Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 10
L'Aventure poétique
Franc Schuerewegen

« Genette devient écrivain »

Où l’on voit que je est un autre

1S’il prend son travail au sérieux, le poéticien est un poète. Barthes l’écrit à propos de Figures III, ouvrage qui vient alors de paraître, dans un bref article de La Quinzaine littéraire : « Lorsqu’il se place devant l’œuvre, le poéticien ne se demande pas : qu’est-ce que cela veut dire ? […] Mais, plus simplement et plus difficilement : comment est-ce que c’est fait1 ? » Apparaît alors l’image qui m’intéresse, et qui s’applique ici au travail du seul Genette : « Le poéticien : jusqu’à ces derniers temps, ce personnage aurait pu passer pour le parent pauvre du poète. Mais, précisément, la poétique que pratique Genette a pour objet tout le faire du langage – où le faire de tout langage ». La poétique genettienne, en d’autres mots, « s’oblige à se considérer elle-même, d’une certaine manière, comme objet de poétique ». Il s’ensuit qu’un adoubement est souhaitable, voire nécessaire : « Ce retour, qui est bien plus important qu’un simple élargissement, tend à faire du poéticien un écrivain, à abolir la distance hiérarchique entre le “créateur” et le “glossateur”2 ».

2En fait, Barthes fait l’éloge d’un aspect du livre qui, à l’époque, avait agacé plus d’un lecteur, qui continue d’en agacer quelques-uns, je suppose, même si le vocabulaire en question est aujourd’hui enseigné dans les lycées. Il s’agit de l’impressionnante série de néologismes créés par Genette et, aussi, des termes que celui-ci emprunte à l’ancienne rhétorique et qu’il a donc voulu « revisiter ». Je n’ai pas à rappeler les analepses, prolepses et autres paralipses qui, pour les gens de ma génération, évoquent les temps où nous croyions dur comme fer à la critique comme « science ». Bref, Genette est pour Barthes un écrivain parce qu’il est l’inventeur d’un ensemble de signifiants nouveaux, disons donc : un terminologue.

3Notons aussi, qui est un peu curieux au départ, que Barthes qualifie de « romanesque » la créativité lexicale de l’auteur de « Discours du récit », substituant donc à l’image du poéticien-poète celle du romancier : « Or, le souci (ou le courage) néologique est ce qui fonde le plus directement ce que j’appellerai le grand romanesque critique ». Et aussi : « Faire du travail d’analyse une fiction élaborée, c’est peut-être aujourd’hui une entreprise de pointe : non pas contre la vérité et au nom de l’impressionnisme subjectif, mais au contraire parce que la vérité du discours critique n’est pas d’ordre référentiel, mais d’ordre langagier3 ». Il y a là de toute évidence un glissement dans l’analyse. Comparer l’outillage conceptuel mis en place par Genette à une « fiction élaborée », c’est-à-dire à une sorte de roman est autre chose que d’assimiler le « poéticien » au « poète », image un peu facile (car elle est prévisible ) ; celle du poéticien-romancier l’est beaucoup moins... Barthes, en somme, monte d’un cran dans son effort de définir le « glossateur » comme « créateur ». Sans doute parle-t-aussi il de lui, et pour lui.

4Ce sera en effet l’hypothèse que je risquerai. Pour bien comprendre ce qui se passe ici, il faut accepter que Barthes n’écrit pas sur Genette, mais sur Barthes. C’est donc de son envie d’écrire qu’il a choisi de nous entretenir, et j’entendrai évidemment par là : son envie d’écrire vraiment, pour de bon, s’affranchissant des contraintes du commentaire et de la glose. Faut-il rappeler que c’est à sa plume que nous devons la célèbredistinction entre écrivants et écrivains, distinction qui n’est pas neutre et qui implique une hiérarchie : il vaut mieux appartenir au second groupe qu’au premier4 ? L’article de 1972 ne fait guère que reprendre, avec variantes, et en réduisant l’ouvrage de Genette à un pur prétexte, la distinction fondatrice de 1964. La poétique est sans intérêt si elle ne produit pas sa propre « poésie », fût-elle une recherche du mot rare ou jargonnant. La critique sera « romanesque » ou ne sera pas. En clair : Barthes, dans son compte rendu de Figures III, crée les conditions d’un quiproquo.À qui lance-t-il des fleurs ? À lui-même, tout d’abord.

Le coming out du logothète

5Je rappelle pour mémoire – ceci, me semble-t-il, explique cela – qu’en 1971, un an avant l’article de La Quinzaine, paraît Sade, Fourier, Loyola dont la préface introduit la catégorie des « logothètes » ou « fondateurs de langues ». C’est ici qu’on lit le fameux : « Si j’étais écrivain, et mort5 ». Autant dire que pour Barthes le critique est logothète à sa manière : lui aussi crée un langage, ou des langages. On peut donc supposer que c’est une forme de logothesis que Barthes salue en outre chez l’auteur de Figures III : l’assimilation du terminologue à l’écrivain s’appuie sur l’hypothèse d’une terminologie « créative », en somme, sur une conception du jargon comme art, à la Barthes donc.

6Une autre référence nous vient à l’esprit ; elle est plus tardive mais tout aussi importante. En 1978, six ans après le compte rendu de La Quinzaine, sept ans après Sade, Fourier, Loyola, Barthes fait au Collège de France, sous un signe proustien, la conférence intitulée: « Longtemps je me suis couché de bonne heure ». Il y rêve publiquement de sa Vita Nova, qui sera, précise-t-il, une vie d’écrivain, non d’écrivant. On retrouve l’idée du roman comme forme possible, voire comme forme idéale pour le conférencier : « J’aimerais un jour développer ce pouvoir du Roman […] soit au gré d’un Essai (j’ai parlé d’une Histoire pathétique de la Littérature), soit au gré d’un Roman, étant entendu que j’appelle ainsi, par commodité, toute Forme qui soit nouvelle par rapport à ma pratique passée, mon discours passé6 ». La volonté de rupture avec l’être que l’on a été, et avec le langage que l’on a parlé, fait ici l’objet d’une véritable mise en scène. On pourrait parler d’une stratégie de coming out, stratégie qui va d’ailleurs la même année prendre une forme institutionnelle, quand débute le cours sur La Préparation duroman, le dernier que Barthes ait enseigné. Par le choix du thème, par le titre qu’il donne à son enseignement, il montre qu’il n’a pas abandonné l’idée du « grand romanesque critique », formulée dès 1972. En quelque sorte, depuis « Écrivains et écrivants », cette idée n’a cessé de le hanter. Avec les années, elle est seulement devenue plus urgente, et cruciale.

7Notons ce fait, toujours à propos de La Préparation du roman : en s’exprimant de la façon que nous venons de voir, Barthes définit le cours comme une entreprise de poéticien au sens qu’il a donné à ce mot en écrivant sur Genette en 1972. Le projet de la Vita Nova renoue donc malgré tout avec la Vita Antica. Certes, le terme de poétique n’apparaît pas ici, et le professeur du Collège de France préfère parler de certaines occupations « techniques » :

En somme j’assumerai […] une distinction entre : 1) vouloir savoir comment c’est fait, en soi, selon une essence de connaissance (= Science) ; 2) et vouloir savoir comment c’est fait pour le refaire, pour faire quelque chose du même ordre (= Technique) ; bizarrement, on se posera ici un problème « technique », on régressera de la Science à la Téchnè7.

8Mais on voit le rapport avec ce qui précède : comment est-ce que c’est fait ? Il faut nécessairement en déduire que la formule de 1972 : « le grand romanesque critique », formule contradictoire car elle définit en termes d’écriture « secondaire » – la critique – une écriture « première » – l’écriture du roman –, ne peut être comprise que si on y reconnaît une sorte de version provisoire et encore tâtonnante de ce qui s’appellera plus tard La Préparation du roman. Sous l’intitulé « Le Retour du poéticien », Barthes annonce un avenir, le sien propre.

Valéry via Barthes

9Pourtant, c’est ici que les choses se compliquent, et que l’on est obligé d’admettre que l’avenir que Barthes annonce est, en somme, d’emblée compromis. On sait pourquoi. Quand bien même on accepterait d’entendre par ce terme « toute Forme qui soit nouvelle par rapport à une pratique passée », Barthes n’a pas écrit de « roman », il n’a jamais vraiment rompu avec sa « pratique passée », il n’est pas allé au bout de son rêve. Il est vrai : Barthes est aussi l’auteur de Fragments d’un discours amoureux (1977) et de La Chambre claire (1980), essais quasi littéraires, mais qui restent malgré tout des essais et, même, des essais universitaires, je me permettrai d’insister sur ce point. Quant à Incidents et Vaines soirées (1987), ce sont des journaux intimes et ces textes n’ont pas paru du vivant de l’auteur. Restent les huit feuillets intitulés Vita Nova que l’on peut considérer comme le canevas de ce-qu’aurait-été-le-roman-de-Barthes-si-celui-ci-avait-écrit-un-roman, et qui sont peut-être tout d’abord du point de vue qui est le nôtre l’aveu d’un échec8. Pour Barthes, la Vita Nova, la vie d’écrivain n’a jamais vraiment commencé. L’envie d’écrire, écrire vraiment, écrire comme un écrivain, était tout d’abord chez lui un fantasme. D’ailleurs, dans le cours, il le dit : « J’en suis au Fantasme du roman9 ». Or le propre du fantasme est qu’on ne parvient jamais vraiment à le concrétiser ; d’ailleurs, à quoi bon ? Un fantasme réalisé cesse d’être un fantasme, et il est le plus souvent décevant. Je n’étais pas là en 1978 et ne puis certes pas m’exprimer ici en « sujet supposé savoir », maisil me semble raisonnable de croire que Barthes a délibérément laissé son projet en suspens de peur de décevoir son public, et lui-même.

10Mais venons-en à Genette à qui Barthes, dans le compte rendu de La Quinzaine, attribue « un projet d’écriture », le transformant ainsi en un double de lui-même (« Son “après-propos” ne laisse aucun doute sur son projet d’écriture10 »). C’est manifestement aller un peu vite en besogne. Certes, dans « l’après-propos » en question, Barthes est cité. Genette reproduit le passage également célèbre de S/Z sur les lecteurs « devenus producteurs de texte11 ». Mais on est ici très loin du fantasme d’écriture au sens que nous venons de dire. L’auteur de Figures III se veut à la fois plus prudent, plus modeste et, ajouterai-je, plus lucide, que son collègue et aîné. Pour preuve, le ton presque hésitant, multipliant circonlocutions et incises – mais qui est un même temps un ton assuré, je reviendrai à ce double registre – de son après-dire : « Le lecteur, ici, croit participer, et peut-être, par la seule reconnaissance – ou plutôt la mise au jour de traits inventés par l’œuvre souvent à l’insu de son auteur –, participe effectivement, et dans une infime mesure (infime, mais décisive) contribue à la création12 ». Et aussi, où on retrouve Proust, ce qui est logique puisque l’enquête narratologique portait sur son œuvre : « Cette contribution, voire cette intervention, étaient, rappelons-le encore, un peu plus que légitimes aux yeux de Proust. Le poéticien est lui aussi le “propre lecteur de soi-même”, et découvrir (nous dit aussi la science moderne), c’est toujours quelque peu inventer13 ». Découvrir est la même chose qu’inventer, nous sommes d’accord. Pourtant, il ne s’agit pas ici de passer avec fracas, et sous le signe de la Vita Nova, de la poétique au roman. Genette introduit une idée que l’on va retrouver à bien des reprises sous sa plume, idée plus valéryenne que barthésienne – Genette est valéryien, Barthes l’est beaucoup moins, ce point a également son importance14 –, celle des possibles du texte et de la fiction.

11Il est question du rôle des possibles en littérature dans « Critique et poétique » :

Il s’agit moins ici d’une étude des formes et des genres au sens où l’entendaient la rhétorique et la poétique de l’âge classique […] que d’une exploration des divers possibles du discours, dont les œuvres déjà écrites et les formes déjà remplies n’apparaissent que comme autant de cas particuliers au-delà desquels se profilent d’autres combinaisons possibles prévisibles, ou déductibles15.

12L’idée revient avec force dans la conclusion de Nouveau discours du récit (1983), elle aussi justement célèbre : « Les critiques n’ont fait jusqu’ici qu’interpréter la littérature, il s’agit maintenant de la transformer ». Plus loin : « Que vaudrait la théorie, si elle ne servait aussi à inventer la pratique16 ? » La poétique genettienne, on le sait bien, veut être une vraie praxis, elle cherche à découvrir, et à remplir des cases vides. Ce qui veut dire que, malgré certaines ressemblances de surface, malgré l’usage pour le moins particulier que Barthes fait en 1972 de « Discours du récit » – qu’il transforme en apologie de sa propre posture critique  –, un abîme sépare l’envie-d’écrire-vraiment à la Barthes, qui est un phénomène psychologique – je l’ai appelé un fantasme –, de la « pratique inventive » prônée par le narratologue-poéticien.

Où la situation se renverse

13Ne nous arrêtons pas là. N’est-ce pas Genette, le Genette de « Discours du récit », le poéticien-poète, et non l’auteur du cours sur La Préparation du roman, qui parvient à réaliser effectivement la sorte de programme régressif – mais bénéfique parce que régressif –, que Barthes appelle de ses vœux devant le public du Collège de France : « On régressera de la Science à la Téchnè » ? « Vouloir savoir comment c’est fait pour le refaire » est – si on y réfléchit bien – une ambition de poéticien, non nécessairement d’écrivain. On est ici devant un paradoxe un peu embarrassant : ce que Barthes présente, en 1972, comme un but suprême – le poéticien a réussi son « coup » s’il parvient à s’exprimer en écrivain –, est aussi l’obstacle empêchant le poéticien de bien faire son travail. En clair, à force de trop penser à l’écrivain qu’il souhaite être, ou qu’il veut devenir – on est alors dans ce que j’ai appelé l’élément psychologique –, le glossateur-créateur en herbe risque de perdre de vue le volet initial de son programme, qui est justement le volet technique et analytique. Bref : malgré ce qu’affirme l’auteur du cours de 1978-1979, « vouloir savoir comment c’est fait » n’implique pas toujours que l’on parvienne aussi à « le refaire » ; il peut y avoir des incompatibilités entre les deux niveaux. Barthes a souffert de ces incompatibilités, Genette, plus modeste, a aussi été de ce point de vue plus habile. Il s’en est donc, si on me permet de m’exprimer un peu familièrement ici, mieux tiré.

14Pourquoi en va-t-il ainsi ? Je reviens rapidement à deux passages qui remontent aux tout débuts de la carrière de poéticien de Genette, et qui montrent que nous avons affaire à un problème ancien et constant. On lit dans « Structuralisme et critique littéraire » (1966) :

La critique littéraire se distingue formellement des autres espèces de critique par le fait qu’elle utilise le même matériel (l’écriture) que les œuvres dont elle s’occupe : la critique d’art ou la critique musicale ne s’expriment évidemment pas en sons ou en couleurs, mais la critique littéraire, elle, parle la langue de son objet ; elle est méta-langage, « discours sur un discours » : elle peut donc être méta-littérature, c’est-à-dire « une littérature dont la littérature même est l’objet imposé »17.

15On voit que la citation contient elle-même deux autres citations : la première est de Barthes18 – il est touchant de voir qu’en 1966 un mot comme « métalangage » avait encore besoin d’être glosé, donc expliqué au lecteur –, la seconde, de Valéry19. Que les deux, celle de Barthes et celle de Valéry, soient convoquées à l’intérieur de la même phrase est déjà, en soi, révélateur. Sans doute s’agit-il pour l’auteur de « Structuralisme et critique littéraire » de deux maîtres à penser. Mais il est plus révélateur encore que Genette n’affirme pas que, pour lui, la critique est une métalittérature ; ce qu’il nous explique, c’est qu’elle peut l’être ; tout dépend donc du point de vue que l’on choisit d’avoir sur elle. J’aurai à revenir à ce qui est en fait chez Genette une conception relativiste, non essentialiste de l’écriture littéraire : là encore il se sépare de Barthes. Mais j’anticipe.

16Le second fragment sur lequel je voudrais attirer l’attention est un passage de « Raisons de la critique pure » (1969), où réapparaît la question du métalangage critique, et de son statut : « Pour finir […] disons un mot d’une question […] qui n’a guère cessé depuis lors [c’est-à-dire, depuis Thibaudet, qui est pour Genette son « guide d’un jour »] d’alimenter la discussion. Cette question est celle des rapports entre l’activité critique et la littérature, ou, si l’on veut, de savoir si le critique est ou n’est pas un écrivain20 ». Genette propose donc que le critique fasse son examen de conscience. Quel statut peut-il viser ? Quelles ambitions peut-il légitimement avoir ? L’auteur de l’article répond en trois temps, selon un schéma dialectique, mais où l’important, comme on va voir, est à lire entre les lignes. En fait, on nous prépare ici un véritable coup de théâtre.

17Je résume l’argument. Il y a d’abord la bonne nouvelle : le critique est un écrivain parce que « les frontières entre l’œuvre critique et l’œuvre non-critique tendent de plus en plus à s’effacer comme l’indiquent suffisamment à eux seuls les noms de Borges ou de Blanchot ». Genette poursuit, exploitant le filon blanchotien : « Et l’on pourrait assez bien définir, sans ironie, la critique moderne comme une critique de créateurs sans création, ou dont la création serait en quelque sorte ce vide central, ce désœuvrement profond dont leur œuvre critique dessinerait comme la forme en creux21 ». Je note en passant que la notion de « créateur sans création » s’appliquerait assez bien à Barthes et à son cours sur La Préparation du roman, qui dessine « en creux », au sens que cette expression prend ici, un roman non écrit.

18Après la bonne nouvelle arrive la mauvaise. La question était mal posée, il faut donc repartir à zéro : « L’œuvre critique pourrait bien apparaître comme un type de création très caractéristique de notre temps. Mais à vrai dire, cette question n’est peut-être pas très pertinente, car la notion de création est bien l’une des plus confuses qu’ait enfanté notre tradition critique22 ». Genette fait marche arrière et, d’ailleurs, frôle la tautologie : la critique « créatrice » devra définir la critique « créatrice », si elle y parvient… Puisque son raisonnement se mord la queue, l’auteur introduit alors le troisième temps de l’analyse, où nous retrouverons Barthes : « La distinction significative n’est pas entre une littérature critique et une littérature “créatrice”, mais entre deux fonctions de l’écriture qui s’opposent aussi bien à l’intérieur d’un même “genre” littéraire ». On revient aux Essais critiques : « Ce qui définit pour nous un écrivain – par opposition au scripteur ordinaire, celui que Barthes a nommé l’écrivant –, c’est que l’écriture n’est pas pour lui un moyen d’expression, un véhicule, un instrument, mais le lieu même de sa pensée ». Il semblerait que l’on arrive enfin à une réponse à peu près définitive. La « bonne » distinction n’est pas entre critiques et écrivains, mais entre écrivains et écrivants. L’écrivain « est celui qui ne sait et ne peut penser que dans le silence et le secret de l’écriture », son critique sera donc forcément autre chose, puisqu’il est « désœuvré ». Barthes a permis à Genette de sortir de l’aporie, en apparence du moins. Car si on lit plus attentivement ces réflexions, on s’aperçoit que Barthes est précisément l’élément de trop ici, et qu’il faudra donc évacuer.

19La dernière phrase de « Raisons de la critique pure » est en effet tout sauf barthésienne, elle est même, par rapport au texte de 1964, un acte de rébellion : « En ce sens, il nous paraît évident que le critique ne peut se dire pleinement critique s’il n’est pas entré lui aussi dans ce qu’il faut bien appeler le vertige, ou si l’on préfère, le jeu, captivant et mortel de l’écriture. Comme l’écrivain – comme écrivain – le critique ne se connaît que deux tâches, qui n’en font qu’une : écrire, se taire ». Passons sur le vocabulaire blanchotien ou blanchotant et ne retenons que le geste de congédiement. Barthes oppose l’écrivain à l’écrivant, Genette fait semblant de reprendre la même distinction pour, en réalité, la déclarer caduque. Pour lui, il n’y a pas d’écrivant : cet invraisemblable personnage n’a sa place ni en littérature, ni en critique, à condition, toutefois, et comme cela est également précisé ici, que le critique soit « pleinement » critique… Le coup de théâtre qui a eu lieu, si on peut dire, en coulisses met donc les choses sens dessus dessous. On peut certes distinguer entre critique et écrivain, on peut aussi se demander si, dans certains cas, les deux catégories peuvent ou non coïncider. Mais au bout de compte, la manœuvre n’est guère utile car le « bon » critique est un écrivain, il n’y en a pas d’autre…

D’un piédestal et d’un grain de sel

20Je passe pour finir à des choses plus récentes. En 2006 paraît Bardadrac, suivi trois ans plus tard par Codicille (2009). Les deux ouvrages sont formellement différents de la production antérieure du même auteur. Ce sont des recueils de souvenirs, en fait : des abécédaires pleins d’humour et d’ironie, largement salués dans la presse, et qui ont permis un rapprochement avec le « grand public », comme l’a d’ailleurs observé Genette lui-même. Dans Codicille, sous l’entrée « Bienvenue », il rend compte de l’accueil enthousiaste que la critique et les médias avaient fait à Bardadrac. Certains avaient conclu, remarque-t-il, à cause de la parution de ce nouvel ouvrage – auquel Codicille propose donc une suite –, à l’entrée en scène d’un autre Genette qui ne serait plus critique, ni poéticien: « Genette devient écrivain23 ». L’auteur de Codicille n’est pas d’accord : écrivain, il n’avait pas à le devenir, car il l’était déjà ; plus exactement : on ne choisit pas de devenir écrivain, c’est une chose qui vous arrive, le plus souvent malgré vous.

21Je cite le texte : « À propos du second motif, “Genette devient écrivain”, où la formule “devient écrivain” faisait clin d’œil, je suppose, à la manière dont j’avais feint jadis, cum grano salis, de “résumer” le propos de la Recherche du temps perdu, je dois réitérer ici, et cette fois sans aucun grain de sel, mon désaccord avec la distinction proposée en son temps par Roland Barthes entre “écrivains” et simples “écrivants” ». Le même auteur ajoute, où l’on retrouve le relativisme rencontré plus haut dans « Structuralisme et critique littéraire », mais qui est ici explicitement assumé : « Je pense plutôt que quiconque écrit quoi que ce soit fait potentiellement œuvre littéraire, et que le passage de la puissance à l’acte dépend ici d’une simple décision esthétique du lecteur24 ».

22Barthes, on le voit, a cessé d’être un maître à penser, il est tombé de son piédestal. Déjà dans Bardadrac, il avait été question de lui dans un contexte qui n’était pas nécessairement flatteur25. Genette n’a jamais à ma connaissance publiquement réagi au compte rendu de La Quinzaine où l’auteur de Figures III était présenté comme le thuriféraire d’un projet qui n’était pas vraiment le sien. Ces pages méritaient une réponse de sa part. Genette répond-il dans Bardadrac ? On ne peut exclure cette hypothèse.

23Mais notre objet ici est encore autre : il s’agit du passage de Codicille qui vient d’être rappelé, où il est question du même Roland Barthes. La littérarité d’un texte n’est pas dans le texte, soutient Genette, mais dans le regard que l’on porte sur le texte. Par conséquent, n’importe quel texte peut être considéré comme littéraire, si ses lecteurs le veulent ainsi. Ou en sens inverse : le jugement de non-littérarité n’est jamais irrévocable. La distinction barthésienne a donc ici perdu sa pertinence, et sa raison d’être. La notion d’écrivant est un monstre logique, une contradiction dans les termes, à mettre au rancart donc.

24Je signale que l’auteur de Codicille fait allusion à plusieurs reprises à Stanley Fish, auteur de Quand lire, c’est faire26. Genette est ici indubitablement proche de la mouvance « fishienne ». On peut donc appeler pragmatiste et anti-essentialiste la position qu’il défend ; c’est d’ailleurs pourquoi elle est aussi anti-barthésienne. Nous nous rendons compte, grâce à l’auteur de Codicille et, aussi, un peu, grâce à Stanley Fish, que Barthes avait beau vouloir mener dans La Préparation du roman une recherche littéraire sous le signe de la « Téchnè », donc une recherche de poéticien – déjà en 1972 il s’était reconnu dans cette figure –, s’il rêve de la Vita Nova, c’est qu’il croit malgré tout à l’existence d’une « essence » littéraire qu’il a aussi poursuivie en vain27. Barthes écrit le mot Littérature avec une majuscule, Genette pense tout différemment : « Quand un texte ne dispose ni d’un contenu reconnu comme fictionnel ni d’une forme tenue pour poétique, sa littérarité – et donc la qualité d’“écrivain” de son auteur – est dans la pleine dépendance du jugement de ses lecteurs. Pour qui écrit déjà, bien ou mal, depuis quelques décennies, “devenir écrivain” ne peut donc signifier qu’une chose : être soudain jugé “écrivain” par certains qui jusque là ne le jugeaient pas tel28 ». Et aussi, où il me semble que l’auteur de Codicille parle à la fois de Barthes et de lui-même : « Mais j’ai toutes raisons de supposer que les lecteurs […] qui m’ont vu subitement “devenir écrivain” n’y mettent pas malice, sinon rétroactive et a contrario, et je n’ai donc qu’à les en remercier […] sur le mode toujours un peu ironique de la formule, toute provisoire par définition : “Bienvenue au club”29 ». « Bienvenue » est aussi le titre de l’entrée où on lit ce passage. La boucle est ainsi joliment bouclée.

Pour finir

25Le mot de la fin (provisoire) est inspiré d’un épisode proustien, plutôt de deux épisodes proustiens dont je propose ici une adaptation un peu libre. Nous voici au séjour des bienheureux, où Barthes vit depuis le 25 mars 1980. C’est donc là, dans la vaste bibliothèque céleste, qu’il lit Bardadrac et Codicille. Barthes est ravi et aussi un peu jaloux. Il semblerait – mais la chose n’est pas sûre – que des témoins l’aient entendu prononcer : « C’est ainsi que j’aurais dû écrire », et aussi, plus énergiquement (mais c’est encore moins sûr) : « Zut ! zut ! zut ! » Il existe, par ailleurs, une autre version de la même histoire, elle n’est pas plus fiable. Barthes, après avoir lu Genette, aurait repris le travail ; il serait remis à écrire et finirait actuellement Vita Nova.

26P.S. tardif mais nécessaire : entre temps, car ce texte est déjà ancien – j’étais un des premiers à répondre à l’appel de Florian Pennanech ! –, a paru Apostille,  le troisième volet de la sorte d’autobiographie sous la forme d’abécédaire entreprise par Gérard Genette. Ayant lu le volume – et l’ayant aimé, comme les deux autres –, je crois pouvoir maintenir l’analyse qui précède et qui ne concerne donc que les seuls Bardadrac et Codicille. Stanley Fish est bien, pour l’ex-poéticien devenu Genette-l’écrivain, et qui juge d’ailleurs parfaitement inutile la catégorie des « écrivants », à la Barthes, un allié de premier ordre, une sorte d’âme sœur, si l’on veut. En somme, il s’agit d’être plus « fishien » encore que Fish… Je cite l’entrée « Lectures » : « L’énoncé dont je me sens le plus proche est celui, hors champ et provocant comme toujours, que je crois (sans garantie) venir de Stanley Fish lui-même, lequel aurait bien dû, en tout cas, s’en inspirer avantage : “On peut faire autre chose avec les textes que les interpréter”30 ». Plus loin : « Je peux m’incliner devant un auteur et admirer son œuvre, mais je ne me résigne pas pour autant à abdiquer sur cette œuvre l’autonomie de mon appréciation, ni d’abord celle de mon attention esthétique31 ». J’admire Genette, tous les Genette, comme j’admire aussi Barthes, tous les Barthes. Cela ne me prive pas pour autant de l’autonomie de mon appréciation, et de mes gestes. D’ailleurs, vous avez la vôtre, ami lecteur.