Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Entretiens
Fabula-LhT n° 10
L'Aventure poétique
Michel Charles

Avec et sans majuscule

Entretien avec Florian Pennanech

Les quelques réflexions qui suivent sont une réponse à des questions que m’a posées Florian Pennanech en m’invitant à contribuer à ce dossier sur Poétique et la poétique. Il ne me serait jamais venu à l’idée de mêler dans un même texte des remarques sur la direction de Poétique, un propos sur les choix, le caractère et l’évolution de la revue et des considérations sur la poétique aujourd’hui. Mais les circonstances justifiaient les questions et ces dernières en appelaient à cette juxtaposition des rôles, me conduisant à passer outre mes réticences de principe. Aussi ai-je essayé de suivre l’itinéraire qui avait été aimablement balisé pour moi, avec ses points de passage attendus.

Protocoles

1En février 1979 paraissait le n° 37 de Poétique. Je succédais aux prestigieux fondateurs de la revue avec l’inquiétude que l’on imagine. Ce fut « mon » premier numéro. Le conseil de rédaction me donna des avis très éclairés. Rien n’y fit. Je découvris les angoisses des choix, je connus des interrogations sans fin sur la disposition des textes retenus, je fus tenaillé par la peur de la faute – cette horrible coquille qui, sans aucun doute, allait définitivement entacher les cent vingt-huit pages de la publication. Trente-trois ans ont passé, nous en sommes au n° 169, cela va un peu mieux.

2Diriger Poétique, c’est évidemment lire ce qui arrive, consulter, élaborer les décisions, échanger avec les auteurs, construire les sommaires, suivre de près la fabrication des numéros (je veux souligner au passage le dévouement de tous ceux qui depuis si longtemps y ont travaillé). À quoi j’ai ajouté un recensement périodique des articles sous différentes rubriques, destiné à donner une idée précise du travail effectué dans la revue depuis sa création et à la constituer peu à peu en une sorte de somme. De modestes tâches « techniques » destinées à mettre les textes en place et en valeur sont une part considérable de cette activité.

3Mais l’essentiel ? La « ligne éditoriale » ? En vérité, les décisions ne sont pas précédées d’intenses réflexions sur ce qu’il faudrait démontrer. À l’heure où tant d’énergie est dépensée pour programmer la recherche, il peut sembler bon qu’un lieu soit disponible pour accueillir et rassembler des travaux individuels librement pensés et conçus. A priori, les critères sont donc simples : inscription dans le champ, nouveauté, exemplarité, lisibilité. S’il est possible de s’entendre sur ce qui est au cœur de la publication, soit la recherche proprement théorique, toute démarche à condition qu’elle soit réflexive peut trouver sa place, et parfois plus aisément qu’un travail théorique local qui n’intéresserait que des spécialistes. L’exemplarité et la clarté dans la définition des enjeux sont absolument décisives. La question finit en effet toujours par se poser : par quoi cet article peut-il (idéalement) intéresser toute personne travaillant sur un objet littéraire ? Quant à la lisibilité, dans une revue qui ne s’impose pas de limites de corpus, parler avec précision, c’est-à-dire de façon à être suivi dans toutes les étapes d’une démonstration, parler, donc, d’un texte que l’on ne peut supposer connu que de très peu de lecteurs implique un effort de présentation difficile, et parfois trop difficile dans le cadre d’un article. En bref, pas d’érudition qui ne soit à la fois discrète (soucieuse du lecteur) et au service de la réflexion théorique. Qu’en est-il par ailleurs lorsqu’on voit revenir fréquemment au sommaire des auteurs ou des œuvres ? Proust, par exemple, a-t-il une complicité particulière avec la théorie littéraire ? Ou bien tout théoricien doit-il un jour se frotter à la Recherche ? Ou encore la notoriété de l’œuvre assure-t-elle un minimum de facilité à l’auteur de l’article et de confort à son lecteur ? Ou enfin les articles s’appellent-ils les uns les autres dans une sorte de grand débat ? Mais, quoi qu’il en soit de ces phénomènes d’insistance, on peut aisément constater la très grande diversité, dans Poétique, des objets traités. Cette diversité est une préoccupation constante dans les choix éditoriaux et elle relève d’un vrai souci théorique. Elle est proprement l’instrument d’une mise à l’épreuve : les différences de corpus en termes de genres, d’époques, de langues compromettent-elles le projet d’une poétique ? Ou bien, et c’est la même question, les relations que l’on peut constater, dans les pratiques, entre certains corpus et certaines méthodes se justifient-elles en principe ? Pour ma part, je veux penser que non. Du moins est-ce là un pari optimiste que je fais sur l’idée même de méthode.

4Il s’agit donc de jouer l’aspect positif de l’ouverture et, au prix d’un incessant bricolage (mais il est dans l’essence du bricolage de n’avoir pas de cesse), de composer avec ce qui arrive. Cela n’empêche nullement, à partir de ce flux, de construire des ensembles, de dessiner des réseaux et d’esquisser empiriquement des programmes. Poétiquea, au fil du temps, réuni des travaux qui font référence, cette revue a permis et permet de frayer de nouveaux chemins dans des régions très diverses, mais il ne s’est jamais agi de s’attacher à un ou des programmes à moyen ou long terme, ni d’« encadrer » des recherches.Le choix des articles, le travail éventuel avec leurs auteurs, la délicate organisation des sommaires et la fabrication des numéros visent d’abord à « optimiser » une image de la pensée théorique et à laisser le champ libre à l’invention. Poétique se veut au service des lecteurs en veillant à la lisibilité des textes, au service des auteurs en ne couvrant pas a priori (par un programme explicite) ni a posteriori (par la présentation de leurs travaux ou une indexation forcée) leur voix par une autre. Il s’agit de faire émerger peu à peu, de la masse des numéros possibles, des numéros réels, de tisser des liens discrets entre les articles, en attendant qu’un jour, plus tard, les index dessinent d’autres réseaux, d’autres parcours, d’autres numéros sans altérer les objets ainsi reliés. Rien de plus, donc, que ces mises en résonance.

Permanences et évolutions

5Qu’il s’agisse de Poétique ou de la poétique, il convient de rester modeste dans le repérage et l’analyse de l’évolution de l’une et de l’autre, sans se croire capable de dépasser aisément une vision particulière, qu’une série de difficultés contraignent tout simplement à assumer.

6Il faudrait en premier lieu considérer Poétique de l’extérieur, il faudrait aussi considérer la production théorique dans tout l’environnement critique. La première exigence est pour moi impossible, la seconde n’est certainement pas envisageable ici. Il faudrait enfin se garder d’interpréter dans cette optique les articles que l’on a choisis et, d’une certaine manière, décidé de tenir pour exemplaires de la poétique. Si même on peut éventuellement prendre en compte des textes refusés, on continuera d’ignorer les textes non proposés – effet, parfois, d’une image de la revue ou d’une autocensure. Et comment distinguer, de l’extérieur cette fois, ce qui relève de choix éditoriaux et ce qui relève d’une évolution de la recherche ? À observer la revue, il arrive inévitablement que l’on accorde  trop aux choix éditoriaux et pas assez aux transformations du paysage. Or, encore une fois, Poétique n’est pas une école.

7Quel que soit le renouvellement, évidemment très visible, des auteurs et des thématiques, on est dans une histoire lente. Et l’on pourrait d’ailleurs reprocher à la revue sa stabilité, une sorte d’identité à soi. Il est sûr que j’ai cherché à en garder l’esprit, il est sûr qu’elle est restée largement fidèle à ses objectifs premiers (voir l’éditorial du premier numéro, et celui du n° 40, que l’on pourrait aisément reprendre), il est sûr qu’un « style » la marque depuis toujours : essentiellement, je crois, une certaine discrétion du propos au nom de laquelle, au fond, il est fait assez peu de cas (pas assez, penseront peut-être certains) d’une question délicate qu’on aime généralement à se poser : quel est l’air du temps ? Il me semble que les interrogations et les hypothèses les plus novatrices ont été et sont formulées par leurs auteurs sur un ton tranquille et sans dramatisation. La poétique s’inscrit dans une histoire longue, très longue, et la revue du même nom essaie modestement d’y trouver une place. Poétique, en dépit de la graphie, n’est jamais qu’une étape minuscule d’une histoire majuscule, celle de la poétique.

8Enfin, comptent d’abord l’appréhension, la saisie de l’objet, un nouvel éclairage, inattendu, la mise en question d’une habitude de pensée, la surprise – et la coïncidence quand deux ou trois textes vous arrivent d’on ne sait où et, contre toute attente, justement, se font écho. La nouveauté peut évidemment surgir de n’importe quel travail, d’un article technique sur la versification ou sur telle figure de rhétorique, d’une étude très ponctuelle sur un texte particulier… Cette façon de s’embusquer, c’est son charme. L’idée nouvelle arrive ainsi le plus souvent sans fracas ; elle circule, se diffuse, se transforme, et il faut du temps pour la reconnaître… Décalage inévitable non seulement entre l’événement et sa perception, mais entre sa perception et sa compréhension. Où l’on voit qu’il n’est pas facile d’être à l’heure.

9Beaucoup de difficultés, donc, pour caractériser ce qui tout simplement se passe. Mais j’en viens malgré tout à quelques remarques sur le sujet.

10Les thématiques ont évidemment évolué avec les auteurs et dans chaque numéro le lecteur découvre de nouveaux noms. C’est un plaisir particulier d’avoir publié le premier article important d’un auteur dont les travaux, quelques années plus tard, ont fait autorité. Voilà un effet direct de la disponibilité dont il était question plus haut.

11Peut-on parler, sur un temps un peu long, de la prégnance, de l’insistance de certains objets ? Certainement, et l’on citera alors, parmi d’autres, l’idée de fiction (nettement), l’histoire des formes (bien sûr), les genres littéraires (encore), la lecture (toujours)…, de grandes problématiques par lesquelles, notons-le, se tissent les relations entre les œuvres, d’une part, entre les œuvres et les lecteurs, d’autre part. Mais au-delà ou en deçà des questions d’objets ou de domaines, deux traits s’affirment, qui sont remarquables : une attention particulière au processus, à la dynamique, qui met, si l’on peut dire, les structures en mouvement, et une tendance forte à produire des analyses en termes de contrat : la question de la fiction, par exemple, celle même du récit et finalement toute la problématique des genres. C’est, pour le premier trait, compliquer la structure. C’est, pour le second, privilégier la relation de lecture en termes d’affect, de croyance, d’information progressive, et corriger l’idée de clôture par celle de communication ou de dialogue, aussi complexes qu’ils soient dans le cas de la littérature. Et tout cela sur le fond d’un renouveau de la réflexion esthétique.

12On considérera peut-être que le temps n’est plus vraiment aux défrichages d’une poétique renaissante, aux articles programmatiques, aux grandes explorations. Un certain type de textes se serait raréfié. Plus généralement, les démarches semblent moins conquérantes : davantage de prudence (ou moins d’audace ? ou moins de témérité ?), besoin plus fort de s’assurer, dirait-on ; les discours critiques, dans tous les domaines, semblent être devenus plus savants – voire, parfois, désireux d’afficher leurs références. La chose est difficile à interpréter, il faut éviter simplificationset illusions rétrospectives.Quoi qu’il en soit, en effet, des voies nouvelles continuent assurément d’être tracées : que l’on mesure, par exemple, l’ampleur du travail qui s’effectue sur les objets et les problèmes fondamentaux que je viens de citer. Et si la réflexion théorique non seulement accepte, mais recherche la mise à l’épreuve de ses hypothèses (ce peut être en multipliant les études de cas et les analyses ponctuelles), on n’ira certainement pas le lui reprocher.

13Par ailleurs, la poétique couvre aujourd’hui un espace très vaste, elle mobilise des savoirs de plus en plus considérables, appelle à toutes sortes d’améliorations et d’interventions critiques. Ainsi, elle s’efforce avec constance de reprendre et perfectionner l’analyse dans des domaines bien balisés, comme l’étude du récit, ou celle de la description, ou celle du poème, etc. Ce sont en vérité des domaines dans le domaine qui se sont peu à peu construits. Cette constance est bienvenue : s’il n’y a pas de progrès en littérature, il y en a apparemment dans la connaissance de son fonctionnement. Et j’ajoute que lorsque nous fixons notre attention sur une partie d’un domaine supposé connu, voilà que ce petit espace devient lui-même un vaste domaine à explorer, et qui nous donnera un autre regard sur l’ensemble. Autre point notable, la poétique a éclairé d’un jour véritablement nouveau tout le patrimoine littéraire et, en particulier, elle a gagné un terrain considérable dans les discours sur les corpus classiques. Longtemps, dans le découpage de l’histoire littéraire, tel siècle a été historien, tel autre idéologue, tel autre philologue, tel autre herméneute (chacun reconnaîtra le sien), avec une dose de théorie littéraire du côté des modernes. Il n’est plus du tout exceptionnel de faire pleinement œuvre de poéticien à partir de textes anciens ou classiques. Le regain d’intérêt pour la rhétorique y a été évidemment pour beaucoup. Enfin, l’exploration des marges, si elle n’est certes pas récente, a pris une ampleur remarquable : je pense à l’oralité, aux genres factuels, à l’image…

14Est-il pertinent de distinguer des genres d’articles ? C’est en tout cas malaisé. Il y a, à l’évidence, des formes mixtes. Dans une perspective théorique, on attend une étude de texte à ses enjeux, et il arrive qu’ils soient longuement explicités, que l’analyse soit le laboratoire de l’invention ; on attend un discours programme à ses exemples, et ils peuvent être minutieusement exploités, provoquant d’heureux chocs en retour. Mais il reste vrai que le rapport au texte est en principe différent : si le poéticien sait bien qu’il tend à ne retenir de l’exemple que ce qui est pertinent pour sa démonstration, le commentateur se résigne difficilement à ne pas tout garder.

15Il est sans doute possible de noter le lent reflux, dans la production critique, d’un certain type de commentaire, celui qui véhicule des interprétations extrêmement sophistiquées renvoyant à une véritable mystique du texte conçu comme parole oraculaire (il va de soi que seuls quelques élus bénéficient de ce sort). Voilà qui en effet date un peu. Ce reflux s’est effectué sous la double pression (faut-il dire sous l’effet de l’alliance objective ?) d’une certaine histoire littéraire et de la poétique. C’est sans doute la fin d’une période de sacralisation du texte. La poétique a joué là un rôle essentiel, non pas en détournant l’attention du texte particulier, mais en déplaçant l’idée de sa  particularité. D’abord, elle fait par principe de cette particularité quelque chose d’exemplaire ; ensuite, elle ne conçoit pas le particulier comme une essence singulière, mais comme une combinaison unique (ce qui est une façon de conforter son exemplarité) ; enfin, elle insiste sur le fait éminemment troublant que tout se joue dans la rencontre d’un regard et d’un objet. Quant aux études savantes qui mettent en lumière la complexité de l’amont et de l’aval du texte, dans l’ordre de sa genèse et de sa réception, ou encore la porosité des frontières supposées délimiter un espace littéraire, elles ont, bien entendu, joué aussi leur rôle dans un vaste processus de relativisation. Ici, donc, relativisation empiriquement manifestée ; là, relativisation théoriquement établie. Ainsi la fragilisation de l’objet pourrait-elle bien être un trait d’époque. On déplorera, si l’on veut, que quelque chose se soit perdu, mais on pourra aussi bien se réjouir du fait que cette relativisation est une nouvelle étape de la grande aventure intellectuelle de la pensée théorique, une étape difficile et une source de plaisir : les exercices d’admiration rendent à la littérature un trop faible hommage. Bref, l’analyse d’un texte ainsi désacralisé, proprement insaisissable, est évidemment un beau défi théorique.

16Il était inévitable, dès lors, que l’on assistât à une reprise de la rhétorique. Depuis longtemps amorcée, car contemporaine de la renaissance de la poétique, elle s’est opérée et développée de plusieurs manières. On passera sur l’idée d’une « rhétorique totale », qui est (encore ?) l’idéal d’un autre temps. Par contre, voilà déjà vingt ou trente ans que l’intérêt accru porté à la rhétorique a renouvelé des pans entiers de l’histoire littéraire. Autre aspect : plus récemment, des pratiques plus ou moins ludiques se sont développées de diverses manières, qui s’engouffrent plaisamment dans la brèche ouverte par la désacralisation du texte. Pour ma part, je continue de penser que, sans qu’on cherche nécessairement à systématiser une nouvelle rhétorique, l’intérêt est grand, de toute façon, de retrouver l’esprit de cette tradition, voire de lui dérober ce dont nous avons besoin pour nos propres démarches. En s’en tenant à une perspective strictement épistémologique, d’une part, l’idée que le texte aurait pu être autre reste un instrument d’analyse remarquablement efficace et, d’autre part, ce même déploiement des possibles est capable de rendre compte des opérations herméneutiques – vues dès lors comme autant de constructions de textes virtuels. C’est ainsi que le modèle rhétorique peut directement enrichir notre lecture des textes.

17En appendice, une remarque. L’analyse des textes est à la fois le substrat de tout discours théorique et un espace où il peut en principe s’exercer pleinement. On est en droit d’en attendre beaucoup. À condition, bien sûr, de poursuivre l’effort sur ce terrain-là. À mon avis, cette analyse des textes est encore trop souvent laissée sinon à l’intuition, du moins au non-dit. Il est étrange que l’on se méfie tant de l’idée de méthode. On a parfois l’impression, en effet, qu’entre la « méthodologie » quelque peu hasardeuse offerte à tous les étudiants dans les universités et l’idée aussi curieuse que commode selon laquelle chaque objet demanderait une « approche » spécifique, il n’y a pas grand-chose. Or, je le disais, un discours théorique général tendra à faire de l’analyse un parent pauvre (il a besoin d’échantillons, traités en exemples), et l’analyse sophistiquée d’un texte tendra à laisser de côté le discours théorique (qui, inévitablement, la simplifierait). Une réflexion méthodologique, qui éclairerait les protocoles de lecture, me semble indispensable. Il est prévisible que, dans un contexte d’inquiétude, l’interprétation revienne en force. C’est en effet donner à un texte toute sa puissance et l’on peut s’en féliciter, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit, la réponse ne se trouve pas de ce côté : il n’est pas d’interprétation sans filtre doctrinal, et il ne faudrait pas oublier que si l’interprétation est la vie même du texte littéraire, le propre de l’analyse est idéalementd’en rendre compte, non de se contenter de la pratiquer.

Contextes (1)

18La poétique est aujourd’hui confrontée à une question de légitimité. Son état est en effet évidemment lié à celui des études littéraires en général et à sa place dans ce paysage. Dans Poétique, la question du « pourquoi » du geste critique était formulée dès le n° 40 et, quant à moi, elle me semble depuis bien longtemps essentielle, destinée à accompagner et à orienter celle du « comment ». On voit, dans de multiples publications, à quel point elle préoccupe aujourd’hui des critiques, théoriciens, philosophes qui s’interrogent sur ce qu’on appelle la crise des études littéraires.

19À quoi sert de lire des textes plus ou moins classiques et vaguement surannés ? À passer le temps, peut-être, mais aussi à entrer dans un jeu raffiné de sentiments complexes, à s’interroger sur les souffrances de l’amour, la solitude du pouvoir ou la force du souvenir ; à poser des questions éthiques, historiques, sociales ; à explorer des mondes et proposer une gamme incomparable d’expériences possibles ; à constituer un trésor commun que l’on peut réactualiser et s’approprier. Ces réponses, qui légitiment d’abord l’histoire littéraire et la critique au sens le plus large, sont parfaitement convaincantes, mais notons qu’elles le sont en ce qu’elles décrivent des usagesdes textes, directement liés à leurs diverses fonctions (fonction de divertissement, fonctions morale, idéologique, patrimoniale, etc.). Par contre, à quoi sert d’analyser les langages indirects dans ces mêmes textes, ou la composition, ou la description, ou l’itératif ? Cela semble plus difficile à expliquer. Préférerons-nous alors, puisque crise il y a, la signification morale et l’intérêt historique à la métalepse et au dysfonctionnement ?

20Il est évident que, sauf simplification extrême, les analyses de contenu ne sauraient se passer des instruments et concepts forgés dans les ateliers de la poétique. À quoi sert donc la théorie littéraire ? On ose à peine le dire : à élaborer une connaissance de la littérature considérée dans toute sa complexité – et donc, aussi, accessoirement, à examiner de quelle manière elle produit, par exemple, des émotions ou des convictions – tant il est vrai que le travail théorique ne s’effectue pas dans un milieu préalablement aseptisé. Cela est acquis. Et si l’on a bien raison d’insister sur le plaisir du texte ou de la lecture, il est acquis aussi que les agencements formels y jouent un rôle déterminant. À un autre niveau, et plus radicalement, n’y a-t-il pas un plaisir rare de la connaissance des mécanismes du texte ou des opérations de cette lecture dont on mesure de mieux en mieux la puissance ? On le sait, on l’écrit depuis longtemps, on peut encore aujourd’hui le souligner, l’aventure intellectuelle à laquelle invite la réflexion théorique n’est certainement pas la moins exaltante : bonheur de l’invention d’un concept, de la mise au point d’un instrument d’analyse, de la levée d’un préjugé, de la formulation d’une hypothèse inédite, bonheur de l’abstraction avec toutes les richesses qu’elle permet de découvrir en chemin. Enfin, si l’on pense à la valeur profondément formatrice de l’étude de la littérature, on aurait bien tort, je crois, de sous-estimer ce que vaut, dans ce champ-là tout particulièrement, la pensée théorique à quelque niveau qu’elle s’exerce : il faut trouver le biais par où l’on peut parler avec rigueur d’un objet aussi étrange et évanescent et, peu à peu, gagner du terrain, peu à peu, laborieusement, faire avancer un discours rationnel capable de préserver la fragilité et la complexité de ce à quoi il s’applique. C’est à ce prix aussi que les études littéraires ne deviendront pas une simple valeur refuge. Je n’insiste pas sur l’intérêt de ces réflexions et pour l’étude des autres pratiques artistiques et pour l’étude des textes non littéraires. Ces deux extensions de la poétique ont été abondamment et brillamment illustrées depuis une vingtaine d’années.

21Voudrait-on maintenant un retour au texte, à l’histoire, au contenu ? Au concret, au solide ? Ces retours n’en finissent pas. C’est la pensée oscillante. On la voit à l’œuvre, par exemple, dans la succession des corpus choisis pour défendre telle ou telle conception de la littérature, d’un panthéon littéraire à un autre : des œuvres à la mode dans les années 60, glorifiant leur propre littérarité (gloire de Mallarmé ou de Roussel), aux œuvres qui aujourd’hui manifestent clairement leur inscription historique et leur dessein moral (ainsi plutôt le roman, et plutôt réaliste).Doit-on, sur le même modèle, mais à une autre échelle, avoir, après la réflexion théorique, l’émotion – puis l’inverse ? après les mots, les choses – puis l’inverse ? Faudrait-il, de peur d’être en avance, attendre la prochaine étape ? Bref, pour le moment, retour au texte, à l’histoire, au contenu ?

22On pourrait s’essayer à parler de ces opérations en termes théoriques. Cela conduirait à remarquer que tous ces retours ne se superposent pas et que l’on entretient l’ambiguïté. Ainsi le retour au texte, qui est un processus périodique de l’histoire longue, n’est-il pas le retour à l’histoire : le premier tend à réinvestir un objet singulier et à favoriser le travail herméneutique ; le second, inévitablement, relativise les perspectives. Un retour à la dimension morale peut prendre le chemin de l’interprétation d’un texte particulier, mais on peut aussi concevoir qu’il s’inscrive, au contraire, dans une poétique générale, qui, à la façon des rhétoriques anciennes, proposerait des combinatoires de traits et de caractères.

23L’objet particulier est indispensable, mais il ne peut pas être pensé comme tel. Il n’est pas un fragment de « concret », il est, en tant qu’objet à connaître, fabriqué, construit. Pour revenir à Poétique, si cette revue est, depuis une quarantaine d’années, le lieu d’une réflexion où l’on montre qu’il n’y a pas de théorie sans analyse de texte, mais pas non plus d’histoire sans théorie, ni d’approche interne sans travail conceptuel, elle fait œuvre utile. Par leur obstination même, les poéticiens invitent à refuser l’oscillation. La persévérance n’est pas moins estimable que la mobilité, et j’ajouterais volontiers que c’est sans doute plutôt de la persévérance que l’on peut attendre un gain pour nos travaux. Tant pis pour l’air du temps.

Contextes (2)

24Poétique n’a pas d’autre support institutionnel qu’une adresse : elle a eu une boîte aux lettres à l’EHESS, elle en a une à l’ENS ; ce n’est pas rien, mais c’est tout. Cette situation en marge correspond profondément à une situation relativement marginale de la théorie littéraire elle-même, qu’on ne trouvera le plus souvent qu’à titre d’ingrédient  ou de composante dans les programmes de littérature à l’Université. Il n’est pas certain qu’on y perde : les structures institutionnelles manquent souvent de souplesse, elles ne sont pas forcément les structures qu’on préfère.

25Pour le reste, la poétique est aujourd’hui largement intégrée au paysage. La relative marginalité de la théorie littéraire ne signifie nullement qu’elle soit rejetée par « l’Institution » et que les théoriciens luttent courageusement dans l’ombre. Les expressions un peu exacerbées du formalisme se sont assagies, les résistances de l’histoire littéraire aussi et il serait d’ailleurs assez vain de vouloir à toute force opposer les deux, sauf à les caricaturer. Même s’il persiste une vulgate selon laquelle la théorie est inévitablement désincarnée, jargonnante, et le discours théorique un instrument de simplification irrémédiable des objets, en dépit de cette vulgate, dans l’appareil universitaire, le « formalisme » coexiste pacifiquement avec de multiples « approches critiques » (à condition toutefois qu’il ne dise pas son nom trop fort). Mais que cela signifie-t-il exactement ? Un consensus sur la légitimité d’« approches » multiples, produisant des interprétations diverses (sinon au choix), a de bon qu’il permet de travailler sereinement, mais il ne faudrait pas pour autant faire l’économie du débat et, de toute façon, une forme qu’on doit bien dire un peu « dure » de la théorie littéraire reste difficile à assimiler : c’est lorsque, en tant que telle, elle ne se définit pas comme une « approche » parmi d’autres, qu’elle ne veut nullement fournir une « lecture » parmi d’autres, mais bien décrire les textes et éventuellement s’intéresser à la manière même dont les interprètes leur imposent des sens. Il faut reconnaître que la réflexion théorique prétend plus ou moins là à une position à la fois « pré-herméneutique » et « méta-herméneutique ». Avouons que c’est beaucoup. Peut-être faut-il alors faire un pas de plus et, en œuvrant du même coup pour une paix durable, déclarer hautement que la réflexion théorique n’est pas l’apanage des théoriciens professionnels, mais que, encore une fois, elle est d’abord là où l’on s’interroge sur sa propre démarche. Ce qui n’a d’ailleurs rien à voir avec un quelconque narcissisme : qu’un discours critique ou théorique ait le souci de sa propre légitimité et de sa propre cohérence, montre au contraire son souci de rigueur et aussi l’attention qu’il porte à ceux qui le reçoivent – c’est son côté pédagogique.

26Quoi qu’il en soit de la relative marginalité institutionnelle de la poétique et de Poétique, la quasi-totalité des théoriciens sont des chercheurs et des enseignants. Une revue comme Poétique et, au-delà, les travaux de théorie littéraire ne sont donc pas à l’écart des changements qui touchent l’appareil et le fonctionnement de l’Université et de la recherche. Ici, je noterais volontiers trois faits, qui, à mon avis, sont liés : une montée ou un retour de l’érudition, une forte institutionnalisation de la recherche, la multiplication des colloques et des publications collectives. Il est rassurant de s’appuyer sur un savoir positif, d’avoir affaire à du concret et à du mesurable, il est bon de pouvoir faire entendre à tout le monde ce qu’on cherche (et éventuellement ce qu’on trouve), il est commode enfin, et  d’ailleurs efficace, de partager le travail. De toute façon, c’est ainsi. On est renvoyé à la nécessité (que l’on peut comprendre quand elle reste raisonnable) d’une évaluation du travail – un travail mesurable, programmable, divisible. En principe, ce contexte ne paraît pas éminemment favorable à une revue qui vise à publier des articles pensés et conçus le plus souvent « hors programme », proposant et risquant des hypothèses théoriques, ne s’en tenant pas à ce qu’on croit être le concret, le solide. À moins que, au contraire, l’espèce d’espace qu’elle offre n’en soit rendu d’autant plus nécessaire… De toute façon, dans sa longue histoire, la poétique en a vu d’autres.

27Tout le monde semble s’accorder sur le fait que les études littéraires sont aujourd’hui dans une phase difficile. Il y a tout ce qui ne dépend pas de nous. Il y a aussi ce qui dépend de nous. Il peut arriver que ceux même qui se destinent à ces études, quand ils entrent dans le monde de la recherche, soient d’abord troublés par une image : impression de gratuité, idée d’une spécialisation à outrance et d’une atomisation des travaux, découpage arbitraire du champ, privilège des savoirs positifs. Nous nous devons d’essayer de dissiper ce trouble. La théorie littéraire est capable, à mon avis, d’y contribuer puissamment : elle constitue une somme, elle définit un lieu de débats et de réflexions au cœur de l’expérience littéraire, elle est à même, par son souci de l’exemplarité et ce qu’on peut bien appeler son côté généraliste, de fédérer les recherches les plus diverses, elle est enfin et surtout une grande aventure et un art du questionnement. Et c’est justement sur cette capacité à reprendre des questions fondamentales, à toujours oser recommencer, que l’on doit d’abord compter.

28Mars 2012