Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier critique
Fabula-LhT n° zéro
Théorie et histoire littéraire
Marc Escola

Des possibles rapports de la poétique et de l’histoire littéraire

1On feint de le croire dépassé, renvoyant à des querelles qu’on veut croire d’un autre âge, et on le voit ressurgir périodiquement : en finira-t-on un jour avec le clivage de nos études entre l’histoire littéraire et la poétique ou théorie littéraire ?

2La Thébaïde a bien eu lieu, mais les frères ennemis sont restés irréconciliables, tombés tous deux au champ d’honneur. On sait assez qui sont aujourd’hui les modernes Créon qui donnent force de loi à la seule érudition, et tout au plus peut-on compter encore avec quelques Antigone qui voudraient savoir seules où est leur devoir.

3On s’obligera ici à un autre devoir, en retrouvant la mémoire, non pas du détail de l’affaire, mais de quelques textes où s’explicite ce qui est durablement au cœur du débat : un double malentendu dont la dénonciation fut longtemps inaudible et dont on veut croire qu’il pourrait être aujourd’hui doublement entendu.

4Le premier est le plus convenu : c’est celui qui oppose à la théorie littéraire son « formalisme » invétéré pour mieux faire valoir le prix de « l’éclairage » que l’histoire littéraire la plus humble sait offrir aux œuvres du passé. Michel Charles a énoncé en des termes assez nets ce qui reste un authentique paradoxe :

Même si la somme des notes savantes d’une édition, par exemple, constitue bel et bien une interprétation massive de l’œuvre et même si, par ailleurs, le théoricien se défend d’interpréter quoi que ce soit, voici le paradoxe : le premier passera pour un philologue modeste qui ne fait que proposer un texte aux lecteurs sous le meilleur éclairage, le second pour un critique dogmatique qui remplace un texte vivant par une machine sans âme. Il y a un malentendu avec le théorique et il est là1.

5Ce premier malentendu ne s’entend bien que si l’on en aperçoit un autre, qui porte sur le clivage lui-même : pourquoi « l’historien » et le « théoricien » de la littérature ne reconnaîtraient-ils pas qu’ils ont, non pas tant le même objet en partage, mais bien des gestes en commun ? La ligne de démarcation ne passe pas, comme on le rappellera aussi, entre histoire et théorie, mais entre discours herméneutiques — les différentes formes de « critique » littéraire —, qui cherchent à cerner la singularité d’un texte ou d’une œuvre donnés, et les pratiques qui visent à construire des objets transcendants les textes ou les œuvres individuels : la « période » ou le « genre » sont des objets de statut épistémologique comparables.

6Le constat n’est pas neuf, mais c’est pourtant sur lui qu’il faut (une fois encore) s’attarder pour indiquer l’unique carrefour où l’histoire et la théorie ont (aujourd’hui comme hier) toutes les chances de se rencontrer.


***

1.

7À la question « de quoi une histoire de la littérature doit-elle faire l’histoire ? », il n’est apparemment qu’une seule réponse, formulée en son temps par Roland Barthes, dans un texte publié en appendice à son Sur Racine et significativement intitulé « Histoire ou littérature » :

Que peut être, littéralement, une histoire de la littérature, sinon l’histoire de l’idée même de littérature ? […] C’est donc au niveau des fonctions littéraires (production, communication, consommation) que l’histoire peut seulement se placer, et non au niveau des individus qui les ont exercées. Autrement dit, l’histoire littéraire n’est possible que si elle se fait sociologique, si elle s’intéresse aux activités et aux institutions, non aux individus2.

8Avec cette conséquence problématique sinon encore paradoxale, sur laquelle Barthes ne s’attarde finalement guère :

Amputer la littérature de l’individu ! On voit l’arrachement, le paradoxe même. Mais une histoire de la littérature n’est possible qu’à ce prix ; quitte à préciser que ramenée nécessairement dans ses limites institutionnelles, l’histoire de la littérature sera de l’histoire tout court.

9Le héraut de la « mort de l’auteur » aurait pu ici faire valoir qu’une « théorie du texte » suppose un renoncement du même ordre, que le deuil de l’auteur siée également à Électre et Antigone, qu’histoire littéraire et théorie de la littérature pourraient partager au moins ce geste d’« amputation » qui arrache l’œuvre à son créateur pour le constituer en objet (machine textuelle ou produit institutionnel)…

10Mais faut-il conclure de cette déclaration de Barthes que l’histoire littéraire est condamnée à se dissoudre dans le champ de l’histoire sociale ou de l’histoire des mentalités, ou à épouser les récents développements d’une sociologie du champ littéraire ? Nullement, si l’on observe avec Gérard Genette qu’elle peut être une histoire non des fonctions mais des formes littéraires:

Des œuvres littéraires considérées dans leur texte, et non dans leur genèse ou dans leur diffusion, on ne peut, diachroniquement, rien dire, si ce n’est qu’elles se succèdent. Or l’histoire, me semble-t-il, […] n’est pas une science des successions mais des transformations : elle ne peut avoir pour objet que des réalités répondant à une double exigence de permanence et de variation. L’œuvre elle-même ne répond pas à cette double exigence, et c’est pourquoi sans doute elle doit en tant que telle rester l’objet de la critique. Et la critique, fondamentalement […], ne peut pas être historique, parce qu’elle consiste toujours en un rapport direct d’interprétation, je dirais plus volontiers d’imposition du sens, entre le critique et l’œuvre, et que ce rapport est essentiellement anachronique, au sens fort (et, pour l’historien, rédhibitoire) de ce terme. Il me semble donc qu’en littérature, l’objet historique, c’est-à-dire à la fois durable et variable, ce n’est pas l’œuvre : ce sont ces éléments transcendants aux œuvres et constitutifs du jeu littéraire que l’on appellera pour aller vite les formes : par exemple, les codes rhétoriques, les techniques narratives, les structures poétiques, etc. Il existe une histoire des formes littéraires, comme de toutes les formes esthétiques, du seul fait qu’à travers les âges ces formes durent et se modifient3.

2.

11Que l’immanence des œuvres présuppose des données transcendantes : tel est en définitive la seule loi sûre de la création littéraire ; elle suffit à rendre pleinement légitimes et la construction de ces données et leur historicisation — histoire et théorie se situant ici sur le même bord, communément opposées à l’activité « critique ». Le même Gérard Genette l’affirmait dans un précédent texte :

Son statut d’œuvre n’épuise pas la réalité, ni même la “littérarité” du texte littéraire, et […] le fait de l’œuvre (l’immanence) présuppose un grand nombre de données transcendantes à elle, qui relèvent de la linguistique, de la stylistique, de la sémiologie, de l’analyse des discours, de la logique narrative, de la thématique des genres et des époques. Ces données, la critique [dont la fonction reste d’entretenir le dialogue d’un texte et d’une psyché, consciente et/ou inconsciente, individuelle et/ou collective, créatrice et/ou réceptrice] est dans l’inconfortable situation de ne pouvoir, en tant que telle, ni s’en passer ni les maîtriser. Il lui faut donc bien admettre la nécessité, de plein exercice, d’une discipline assumant ces formes d’études non liées à la singularité de telle ou telle œuvre, et qui ne peut être qu’une théorie générale des formes littéraires — disons une poétique4.

12L’objet de la poétique se trouve ainsi assez exactement circonscrit, si l’on peut dire, à tout ce qui transcende la singularité des textes, à ce vaste ensemble de catégories générales que Genette a d’abord baptisé « architextualité » avant d’opter pour le terme plus systématique de « transtextualité », le début de Palimpsestes (1982) révisant la fin d’Introduction à l’architexte (1979) :

L’objet de la poétique, disais-je à peu près, n’est pas le texte, considéré dans sa singularité (ceci est plutôt l’affaire de la critique), mais l’architexte, ou si l’on préfère l’architextualité du texte (comme on dit, et c’est un peu la même chose, « la littérarité de la littérature »), c’est-à-dire l’ensemble des catégories générales, ou transcendantes — types de discours, modes d’énonciation, genres littéraires — dont relève chaque texte singulier. Je dirais plutôt aujourd’hui, plus largement, que cet objet est la transtextualité, ou transcendance textuelle du texte, que je définissais déjà, grossièrement, par « tout ce qui le met en relation, manifeste ou secrète, avec d’autres textes »5.

13L’ambition suffit donc à distinguer la poétique de la critique, en l’émancipant de toute finalité herméneutique, mais sans la brouiller pour autant avec l’histoire littéraire qui œuvre également à l’élaboration d’objets transcendant la singularité des textes : la période, la dynamique d’un genre, la « réception » même sont des catégories générales de statut comparable. En quoi l’histoire littéraire peut être regardée comme une activité pleinement théorique ; Michel Charles, dans l’ouvrage déjà cité, faisait également ce salutaire rappel :

On pourrait grossièrement distinguer, dans les pratiques institutionnelles (académiques, universitaires) de la critique, trois et non deux types d’activités professionnelles : la poétique, l’histoire littéraire et une série d’approches qui sont autant de discours délibérément herméneutiques (thématique, psychanalyse et bien d’autres discours d’interprétation qui ne se réfèrent pas à des modèles reconnus et nommables). […] Les pratiques que j’ai nommées discours herméneutiques relèvent du commentaire : leur finalité est de cerner, à chaque fois, la particularité, quelle qu’elle soit d’un texte. Quant à l’histoire littéraire, elle systématise, comme la poétique, des pratiques d’écriture et, ce faisant, construit de grands objets dont les textes, les œuvres, les auteurs, les genres, les “périodes” sont autant d’éléments. Ces constructions passent par un véritable travail théorique et le but ultime de l’analyse n’est pas seulement, voire pas nécessairement, la connaissance de tel ou tel texte, mais bien l’articulation, dans de grands ensembles, de données a priori hétérogènes (un thème, une structure prosodique, un mode d’intertextualité, la situation sociale d’un auteur, une référence à un modèle littéraire…), ce qui suppose un travail d’abstraction et de conceptualisation. Quand ce travail, donc, est explicité et passé au crible [d’un examen] critique, on a bel et bien affaire à un projet théorique dans le meilleur sens du terme6.

3.

14En termes épistémologiques, les démarches respectives de la théorie et de l’histoire littéraire sont donc résolument isomorphes. Cette heureuse solidarité se traduira-t-elle dans un net partage du champ commun des objets transcendants, ou faut-il postuler entre les deux disciplines comme un passage de relais ?

15Avec moins de bonheur peut-être, on posera bien une hiérarchie : la théorie toujours précèdera l’histoire, puisque c’est à elle que revient la tâche de dégager les objets historicisables en retour. Cela suppose de se défaire d’un préjugé tenace, et à tous égards dommageable, comme nous y invite Genette encore :

Dans l’analyse des formes elle-même, […] règne encore un autre préjugé qui est celui […] de l’opposition, voire de l’incompatibilité de l’étude synchronique et de l’étude diachronique, l’idée qu’on ne peut théoriser que dans une synchronie que l’on pense en fait, ou du moins que l’on pratique comme une achronie : on théorise trop souvent sur les formes littéraires comme si ces formes étaient des êtres, non pas transhistoriques (ce qui signifierait précisément historiques) mais intemporels. La seule exception est celle, on le sait, des formalistes russes, qui ont dégagé très tôt la notion de ce qu’ils nommaient l’évolution littéraire. C’est Eichenbaum qui, dans un texte de 1927 où il résume l’histoire du mouvement, écrit à propos de cette étape : “La théorie réclamait le droit de devenir histoire”. Il me semble qu’il y a là un peu plus qu’un droit : une nécessité qui naît du mouvement même et des exigences du travail théorique7.

16Dans ce texte programmatique sur « Poétique et histoire » resté sans vrai lendemain, Genette formulait encore « deux remarques de pure anticipation », en explicitant deux difficultés très tôt identifiées par les formalistes russes et qui se trouvaient aussi, en ces années-là, au cœur des préoccupations du structuralisme ; la première pour rappeler la complexité du jeu proprement historique entre variances et invariances et les nécessaires échanges entre examen synchronique et considérations diachroniques : 

La première, c’est qu’une fois constituée sur ce terrain, l’histoire de la littérature rencontrera les problèmes de méthode qui sont actuellement ceux de l’histoire générale, c’est-à-dire ceux d’une histoire adulte, par exemple les problèmes de périodisation, les différences de rythme selon les secteurs ou les niveaux, le jeu complexe et difficile des variances et des invariances, l’établissement des corrélations, ce qui signifie nécessairement échange et va-et-vient entre le diachronique et le synchronique, puisque […] l’évolution d’un élément du jeu littéraire consiste en la modification de sa fonction dans le système d’ensemble du jeu : […] les formalistes ont précisément rencontré l’histoire lorsqu’ils sont passés de la notion de “procédé” à celle de fonction. Ceci, naturellement, n’est pas propre à l’histoire de la littérature, et signifie simplement que, contrairement à une opposition trop répandue, il n’y a de véritable histoire que structurale.

17La seconde remarque venait ensuite désigner l’horizon d’une histoire littéraire bien comprise — les corrélations de la série « littéraire » avec les autres séries historiques.

 Une fois ainsi constituée, et alors seulement, l’histoire de la littérature pourra se poser sérieusement, et avec quelques chances d’y répondre, la question de ses rapports avec l’histoire générale, c’est-à-dire avec l’ensemble des autres histoires particulières.

18Genette se référait ici à la déclaration de Jakobson et Tynianov, qui date de 19288, mais qui n’avait en 1972 et qui n’a aujourd’hui encore, « rien perdu de son actualité » :

L’histoire de la littérature (ou de l’art) est intimement liée aux autres séries historiques ; chacune de ces séries comporte un faisceau complexe de lois structurales qui lui est propre. Il est impossible d’établir entre la série littéraire et les autres séries une corrélation rigoureuse sans avoir préalablement étudié ces lois9.

19Cela faisait alors, et cela fait encore, pas mal de grain à moudre — si l’on compte notamment au rang des autres « séries historiques » non seulement la série des faits politiques et sociaux, mais aussi le développement des autres arts (songeons aujourd’hui à l’importance du cinéma, dont Céline déjà faisait l’un des ressorts de l’histoire du roman contemporain).

4.

20À la lumière de ce qui précède, on comprendrait mal la persistance du double malentendu, et que les frères puissent rester ennemis, si l’on ne faisait valoir enfin, avec Michel Charles encore, de quelle involution l’histoire littéraire est toujours passible : l’histoire littéraire est une activité théorique aussi longtemps qu’elle élabore des objets transcendant les œuvres ; elle cesse de l’être dès qu’elle prétend assigner à ses objets une date, en arrêtant paradoxalement le cours du devenir pour faire coïncider le « sens » de l’objet avec un moment de l’Histoire — en vertu de quoi elle est une interprétation comme une autre.

Il reste que l’histoire littéraire ne serait pas l’histoire littéraire si les ensembles [i.e. les « périodes », « mouvements », etc.] ainsi élaborés ne pouvaient être datés. Voilà une évidence, mais où la chose devient plus intéressante et plus complexe, c’est lorsqu’on commence à s’interroger sur la bonne date — comme le philologue s’interroge sur le bon texte. C’est un lieu commun de dire qu’un texte s’inscrit (aussi) dans l’histoire de ceux qui l’ont promu comme tel (exemple canonique : Lautréamont chez les surréalistes) ; c’en est un autre de souligner qu’un texte est récrit par ses lecteurs. Mais il est peut-être moins trivial d’en tirer les conséquences. L’inscription historique d’un texte est multiple : de la date de sa production à celle de sa réception, en passant par celles où il a été non seulement lu et commenté, mais tout simplement édité, le texte n’en finit plus d’être reformulé, reconfiguré, “redaté”. Quand l’histoire littéraire ne veut connaître que la date de la production, elle devient une herméneutique comme les autres, décidant que le sens, c’est l’origine. La voilà donc divisée, en quelque sorte, partagée entre un questionnement authentiquement théorique et un système d’interprétation fragile, comme tous les systèmes d’interprétation. […] L’histoire littéraire, forme somme toute récente de la critique savante, hésite entre une perspective théorique et une perspective herméneutique. Il n’est que trop évident, en fait, que la théorie et l’histoire doivent se retrouver, mais ce ne peut pas être dans ce régime d’interprétation qui tente la seconde : la question de l’historicisation d’un texte est éminemment théorique, à condition de ne pas la résoudre dans une pratique d’interprétation10.

21Si la Thébaïde n’a toujours pas pris fin, c’est en définitive par le déplacement de la ligne de front, et par l’alliance régulièrement reconduite entre l’histoire littéraire et les disciplines herméneutiques auxquelles elle fournit charitablement les arguments d’autorité dont celles-ci ne sauraient se passer : l’interprète peut bien être rêveur, les faits quant à eux sont têtus, et leur résistance même a valeur de preuve. Comment en effet garantir la validité d’une interprétation en dehors des arguments historiques ?

22Mais peut-être pourrait-on essayer de poser autrement la question de la garantie (de l’auctorisation) des interprétations : s’est-on jamais sérieusement demandé pourquoi il faudrait préférer la caution d’un fait d’histoire à celle que peut délivrer la seule cohérence et systématicité de l’interprétation elle-même11 ?

5.

23Le meilleur signe des accointances que l’histoire littéraire entretient avec une herméneutique qui se rêve positive tient sans doute dans le refus d’admettre ce que Michel Charles présente incidemment comme un « lieu commun » — que l’inscription historique d’un texte est multiple, que telle est en définitive l’historicité propre de la littérature et que la diachronie n’a ici de vertu heuristique qu’à se laisser parcourir dans les deux sens.

24Pierre Bayard a récemment mis l’accent sur la productivité tout à la fois herméneutique, théorique et historique, de l’idée de « plagiat par anticipation12 », identifiée par Proust, Bergson, T. S. Elliot et quelques autres sous le nom d’« influences rétrospectives ». Retrouver Proust dans une page de Maupassant comme y invite Bayard, ou (le même ?) Proust dans Saint-Simon, ou Mme de Sévigné dans Dostoïevski comme le narrateur de la Recherche lui-même, ou encore Debussy dans Chopin avec Claude Lévi-Strauss13, c’est faire l’épreuve que le temps de l’histoire littéraire est bel et bien réversible ou doublement vectorisé, et c’est peut-être se tenir au plus près de ce qui fait l’historicité de la littérature. Lorsqu’on perçoit dans un texte l’écho d’un texte postérieur, et si l’on se dispense ou s’interdit de postuler une filiation de l’un à l’autre dont il faudrait traiter en termes de sources ou d’influence, on est nécessairement conduit à faire une place à la temporalité propre du lecteur, qui peut bien faire surgir dans un texte donné l’écho d’un texte postérieur au regard de la stricte chronologie mais antérieur dans l’ordre de ses propres lectures — auquel cas le texte chronologiquement postérieur se trouve surdéterminer le sens du texte premier.

25De tels phénomènes, finalement assez courants dans l’expérience de lecture, imposent tout à la fois une redéfinition du statut du texte littéraire, de l’herméneutique des textes, et de l’histoire littéraire elle-même — projet tout à la fois théorique et d’histoire littéraire : le texte, loin de coïncider intangiblement avec l’identité de sa lettre matérielle, se trouve toujours engagé dans un jeu de relations intertextuelles qui le différencient de lui-même au profit de significations imprévues. Le phénomène donne en outre à comprendre que l’histoire littéraire n’est pas un espace neutre : elle procède à une hiérarchisation des valeurs littéraires dont les effets se font sentir non seulement de l’amont vers l’aval, selon le jeu des influences (la « révolution romanesque » inaugurée par Proust) ou des « écoles » littéraire (à la faveur duquel un nom d’auteur peut bien devenir un nom de genre : le « roman proustien »), mais aussi de l’aval vers l’amont, en procédant à une réévaluation des œuvres du passé : la publication d’À la Recherche du temps perdu a modifié l’idée que l’on pouvait se faire des romans de Flaubert, par exemple, et pas seulement par ce que l’on sait de l’opinion de Proust sur l’auteur de Mme Bovary ou de l’importance de cette lecture de Proust dans la genèse de son propre roman. Ainsi une œuvre peut-elle modifier celles qui l’ont précédée — non pas dans leur lettre mais dans leur valeur. S’esquisse ici le projet d’une théorie de l’histoire littéraire : on pourra se reporter sur ce point aux pages Influence rétrospective14 de l’Atelier littéraire de Fabula, où Marielle Macé souligne que le concept noue la question temporelle à celle, éminemment théorique, de valeur et d'auctorialité :

Cristallisation exemplaire de théorie et d'histoire littéraires, l’idée de plagiat par anticipation donne une signification véritablement historique aux notions théoriques de “texte possible” ou de “texte intérieur”. Autorité de la lecture, temporalité réversible, rapports d'actualisation réciproque de l'histoire et de la théorie littéraires, la notion de plagiat par anticipation offre en définitive une vision de l'événement littéraire en termes de possibles et de don démultiplié.

6.

26On ne plaidera donc pas pour une réconciliation de l’histoire littéraire et de la théorie mais pour l’affirmation de leur solidarité, et plus exactement pour leur constitution en pôles complémentaires — l’énergie, ici comme ailleurs, étant affaire d’une différence de potentiel.

27Il est à cela une autre raison, qu’on peut bien dire de principe : si aimer, c’est regarder ensemble dans la même direction, l’idéale connivence de l’histoire et de la théorie ne sera pas durablement passionnelle ; car l’histoire littéraire ne peut apparemment regarder que vers la série des œuvres du passé, quand la théorie s’efforce légitimement d’embrasser non seulement l’ensemble des œuvres réelles mais aussi la totalité des textes possibles. En appelant à la constitution d’une « théorie générale des formes littéraires » susceptible de construire des objets historicisables, Gérard Genette le disait aussi, et non sans malice :

Qu’une telle discipline doive ou non chercher à se constituer comme une “science” de la littérature, […] c’est une question peut-être secondaire ; du moins est-il certain qu’elle seule peut y prétendre, puisque, comme chacun sait, […] il n’est de “science” que du “général”. Mais il s’agit moins ici d’une étude des formes et des genres au sens où l’entendaient la rhétorique et la poétique de l’âge classique, toujours portées, depuis Aristote, à ériger en norme la tradition et à canoniser l’acquis, que d’une exploration des divers possibles du discours, dont les œuvres déjà écrites et les formes déjà remplies n’apparaissent que comme autant de cas particuliers au-delà desquels se profilent d’autres combinaisons prévisibles, ou déductibles. […] Plus généralement, l’objet de la théorie serait ici non le seul réel, mais la totalité du virtuel littéraire15.

28On rappellera encore les dernières pages d’Introduction à l’architexte, où s’agissant de la systématique des genres, le même Gérard Genette désigne ce que peut-être l’apport de la théorie à l’histoire — et réciproquement, comme on l’a vu : le devoir d’historiciser qui naît de l’enquête théorique.

Il nous suffira donc pour l’instant de poser qu’un certain nombre de déterminations thématiques, modales et formelles relativement constantes et transhistoriques (c’est-à-dire d’un rythme de variance sensiblement plus lent que ceux dont l’Histoire — « littéraire » et « générale » — a ordinairement à connaître) dessinent en quelque sorte le paysage où s’inscrit l’évolution du champ littéraire, et, dans une large mesure, déterminent quelque chose comme la réserve des virtualités génériques dans laquelle cette évolution fait son choix — non parfois sans surprises, bien sûr, répétitions, caprices, mutations brusques ou créations imprévisibles.

Je sais bien qu’une telle vision de l’Histoire peut sembler une mauvaise caricature de cauchemar structuraliste, faisant bon marché de ce qui précisément l’Histoire irréductible à ce genre de tableaux, à savoir le cumulatif et l’irréversible […]. Mais d’un autre côté, je persiste à penser que le relativisme absolu est un sous-marin à voiles, que l’historicisme tue l’Histoire, et que l’étude des transformations implique l’examen, donc la prise en considération, des permanences. Le parcours historique n’est évidemment pas déterminé, mais il est en grande partie balisé par le tableau combinatoire16[…].

29Ce qui était peut-être revenir au problème soulevé par Tynianov et Jakobson à la clausule de l’article déjà cité ; une histoire littéraire bien comprise (disons la, sans plus d’hésitation que de nostalgie, « structurale ») doit faire une place à l’idée de possibles :

La mise en évidence des lois immanentes à l’histoire de la littérature (ou de la langue) permet de caractériser chaque substitution effective de systèmes littéraires (ou linguistiques), mais elle n’explique pas le rythme de l’évolution, ni la direction que celle-ci choisit lorsqu’on est en présence de plusieurs voies évolutives théoriquement possibles. Les lois immanentes à l’évolution littéraire (ou linguistique) ne nous donnent qu’une équation indéterminée qui admet plusieurs solutions, en nombre limité certes, mais pas obligatoirement de solution unique. On ne peut résoudre le problème concret de choix d’une direction ou même d’une dominante, sans analyser la corrélation de la série littéraire avec les autres séries historiques. Cette corrélation (le système des systèmes) a ses lois propres que l’on doit étudier17.

30Histoire et théorie comme pôles complémentaires donc, dès lors que la première reconnaît avoir en partage avec la seconde la marge des possibles littéraires. C’est en s’obligeant à faire la part du possible que la théorie est amenée à interroger l’histoire, et réciproquement : c’est en faisant une place aux textes possibles aux côtés des textes réels que l’histoire littéraire est sûre de donner le meilleur d’elle-même. La dialectique de l’approche synchronique et de la réflexion diachronique, à laquelle Genette n’a eu de cesse d’en appeler, se trouve avoir pour terrain tout le champ du possible — qu’il faut donc laisser sous condominium — et cela nous fait assez « d’infini sur la planche » comme le disait Genette encore après Jules Laforgue… À la théorie reviendrait la tâche de produire l’éventail des possibles (d’un genre, d’une forme, d’une pratique esthétique même), à l’histoire la mission d’expliquer pourquoi c’est cette « voie évolutive » qui a triomphé et pas une autre.


***

31La proposition n’est pas plus neuve que les constats dont nous avons voulu retrouver ici la mémoire. Elle reconduit en définitive la leçon de Foucault, qui vaut sans doute pour l’historien de la littérature comme pour tout historien : l’on ne commence vraiment à faire œuvre historiographique que lorsqu’on accepte de considérer l’objet réel comme un objet possible — le texte réel comme un possible parmi d’autres ; être historien alors, c’est tenter d’expliquer pourquoi c’est ce possible-là qui a existé à telle date, et non tel autre à la même date, ou le même à une autre date, ce qui suppose encore de disposer d’un éventail de possibles — lequel est toujours le produit d’une spéculation théorique.

32Sur la perspective ainsi ouverte, on se reportera aux pages Textes possibles18 de l’Atelier de théorie littéraire de Fabula. Et à la prochaine publication des actes du colloque La Case blanche. Théorie littéraire et textes possibles19.