Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 10
L'Aventure poétique
Catherine Depretto

La « Dominante » de Roman Jakobson, ou comment parler du formalisme russe dans la Tchécoslovaquie de 1935

1Questions de poétique (1973) est l’anthologie en français la plus complète de textes de Roman Jakobson, consacrés à la théorie de la littérature, ainsi qu’à celle des autres arts (cinéma, musique, peinture). Réunissant des études s’échelonnant de1919 à 1972, le volume parut dans la collection « Poétique » des Éditions du Seuil, dirigée par Gérard Genette et Tzvetan Todorov, également maître d’œuvre de l’ouvrage1. Les années « formalistes » de Jakobson y sont représentées par des extraits de ses deux contributions principales, La poésie russe contemporaine (sur Khlebnikov, 19212) et Du vers tchèque (1923), tous deux parus en volumes, auxquelles on peut ajouter les thèses rédigées avec Iouri Tynianov à Prague en 1928, « Problèmes des études littéraires et linguistiques », ainsi qu’un texte sur la dominante, daté de 19353.

2Une note de bas de page indique que l’étude sur la dominante a été publiée pour la première fois en anglais4 et surtout qu’elle fait partie d’un ensemble inédit de cours sur le formalisme, faits en tchèque par Jakobson à l’Université Masaryk de Brno en 1935. Aujourd’hui, ce cours est accessible, dans sa version originale, grâce à une édition commentée et annotée de Tomáš Glanc parue en 2005, suivie, en 2011, de sa traduction en russe5.

3Cet ensemble, intitulé « L’école formelle et la critique littéraire russe contemporaine » est intéressant à plus d’un titre. Il permet de replacer dans son contexte l’extrait consacré à la dominante et nous renseigne sur l’image que Jakobson donnait du mouvement russe à ses auditeurs tchèques dans les années 1930. Cependant, si ces cours sont pour l’essentiel rédigés, ils n’étaient sans doute pas destinés à être publiés : aussi comportent-ils des passages pluselliptiques (en particulier les deux dernières pages) et sont-ils dépourvus de références. L’éditeur pense pouvoir affirmer toutefois que Jakobson y attachait de l’importance car, dans les années 1960, il aurait fait passer à ses collègues tchèques une version dactylographiée deces cours, relue par ses soins6. Quoi qu’il en soit, le statut un peu particulier de ce texte doit être présent à l’esprit lors de l’analyse : on ne sait ni sous quelle forme exacte il a été lu, ni à quel public précis il était destiné…

La dominante et son contexte

4À consulter l’ensemble du cours de 1935, on comprend le choix des éditeurs d’avoir privilégié les pages consacrées à la dominante : c’est le seul passage qui s’arrête en détail sur une notion centrale du formalisme russe, fortement valorisée par Jakobson7. Pourtant, celui-ci n’est pas le premier à en avoir parlé. Le mérite en revient à Boris Eikhenbaum qui en donne une première définition dans La Mélodique du vers lyrique russe en 19228 (première parution en livre, ensuite réédité en ouvrage) ; la notion est ensuite retravaillée par Tomachevski et par Tynianov9. La présentation qu’en fait Jakobson reprend son propre appareil terminologique, en particulier sa notion de fonction esthétique (voir son texte plus tardif, « Linguistics and poetics10 »), mais ne fait pas référence aux travaux de ses anciens compagnons. La dominante lui permet surtout de mettre en évidence l’évolution du mouvement et la plus grande profondeur conceptuelle à laquelle il est parvenu après les slogans initiaux sur l’œuvre d’art, somme de procédés, façon indirecte de se démarquer de Chklovski. C’est, en particulier, grâce à l’idée de « changement de dominante » que les formalistes ont commencé à envisager l’histoire littéraire, ou, dans la terminologie tynianovienne, l’évolution littéraire. Ils ont conceptualisé ce qui tenait à cœur à Jakobson, à savoir l’imbrication entre système et diachronie, qui fait que tout système porte en lui-même les éléments de son évolution et que toute diachronie possède également un caractère systémique :

Ce fut la recherche formaliste qui démontra clairement que le changement, l’évolution ne sont pas uniquement des assertions d’ordre historique (d’abord il y a A, puis A1 s’installa à la place de A), mais que le changement est aussi un fait synchronique directement vécu, et une valeur artistique pertinente. Le lecteur d’un poème ou le spectateur d’un tableau est réellement attentif à deux ordres : d’un côté, le canon traditionnel ; de l’autre la nouveauté artistique comme déviation de ce canon. C’est sur la toile de fond de la tradition que l’innovation est perçue. Les études formalistes ont démontré que c’est cette simultanéité entre le maintien de la tradition et la rupture avec la tradition qui forme l’essence de toute nouvelle œuvre d’art11.

5Si Jakobson illustre son propos d’exemples originaux pris à la culture tchèque, il n’oublie pas de mentionner les derniers travaux des formalistes russes, caractéristiques de ce tournant en direction de l’histoire de la littérature, ceux d’Eikhenbaum, Tynianov et de leurs élèves sur la poésie et la prose du xixe siècle, mais aussi ceux de Goukovski sur le xviiie siècle ou de Vinogradov sur Gogol. Mais l’accent mis sur la notion de dominante est surtout l’occasion pour Jakobson d’insister sur les correctifs apportés aux premières assertions du formalisme et de dresser la liste de ses erreurs, ce par quoi s’achève ce cours. Cette partie, non rédigée, nécessiterait un commentaire ligne à ligne qu’il n’est pas possible d’envisager ici. Elle montre, de la part du linguiste, la volonté d’analyser les insuffisances théoriques du formalisme, d’évoquer les polémiques qui l’ont opposé aux courants adverses et s’achève sur l’extinction du mouvement, due, selon lui, à des facteurs autant intérieurs qu’extérieurs12.

6Jakobson affirme ainsi sa différence par rapport au formalisme de ses débuts. Cette évolution se manifeste également dans l’attention portée à la genèse du mouvement et à l’hommage rendu à ses prédécesseurs slaves, le linguiste ukrainien Oleksander (Aleksandr) Potebnia (1835-1891), le comparatiste russe Aleksandr Vesselovski (1838-1906) et le poète symboliste Andreï Biély (1880-1934). Cette attitude déférente rompt avec la volonté affichée des formalistes russes de se présenter comme un groupe de la rupture, peu soucieux de ses racines historiques. Les références à ces trois auteurs, présentes dans leurs premiers travaux, étaient faites le plus souvent sur le ton de la polémique et c’est avant tout contre Potebnia, Vesselovski ou Biély que le mouvement entendait se positionner. Quant à Jakobson, c’est un adversaire déclaré de tout ce qui est génétique, recherche d’origine, un critique sévère des travaux de métrique des symbolistes, en particulier de ceux de Brioussov (qu’il mentionne également13). Plus généralement, Jakobson donne l’impression dans ces cours de dresser en réalité un panorama de l’ensemble des travaux consacrés en terrain russe aux questions de poétique et se montre en la matière particulièrement éclectique14. Il adopte un point de vue totalement inverse de celui des formalistes de Russie, en particulier de Boris Eikhenbaum qui a toujours insisté pour dire distinguer l’école formelle des études de la forme. Les études formelles classiques, selon lui, reposent sur une conception dualiste de la forme, du type contenant/contenu où la forme est l’enveloppe qui sert à présenter le contenu, le plus important en définitive. Or, pour les formalistes, la forme est une unité dynamique forme/matériau ; il n’y a pas de forme sans matériau et réciproquement.

7Si Jakobson tient à ce point à élargir le spectre de ceux qui en Russie sont formalistes sans le savoir, c’est qu’il a tenté dans les premiers cours d’établir que le formalisme russe est un phénomène russe et slave qui se suffit à lui-même et qu’il est le point d’aboutissement d’une tradition nationale. Contrairement à ce que prétend la science occidentale (romano-germanique), non seulement il y a en Russie une tradition d’étude de la forme, mais une tradition plus riche qu’en Occident et pour ce faire Jakobson a dressé un vaste panorama de la littérature russe depuis le Moyen Age jusqu’à l’époque actuelle, dans lequel il s’évertue à montrer la récurrence de tendances anti-positivistes et d’un intérêt pour les questions formelles. Ce panorama réunit en un tout l’héritage de Byzance, les textes vieux-russes, le xviiie, le xixe, y compris les maîtres du roman russe, et finit par Plekhanov et Boukharine (mentionné pour son discours sur la poésie au premier Congrès des écrivains soviétiques en 193415).En insistant sur la constante anti-positiviste qui se retrouverait dans le formalisme russe, Jakobson contredit un trait original du mouvement, revendiqué par ses principaux porte-parole, à savoir son caractère fondamentalement positiviste. Les formalistes de Russie, le groupe de Petrograd en particulier, refusent les catégories esthétiques a priori et partent de l’analyse de faits littéraires concrets :

Le formalisme russe est intéressant en ce qu’il affirme l’autonomie des catégories esthétiques par en-bas, à partir de l’étude du processus même de l’évolution historico-littéraire et de sa propre conception de ce qui est scientifique, et non par en-haut (à partir de la sphère de la source éternelle du beau, de la sanction supérieure de l’art verbal ou d’une recherche spirituelle)16.

8En dotant le formalisme d’une généalogie russe, Jakobson minimise sa dimension de rupture, estompe son lien avec le futurisme alors que dans les années 1960, il insistera, à l’inverse, sur l’importance de l’avant-garde dans sa genèse17.

Quel formalisme et pourquoi ?

9Le contexte universitaire, national et historique explique sans doute, pour une bonne part, cette façon inattendue de présenter le formalisme russe. Il s’agit tout d’abord de cours universitaires, dispensés dans le cadre d’une chaire de philologie russe que Jakobson avait eu le plus grand mal à obtenir18. On peut comprendre alors qu’il mette l’accent sur la tradition russe dans une perspective à la fois érudite et généraliste. D’autre part, si dans ses entretiens et récits rétrospectifs, Jakobson a pu donner l’impression que son intégration dans le milieu intellectuel tchèque de l’entre-deux-guerres s’était faite de façon harmonieuse, on sait aujourd’hui que sa personnalité suscitait de farouches oppositions. Celles-ci tenaient à la fois aux liens qu’il avait maintenus avec l’Union soviétique (il ne renonce à la citoyenneté soviétique qu’en 1937), comme à certaines de ses publications sur la langue tchèque. Pour résumer, son élection à l’Université Masaryk souleva de vives réticences ; les arguments scientifiques avancés par ses principaux détracteurs tournaient autour de sa conception trop internationaliste de la science19. Dans ces cours, Jakobson tiendrait alors à montrer qu’il est bien un slaviste (un russiste) et connaît parfaitement son domaine, que le mouvement auquel il a appartenu à ses débuts est une affaire slave et que, pour cette raison, les Tchèques sont les mieux à même de l’apprécier, d’où sa bonne diffusion dans leur pays. Ce serait une façon détournée de répondre à ses détracteurs.

10Plus généralement, la volonté de faire du mouvement russe une affaire slave est peut-être un reflet de son engouement pour l’eurasisme dans les années 1920. Renouant avec le nationalisme russe de grande puissance, ce courant de pensée s’est développé après la Révolution d’octobre 1917 dans les milieux de l’émigration; il mettait en avant l’idée que la Russie, n’étant ni de l’Europe, ni de l’Asie, avait une position géopolitique à part, spécifique et partant (sans que cela soit dit toujours aussi crûment) était supérieure aux pays d’Europe occidentale (romano-germaniques)20. Plusieurs représentants majeurs de l’eurasisme faisaient partie de l’entourage de Jakobson, Nicolas Troubetzkoy, son interlocuteur scientifique privilégié, en poste à Vienne, co-fondateur avec lui de la phonologie structurale21 et le géographe Piotr Savitski (1895-1968) qui participa également au Cercle linguistique de Prague22. Certes, dans les cours de 1935, la doctrine des eurasiens n’est pas présente en tant que telle, mais les passages qui soulignent l’opposition entre l’Occident et la Russie ont une coloration géopolitique qui y fait penser. Dans un article écrit un peu auparavant, « Sur les perspectives actuelles de la slavistique russe » (1929)23, Jakobson développe déjà l’idée d’une spécificité intellectuelle russe, caractérisée par des tendances anti-positivistes, anti-causalistes qui la prédisposent à être tout naturellement structuraliste (renvoi aux conceptions d’un géographe russe de la fin du xixe, Dokoutchaev) et qui font du formalisme en critique littéraire une parfaite émanation. D’une façon générale, dans l’entre-deux-guerres, Roman Jakobson comme Nicolas Troubetzkoy sont animés de la volonté de promouvoir la science russe sur la scène internationale24, volonté qui correspond, certes, au désir de populariser une pensée linguistique novatrice, mais qui a également une dimension nationale. La polémique farouche qui opposa plus tard et dans un autre contexte Jakobson au slaviste français André Mazon qui contestait l’authenticité du Dit d’Igor, un texte fondateur de l’identité russe, relève du même ordre de considérations25.

11Aussi ces cours sur « L’école formelle et la critique littéraire russe contemporaine » nous renseignent, en définitive, assez peu sur le formalisme russe et ne peuvent être utilisés comme source pour écrire l’histoire du mouvement (on peut comparer de ce point de vue avec l’article de Tomachevski, paru en 1928 dans la Revue des études slaves, « La nouvelle école d’histoire littéraire en Russie »). Ils sont surtout révélateurs de la trajectoire intellectuelle de Roman Jakobson. Ils montrent sa sensibilité aux questions de politique scientifique, son inscription dans les débats idéologiques et politiques de l’époque, son attachement constant à la Russie comme à tout ce qui est slave26. Néanmoins, ce qui relève de la dimension idéologique du discours n’affecte pas le noyau scientifique de sa pensée, comme le montre le passage sur la dominante qui n’est pas touché par ce contexte géopolitique et qui peut se lire indépendamment de l’ensemble. Au même moment, Jakobson publie d’autres travaux importants de poétique : « Qu’est-ce que la poésie ? » 1934 et « Notes marginales sur la prose du poète Pasternak » 193527.

12Cependant le fort ancrage russo-slave donné par Jakobson à la présentation du formalisme dès les années 1930 explique aussi sans doute pourquoi la question de ses sources européennes est longtemps restée secondaire alors que c’est aujourd’hui le principal angle d’approche28. Le seul nom de savant étranger mentionné dans cette perspective est celui du philosophe, psychologue et pédagogue Johann Friedrich Herbart (1776-1841) et encore s’agit-il de le rendre responsable de tout ce qui est vieilli dans l’héritage de Potebnia29 !

13Même si Jakobson n’a jamais repris une vision aussi russo-centriste du formalisme, une partie du « canon » mis en avant dans le cours de 1935 réapparaît dans les présentations du mouvement qu’il a pu inspirer par la suite, dans la monographie de Victor Erlich, par exemple. Pourtant, la notion même de « dominante » qu’il considère comme « l’un des concepts les plus fondamentaux, les plus élaborés, et les plus productifs de la théorie formaliste russe » vient de l’ouvrage de Broder Christiansen, Philosophie de l’art (1909), traduit en russe en 1911, ainsi que le déclare Boris Eikhenbaum lui-même30

14Cet épisode montre que les idées et le langage scientifiques échappent difficilement au contexte historique et idéologique. Si dans la Russie soviétique de 1919, il était fondamental pour Jakobson de positionner le Cercle linguistique de Moscou contre Potebnia31, dans l’Université tchèque de 1935, il lui semble nécessaire d’en reconnaître l’héritage.

15Jakobson a laissé l’image d’un savant international, tirant bénéfice de ses contacts avec différents milieux linguistiques32, mais il était aussi, fondamentalement, un philologue russe, ainsi qu’il est gravé sur sa tombe. Cet aspect de sa personnalité scientifique, intellectuelle transparaît assez peu de l’image, donnée de lui dans la France des années 1960-1970, où l’accent a davantage été mis sur la composante internationale de son parcours et de son œuvre. Une fois décanté ce qui relève de la conjoncture, ce texte de 1935 lève donc le voile sur un aspect moins familier, mais tout aussi essentiel de sa personnalité, son attachement à la culture russe et slave33. Il montre aussi la spécificité de son approche du formalisme qui, sur deux points essentiels, la question du positivisme et celle de la téléologie, se distingue assez sensiblement de l’Opoïaz de Petrograd. Si pour Tynjanov, le système est un pur jeu de corrélations-fonctions, pour Jakobson le système tend vers la réalisation d’un but. Cette conception est directement liée à sa volonté d’intégrer le formalisme à l’histoire culturelle de la Russie, d’en faire un produit de son développement intellectuel et, partant, de le présenter comme un tout. L’épithète « russe », adjointe à formalisme n’était sans doute pas pour lui un simple qualificatif, mais renvoyait à l’essence même du phénomène.