Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Mémoire de l'oubli
Fabula-LhT n° 13
La Bibliothèque des textes fantômes
Romain Bionda

Le fantastique hante-t-il les études théâtrales ? Histoire et théorie d’une disparition

1. Le fantôme du théâtre fantastique

1Dans le paysage actuel des études théâtrales françaises, le théâtre fantastique est souvent considéré par la critique dans le paradoxe selon lequel le fantastique au théâtre serait à la fois ordinaire et extraordinaire, fréquent et inhabituel, commun et exceptionnel. Le théâtre fantastique ressemble donc à un fantôme : il s’avère absent mais présent, et on ne sait comment s’en saisir.

2Mais si le théâtre fantastique est un fantôme, alors de quoi ? Je fais l’hypothèse qu’il peut être compris comme la trace, en France, d’une histoire du fantastique qui n’est aujourd’hui plus reconnue ni partagée par le monde académique. En effet, il se trouve que les textes dramatiques ne sont ni incorporés ni incorporables dans le corpus en lien avec certaines définitions qui ont récemment fait date. Pour vous en convaincre, je montrerai que la disparition du théâtre fantastique a une histoire et que cette histoire semble trouver une correspondance – sur le plan théorique – dans l’évolution de l’acception de la notion de « fantastique ». J’entends ainsi interroger les modalités d’existence du théâtre fantastique, difficiles à appréhender sans un recul à la fois historiographique et théorique. Ce faisant, je m’efforcerai d’approcher les textes dramatiques exclus du corpus du fantastique pour comprendre ce que peut nous apprendre leur capacité, en textes fantômes qu’ils sont devenus, à hanter les études théâtrales. En conclusion, j’arriverai peut-être à prédire dans quelle mesure cette hantise a des chances de durer toujours.

2. Histoire d’une disparition

3Ma première question sera : si le fantastique hante les études théâtrales, alors depuis combien de temps ? Car la hantise de la critique pour le fantastique au théâtre a une histoire. À mon avis, elle peut être étudiée à partir des textes fantômes du fantastique, d’ailleurs pour la plupart dramatiques : par exemple le Faust de Goethe, Hamlet et Macbeth de Shakespeare ainsi que – pourquoi pas – le Dom Juan de Molière (remarquons en passant que ce sont des pièces majeures du répertoire). Mais alors que ces œuvres font partie du corpus du fantastique tel qu’il est constitué en France au début du xixe siècle, elles sont progressivement oubliées par la critique spécialisée, qui se concentre sur le récit ou sur le conte fantastique au détriment de la littérature dramatique.

4Au xixe siècle, le théâtre fantastique n’est manifestement pas perçu comme un ensemble dont l’existence pose problème. Émile Deschanel, professeur de littérature française au Collège de France, axe par exemple en 1885 la treizième leçon du Romantisme des classiques sur les « statues et [le] fantastique au théâtre »1, sans devoir au préalable prendre les précautions que l’on observe aujourd’hui face à un objet devenu à la fois polymorphe et transparent. Toujours au xixe siècle, plusieurs dramaturges, dont par exemple George Sand et Jules Verne, ont écrit des drames qu’ils prétendaient « fantastiques ». Il semble même exister alors un corpus reconnu, puisque Faust est cité comme texte de référence du drame fantastique et du fantastique en général à la fois par Charles Nodier en 1830 dans Du fantastique en littérature2, par Sand en 1839 dans son Essai sur le drame fantastique3 et par Arthur Pougin en 1885 dans son Dictionnaire historique et pittoresque du théâtre et des arts qui s’y rattachent4. Bien plus tard, Pierre-Georges Castex, qui étudie en 1951 les contes fantastiques en France5, convoque encore la pièce de Goethe à plusieurs reprises. Certes, il ne dit pas clairement si elle relève ou non du fantastique, mais il consacre plusieurs pages à l’étude du théâtre de Mérimée, laissant penser qu’au milieu du xxe siècle le genre dramatique a encore sa place dans le fantastique.

5Quinze ans plus tard, chez Roger Caillois, le théâtre disparaît cependant totalement : aucun texte dramatique ne figure dans son Anthologie du fantastique en deux volumes, projet d’envergure qui présente la littérature fantastique anglaise, irlandaise, nord-américaine, allemande, flamande, française, espagnole, italienne, sud-américaine, haïtienne, polonaise, russe, finlandaise et extrême-orientale. Même : lorsqu’il identifie en introduction à son Anthologie « le modèle » du « pacte avec le démon » dans Faust, Caillois donne la référence d’un conte de Mack Reynolds mais ne mentionne pas le nom de Goethe6. De la même manière, Caillois évacue la question du théâtre lorsqu’il parle de « la statue, [du] mannequin, [de] l’armure, [de] l’automate, qui soudain s’animent et acquièrent une redoutable indépendance7 » : il se réfère à La Vénus d’Ille de Mérimée quand, quatre-vingts ans plus tôt, Deschanel prenait dans sa leçon le Dom Juan de Molière en exemple. À ce propos, il est intéressant de remarquer que l’animation de la statue dans ces deux textes est à maints égards analogue, malgré l’écart temporel. Par ailleurs, Caillois aurait pu penser à la Statue du Commandeur du Don Giovanni de Mozart qui « prend vie » sur les plus grandes scènes lyriques du xixe siècle en Europe. Non : on ne trouve pas une seule référence au drame dans les 1256 pages de son Anthologie. En 1970, le même sort est réservé au théâtre dans l’Introduction à la littérature fantastique de Tzvetan Todorov… et le phénomène semble s’être prolongé par la suite : dans les livres sur le fantastique, les textes dramatiques sont des fantômes. En effet, le théâtre et le fantastique ne sont pas associés dans la critique française durant la seconde partie du xxe siècle.

6On le constate : au xixe siècle, le théâtre fantastique a bel et bien existé dans l’esprit des historiens, mais aussi des écrivains. Certaines pièces semblent alors communément reconnues comme relevant du fantastique. Si leur exclusion systématique des anthologies du fantastique depuis les années 1960 peut s’expliquer simplement pour les tragédies de Shakespeare et pour Dom Juan, qui datent de siècles qu’on a pris l’habitude de ne pas considérer comme propices au fantastique, c’est moins le cas de Faust, dans la mesure où la pièce est publiée en 1808, à peine antérieurement au Manuscrit trouvé à Saragosse de Potocki et aux Fantasie- et Nachtstücke d’E.T.A. Hoffmann. Comment par ailleurs justifier l’oubli par Caillois, entre autres, du « drame fantastique » de Sand et de Paul Meurice intitulé Le Drac (1865) ? Dans le cadre de ma recherche qui s’apparente de plus en plus à une enquête policière où il s’agit de retrouver la trace d’un disparu, il faut se demander qui a fait disparaître le théâtre fantastique dans la seconde moitié du xxe siècle, s’il s’agit d’un enlèvement ou d’un meurtre, et quel en fut le mobile.

3. Théorie d’un triple oubli

7L’une des raisons de l’oubli de la littérature dramatique par Caillois dans son Anthologie pourrait être l’oubli, dans la définition du fantastique qu’il élabore, de la figure du lecteur-spectateur. Il existerait donc une raison théorique à la disparition du théâtre fantastique. Caillois identifie en effet dans le fantastique une « sorte d’ambiguïté qui, laissant le choix au lecteur, le contraint à l’angoissante responsabilité de nier lui-même ou d’affirmer le surnaturel8 » (je souligne). Caillois ne semble alors pas prendre en compte dans sa théorie la dimension théâtrale de la pratique des textes dramatiques, qui s’adressent au moins en partie à des lecteurs en tant qu’ils pourraient être praticiens ou spectateurs de théâtre. Triple oubli, donc : celui de la littérature dramatique dans l’Anthologie de Caillois serait logiquement corrélé à celui du lecteur-spectateur dans la définition qu’il propose, définition dont le succès critique expliquerait peut-être l’oubli du théâtre fantastique dans l’histoire littéraire.

8Nous venons de voir que la définition de Caillois postule dans le fantastique la rencontre entre le monde réel et un autre monde. Mais bien que cette idée existe en réalité déjà chez Nodier ou chez Sand, ces mondes ne sont pas nécessairement décrits par eux comme opposés. Avant le milieu du xxe siècle, il semble que l’idée ne soit pas formulée dans des termes comparables à ceux de Castex9, qui parle d’« une intrusion brutale du mystère dans le cadre de la vie réelle10. » Chez Caillois, je l’ai dit, cette « intrusion brutale » provoque, « dans les lois immuables de l’univers quotidien, une fissure […] minuscule, imperceptible, douteuse, suffisante cependant pour livrer passage à l’effroyable11 » (je souligne). Simple à conceptualiser dans le récit, l’irruption « douteuse » de l’irréel dans le réel paraît plus complexe à théoriser au théâtre, car le monde représenté y est montré dans l’univers réel du spectateur. Sans me livrer ici à une analyse de détail, il me semble que la « fissure » provoquée dans le monde dramatique serait alors en mesure d’interagir, par l’intermédiaire de l’espace scénique, avec le monde réel des spectateurs. Or, Caillois met ses lecteurs en garde : « Il convient ici d’éviter un malentendu redoutable. Les récits fantastiques n’ont nullement pour objet d’accréditer l’occulte et les fantômes. […] La littérature fantastique se situe d’emblée sur le plan de la fiction pure12 » (je souligne). S’il s’agit d’éviter un malentendu de ce type, alors il me paraît prudent de laisser de côté la scène de théâtre, sur laquelle il n’est pas assuré que la « fissure » dans le réel représenté demeure de l’ordre de « la fiction pure ». À la place de Caillois, j’agirais donc comme lui : je n’intègrerais pas la littérature dramatique à mon Anthologie du fantastique.

9George Sand entend éviter un malentendu semblable quand elle déclare dans son Essai sur le drame fantastique que le Faust de Goethe est irreprésentable. Je retrouve en effet dans les propos de Sand la crainte que la représentation théâtrale ne permette pas de conserver la « fiction pure » du texte dramatique. Sand comprend la pièce de Goethe comme étant « purement métaphysique », c’est-à-dire qu’elle représenterait le « monde intérieur [de Faust], ce grand combat de la conscience avec elle-même, avec l’effet produit sur elle par le monde extérieur dramatisé sous des formes visibles13. » Mais malgré la dramatisation « sous des formes visibles », le « drame fantastique » ne devrait pas, selon Sand, être porté à la scène, en raison de sa pureté métaphysique. Elle s’inquiète en effet :

Il y a presque [dans Faust] toutes les qualités d’un drame propre à la représentation scénique […]. Mais ce qui, probablement, aux yeux du plus grand nombre des lecteurs est une qualité dans Faust, nous paraît un défaut, si nous considérons la véritable nature du drame métaphysique. Celui-là entre beaucoup trop dans la réalité. Faust devient trop aisément un homme pareil aux autres, et Méphistophélès n’est bientôt lui-même qu’un habile coquin, demi-escroc, demi-entremetteur, qui trouverait facilement son type dans la nature humaine14.

10Dans la perspective de Sand, l’incarnation scénique de Méphistophélès est donc susceptible de trop le tirer du côté du réel : la scène n’offre pas de garantie quant à la conservation du caractère métaphysique du surnaturel.

11Anne Bouvier Cavoret, qui a édité l’un des deux recueils d’articles sur le théâtre fantastique parus en 2005, rappelle l’évidence à ma place : il existe une « différence de nature » entre « un fantôme de papier, agissant dans l’espace imaginaire d’un récit fantastique » et « un fantôme […] jou[é] par un acteur15 » sur une scène de théâtre. Dans la suite de cette remarque, j’inviterais à distinguer, parmi les « fantômes de papier », d’une part ceux qui évoluent dans le cadre d’un récit (y compris les récits pris en charge par l’un des personnages d’une pièce), d’autre part ceux qui agissent dans l’espace dramatique d’une pièce de théâtre écrite (donc a priori montrés au théâtre) : à mon avis, la mise en scène non réalisée, c’est-à-dire la projection mentale par le lecteur d’une mise en situation scénique, est déjà en mesure de faire quelque chose au texte dramatique, aux « fantômes de papier » qu’il déploie, mais aussi aux ambiguïtés qui peuvent exister à leur sujet dans l’esprit du lecteur… spectateur. L’ambiguïté fantastique ne peut donc être pensée de la même manière dans le récit et dans la littérature dramatique, où elle demande à l’évidence un traitement théorique particulier, que Caillois n’envisage pas : ce quelque chose que la mise en scène mentale fait au texte dramatique n’est en principe pas fait au récit. La complexité de la « lecture » scénique des figures identifiées aujourd’hui comme surnaturelles semble dès lors, à maints égards, justifier l’évitement de la question du lecteur spectateur par Caillois et son oubli de la littérature dramatique au moment de composer son Anthologie.

12Il semblerait que la fortune critique de sa définition, élaborée autour de la figure d’un lecteur non spectateur, signe, en 1966, la sortie du théâtre du corpus du fantastique. Quatre ans après, chez Todorov, l’ambiguïté – reformulée et théorisée sous le terme d’hésitation – gagne du terrain en tant que critère définitoire nécessaire du fantastique, en même temps que le rejet du théâtre s’affirme, dans la mesure où l’on trouve cette remarque définitive visant – pourquoi pas – Faust et Hamlet :

On ne peut concevoir un genre qui regrouperait toutes les œuvres où intervient le surnaturel et qui, de ce fait, devrait accueillir aussi bien Homère que Shakespeare, Cervantès que Goethe. Le surnaturel ne caractérise pas les œuvres d’assez près, son extension est beaucoup trop grande16.

13Mais alors, en désignant certaines œuvres qu’il s’agirait d’écarter du corpus, Todorov a-t-il doté le fantastique de textes fantômes qui, depuis son geste d’exclusion, hantent les études théâtrales ?

4. Le corpus actuel du théâtre fantastique est-il constitué de revenants ?

14Me sentant démuni face à une telle question, mon premier réflexe a été d’ouvrir le Dictionnaire du théâtre de Patrice Pavis, réimprimé en 2014 :

Le fantastique n’est pas propre au théâtre, mais il trouve dans la scène un domaine d’élection, puisqu’il y a toujours production d’illusion et dénégation. L’alternative n’est pas seulement entre la fiction et la réalité ; elle oppose le naturel et le surnaturel : « Il faut que le texte oblige le lecteur […] à hésiter entre une explication naturelle et une explication surnaturelle des événements évoqués » (Todorov Tzvetan, Introduction à la littérature fantastique, Paris : Seuil, 1970, p. 37).
C’est probablement parce que le théâtre part d’une irréalité visible et ne peut donc facilement opposer le naturel au surnaturel, qu’il n’a pas généré, comme le récit ou le cinéma, une grande littérature dramatique fantastique. Par contre, les effets d’étrangeté, le théâtre du merveilleux, la féerie y ont trouvé leurs procédés scéniques, en marge du fantastique17.

15En lisant cette notice, j’ai été surpris d’apprendre que le fantastique, tout en n’étant ni proprement théâtral ni fréquemment dramatique, entretient une affinité particulière avec la scène, en tant que celle-là est « toujours » le lieu de la « production d’illusion et [de] dénégation ». Est-ce à dire alors que le fantastique, sans s’être souvent manifesté sur la scène, y transparaît toujours ? Entre quasi-absence et omniprésence, le fantastique au théâtre est susceptible, comme je l’ai déjà dit, de devenir lui-même un fantôme. En ce sens, la scène serait donc une hantise – dans l’acception première de lieu hanté – du fantastique. Mais parce que Pavis assimile sans doute abusivement l’hésitation fantastique de Tzvetan Todorov aux mécanismes de l’illusion et de la dénégation théâtrales18, il s’avère également possible d’affirmer que le fantastique est la hantise – au sens second d’idée obsédante – de certains théoriciens et historiens du théâtre qui reconnaissent l’hésitation fantastique où elle n’existe pas, auquel cas il n’est plus assuré que la scène soit vraiment une hantise du fantastique, au sens premier.

16Pavis reconnaît d’ailleurs la difficulté de l’existence scénique du fantastique. Il explique que l’hésitation fantastique pose problème au théâtre, mais seulement lorsqu’« elle oppose le naturel au surnaturel ». Elle s’avère en fait à mon avis généralement problématique si on l’assimile à l’illusion théâtrale, comme Pavis semble le faire. Malgré l’affirmation de Bouvier Cavoret, selon laquelle « l’illusion propre à la représentation théâtrale et l’illusion fantastique ou magique tendent à se confondre19 », celles-ci ne mobilisent pas les mêmes notions et, me semble-t-il, n’agissent pas au même niveau. Différence dans les termes : l’illusion théâtrale questionne, comme le rappelle Pavis, les frontières « entre […] fiction et […] réalité » (je souligne), tandis que l’hésitation fantastique questionne le rapport entre irréel et réel. Différence de niveau : l’illusion théâtrale agit sur le statut du monde représenté par rapport au monde de référence, tandis que l’hésitation fantastique agit sur le statut d’un événement de la diégèse par rapport au monde représenté – mais pas par rapport au monde de référence, ou seulement par extension peut-être, dans un deuxième temps que ne théorise pas Todorov et contre lequel met en garde Caillois. Pour Todorov, il ne s’agit pas d’hésiter dans le fantastique sur la réalité de la diégèse, comme dans le cas du théâtre où le spectateur, si l’on veut bien reprendre à notre compte l’assimilation de Pavis, « hésite » entre illusion et dénégation, mais sur un événement de la diégèse, en tant que l’événement s’avère en mesure de questionner le réel à partir du choc cognitif éprouvé par le personnage – et non le lecteur, encore moins le spectateur – qui n’a plus entièrement foi en sa représentation des lois de la nature. On pourrait dire que le spectateur hésite sur le degré de réalité du représenté (ou plus souvent peut-être sur son degré de véracité20), tandis que le personnage d’un récit fantastique hésite (et avec lui le lecteur) sur le degré de réalité d’un événement dans le représenté :

Illusion théâtrale

Hésitation fantastique

Termes

Fiction / réalité

Irréel / réel

Niveau

Monde représenté / monde de référence

Monde représenté / événement représenté

≠ monde de référence

Réel du représenté (vrai du représenté)

Réel dans le représenté

17Bref : l’hésitation entre fiction et réalité dont parle Pavis (assimilée par lui à l’illusion théâtrale) n’est pas prévue par Todorov (ni par Caillois). Dans le rapprochement que fait Pavis de l’hésitation fantastique et de l’illusion théâtrale, je vois une tentative de conciliation conceptuelle entre le fantastique et le théâtre en travaillant sur ce qui – aux niveaux théorique et historique – a signé la sortie de la littérature dramatique du corpus du fantastique : « l’ambiguïté » de Caillois ou « l’hésitation » de Todorov.

18C’est ce que paraît par exemple faire Bouvier Cavoret en analysant Faust dans l’introduction au recueil d’articles qu’elle a édité. Sans faire explicitement référence à Caillois ou Todorov21, elle arrive à la conclusion qu’« il s’agit bien de fantastique, et non de merveilleux, car le doute subsiste sur la réalisation du pacte [entre Faust et Méphistophélès]22. » Si l’on accepte l’analyse, Todorov aurait donc eu tort d’exclure Goethe du fantastique : Faust en ferait partie de plein droit, en tant qu’il remplit les conditions d’existence d’un doute. En fait, Bouvier Cavoret ne précise pas qui doute, ni en quels termes. Il paraît difficile, ainsi, d’examiner sa proposition de réhabilitation – ce n’est d’ailleurs pas mon but. Je préfère remarquer que Faust, en vrai texte fantôme, s’entête, malgré tout, à revenir : paraît persistante l’impression que Faust, mais aussi Hamlet, Macbeth, Dom Juan et d’autres pièces dont je n’ai pas parlé, appartiennent de droit au fantastique, malgré l’emprise, sur la définition du « genre » et de son corpus, de la notion d’indécidable et de ses avatars : « l’ambiguïté » de Caillois, « l’hésitation » de Todorov, mais aussi « l’incertain » d’Irène Bessière. Faust, Hamlet et consorts semblent en effet hanter malgré tout les historiens du fantastique, surtout quand ceux-ci sont également théâtrologues. À défaut de hanter le théâtre, il semblerait donc que le fantastique, tant qu’il se comprend en relation avec la notion d’ambiguïté, hante plutôt les études théâtrales : malgré leur sortie du corpus en 1966, certaines grandes pièces du répertoire paraissent toujours faire partie de l’imaginaire du fantastique.

5. Le fantastique hantera-t-il toujours les études théâtrales ?

19Nous avons toutes les raisons de penser que la disparition du théâtre fantastique n’est due qu’à un simple enlèvement, et qu’il nous sera restitué un jour, sous une forme encore inconnue. L’année 2005 a d’ailleurs annoncé le retour du théâtre fantastique dans la critique française, puisque deux recueils d’articles paraissent à cette date – même si ce sont pour l’instant les deux seules publications d’envergure sur le sujet : Théâtre, merveilleux, fantastique, dirigé par Anne Bouvier Cavoret, et un numéro de la revue Otrante, dirigé par Amos Fergombé et Arnaud Huftier, sous-titré Théâtre & fantastique, une autre scène du vivant. Si plusieurs des articles qu’on y trouve se révèlent assurément très stimulants – par exemple ceux de Florence March, d’Isabelle Michelot, de Jean-David Jumeau-Lafond, etc. –, il se dégage de ces lectures l’image contrastée d’une recherche actuellement divisée sur la manière d’appréhender le théâtre fantastique : d’une part comme un objet peu étudié mais dont l’existence est attestée, d’autre part comme un objet dont l’existence n’est pas assurée.

20En fait, il est frappant de constater que la seule idée qui puisse s’apparenter à un consensus autour du théâtre fantastique semble être la reconnaissance d’un corpus fantôme : c’est ainsi que je désigne l’ensemble formé entre autres par Faust et Hamlet qui, sans constituer un réel corpus du théâtre fantastique – puisqu’on n’en connaît pas les modalités actuelles et qu’on doute même de son existence –, appartiennent de plein droit à l’imaginaire du fantastique. En effet, que cela soit pour en affirmer le caractère fantastique ou pour les utiliser dans une autre perspective, les pièces de Goethe et de Shakespeare sont mentionnées dans ces deux ouvrages de 2005 dans huit articles sur vingt-six, par des auteurs qui ne travaillent d’ailleurs pas nécessairement avec les mêmes définitions du fantastique. Si l’on rajoute d’autres productions inspirées du mythe de Faust – le Dr Faustus de Christopher Marlowe, L’Imagier de Harlem de Gérard de Nerval, Joseph Méry et Bernard Lopez, les différents opéras du xixe siècle qui s’en inspirent (par exemple, en France, ceux d’Hector Berlioz et de Charles Gounod) –, ce nombre grimpe à dix sur vingt-six. En somme, Faust et Hamlet me semblent constituer le cœur du corpus supposé existant – c’est-à-dire fantôme – du théâtre fantastique, dont le pouvoir de hantise se vérifie dans ces deux ouvrages de 2005.

21La question est maintenant de savoir s’il faut suivre Amos Fergombé et Arnaud Huftier, qui exhortent à « nourrir d’une perspective nouvelle le mot ‘‘fantastique’’, qui semblait exclure le théâtre, et [à] offrir une autre manière d’aborder le théâtre, qui semblait rétif à l’emploi de ce mot ‘‘fantastique’’23 », ou si la confrontation du théâtre avec l’ambiguïté fantastique peut nous apprendre quelque chose du théâtre et du fantastique, quitte à faire le deuil, au moins provisoirement, du théâtre fantastique. J’ai mon avis sur la question, que je vous exposerai sans doute ultérieurement.