Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 2
Ce que le cinéma fait à la littérature (et réciproquement)
Jan Baetens

La novellisation contemporaine en langue française

La fin des indépendances

1Dans le débat sur les rapports entre littérature et cinéma, il n’est plus possible de considérer films et livres comme appartenant à deux systèmes culturels différents et autonomes, ayant chacun leurs propres codes, leurs propres conventions ou encore leurs propres traits spécifiques. Aujourd’hui, le modèle traditionnel du comparatisme interartistique, qui commence par séparer les arts afin de mieux les réunir par la suite, souvent au nom de quelque Zeitgeist, voire, plus banalement, de contacts purement biographiques entre producteurs ou récepteurs, ne va plus de soi1. De plus en plus, on a l’impression que toutes les pratiques artistiques se mélangent et qu’on évolue rapidement vers une structure à la fois, et paradoxalement peut-être, hybride et globalisée. Hybride, puisque les frontières entre les arts, les médias, les genres, les registres se brouillent. Globalisée, puisque toutes ces formes sont maintenant prises en charge par un système unique, celui de l’infrastructure numérique permettant la production, l’enregistrement, l’archivage, la circulation et enfin la transformation des signes2. En fait, c’est une troisième situation encore qui prévaut. Pratiquement, les médias (que l’on peut définir comme des champs relationnels entre trois dimensions : le support matériel, un certain type de signes, un contenu particulier3) se maintiennent – tout en se transformant sans cesse, bien entendu –, mais au lieu de se présenter seuls, ou isolables, ils apparaissent et fonctionnent toujours en réseaux intermédiatiques. Cette pluralisation des médias, qui sont tous reliés à d’autres médias avec lesquels ils établissent des relations variables dans le temps comme dans l’espace (car il ne faut pas qu’un média soit lui-même métissé, plurimodal ou intermédiatique pour participer à ces échanges), ouvre ainsi un tout nouveau programme de recherches4. Sur le plan synchronique, il importe de voir quelles sont les alliances – imposées, choisies, recherchées, interdites, etc. – qui définissent de nos jours le statut, la forme et le fonctionnement de chaque média. Sur le plan diachronique, il convient d’analyser comment ces alliances, qu’elles soient positives ou négatives, affectent et modifient la structure et la position des médias.

2L’exemple du DVD permettra d’illustrer rapidement les enjeux de ces transformations médiatiques. Loin de n’offrir qu’un nouveau support à la diffusion des œuvres cinématographiques (entre autres), la technologie DVD intervient en effet de manière fondamentale dans le contenu et la perception d’un film. D’abord, le DVD remplace l’ancien « dispositif5 », celui, collectif, de la salle noire (et, dans une moindre mesure, du grand écran), par un dispositif non seulement individuel, domestique et miniaturisé (comme dans le cas de la télévision), mais « interactif » (quelle que soit du reste la façon dont il convient d’apprécier cette interactivité) et non isochronique (le temps du visionnement cesse d’être dicté par le temps de la « projection »). Ensuite, la technologie DVD a produit une fusion de plusieurs domaines « textuels » jusque-là mieux séparés : le « texte » du film n’est plus complété par tel ou tel type de « péritexte » (par exemple la bande-annonce ou l’interview avec le réalisateur), de « métatexte » (par exemple l’autocommentaire, scène par scène, fait par l’auteur du film) ou l’« avant-texte » (par exemples les scènes ou les séquences effectivement tournées mais non retenues lors du montage final). De nos jours, le « texte » d’un film en version DVD comprend statutairement ces éléments péri-, méta- ou avant-textuels, qui souvent sont conçus dès le début en vue de leur intégration au produit « final » (la multiplication des « fins alternatives » ou la présentation conjointe de la version « courte » et « longue » d’une œuvre font maintenant partie de la façon standard de faire d’un film, destiné désormais à une série d’exploitations très variées – en salle, en DVD, à la télévision, sur Internet, mais aussi sous de tout autres formes, du jeu vidéo à la série télévisée).

Le cas de la novellisation

3Dans ce concert médiatique, le rôle de la novellisation, s’il ne passe pas inaperçu, peut sembler un rien dérisoire. Par rapport à d’autres formes ou pratiques intermédiatiques, son rôle est forcément modeste. Toutefois, l’intérêt du genre (si c’en est un, mais pour l’instant rien ne fait penser le contraire) est réel, d’un côté parce qu’il montre à quel point notre réflexion sur les rapports entre cinéma et littérature tend à se focaliser exclusivement sur un certain type de rapports (l’adaptation cinématographique, pour parler très vite), de l’autre parce qu’il aide aussi à mieux cerner certains enjeux généraux (de type culturel, comme on tentera de montrer).

4La novellisation, soit la transformation d’une œuvre cinématographique en livre, plus exactement en roman6, est un phénomène que tout semble dérober à l’attention. Cette (relative) invisibilité, qui ne correspond en rien à l’importance commerciale et stratégique du genre (les novellisations se vendent et elles font partie du plan marketing établi pour tout film hollywoodien, à l’exception des adaptations littéraires, bien entendu) peut s’expliquer de trois manières au moins.

5La première est on ne peut plus matérielle : si les novellisations se vendent, elles ne le font pas dans le circuit traditionnel des librairies dites « générales ». Une novellisation se vend typiquement ailleurs, c’est-à-dire dans des endroits qui ne comptent pas pour ceux qui étudient la littérature : les maisons de la presse, les grandes surfaces, voire les magasins pour produits domestiques où l’on trouve, entre détergents et pâtes dentifrices, une petite sélection de DVD, de magazines et de livres (souvent de type « novellisation »). Cette position en partie hors librairie (les Américains associent volontiers la novellisation à ce qu’ils appellent la littérature d’aéroport) explique aussi le silence presque complet qu’observe la presse généraliste sur ce type de livres.

6La deuxième raison, qui prolonge évidemment la première (on comprend que ces deux raisons sont fortement symboliques), tient au fait que la novellisation est souvent une forme de littérature « sans auteur ». Non seulement parce que la plupart des novellisations sont publiées sous pseudonyme ou par des nègres (que Steven Spielberg ne soit pas l’auteur de Rencontres du troisième type7, ni Hugo Pratt celui de La Ballade de la mer salée8 n’est qu’un secret de polichinelle). Mais aussi et surtout parce que la politique de novellisation implique en principe une sorte d’anonymisation de l’auteur. Prenons l’exemple d’Il faut sauver le soldat Ryan, de Spielberg, novellisé par Max Allan Collins, un spécialiste du genre. Depuis que le réalisateur n’a plus l’ambition de faire croire qu’il est aussi écrivain, il confie la novellisation de ses films à des « professionnels », c’est-à-dire à des auteurs qui ne risquent pas de se prendre pour des « auteurs » et donc de faire des livres susceptibles de faire ombrage à l’œuvre cinématographique. Corollairement, l’objet même paraît directement en poche – encore ne s’agit-il que de collections peu prestigieuses (en France : « J’ai Lu ») – et circule donc dans des circuits où il est loin de toucher le même public (« universel ») que celui visé par Spielberg avec ses films.

7Enfin, troisième raison, la novellisation est perçue, à tort ou à raison (mais souvent à tort) comme un exercice littéraire servile. À la différence des adaptations cinématographiques, qui s’écartent parfois très librement de leur modèle littéraire (jusqu’à le rendre méconnaissable parfois, pour le plus grand plaisir des uns et la plus grande colère des autres), la novellisation passe pour n’être que la copie extrêmement plate des événements racontés dans le film. C’est, pense-t-on, un produit dérivé, littéralement et dans tous les sens, du scénario, dont elle offre une version à la fois expurgée (la novellisation ne garde aucune des indications techniques du scénario) et habillée (la novellisation ajoute un peu de sauce diégétique afin que l’ensemble se lise avec fluidité).

8Il serait facile de répliquer point par point à chacune de ces objections : non, la novellisation n’est pas forcément la transposition mécanique d’un scénario ; non, elle n’est pas toujours exécutée à la va-vite par des tâcherons de la littérature à la botte des producteurs ; non, elle ne se laisse pas enfermer dans le ghetto culturel du « hors-libairie » (ou dit positivement : oui, il existe des novellisations très « originales » faites, oui, par de grands auteurs que l’on trouve, oui, sur les tables des libraires). Toutefois, le propos de cet article est moins de reprendre le dossier de la novellisation dans son ensemble que de mesurer, à partir de ce cadre général, la singularité de quelques novellisations récemment publiées dans le domaine français. Car de même qu’il existe au cinéma des « traditions nationales » (aujourd’hui même, elles n’ont rien perdu de leur vigueur), de même trouve-t-on, dans le secteur des novellisations, des particularités – de production, de circulation, d’appréciation – qui montrent que le dialogue des médias et des pratiques culturelles ne peut jamais être coupé de son contexte immédiat, entre autres de son contexte linguistique, commercial et institutionnel.

Vers une exception française ?

9Évidemment, l’existence d’une éventuelle « exception française » en la matière ne signifie nullement que la novellisation classique serait absente de la production francophone, bien au contraire – et pas seulement par le biais des traductions, de plus en plus nombreuses. Il semble toutefois qu’on y trouve un certain nombre de caractéristiques assez différentes du modèle dominant. De plus, la signification de ces décalages ne relève pas d’une variation par rapport à la norme, mais renvoie symptomatiquement à des divergences plous profondes.

10Cent ans ou presque de novellisation « à la française » – dont on peut fixer le début9 à l’apparition des Mystères de New-York, novellisées en feuilleton dans la presse, puis avec l’œuvre protéiforme de Louis Feuillade, dont les Vampires seront novellisés, également en fascicules, par Georges Meirs – permettent de dégager quelques lignes de force, dont les plus importantes ont à faire avec le statut même du genre, d’une part, et la position de l’auteur, d’autre part.

11Premièrement, on ne peut que constater qu’en tant que genre « officiel », c’est-à-dire identifié comme tel, la novellisation n’a qu’une existence sporadique. La pratique novellisatrice au sens traditionnel du terme n’a jamais été systématique et il semble que le genre, qui a connu des hauts et des bas (certaines périodes sont riches en novellisations, d’autres pas du tout), ait connu des formes un peu hétérogènes (on est loin de la « norme » du livre de poche de 200 pages, équivalent approximatif du long-métrage de 90 minutes). Toutefois, ce qui a empêché le plus sa reconnaissance, c’est la confusion ou, plus exactement peut-être, la compétition avec un autre genre, un autre corpus, une autre étiquette : le ciné-roman. Ce terme, qui fait tout sauf correspondre à un type d’écriture homogène, a l’avantage d’être plus prestigieux que celui de novellisation et de permettre une circulation plus fluide entre novellisation et scénario. Ce dernier point est tout sauf un détail : dans la construction de la culture cinéphile française, admirablement étudié par Antoine de Baecque10, le scénario publié, qui apparaît, avec le livre d’entretiens, comme genre dans les années 50, est en effet considéré comme un modèle littéraire à part entière et même, à l’intérieur de la nébuleuse ciné-romanesque, comme l’un des genres le mieux cotés qui soient. Le peu d’étanchéité entre novellisation et forme-scénario (davantage qu’entre novellisation et ciné-roman) est à coup sûr une caractéristique de l’approche française du genre, sur laquelle il faudra s’interroger plus avant. Ou encore : plus que la diversité formelle et institutionnelle de la novellisation, qui a pu être un peu tout et n’importe quoi, il convient d’insister sur les chassés-croisés entre novellisation et forme-scénario, qui sont loin d’être parfaitement transparentes dans l’approche classique de la novellisation, caractérisée par le refoulement de la forme-scénario.

12Deuxièmement, il est sans doute possible de souligner la plus grande présence de l’« auteur », tant au sens littéraire qu’au sens cinématographique du terme. Ici encore, la tradition de la cinéphilie à la française paraît jouer un rôle déterminant. À suivre Antoine de Baecque, cette cinéphilie était à la fois une passion et un discours: une manière d’être, de vivre pour le cinéma, à l’exclusion de tout autre chose, mais aussi une manière d’en parler, d’en discuter, d’en écrire, de manière à tisser autour de l’image un réseau discursif qui lui donne son véritable sens. Dans une telle perspective, la notion de « caméra-stylo » a pris rapidement la forme non pas d’une fusion de la littérature et du cinéma, mais d’une relance réciproque, le véritable « auteur » étant celui qui pratiquait aussi bien l’écriture cinématographique que l’écriture littéraire. Plus que d’abandonner la littérature au profit du cinéma, les « auteurs » littéraires étaient enjoints à passer du côté de la réalisation alors que les « auteurs » du cinéma étaient encouragés à se faire écrivains (la trajectoire de Truffaut est ici exemplaire, qui va le conduire du journalisme à la réalisation, puis de la réalisation à la novellisation11 entre autres). Dans une telle optique, il n’est pas surprenant que la novellisation, qui flirte souvent avec la forme-scénario et vice-versa, joue un rôle de premier plan : Carrière (qui novellise Tati avant d’entamer une brillante carrière de scénariste et de novellisateur), Duras et Robbe-Grillet (qui collaborent avec Resnais mais qui pratiquent aussi l’autonovellisation et l’auto-adaptation, souvent mélangées de façon indiscernable), mais aussi Godard (il faudra lire un jour les 4 volumes d’Histoire(s) du cinéma comme un exemple de novellisation) et Jean Cayrol (qui scénarise/novellise Muriel, toujours de Resnais), voilà autant d’exemples d’une pratique novellisatrice dont les signataires revendiquent fortement le statut d’« auteurs », au cinéma aussi bien qu’en littérature. Le plus grand prestige de la novellisation se lit alors à tous les niveaux, et pas seulement dans le cas des grands réalisateurs passés à l’écriture : on évite le livre de poche (plusieurs films de la première Nouvelle Vague sont novellisés chez Stock dans une collection certes « populaire », mais qui n’est nullement de poche), l’intérêt de maisons d’édition haut de gamme ne se dément pas (Gallimard, qui avait déjà essayé de lancer une collection dans les années 20, publiera dans sa collection blanche des novellisations de Truffaut, de Louis Malle ou de Fellini) et surtout il ne se produit nul amalgame entre l’univers des novellisations de ce genre et celui des novellisations de séries télévisées (françaises ou étrangères).

13Si on essaie d’analyser ce qui unit en profondeur le double trait majeur de la circulation entre ciné-roman, forme-scénario et novellisation d’une part, et de la persistance de la politique des auteurs d’autre part, il apparaît que dans les deux cas la base est culturelle et tient aussi bien à la notion d’auteur au cinéma que, de manière plus significative encore, à l’articulation de l’œuvre et du scénario. Dans la tradition française, l’écriture-scénario semble considérée comme une forme d’écriture (et de publication) légitime, le travail du scénariste n’étant pas coupé de celui du réalisateur. Les effets de telle conception sur le genre de la novellisation sont considérables. Comme les réalisateurs-auteurs ne deviennent en quelque sorte des auteurs « vraiment complets » qu’au moment où ils écrivent aussi des textes, cette pression culturelle va les pousser à publier des livres, souvent d’une façon qui oscille entre novellisation et forme-scénario, considérées l’une et l’autre comme de véritables écritures. L’idée qu’une novellisation se doit de gommer toutes les traces du scénario sous-jacent est rejetée pour la bonne et simple raison qu’un scénario, du moins dans l’imaginaire de ceux qui en font et de ceux qui s’en servent, n’est jamais quelque chose qui ne fait que préparer la réalisation et se ferait en marge d’elle. Inversement, la proximité du cinéma et de la littérature conduit aussi les auteurs qui ne font pas de réalisation à pratiquer des formes d’écriture inspirées du cinéma, dont évidemment la novellisation, qui de plus ne se conçoit pas prioritairement en termes de scénario à « travestir ». Comme le scénario, forme d’écriture légitime, n’est pas quelque chose de figé qui se termine au moment où commence la réalisation, les novellisateurs, qui viennent « après » le film comme les scénaristes viennent « avant », semblent avoir intériorisé une marge de manœuvre plus grande.

Quelques tendances contemporaines

14Dans la novellisation contemporaine, deux tendances ou, plus exactement, deux types se dégagent12. Le premier est représenté par des romanciers qui se tournent vers le cinéma pour produire une novellisation sui generis, qui se distingue autant qu’elle se rapproche de la novellisation traditionnelle (qui ne disparaît pas pour autant) : Cinéma de Tanguy Viel13, La Tentation des armes à feu de Patrick Deville14 et Le Goût amer de l’Amérique d’Alain Berenboom15 en sont quelques exemples. Le second se trouve chez des cinéastes qui publient de nouvelles formes de scénario qui, sans pour autant rejeter absolument le modèle du scénario-découpage (lequel continue aussi, et même de manière plus intensive que jamais), inventent un genre mixte, à la croisée d’une multitude de genres (roman, ciné-roman, scénario, novellisation) mais non sans une parenté profonde avec la novellisation inventée par les romanciers d’aujourd’hui : ce courant pourrait être représenté par des œuvres comme La Vie de Jésus de Bruno Dumont16 ou encore Nuit noire d’Olivier Smolders17.

15Commençons par le volet proprement romanesque de cette nouvelle production et remarquons que, autant que par le passé, les auteurs – en l’occurrence Alain Berenboom, Patrick Deville et Tanguy Viel, trois auteurs du reste très différents les uns des autres – ne sont pas des débutants, ni des auteurs qui pratiqueraient la novellisation pour des raisons alimentaires. Il s’agit au contraire d’auteurs réputés ayant publié déjà un ou plusieurs livres chez de grands éditeurs. Toutefois, ce qui compte vraiment, c’est la structure commune à leurs œuvres, qui ont deux points en commun. Tout d’abord, ce qui sert de base à la novellisation n’est jamais que la diégèse d’un film (par exemple The Shop around the corner de Lubitsch ou La Vie est belle de Capra, pour Berenboom ; Topaz de Hitchcock pour Deville ; Le Limier de Mankiewicz pour Viel) qui se verrait ensuite transposée intégralement et exclusivement sous forme de « film raconté », mais le film lui-même, qui apparaît comme fragment, aspect ou motif à l’intérieur d’une nouvelle diégèse, nommant aussi le film à l’intérieur du texte (contrairement à ce qui se fait dans la novellisation standard, qui ne mentionne jamais, sauf au niveau du péritexte, que la diégèse romanesque est d’origine cinématographique). Ensuite, la matière filmique dont part le romancier oscille toujours entre l’histoire du film comme continuité diégétique et une série d’images, d’éclats visuels, de motifs scénaristiques, c’est-à-dire des parties du film, mais des parties susceptibles de faire naître, la fiction aidant, de nouveaux ensembles.

16Cette double particularité – le recours à la novellisation nommée et identifiée comme telle (les narrateurs nomment les films qu’ils reconstruisent verbalement) ; le va-et-vient entre la séquence continue et l’image discontinue – explique de manière plus générale que la novellisation des romanciers obéit avant tout à la double logique de l’emboîtement et du décalage : le film raconté devient soit un récit enchâssé, soit un récit qui sert de contrepoint à un autre récit, soit encore les deux à la fois. En tous cas, la novellisation ne constitue jamais « seule » la matière romanesque, elle se voit toujours mêlée à au moins une autre fiction. Cette structure donne lieu à trois variantes, qui bien entendu ne sont pas mutuellement incompatibles18. D’abord la synecdoque, la mise en abyme, le pars pro toto : ainsi dans La Tentation des armes à feu, la novellisation développée à partir de Topaz, se dispose comme un verre grossissant qui permet de mieux comprendre, entre autres, la trame complexe et mobile de l’histoire amoureuse du livre. Ensuite le commentaire : ainsi dans Cinéma, qui suit plan par plan l’histoire du Limier pour qu’en émerge peu à peu, non pas (seulement) le film de Mankiewicz tel qu’il se déroule sur la cassette que regarde, chez lui et à haute voix, le narrateur, mais aussi et surtout une image de ce narrateur même, qui se définit par un rapport singulier à ce film. Enfin la transposition : ainsi dans Le Goût amer de l’Amérique, qui projette sur un contexte (le Bruxelles multiculturel d’aujourd’hui) et sur des personnages « bien de chez nous » (dont quelqu’un qui se prend peu ou prou pour James Stewart, l’homme autant que l’acteur) une série de films qui ont fait le nom du héros de Capra, de Lubitsch et de Hitchcock.

17On objectera que ces changements de niveaux, ces décrochages, ces détournements sont faits uniquement afin d’éviter les problèmes de copyright que ne soulèvent jamais les novellisations traditionnelles (« autorisées », pour ne pas dire commandées par les ayant-droits du film). La chose est indéniable, mais passe sous silence les aspects positifs de cette novellisation au second degré, qui permet d’instaurer un dialogue entre le film raconté et le roman qui le raconte d’une part, et d’élargir notablement le matériau de base de l’écrivain d’autre part. En effet, à la différence des novellisations traditionnelles, le film retravaillé subit une double transformation. Premièrement, la trame narrative de cette œuvre n’apparaît plus comme le moule de l’hypotexte romanesque, elle acquiert en revanche le statut de tremplin : le film de départ ne doit plus être calqué coûte que coûte (sur le plan des événements s’entend, ce qui oblige le romancier à faire l’impasse sur tout le reste, notamment les images !), il invite l’auteur à lancer un travail de refonte et d’imaginaire qui certes ne refoule pas l’hypertexte cinématographique mais le repense dans d’autres perspectives (notamment ekphrastiques, visuelles). Deuxièmement, l’objet-film s’ouvre aussi à l’ensemble plus vaste de la culture cinéphile qui le comprend.

18À ce propos, il n’est pas insignifiant que les narrateurs des novellisations contemporaines s’amusent souvent à dissimuler ou du moins à retarder le titre du film retravaillé : cette rétention d’information installe une complicité avec le lecteur, en tous cas avec le lecteur « dans le coup », capable de reconnaître l’intertexte cinématographique du livre et d’apprécier le jeu des reprises, des commentaires, des analyses, des spéculations et des modifications proposées par le narrateur. L’importance de cette culture cinéphile transperce aussi dans le choix des films novellisés, qui ne sont presque jamais récents : tout comme la culture cinéphile est une culture qui situe fortement les œuvres dans le temps, dotant le cinéma d’une histoire au même titre que la littérature, Berenboom, Deville et Viel sélectionnent des films qu’ils ont dû voir au moment le plus propice à l’inscription mémorielle d’un film, à savoir au moment la naissance de leur propre vocation de cinéphile (Berenboom va même jusqu’à faire de l’oubli de James Stewart l’un des fils rouges de son récit). Enfin, le poids du regard cinéphile se démontrer aussi dans la passion qui relie les narrateurs aux films qu’ils regardent, racontent et interprètent. Le cinéma n’est jamais de l’ordre du loisir, il est la voie royale de certains secrets qu’il n’est pas exagéré de nommer existentiels. Le rapport au cinéma devient dès lors un rapport double, car les narrateurs des romans en question se sentent toujours manipulés par le cinéma, qu’ils vivent comme étant plus fort qu’eux, tout comme ils ne résistent pas à la tentation de le manipuler à leur tour, dans l’espoir de lui arracher un secret qui n’existe peut-être que pour eux. La novellisation devient ainsi un véritable acte de langage, mais d’une espèce tout à fait singulière : chez Berenboom, Deville et Viel, on ne peut pas ne pas raconter le cinéma (les narrateurs n’ont pas le choix de se taire, parler du cinéma est plus fort qu’eux), mais on le fait en le tordant toujours un peu (et c’est dans le décalage qu’ils retrouvent un peu de liberté).

19Cet écart par rapport à la novellisation classique se traduit à tous les niveaux qui permettent de spécifier le genre de manière prototypique19 et que l’on pourrait résumer par les trois notions d’« anti-adaptation » (contrairement au cinéma qui adapte, c’est-à-dire transforme la matière livresque dont il s’inspire, la novellisation classique n’adapte pas un film sous forme romanesque, elle se contente généralement d’habiller un de ses avant-textes, le scénario), puis d’« anti-ekphrasis » (la novellisation classique décrit peu et son style est très peu visuel, comme il est logique dans un exercice de transcodification d’un scénario souvent découplé de tout élément visuel, la novellisation s’écrivant avant que n’existe le film qu’elle est censée reproduire fidèlement : dans le doute visuel, le novellisateur préfère en général s’abstenir) et enfin d’« anti-rémédiation20 » (à la différence du cinéma, qui prétend rivaliser avec la littérature, voire la dépasser en force et en précision, la novellisation adopte un profil bas, se mettant au service de la carrière d’un film plus qu’elle ne cherche à l’éclipser). Dans tous les exemples cités, en revanche, c’est le mode de l’adaptation qui domine largement : Berenboom, Deville et Viel s’emparent du cinéma pour en faire autre chose, même (et surtout) quand ils donnent l’impression de coller à leur sujet de manière obsessive. De même, les narrateurs n’ont nullement peur de décrire et de donner des détails visuels qui dans la novellisation traditionnelle restent souvent des stéréotypes, littéralement des lieux communs empruntés à un stock d’unités descriptives prêtes à l’emploi. De cette ouverture au visuel, on peut citer comme preuve les expériences qui commencent à se faire avec l’illustration, comme chez Deville, qui tisse un réseau de correspondances très subtiles entre une image de Topaz et d’autres images venues d’ailleurs, exactement comme son texte même gomme les frontières entre les divers fragments de la mosaïque narrative et thématique qu’est son roman. Enfin, ils visent manifestement à faire au moins aussi bien, en termes d’impact, de densité textuel, de rendu des émotions, que les films dont ils partent. C’est très nettement l’ambition de Berenboom, dont le texte s’efforce d’insuffler une nouvelle vie à un personnage, l’acteur Jimmy Stewart, dont le public moderne s’est détourné.

Nouvelles écritures scénaristiques

20Du côté des réalisateurs-auteurs, c’est-à-dire des « auteurs » (au sens cinématographique du terme) qui se font aussi écrivains, on retrouve, pour peu qu’on fasse abstraction des différences techniques qui séparent une novellisation « décalée » des nouvelles formes d’écriture scénaristiques, les mêmes tendances profondes. Tout comme la novellisation des romanciers se déploie comme une écriture au second degré, incluant un film diversement retravaillé par le texte, le synopsis « écrit » de Nuit noire que propose Olivier Smolders dans La Part de l’ombre21 ou celui de La Vie de Jésus que donnera Bruno Dumont quelques années après la sortie du film22 représentent aussi une forme de novellisation double ou dédoublée. Dans les deux cas, sous forme brève chez Smolders, sous forme longue chez Dumont, on a affaire à la description d’un film qui n’existe pas encore, et dont la réalisation est loin d’être une certitude : le texte très littéraire de Smolders a été écrit en vue de l’obtention d’une aide à la réalisation (aide qui s’est fait attendre très longtemps, à tel point que Nuit noire risquait de n’avoir jamais d’autre existence que celle d’un texte) ; celui de Dumont ne s’appelle pas scénario mais « texte du scénario pour le film La Vie de Jésus » (et les différences entre ce « texte du scénario » et un scénario proprement dit sont telles qu’on peut et doit considérer le livre de Dumont comme une œuvre quasi-indépendante). Or, dans les deux cas aussi, l’évocation du film qui n’existe pas encore (et dont les auteurs pouvaient même croire qu’il n’existerait jamais, en tous cas pas tel qu’ils le voyaient) se fait avec une telle précision visuelle, narrative, psychologique, émotionnelle, que les œuvres en question apparaissent vraiment, pour qui les lit, comme des novellisations et même comme des novellisations proches du nouveau type exploré dans le domaine proprement romanesque. En effet, plus que de retracer l’histoire d’un film (en l’occurrence virtuel, mais terriblement présent sous nos yeux), le réalisateur-auteur ajoute aussi une seconde dimension, celle de commentaire et d’analyse, quand bien même ce retour sur le film prend des formes différentes dans le cas d’une auto-adaptation (chez Dumont et Smolders) et dans celui d’une adaptation (chez Berenboom, Deville et Viel). Tout comme les novellisations « romanesques » font plus que revivre une histoire, les autonovellisations des réalisateurs ne sont pas des scénarios simplement « récrits » sous une forme plus ou moins romanesques mais des scénarios vraiment « écrits », c’est-à-dire réinventés au moment de l’écriture même (et non pas faits, comme l’exige la loi de base du scénario, pour être transformés en autre chose, à savoir un film).

21Les analogies avec les novellisations des romanciers n’en restent d’ailleurs pas là. On retrouve ainsi chez Dumont et Smolders le même rejet de l’anti-adaptation, de l’anti-ekphrasis et de l’anti-rémédiation que chez Berenboom, Deville ou Viel. Cette conception créatrice et autonome de leur novellisation scénaristique s’observe très bien dans les manières très originales de recourir à l’illustration23. Chez Smolders, la mise en page, puis en séquence de quelques photogrammes du film réalisé permet la création d’un troisième état de l’œuvre, entre le film rêvé par le premier texte pour le scénario et le film tourné (mais non encore monté) : une variation sur la trame narrative de l’œuvre qui fait imaginer un récit ni lisible dans le texte, ni visible à l’écran. Chez Dumont, qui n’utilise pas des photogrammes du film réalisé mais des photos de tournage, l’écart entre le « texte pour le scénario » (qui n’est pas le scénario même) et les illustrations (qui ne sont pas des images du film même) n’est pas moins fortement souligné, tant sur le plan du contenu (les images montrent parfois autre chose que ce qui est décrit) que sur le plan de la chronologie (le texte rédigé à un moment où n’existait pas encore le scénario proprement dit est « illustré par des photos de tournage qui ne peuvent se retrouver dans le film même, puisque la présence de l’équipe de tournage n’est nullement dissimulée : sur certaines images, on voit les membres et les appareils de l’équipe de tournage).

22Une courte analyse des structures énonciatives et modales de La Vie de Jésus montre bien la complexité parfois vertigineuse de ce type d’écriture, qu’il est impossible d’enfermer dans la seule catégorie du scénario-découpage. Ce qui frappe dès les tout premiers mots du texte, c’est la présence envahissante d’une voix narrative, qui rompt catégoriquement avec le cliché de l’écriture « objective » du cinéma : narration et monstration, pour reprendre la terminologie d’André Gaudreault24, s’avèrent indissolublement liées. Seulement, l’identification de la voix narrative fait tout de suite problème. Est-ce le scénariste qui parle ? Certains indices vont indéniablement dans ce sens, comme par exemple l’emploi d’un vocabulaire technique (du genre « travelling ») ou, davantage encore, le recours au passé simple (qui suppose un point de vue « omniscient »). Mais le vocabulaire technique n’est utilisé que de façon parcimonieuse et la gestion des temps verbaux paraît chaotique. Autant sinon plus que le scénariste (ou le réalisateur, puisque dans la tradition du cinéma d’auteur français les rôles se confondent et le travail n’est pas toujours strictement divisé), le lecteur peut penser que la voix narrative est en fait celle des spectateurs du film, qui découvrent les événements et les images au moment même où ils se déroulent. Or ces spectateurs ne sont pas un rôle narratif anonyme, ils apparaissent comme des témoins des scènes représentées, et même presque comme des acteurs, qui sont comme sur le point d’intervenir dans une diégèse dont manifestement, ils font partie. La voix narrative du texte s’exprime parfois sous la forme d’un « nous » collectif, mais contrairement au « nous » de Madame Bovary, l’acteur collectif désigné par ce pronom ne s’efface pas au bout des premiers paragraphes. Enfin, l’utilisation intermittente de deux traits stylistiques très étonnants dans une écriture que l’on prend d’abord pour une sorte de scénario – d’une part le patois flamand, d’autant plus puissant que son emploi dans le texte du narrateur est brusque, imprévisible, presque spasmodique ; d’autre part l’usage massif du style indirect libre – fait que la voix narrative peut être rattachée aussi à celle des personnages, qui raconteraient ainsi leur propre histoire.

23À titre d’exemple, voici l’incipit de La vie de Jésus :

Novembre
C’est un jeune qui bourre en mob à fond de régime, en Flandres. Casque intégral, peinturluré, sans visière aucune, qu’on voit s’in regard bleu et tout son corps derrière aplati. Recherche de vitesse probable pour être ainsi à l’extrême, penché sur le guidon, immobile, et attendre que ça vienne. Drôle, sur son casque, l’autocollant : le Cœur Sacré ! Mais c’est Freddy ! il a la vingtaine et souvent qu’il oscille dans ses plus grand virages avec la force centrifuge. Ça dure pas mal : c’est la vitesse jointe à l’inactivité de Freddy qui se traîne autant que sa bécane fait du boucan dans s’paysage. C’est un jogging de lumière qu’il porte sous son blouson, c’est un Décathlon. Alors nous, on accélère et on laisse notre Freddy devenir petit, l’abandonne et fonce sur sa route prochaine, mais on s’élève aussi, s’essore donc.
Hideux novembre dans le Houtland, une ville donc blottie d’où qu’c’est la mobylette ichi qui parvient à s’insurger. La tranquillité de la nature avec son ciel et si bas et mon Freddy alors qui s’annonce à bourrer encore, à emmerder le monde si reclus là.
À tous ceux qui attendent décembre, voici venir Freddy ! (p. 15)

24Cet étagement et cette mobilité extrêmes de la voix narrative, qu’accentuent encore les changements rapides et permanents, parfois à l’intérieur même d’une seule phrase, s’accompagnent d’une duplicité plus intrigante encore, qui fait alterner le mode narratif entre « omniscience » et « restriction » de champ. La voix narrative n’est pas, en général, une voix omnisciente, puisqu’elle paraît découvrir les images du film et les événements de l’histoire (ceux-ci, précisons-le, ne sont pas racontés comme des unités de récit, mais décrits comme les images du film qu’on est censé avoir sous les yeux) en même que nous, les lecteurs du livre. Cette position d’ignorance, puisque le narrateur connaît les personnages mais ne semble pas connaître l’ensemble de ce qu’ils sont en train de vivre, n’est cependant pas tenue de manière absolue ou systématique. Par moments, et ici aussi c’est le caractère imprévisible et chaotique de ces ruptures de focalisation qui compte, la voix narrative offre un point de vue qui surplombe l’action et se met à jouer alors le rôle du chœur d’une tragédie antique. C’est ainsi que le « chœur » annonce, vers le milieu du livre, que les événements vont prendre la tournure inévitablement tragique qui transforme une série de fait-divers en récit de destin, de crime et de châtiment, et finalement de « grâce » (la voix narrative utilise ce terme à plusieurs reprises, intervenant ainsi de manière absolue et absolument forte dans l’interprétation idéologique du texte). Or c’est justement parce que la voix narrative avoue les limites de son propre savoir sur ce qu’elle décrit que les interprétations qu’elle introduit dans le récit acquièrent toute leur force. Cette force, du reste, n’est pas de celles qui imposent un sens unique à l’œuvre (à la fin du texte, on ne sait pas qui est « Jésus » : est-ce Freddy, bon et violent de façon indistincte, figure christique et assassin à la fois, ou est-ce au contraire sa victime, Kadder, l’arabe qui paye de sa vie d’être amoureux de la copine de Freddy ?). Mais elle illustre clairement ce que le passage du scénario-découpage à la novellisation permet d’ajouter à l’écriture d’un film : l’intégration à la version écrite des images d’une « vision » qui enrichit et relance le dialogue avec le lecteur.