules romaines ou italiques (le motif prépondérant et le secondaire) se déduisent en un plan de Danièle Huillet puis un de Marilù Parolini, entrecoupés de plans brefs sur deux hommes. Par contraste, la double page aux six types de caractères produit un subit et radical changement de rythme, une accélération radicale du montage, qui en devient très « heurté », pour reprendre le terme. Les deux dernières doubles pages laissent revenir peu à peu à une cadence plus tranquille. Ainsi, la machine rythmique du film est entièrement dictée par la structure du poème : on coupe quand on change de caractère/(ré)citant, et seulement là.

45Ces aspects rythmiques sont accentués par d’autres choix cinématographiques, complémentaires, et encore une fois parfaitement simples. Les (ré)citants sont assis sur l’herbe de la colline, parfaitement immobiles – seuls deux, chacun à un moment précis, pourront faire un geste – ; les cadres le sont également, à l’exception du panoramique d’introduction. Donc, le film est un montage – cut – de plans fixes sur des acteurs fixes. De plus, ces acteurs ne se regardent pas les uns les autres – les femmes regardent vers la gauche du cadre, les hommes vers la droite, selon des angulations variées – : ainsi, aucun des passages de plans du film ne relève de l’une des formes classiques du raccord – raccord regard, raccord mouvement –, formes codifiées entre autres dans un but de lissage de la matière.

46Ces types de transition entre plans sont les plus « abruptes » possibles, ce qui a pour effet de rendre très fortement sensible le montage même, le travail rythmique – radicalisant les césures, Huillet et Straub font apparaître la représentation en tant que telle, mais aussi la matière poétique et cinématographique comme jeu et travail de rythmes, d’accélérations et ralentissements, comme jeu et travail, sensuels. Le renforcement des césures se retrouve dans la diction, qui est une scansion au sens le plus littéral du terme. Danièle Huillet notamment prononce tous les « e » muets et diérèses, marquant même d’un léger arrêt le pli central de la double page lorsqu’elle le passe. Par ailleurs, les plus larges blancs sont « traduits » en silences avant ou après – selon la position dans la page – que le (ré)citant parle.

47Plastiquement, des jeux de symétries/oppositions entre les postures des corps ou directions de regard, dans la composition des cadres, etc., créent une structure superposée à la première, recreusant à partir des mots et de leur essaimage, dans une direction nouvelle. L’horizon dans les cadres penche pour cause de colline, comme peut-être le navire, « bâtiment / penché de l’un ou l’autre bord » ; il est même possible que la position des récitants sur l’herbe à la fin du premier plan, cherche à mimer quelque chose, dans le cadre, du mouvement du texte sur les pages.

48La lecture évidemment que font Huillet et Straub, comme le contexte déjà l’avait suggéré, et comme on pouvait le prévoir, est d’abord politisée. Danièle Huillet, récitant, garde son poing fermé posé sur son genou, et le soulève légèrement en évoquant « cette conflagration à ses pieds / de l’horizon unanime / que se prépare / s’agite et mêle / au poing qui l’étreindrait / comme on menace un destin et les vents50 ». Le champ sémantique lié vient alors à affleurer, sur cette page par exemple, « LE MAITRE », « le chef » (le sens de « tête » paraît d’abord : mais la polysémie au cœur du travail mallarméen laisse sourdre l’autre), « soumise », voire « s’agite », « cadavre », ou « reployer », ou en haut de la page suivante « ancestralement à n’ouvrir pas la main / crispée / par delà l’inutile tête » (= l’inutile chef ?)… Voir un simple geste – ce poing un peu levé –, à un certain moment de l’audition d’un texte, mis en valeur d’être l’unique mouvement de l’actrice durant l’ensemble du film, peut alors en transformer l’écoute, faire surgir pour l’oreille des valeurs auparavant enfouies.

49Ainsi, c’est par un blocage généralisé, une immobilité la plus grande possible, que Huillet et Straub ont pu rendre par la technique cinématographique quelque chose de la forme du poème de Mallarmé – quelque chose aussi de sa violence, faire affleurer ce qui y était peu entendu – peu vu ? – de puissance négatrice, politique. Huillet et Straub ont simplement placé le poème dans un contexte cinématographique : un paysage, lourd d’un passé à peine passé d’être sous cette terre, trop proche ; des êtres doués de parole ; de la lumière jouant partout ; et une machine. Ils ont rendus solidaires une propriété caractéristique de cette machine – le changement de plan – et une propriété caractéristique du poème – le changement de caractère. Cette mise en adéquation permet aux deux éléments de se révéler l’un l’autre, et de faire sentir ce que les deux techniques – cinéma, poésie – ont de commun et de différent, ce que toutes deux peuvent faire subir au temps, par interruption et syncope. Arrêt, immobilité, qui ont beaucoup été reprochés à Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, sont à comprendre avec quelques passages importants de Walter Benjamin, ceux par exemple sur l’« inexpressif » :

Aucune œuvre d’art, par conséquent, ne doit paraître vivante sans être immobilisée ; sinon elle devient pure apparence et cesse d’être œuvre d’art. Il faut que la vie qui s’agite en elle apparaisse figée et immobilisée en un instant51.

50L’immobilité n’est pas nécessaire seulement aux œuvres d’art : elle est essentielle dans l’histoire, où il s’agit de produire un « blocage messianique des événements, autrement dit […] une chance révolutionnaire dans le combat pour le passé opprimé52 ». La Commune tenta d’opérer ce blocage ; Mallarmé, par le Livre, de supprimer le temps – cendres – en l’instant suspendu d’un coup de dés, libération soudaine.

51Dans « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » mais ailleurs aussi, Benjamin explicite l’importance que, dans cette optique, le cinéma revêt : il est un modèle pour l’histoire, celui d’une avancée par à-coups, interruptions, sautes, arrêts. Celui où l’illusion historiciste voit son « préjugé continuiste » voler sourdement en éclats vingt-quatre fois par seconde.