1Les philosophes sont-ils des lecteurs comme les autres ? Leur pratique de la lecture est l’une des formes les moins étudiées du dialogue entre philosophie et littérature. Que reste-t-il de la littérature annexée, incluse, et utilisée comme autre, comme complément extérieur de la pensée philosophique ? L’ensemble du corpus philosophique présente une grande variété d’opérations par lesquelles la littérature se trouve utilisée, reconnue, saluée ou citée à comparaître : de la citation à l’herméneutique, quelles lectures, quels genres, quelles traces, quels modes d’inscription de la littérature dans le texte philosophique ?
2Loin des tentatives pour faire avouer à la philosophie sa part littéraire, notre interrogation vise à repérer des procédures de reconnaissance apaisées, manifestant d’autres formes par lesquelles la littérature hante la philosophie.
3Dans l’étude des rapports entre littérature et philosophie, faire de la littérature l’envers honni de la philosophie est devenu un véritable topos critique : depuis l’expulsion platonicienne des poètes hors de la cité, les philosophes ne pourraient accepter, ni penser, ce trouble de l’ordre métaphysique. Cette scène première une fois posée, on passe généralement au second versant du topos afin étudier la façon dont les philosophes, à l’instar du mythologue Platon, font de la littérature à leur insu. Il nous a semblé important d’essayer de sortir de ce schéma.
4Moins grandiose, l’étude des gestes par lesquels le philosophe recourt à la littérature dans l’écriture de son œuvre ou dans l’élaboration de sa pensée manifeste des modes plus discrets de reconnaissance de la littérature, une distance fragile que nous tenterons de mesurer avec prudence.
5Fausse reconnaissance, soumission de la littérature à l’herméneutique, exemple non discursif auquel recourt le philosophe à bout d’argument : on pourrait croire que la littérature s’inscrit dans le texte philosophique comme une hors venue mineure. Mais il y a là un cliché : une fois passé le lyrisme des clichés sur les sœurs ennemies et la complaisance paranoïaque des littéraires, la séparation des disciplines tient-elle ? On ne peut in fine distinguer les deux disciplines que pour des auteurs qui proclament la différence ou qui la manifestent dans leur pensée. Hors de ces sécessions individuelles, leur distinction semble malaisée à toute époque, tant pendant le règne des Belles Lettres qu’après l’invention de la notion de littérature comme perpétuation infinie de la philosophie. Nous chercherons donc entre ces deux écueils (la geste héroïque de la littérature réprimée par les philosophes d’une part et l’indistinction des deux champs d’autre part) des traces manifestant dans l’œuvre philosophique les rapports que le philosophe entretient avec les textes littéraires. Parmi les pistes proposées, la dimension humaine, presque corporelle de la littérature : la question du geste, de l’acte, des émotions et de la résistance à un ordre du discours, esquissent l’espace d’une liberté dont la littérature prodigue au philosophe son exemple et son champ.
6Deux essais résument les deux directions de ce numéro : lecture de philosophes contemporains (essai de Martin Rueff sur Pierre Pachet) mais aussi pratique de la lecture philosophique (essai de Jean-Pierre Cometti sur Musil). En effet, une grande place a été réservée aux philosophes contemporains : Stanley Cavell (article de Sandra Laugier), Clément Rosset (article de Jean-Sébastien Trudel), Jacques Derrida (articles de Frédérique Toudoire-Surlapierre et de Guillaume Artous-Bouvet), Jacques Rancière et Alain Badiou (article de Jacques-David Ebguy); mais aussi à des analyses en cours, lectures philosophiques en acte, appuyées sur des romans (lecture anti-ricoeurienne de l’identité individuelle à partir de l’analyse de Sebald par Gloria Orrigi, lecture phénoménologique et sociologique de Proust par Barbera Carnevali), et, pour le XIXe siècle, Hegel (article de Marie De Gandt), avant de finir, ou d’ouvrir, sur la traduction d’un article du philosophe Nägele consacré à Benjamin lecteur de Baudelaire (traduction de Jean-Baptiste de Froment), qui jusque dans la complexité des langues, voit culminer les tours et les superpositions.
7Les articles retenus témoignent d’une grande variété de perspectives et de styles pour interroger cette rencontre entre littérature et philosophie. Là où l’on aurait pu attendre des propositions sur la philosophie classique dans son rapport avec les Belles lettres, ou des explorations de « duos » philosophes-littéraires qui ont marqué la mémoire collective (Nietzsche lecteur des romanciers), les articles présentés s’intéressent avant tout à la philosophie contemporaine.