Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 2
Ce que le cinéma fait à la littérature (et réciproquement)
Mathilde Labbé

Ce que le cinéma fait à « Boule de suif »

Une traduction espagnole de ce texte par José M. Ramos est parue à l’adresse suivante : http://www.iesxunqueira1.com/maupassant/Articulos/cine_boulesuif.pdf

« 1870.
The Franco-Prussian War.
Then as in our own time,
there was Occupied and
Unoccupied Territory1 »
Carton projeté au début du film de Robert Wise, Mademoiselle Fifi, adapté de « Boule de suif » et de « Mademoiselle Fifi » de Guy de Maupassant

1Chercher « ce que le cinéma fait à la littérature », dans le cas d’une adaptation cinématographique, c’est envisager l’adaptation du point de vue de la littérature et non le film pour lui-même. Deux films nous occupent : Mademoiselle Fifi, de l’américain Robert Wise (1944, produit par RKO) et Boule de Suif, du français Christian-Jacque (1945, produit par Artis Film). Ils adaptent chacun à leur façon deux textes courts de Maupassant : le conte « Mademoiselle Fifi » et la nouvelle « Boule de suif » qu’ils font le choix de traiter ensemble, en un seul et même film. Notre analyse ira donc du livre vers le film pour retourner vers le livre in fine et voir ce que le film lui « fait ». Nous proposerons de lire le film comme une « re-création » selon le terme proposé par Millicent Marcus2 et repris par Carlo Testa3. La re-création engage de fait une nouvelle vision de l’adaptation, qui n’est plus jugée à l’aune de sa « fidélité » à l’œuvre mais selon la cohérence des transformations qu’elle opère4. Nous envisagerons ici ce qu’une telle re-création peut apporter à la littérature par la diffusion d’un patrimoine et la remise en jeu de débats anciens. Nous nous en tiendrons donc à la distinction permise par ces deux pôles : l’adaptation peut aller de l’imitation à l’appropriation. S’ils exigent tous deux une transformation matérielle, c’est néanmoins dans un rapport fort différent au texte-source et selon des buts propres. Bien que relativement proches de leurs textes-sources, nous considèrerons les deux films ici étudiés comme des appropriations dans la mesure où ils réutilisent le texte de Maupassant à des fins précises et s’inscrivent comme œuvres de circonstance (le contexte de la guerre 39-45, la question du patriotisme et de la résistance française).

2Rappelons rapidement la situation mise en place par Maupassant dans ces deux œuvres. Dans « Boule de suif », une prostituée résistante du nom d’Elisabeth Rousset, surnommée « Boule de suif », quitte Rouen envahi par les Prussiens. À bord de la diligence fuient aussi le comte de Bréville, Monsieur Carré-Lamadon, Monsieur Loiseau, et leurs épouses, un démocrate du nom de Cornudet, et deux sœurs. Les trois couples tentent d’amadouer Élisabeth, qu’ils avaient d’abord regardée avec mépris, parce qu’elle est la seule à avoir pris des provisions. L’officier prussien qui habite l’auberge où ils s’arrêtent réclame à Boule de suif ses faveurs, sans quoi la voiture ne pourra pas repartir vers le Havre. Elle refuse sans rien dire aux autres voyageurs. Avant de savoir de quoi il s’agit, ceux-ci la soutiennent dans sa rébellion, mais ils veulent ensuite la convaincre d’accepter, même si Cornudet, attiré par elle, reste en retrait. Quand elle a cédé, tous cessent de lui parler et la voiture reprend sa route. Dans « Mademoiselle Fifi », des officiers prussiens, las d’attendre le combat dans le château d’Uville, qu’ils ont réquisitionné, décident d’organiser un dîner avec des prostituées. Parmi eux, le sous-lieutenant Wilhem d’Eyrik est surnommé « Mademoiselle Fifi » pour « sa taille fine qu’on aurait dit tenue en un corset » et « l’habitude qu’il [a] prise, pour exprimer son souverain mépris des êtres et des choses, d’employer à tout moment la locution française – fi, fi donc5 ». Il choisit parmi les prostituées une jeune femme nommée Rachel, qu’il provoque par des blessures physiques et morales pour l’humilier dans son patriotisme. Au milieu du dîner, après un mot de trop, elle le tue d’un coup de couteau et s’enfuit. Elle se réfugie ensuite dans le clocher sous la protection de l’abbé Chantavoine, prêtre résistant qui refuse de sonner la cloche pour les Prussiens, et l’histoire mentionne qu’elle se marie avec un patriote qui l’a prise en estime pour sa belle action.

3Ceci posé, nous travaillerons sur l’actualisation historique opérée par ces films sous le mode de l’allégorie : chargé de significations, le contexte historique du tournage est indispensable à la compréhension. Ce n’est plus tout à fait le Boule de suif imaginé par Maupassant dans le cadre de la guerre franco-prussienne, c’est l’allégorie de la Résistance française que nous regardons. Nous désignerons en effet par le terme d’« allégories historiques » la manière dont ces deux films font des personnages de Maupassant les représentants des différentes attitudes collectives empruntées face à l’ennemi. Si l’on pouvait déjà comprendre le récit de Maupassant en ce sens, nous nous attacherons avant tout ici aux retours sur le livre faits par les deux films, qui ont décisivement modifié la population à laquelle il est fait référence dans l’œuvre.

4Nous appuyant sur un corpus composé d’articles de critique et de synthèses postérieures, nous nous focaliserons sur les transformations des textes opérées par les films dans la perspective de la réception (et non selon une analyse comparée exhaustive des œuvres cinématographiques et littéraires concernées). Nous nous intéresserons à ce que le spectateur perçoit de ce changement, ainsi qu’à ses raisons supposées, afin de déterminer ce qui est dû au transfert d’un média à l’autre et ce qui est dû à ces adaptations particulières. Les écrits critiques sur lesquels nous travaillons montrent qu’il s’agit d’un public averti qui a généralement lu les textes de Maupassant avant de voir les films. De ce fait, il s’agit toujours pour ces spectateurs particuliers d’une perception de type top-down, c’est-à-dire d’une observation rationnelle dirigée par des attentes précises, et non par la surprise (qui correspond à une perception bottom-top). Les discordances sont donc souvent perçues en termes d’infidélité au texte, où l’inattendu comporte d’autant plus d’effet.

5Réutilisation du patrimoine littéraire, perspective dialogique de l’adaptation, transposition historique du propos de Maupassant, remaniement en profondeur des œuvres littéraires sources, nouvel horizon d’attente constitué par un contexte historique brûlant, tels seront les points sur lesquels nous appuierons notre propos, qui va dans le sens d’une recréation de l’œuvre (plutôt qu’une seule lecture-adaptation) et d’une réutilisation à visée politique de la littérature.

Une nouvelle relation esthétique et sensitive à l’œuvre

6Le passage de l’écrit à l’audiovisuel fixe dans la matérialité des personnages, des décors et des sons qui n’étaient que mots. De ce fait, l’histoire prend une nouvelle dimension : l’image qui s’impose aux spectateurs devient le seul référent pictural possible (alors que chacun s’imagine le personnage à sa manière pendant la lecture) et s’inscrit dans une histoire commune des souvenirs cinématographiques. L’adaptation crée ainsi une nouvelle relation sensitive et esthétique à l’œuvre. La comparaison des films de Christian-Jaque et de Robert Wise permet de mettre en évidence les problématiques majeures de la mise en images de « Boule de suif ». Parmi elles, signalons la caractérisation physique des personnages, l’intonation, les dialogues et l’utilisation de thèmes musicaux, qui constituent des messages non verbaux6 que les réalisateurs ont « ajustés » pour les spectateurs des années 1940. Nous tenterons ici de montrer comment ces transformations, perçues ponctuellement et partiellement par les spectateurs, font sens dans un projet de recontextualisation.

7Qu’il s’agisse du film de Robert Wise ou de celui de Christian-Jaque, la transformation visuelle la plus évidente est celle du personnage d’Elizabeth Rousset. La Boule de suif de Maupassant est « petite, ronde de partout, grasse à lard, avec des doigts bouffis, étranglés aux phalanges, pareils à des chapelets de courtes saucisses, avec une peau luisante et tendue, une gorge énorme qui saillait sous sa robe7 ». Micheline Presle et Simone Simon8, au contraire, sont minces et séduisantes aux yeux de la critique. Leurs précédents rôles influent de plus sur la perception qu’en ont les spectateurs : Simone Simon a interprété des rôles de femme fatale dans La Bête humaine de Renoir, en 1938, et dans La Malédiction des hommes chats, en 1943, et cette image est associée à son jeu d’une manière troublante. Le film de Christian-Jaque justifie la transformation de Boule de suif par une réplique au début du voyage en diligence : « Elle a gardé son nom mais elle a perdu sa graisse. » Chez Robert Wise, cette transformation superficielle est intégrée dans un processus plus large d’euphémisation du personnage. Elizabeth Rousset, qui n’est jamais appelée « Boule de suif » dans le film, est une jeune lingère de Rouen, et non une prostituée, dont le seul crime est de ne pas vouloir dîner avec les Prussiens – c’est donc ce que lui demande l’officier en poste à l’auberge. De même que Boule de suif maigrit en apparaissant à l’écran, Cornudet perd la barbe que Maupassant lui avait donnée, et qu’il faisait tremper dans les bocks de bière. Quant au personnage de l’aubergiste Follenvie, Christian-Jaque et Robert Wise en ont chacun conservé un trait qui servait leur propos9. Robert Wise le représente donc grand et gros en supprimant l’allusion à sa maladie, tandis que Christian-Jaque en fait un petit homme mais garde au personnage son asthme comme ressort comique. Ces transformations des personnages affectent la perception des spectateurs mais restent discrètes, elles permettent ainsi aux réalisateurs de mener l’histoire vers l’issue que chacun lui a assignée.

8Si les critiques de « Boule de suif » ont perçu le décalage entre Lisa et le personnage de Maupassant, ils n’y voient pas d’inconvénient majeur. « […] quel que soit leur talent, ces excellents artistes sont éclipsés par Mlle Micheline Presles (sic) qui, à force de sincérité, a réussi à faire oublier qu’elle est bien trop jolie, bien trop fine, bien trop élégante pour être Boule de suif […]10 » écrit René Jeanne, dans La France au Combat. Jean Flory, dans Libération soir, est du même avis : « Nous n’imaginions pas Boule de suif sous les traits et sur le format de Micheline Presle, mais puisqu’on adapte, puisqu’on ajuste, puisqu’on transpose, acceptons-le ainsi11. »Il est étonnant de noter comme cet ajustement, selon le mot de Jean Flory, est facilement accepté par le spectateur, contrairement à d’autres. C’est qu’il joue un rôle prépondérant dans la cohérence de l’histoire. En effet, la séduction éprouvée par le spectateur accrédite celle de Cornudet et rend crédible son amour pour la jeune femme, deux éléments nécessaires tant à Robert Wise qu’à Christian-Jacque pour mener à bien leur intrigue. S’adaptant aux codes esthétiques du moment, les transformations physiques qui affectent le personnage de Boule de suif autorisent sa collusion avec le personnage séduisant d’Elizabeth Rousset.

9Il apparaît ainsi que les deux réalisateurs ont choisi de s’adapter à leur public, de faire en sorte que l’histoire de Boule de suif soit vraisemblable, frappante et compréhensible pour eux. C’est pourquoi la langue parlée par les personnages est également adaptée dans le passage de l’écrit à l’écran. Pour le cas de Robert Wise, il a fallu traduire la nouvelle tout en conservant le pittoresque français et normand. Pour Boule de suif de Christian-Jaque, Henri Jeanson et Louis d’Hée ont aussi réécrit un texte du xixe siècle pour un public des années 1940. Quelques traces de ces transformations restent visibles cependant. Joseph Mischel, scénariste de Robert Wise, conserve les paroles originales de la chanson « En passant par la Lorraine… » mais il adapte le nom de la ville. Cela se fait au prix de traductions parfois appuyées mais peu nombreuses – la ville de « Clères » devient « Cleresville », la plaque au bas de la statue de Jeanne d’Arc apparaît une fois en français et une fois en anglais. Le scénario d’Henri Jeanson et Louis d’Hée se donne davantage comme interprétation que comme traduction. Il mêle des répliques de 1940 à des images de 1870, comme a pu le remarquer Georges Neveux12. Sans faire une caricature ni un pastiche du texte de Maupassant, les scénaristes accentuent les différences qui séparent le langage d’une Boule de suif de celui d’un Comte de Bréville. On en retient surtout la verve de l’héroïne : les scénaristes de Christian-Jaque la dotent d’un franc-parler et d’une audace que le personnage de Josef Mischel n’a pas, en lui attribuant des répliques comme « Me faire peur ? Mais, ma parole, vous avez la folie des grandeurs ! » ou encore « On n’a pas gardé les Bismarck ensemble ! » Henri Jeanson, célèbre pour des dialogues qui ne manquent pas de sel, fait apparaître à la fois le caractère déterminé du personnage et son potentiel comique, dont il sera question dans la suite de cette étude. La transformation des dialogues permet en effet une nouvelle caractérisation des personnages, qui se décrivent par leurs actes de parole en l’absence de narrateur.

10Or, si le film manque d’un narrateur, les réalisateurs ont à leur disposition d’autres moyens de situer et de commenter l’action. Hors des mots, la musique et les décors constituent une extension du texte dans laquelle chaque cinéaste recrée un discours et un contexte. L’accompagnement musical des images permet ainsi de soutenir l’action et de la commenter à la fois. Maupassant mentionnait, dans « Boule de suif », la Marseillaise chantée par Cornudet et entrecoupée des sanglots de la pauvre fille. Robert Wise en a fait un motif à variations qui souligne les passages clés de l’histoire : jouée en mode mineur à l’ouverture du film, en mode majeur au moment de la victoire d’Elisabeth, la Marseillaise permet au réalisateur de donner à son film une tension dramatique et une cohérence forte. Wise a par ailleurs repris le thème musical de la chanson « En passant par la Lorraine… » selon deux interprétations, l’une légère, l’autre dramatique, de sorte à marquer le contraste entre le moment d’ouverture où les voyageurs veulent gagner l’amitié d’Elisabeth et celui pathétique où ils l’abandonnent au Prussien. Ces motifs ajoutent au pittoresque français de Mademoiselle Fifi et l’inscrivent dans une histoire du patriotisme. Chez Christian-Jaque, les critiques ont noté le thème de La Chevauchée fantastique, qui souligne l’intertexte cinématographique entre le film de John Ford et le sien, inspirés, quoique moins directement pour La Chevauchée fantastique, de la même nouvelle. Cependant, la perception de la musique, pour le spectateur, n’est pas toujours une perception active, et il n’est pas certain que chacun identifie le fond musical aussi bien qu’il comprend les répliques. Cette transformation est de celles qui, invisibles la plupart du temps, ont pourtant une importance dans la perception globale du film. Elle appartient au champ de liberté du réalisateur et constitue une extension de l’histoire originale, de même que l’élaboration du décor est une continuation de la description réaliste qui travaille à la faire coïncider avec un univers complet.

11Pour constituer le décor, le réalisateur doit combler les manques de la description faite par Maupassant et trouver des moyens de donner à son image l’allure du xixe siècle. Cet ajout du film, qui ne peut toujours se contenter d’évoquer, est donc une extrapolation à partir du texte et une modification. Il s’agit de renvoyer le spectateur à un univers particulier situé dans le temps et dans l’espace par des éléments de représentation qui l’évoquent clairement. Robert Wise parle, dans une interview, de la manière que Val Lewton avait de travailler à cette évocation :

When I did Mademoiselle Fifi, he said « We must get Daumier sketches ». We got those and hung them up on the wall. A lot of details of sets, how things and people looked, the clothes and hair styles came from those Daumier prints13.

12Pour un film comme Mademoiselle Fifi, ou comme Boule de suif, que l’on désigne parfois comme des « films en costume », le risque était de se contenter d’un « pictorialisme14 » nostalgique de la Belle Epoque. Pourtant, Robert Wise a su aussi tirer parti des éléments de décor d’époque comme la chaufferette à laquelle Maupassant fait allusion. Avant qu’une dame ne prête la sienne à Elisabeth pour lui marquer son amitié, Monsieur Loiseau se sert de celle de sa femme pour la braquer, comme une torche, sur Cornudet, caché dans l’ombre au fond de la voiture. Ce passage où le cinéma joue avec lui-même, donneà la chaufferette un rôle supplémentaire, il remotive sa présence dans l’image et laisse présager de l’ambiguïté du propos. Jouant avec l’œuvre de Maupassant, Robert Wise mène un éloge sérieux de la Résistance française, sous les habits réjouissants du pittoresque français et les travers comiques de ces voyageurs stéréotypés.

13Plus qu’une réactualisation de codes esthétiques et langagiers, l’adaptation est ici une recréation. Son ancrage fort dans un nouveau contexte qui fut, un temps, une modernisation, en fait pour le spectateur d’aujourd’hui un document sur l’histoire de la Résistance et de la seconde guerre mondiale.

Adaptation conjointe de « Boule de Suif » et de « Melle Fifi » : une difficile couture générique

14Paradoxalement, la transformation la plus importante du texte de Maupassant est dans doute celle qui semble la plus naturelle. Coudre ensemble deux nouvelles d’un même auteur paraît raisonnable dans le cas d’un long métrage, qui nécessite une intrigue plus longue qu’un conte, mais celles que Robert Wise et Christian-Jaque ont choisies, si elles traitent du même sujet, sont presque contradictoires. C’est pourquoi la transformation structurelle, si elle paraît minime au premier abord, nous semble en fait plus profonde et plus significative. Elle engage à la fois le genre et le sens du récit, dans une reconstruction originale mais de circonstance. « Boule de suif » (parue en 1880 dans un recueil collectif) et « Mademoiselle Fifi » (parue dans le Gil Blas, en 1882) sont respectivement présentées par Maupassant comme une « nouvelle » et un « conte ». Ces appellations renvoient davantage à un format, celui de la brièveté, qu’elles ne signalent un programme de lecture et d’interprétation et qu’elles n’informent sur leur contenu. Or, si leurs formats, leurs structures actancielles et leurs sujets sont proches, « Boule de suif » et « Mademoiselle Fifi » tiennent deux discours fort différents sur la guerre franco-prussienne. La première fait le récit d’une résistance impossible – un échec –, là où la seconde raconte avec enthousiasme un fait de gloire dont le narrateur tire une morale. Entre un récit déceptif et un apologue engagé, la couture est difficile, d’autant que c’est sur la cohérence postulée entre ces deux récits que les deux films se construisent. Il a donc fallu, pour les réunir, une modification de la narration et des choix qui remettent en jeu la question du genre et reflètent un parti pris de lecture propre au réalisateur. Entre le rire et la pitié, les deux films mettent en scène deux Boule de suif incompatibles. Christian-Jaque réalise une farce triste, quand Robert Wise tourne une tragédie grinçante. Curieusement, pour la critique, les deux films appartiennent au genre du « drame » le film de Christian-Jaque étant parfois désigné comme une « comédie dramatique ». L’indéfini du genre est donc un problème commun aux récits et aux deux films. Dans le processus de réception du film, ce genre est pourtant un élément crucial pour le spectateur qui construit des stratégies de lecture et des hypothèses interprétatives grâce à lui.

15Pour coudre ensemble les deux récits, les scénaristes ont chaque fois choisi de faire un seul et même personnage de Boule de suif et de Rachel, l’héroïne de « Mademoiselle Fifi » ainsi que nous l’avons précédemment rappelé. Cependant, ils ont réparti différemment les rôles entre personnages restants et personnages sortants au moment de la « couture ». Le point est important pour notre analyse : cette gestion de la continuité informe clairement le sens du récit. Dans le scénario de Josef Mischel et Peter Ruric, les personnages qui réapparaissent sont Boule de suif, Cornudet (qui devient résistant et affronte les Prussiens à Cleresville), l’abbé Chantavoine (qui recueillera Boule de suif après sa fuite à la fin de l’histoire), le lieutenant de l’auberge (qui sera aussi le lieutenant Von Eyrick) et Mademoiselle Fifi. Dans le film de Robert Wise, distribué au Royaume-Uni sous le titre The Silent Bell (La Cloche silencieuse), c’est une intrigue secondaire qui crée l’intertextualité entre les deux récits : le curé de Cleresville, qui refuse de sonner la cloche, est un ami de Boule de suif.Chez Henri Jeanson et Louis d’Hée, l’officier de l’auberge ne réapparaît pas : Mademoiselle Fifi est un autre officier prussien, présenté au spectateur dès le début du film par l’alternance de séquences empruntées aux deux histoires. Au moment même où le comte de Bréville, parlant du château d’Uville où il se rend, déclare avec assurance qu’on « n’occupe pas un chef-d’œuvre », la caméra transporte le spectateur dans le château pour y montrer des officiers prussiens s’amusant à en détruire le mobilier raffiné. Henri Jeanson et Louis d’Hée ont choisi de transférer tous les passagers de la voiture dans le second récit. La diligence, forcée de s’arrêter à un barrage de francs-tireurs, croise le chemin des officiers de « Mademoiselle Fifi » à la recherche de femmes. Ce sont donc les passagères de la diligence qui sont conviées à l’orgie et non des prostituées. Ce transfert des femmes distinguées au rôle de prostituées malgré elles donne à l’histoire un ton d’ironie vengeresse et permet de nombreux effets comiques, quand le film de Robert Wise traite davantage de la vengeance personnelle de Boule de suif sur l’officier prussien. Que l’on considère l’histoire depuis son issue, comme le font Joseph Mischel et Peter Ruric, ou à partir de son origine, comme c’est le cas de Henri Jeanson et Louis d’Hée, la couture des deux récits permet de lui donner à la fois une structure forte et une issue positive. Tout se passe comme si l’héroïne accomplissait dans la seconde partie du film le programme que lui avaient suggéré ses compagnons en lui vantant les « caresses héroïques15 » de Cléopâtre ou de Judith, qui ont tué leurs ennemis après en avoir fait leurs amants. L’association de ces deux récits relève de la création. Il ne s’agit pas simplement d’ajouter une histoire pour allonger le scénario au format d’un long métrage : raconter « Mademoiselle Fifi » à la suite de « Boule de suif » en en conservant certains personnages engage le sens des deux récits.

16C’est pourquoi cette transformation a reçu toute l’attention de la critique. Georges Neveux affirme « qu’il faut avoir l’œil fin pour distinguer la couture16 » et G. Damas juge que « l’adaptation en a été faite de telle façon que les deux contes s’enchaînent – fort bien d’ailleurs – en une œuvre unique17 ».Le chroniqueur de La Marseillaise trouve au contraire que la couture est artificielle et invraisemblable : « On emprunte à un autre conte de Maupassant, “Mademoiselle Fifi ”, les motifs d’un nouveau drame, et les possibilités d’une conclusion heureuse, sans se soucier des invraisemblances provoquées par cet amalgame18. » De même, René Jeanne se demande « s’il était indispensable de doubler cette anecdote d’une autre […], qui entraîne la première dans un sens un peu différent de celui que son auteur lui avait donné19 ».Georges Neveux, de son côté, s’il considère qu’« il est toujours déplaisant de marier ensemble deux ouvrages différents », reconnaît cependant qu’« en mêlant, pour finir, les bourgeoises à l’orgie commencée avec la seule Boule de suif on souligne encore mieux l’ironie de Maupassant et le relief de ses personnages20 ». Dans ces deux derniers cas, il s’agit pour le critique de déterminer si la couture permet ou non de rester fidèle à Maupassant. Si d’une part elle donne « un sens un peu différent » à l’histoire – le sens original n’est pas respecté, d’autre part, elle « souligne encore mieux l’ironie de Maupassant » – le scénariste a compris l’esprit de l’écrivain et en a rendu compte dans sa propre création. La forme importe peu finalement pour ces critiques qui cherchent, au-delà du non-respect de la lettre, la fidélité au fond de l’œuvre littéraire, ici impossible. En effet, la transformation structurelle, qui amplifie un récit par un texte de la même source, change l’issue de l’histoire pour un « happy-ending » en contradiction avec le dénouement déceptif de « Boule de suif ».La couture des deux récits engage la notion de genre et le sens : une nouvelle et un conte mis bout à bout permettent de construire une intrigue plus vaste, un drame plus ample, qui comprend une exposition, des rebondissements et un dénouement. Le film de Christian-Jaque repose ainsi sur une structure complexe comprenant une intrigue principale et une intrigue secondaire.

17Cependant Robert Wise et Christian-Jaque donnent à voir deux films de tonalités très différentes. Ils se séparent donc sur ce point lors même que l’interprétation, qu’elle soit tragique ou comique, conserve pour fonction de relativiser in fine le cynisme de Maupassant et de le masquer sous une version plus facilement compréhensible, plus aisément recevable des histoires originales.Le comique, dans le film de Christian-Jaque, repose en grande partie sur des effets de répétition et sur la mécanisation des comportements. Le premier dîner à l’auberge est mis en scène comme un dîner d’automates. Chacun des personnages, à son tour, se penche vers son assiette pour avaler une bouchée dans un mouvement pendulaire et stéréotypé, comme si l’activité de se nourrir concentrait toute l’attention des convives. Ces derniers ne lèvent la tête que pour lancer chacun à leur tour une pique à Lisa : elle finit par céder à leurs insinuations et monte chez l’officier. Les jeux de scène systématiques, comme celui du repas, celui de Loiseau, toujours effrayé par des coups de canon supposés, ou celui de Follenvie mimant sa propre maladie, l’asthme, participent à la mécanisation des personnages dans un univers inquiétant, à peine humain. Le comique de situation est aussi un ressort du film, qui joue sur un renversement des rôles : les femmes respectables sont prises pour des prostituées dans le dîner final. Madame Carré-Lamadon fait alors une allusion mélancolique au temps où elle apprenait le piano « à la maison », et l’officier prussien pense qu’elle parle d’une maison de passe. Enfin, le personnage de « Lisa » offre quelques scènes de comique grinçant lorsqu’elle essaie naïvement de gagner l’amitié des autres voyageurs. Les mots « volent » et la comédie devient grivoise lorsque Loiseau, dans la diligence, improvise des calembours sur la cuisse de poulet que Lisa lui tend. Après avoir évoqué l’idée de manger Lisa comme dans la chanson du petit navire, et en particulier la cuisse, il se reprend pour glisser que cette cuisse doit être « trop légère ». Dans le film de Robert Wise, au contraire, tout est fait, au départ, pour créer une ambiance tragique. La présence de la statue de Jeanne d’Arc à Rouen, la prière que le prêtre fait à ses pieds et la variation sur la Marseillaise qui accompagne ces images renvoient au sacré et font de Jeanne d’Arc une figure tutélaire à laquelle la jeune Elisabeth s’identifie peu à peu. Lorsqu’elle apparaît, à la fin du film, regardant du haut du clocher le cortège funèbre du Prussien qu’elle a tué, elle semble avoir atteint le statut d’héroïne nationale à l’instar de Jeanne d’Arc et être devenue à son tour une figure mythique de la Résistance.

18Là encore cependant, quelques éléments dissonent dans chacun des films et interdisent une classification trop stricte de leur tonalité. Malgré les accents tragiques de son film, Robert Wise introduit des scènes de parodie qui pimentent l’histoire. Elisabeth se moque ainsi de la démagogie de Cornudet et parodie son discours aux Rouennais devant une assemblée de canards ; l’évanouissement de Madame Carré-Lamadon affamée dans la voiture est feint et dénonce violemment l’hypocrisie des passagers. De même, le film de Christian-Jaque se termine par des scènes héroïques et dramatisées qui tranchent avec le comique du début, ce qui fait dire à certains critiques que parmi ces effets comiques, il en est d’involontaires. Georges Sadoul parle ainsi des « Tragédies bouffes » de Jeanson21 et l’accuse de faire du grand guignol en voulant faire une tragédie. Ces deux films montrent comment un même texte peut donner lieu à deux interprétations divergentes. Il ne s’agit pas là de deux transformations génériques opposées mais de deux tendances esthétiques, deux tonalités clairement différentes, mêmes si certains éléments de dissonance empêchent une catégorisation trop forte. Des fragments du scepticisme de Maupassant sont peut-être à l’œuvre dans cette tonalité ambiguë et commune à ces deux films (ils prennent parti dans le débat sur la Résistance beaucoup plus explicitement que ne le faisait l’auteur à son époque et néanmoins lui sont redevables d’un texte qui avait un regard tout autre sur le patriotisme). En effet, l’interprétation de la nouvelle sur le ton comique ou sur le ton tragique n’a de sens que par rapport à la démonstration politique pour laquelle les réalisateurs ont choisi d’utiliser la trame de « Boule de suif ».

Re-création et réutilisation : Maupassant érigé en chantre du patriotisme malgré lui

19Les transformations ponctuelles et structurelles du récit constituent la partie objective et évidente de « ce que le cinéma fait à Boule de suif », mais sont au service d’une transformation plus fondamentale et plus importante qui touche au sens. « Ce que le cinéma fait à Boule de suif », c’est une remotivation et une recontextualisation à la fois. En comparant 1940 et 1870, en transposant l’un à l’autre, Robert Wise et Christian-Jaque ne font pas que contourner la censure : ils reconstituent à leur idée une histoire du patriotisme français et font de Maupassant son chantre malgré lui. L’interprétation politique que Robert Wise et Christian-Jaque font de la nouvelle n’a de sens qu’en relation avec le discours qu’ils tiennent par ce biais sur la société française de leur temps. C’est pourquoi il faut considérer cette transformation selon la perspective de la réutilisation – entendue dans un sens non-péjoratif. L’adaptation d’un livre en un film offre un rôle renouvelé au patrimoine littéraire dans la société moderne et pourrait donner lieu à une analyse sociologique pour montrer ce qu’un média jeune comme le cinéma permet en termes de diffusion. Nous évoquerons donc brièvement les transformations apportées au message politique de « Boule de suif » et de « Mademoiselle Fifi », avant d’envisager la place des deux films dans le débat sur la Résistance de 1940.

20« Boule de suif » fournit aux cinéastes unrécitsatirique et pessimiste sans leçon explicite. L’auteur laisse le soin à son lecteur de tirer lui-même les enseignements d’un récit peu bavard où les positions politiques des différents personnages jouent les unes contre les autres dans un débat à l’issue décevante et brutale. Même si Maupassant glisse parfois des appréciations satiriques à l’encontre de tel ou de tel autre personnage, on n’est jamais tout à fait sûr de savoir de quel côté il se place, dans la mesure où aucun n’est épargné. Les deux films, au contraire, ont leurs héros et leurs opposants. En effet, le film de propagande demande, pour la clarté du discours, une prise de parti de la part des auteurs, qui se traduit par le choix d’un héros. Si Josef Mischel et Peter Ruric élèvent Elisabeth Rousset en résistante modèle suivie ensuite par Cornudet, Henri Jeanson et Louis d’Hée, eux, adoptent un point de vue plus mitigé. Cornudet est dans leur scénario le personnage le plus proche du héros, par sa constance et son passage final à l’action de résistance, alors que Lisa, si elle est résistante depuis le début du film, reste longtemps un personnage ridicule dont la sottise n’est pas épargnée par les autres voyageurs. D’une manière plus générale, les deux films font du patriotisme une valeur indiscutée alors que la nouvelle de Maupassant en fait la critique, même si son auteur refuse officiellement l’appellation de livre « antipatriotique ». « Boule de suif » et « Mademoiselle Fifi », en effet, peuvent être lus comme des récits de guerre ou comme des analyses de la ségrégation sociale. La présence de ces deux thèmes brouille les pistes : Maupassant semble compatir au malheur de Boule de suif et faire l’éloge du courage de Rachel, mais c’est en grande partie parce qu’elles sont opprimées par plus fort qu’elles. Le patriotisme en soi ne semble pas être une valeur pour Maupassant, qui le décrit comme une maladie22. Cependant, il y a beaucoup à inventer à partir d’un texte aussi laconique que « Boule de suif » : l’absence de conclusion explicite laisse apparemment une grande liberté. Le rôle des francs-tireurs dans « Boule de suif » de Maupassant et dans Boule de suif de Christian-Jaque est l’exemple le plus évident de discordance idéologique entre les deux histoires. Alors que les héros inattendus surgis de la masse ne sont pas à l’abri, selon Maupassant, d’un opportunisme condamnable, les films sur la seconde guerre mondiale, comme le dit Catherine Gaston-Mahé, en ont fait un mythe social voué à la glorification du peuple. Dans la nouvelle « Boule de suif », les francs-tireurs s’affublent eux-mêmes d’« appellations héroïques : “les Vengeurs de la défaite – les Citoyens de la tombe – les Partageurs de la mort”23 ». Et cependant, vantées par les dîneurs, les caresses que Boule de suif doit consentir à accorder au Prussien sont qualifiées du même adjectif : chez Maupassant, ces « caresses héroïques » rendent le concept d’héroïsme foncièrement douteux. Ayant servi dans les rangs des Forces Françaises de l’Intérieur à la fin de la seconde guerre mondiale, Christian-Jaque met en scène son enthousiasme pour la Résistance populaire dans l’ensemble de son film. L’activité des Francs-tireurs y est plusieurs fois mentionnée. Citons notamment le moment de couture entre les deux récits où, dans une scène ajoutée par le scénario, la diligence est arrêtée à un barrage et où les passagers, jusqu’alors complaisants vis-à-vis de l’officier prussien, font soudain mine de soutenir cette résistance de grand chemin. Quoique leurs enjeux diffèrent selon leur public (l’un est destiné à un public américain, l’autre à un public français), Mademoiselle Fifi de Robert Wise est tout autant un film engagé contre ce que l’on a appelé la « trahison des élites ». Le discours politique qui se dégage du film est donc assez semblable à celui de Boule de suif et procède de la même clarification, de la même radicalisation. Significatives à cet égard, certaines répliques du comte de Bréville disent sans détour de quel côté il se place, même s’il a, dans l’histoire, le rôle d’un médiateur entre Boule de suif et les autres passagers. « Honor is a thing of the past24 », « You realize of course that sometimes the needs justify the means25 » sont des phrases d’un laconisme implacable où l’on peut lire son renoncement aux valeurs défendues par Elisabeth Rousset et par Cornudet.

21Les films de Robert Wise et de Christian-Jaque relèvent d’un détour historique qui remplit deux fonctions. Il permet d’abord de contourner la censure par la référence à une grande œuvre littéraire reconnue par tous et située dans le passé, il permet ensuite de mettre en valeur la permanence de questions nationales et sociales en France. Adapter des récits sur la guerre franco-prussienne de 1870 pour parler de la situation de la France en 1940, en ce sens, c’est revendiquer un lien fort entre ces deux époques. Ce lien que Robert Wise et Christian-Jaque tissent tous deux se fonde sur la critique des élites, prêtes à trahir le peuple et préférant s’allier au plus fort. Notons que, si ce type de discours est courant dans la production cinématographique française de l’époque, qui tente de ressouder le pays autour du mythe de la Résistance, l’entreprise de Robert Wise est une exception dans le paysage cinématographique américain. Outre-Atlantique, les cinéastes se sont déjà engagés dans la production de films anti-nazis comme Foreign Correspondant de Hitchcock ou The Great Dictator de Chaplin en 1940. L’originalité de Wise réside cependant dans son intérêt pour un sujet de politique intérieure, comme Sergio Leeman le souligne:

The story of the laundress (Simone Simon) who sacrifies her principles to save the otherpassengers with whom she is travelling on a coach gave Wise the opportunity to tackle with an issue seldom seen in films – the role of the middle class in wartime26.

22L’entreprise était ambitieuse et le film a eu peu de succès aux États-Unis. Le public de l’époque était-il peu familier avec l’univers de Maupassant ? Le sujet a-t-il rencontré peu d’intérêt du fait de son décentrement français? Selon Lars-Olav Beier, cela tient peut-être de ce que que Robert Wise a fait un pari perdant sur l’issue de la guerre en France en surestimant le rôle de la résistance populaire quelque temps avant le débarquement :

Als der Film, dem das Studio wegen angeblich mangelnder Kommerzialität von Anfang an heftigen Widerstand entgegengestzt hatte, im spät Sommer 1944 in die Kinos kam, lag die Landung der Alliierten schon zwei Monate zurück. So blieb ihm der Erfolg in der Kasse versagt27.

23Quant à la sortie du film en France et au phénomène de sa réception, deux thèses s’opposent. Joel E. Siegel affirme, dans Val Lewton, the Reality of Terror28, qu’il fut le premier film hollywoodien projeté en France après le débarquement en Normandie. Pourtant, aucune trace de cette projection ne permet de justifier cette assertion et beaucoup de commentateurs, comme Philippe d’Hugues29 aujourd’hui, s’accordent pour affirmer qu’il n’a pas été projeté, même si Christian-Jaque et Henri Jeanson ont pu avoir connaissance de son existence. Le film de Christian-Jaque est lui aussi polémique, et la critique, très partagée, n’y est pas restée indifférente. Certains critiques, comme Denis Marion y voient un film de propagande mensonger qui ne correspond pas à la réalité de la Résistance :

Ce ne sont pas, que je sache, les demoiselles de petite vertu qui ont tenu tête aux Allemands aussi bien en 1940 qu’en 1870. Sans affection de pruderie, il me paraît déplacé de leur attribuer ce rôle, surtout dans un film qui affecte volontairement un ton symbolique30.

24D’autres, comme René Jeanne, voient entre les récits de Maupassant et la situation de la France en 1940 une adéquation parfaite et considèrent l’entreprise de Christian-Jaque comme un éloge légitime de l’esprit résistant et revanchard :

« Boule de suif » avait tout ce qu’il fallait pour toucher profondément ses lecteurs, car s’y trouvaient exprimés, avec une force faite autant de vérité que de simplicité, des sentiments qui, près de dix années écoulées, n’avaient cessé d’être ceux de tous les Français à l’égard de leurs vainqueurs de 1870–1871. Ces sentiments, au cours des cinq années qui viennent de s’écouler, ont repris tout naturellement place dans tous les cœurs : avec la Résistance 1940–1944, le drame de la Résistance 1870–1871 a repris toute son actualité31.

25Le texte de Maupassant, en passant de l’écrit à l’écran, connaît d’importantes modifications que le spectateur perçoit de manière parfois fragmentaire. Elles sont pourtant les éléments d’un même projet, la relecture de Maupassant et la réutilisation de ses contes et nouvelles. Cette cohérence est le signe d’une appropriation du texte, par opposition à l’imitation, qui adapte l’œuvre pour elle-même et dont la cohérence repose sur celle du texte. Ici, la cohérence se construit malgré le texte et aboutit à une atténuation de ses ambiguïtés – le message politique est restructuré et simplifié, dans le même temps que l’origine littéraire de l’histoire se perd dans un foisonnement d’autres références culturelles. En effet, plutôt qu’une modernisation – qui serait une transposition – les films de Robert Wise et de Christian-Jaque constituent une remotivation du texte ; elles l’engagent dans le présent des années 1940, au prix, il est vrai, d’une simplification substantielle. Ils donnent ainsi un nouveau rôle au patrimoine littéraire classique, celui de faire le lien entre deux époques par l’ancrage du patriotisme dans une tradition nationale. On peut discuter la légitimité et l’opportunité d’une telle réutilisation mais, du point de vue de la création artistique, cette entreprise est plus riche qu’une imitation, car elle repose sur un dialogue entre les œuvres et met à profit l’intertextualité entre deux situations historiques et artistiques. Il ne s’agit certes pas d’un travail centré sur les mots, sur le texte, mais plutôt d’un échange entre deux artistes ancrés dans leur époque sur la société qui les entoure. Ce dialogue associe finalement le texte original et ses adaptations, en particulier dans le cas du film de Christian-Jaque, qui est souvent utilisé dans l’enseignement secondaire pour aborder « Boule de suif » de Maupassant. Il donne accès au texte, montre quelle a été sa postérité, et permet en même temps l’éveil d’un regard critique.