Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier critique
Fabula-LhT n° zéro
Théorie et histoire littéraire
Camille Esmein

Le tournant historique comme construction théorique : l’exemple du « tournant » de 1660 dans l’histoire du roman

1« Les petites Histoires ont entièrement détruit les grands Romans. » C’est ainsi qu’en 1683, Du Plaisir ouvre le premier traité théorique sur le roman1, dont la méthode consiste à codifier les « Romans nouveaux » en s’appuyant sur le refus des pratiques propres aux « anciens Romans2 ». Un tel bilan n’est pas inédit : une opinion similaire est formulée par de nombreux autres observateurs, critiques et romanciers, à partir du milieu des années 1660. Ils datent généralement cette mort du roman de la fin des années 1650 ou du début des années 16603 et l’attribuent le plus souvent à un désaveu du public qui, après avoir apprécié les longs romans, étroitement associés à Georges et Madeleine de Scudéry, s’en est détourné au profit d’autres formes narratives.

2La narration en prose connaît effectivement un important renouveau formel vers 1660 : des récits courts, voire très courts, à l’intrigue simple, supplantent les derniers romans longs et complexes, tandis qu’au modèle épique se substitue la narration linéaire et efficace de l’histoire véritable. Simplification, abrègement, recours à une matière plus familière au lecteur, changement des sources d’inspiration : la fiction narrative passe d’un « régime de distanciation maximale » à un « régime de proximité fictionnelle4 ». Cette évolution constitue ce qu’on a pu considérer comme le « tournant des années 1660 ». Le phénomène est dûment commenté par les contemporains, qui soulignent dès les années 1670 la profonde nouveauté des prototypes ayant pris la place laissée vacante par le roman. Les choix terminologiques rendent plus aiguë la rupture : au terme « roman » sont délibérément substitués par les théoriciens et les romanciers, à partir de la fin des années 1650, des termes tels que « nouvelle » et « histoire », ou des expressions formées sur la base de ces termes (« nouvelle historique », « nouvelle galante », « histoire nouvelle », « histoire véritable », etc.).

3Mon propos est ici d’évaluer la part de mythe qui préside à l’observation de ce tournant qu’on fait le plus communément remonter aux années 1660, et qui opérerait la rupture entre deux formes romanesques, parfois réduites à l’opposition générique roman / nouvelle. Les revendications des romanciers cédant la place autour de 1660 à des tentatives d’interprétation de la mutation que les observateurs disent enregistrer, il y a lieu d’y relever lieux communs et explications éclairantes. Ce premier constat pourrait permettre de développer de nouvelles pistes d’interprétation, plus assurées, concernant la mutation du genre. Il éclaire également, et c’est ce qui retiendra ici mon attention, la façon dont l’histoire littéraire a pu se constituer sur le fondement de théories stratégiques et de palmarès partiaux, en l’occurrence dans le but de perpétuer une certaine conception du roman, voire d’inventer un roman bien précis5. En effet, dans le cas de ce genre, le modèle mis en place par les contemporains ou les successeurs immédiats, entériné au début du xviiie siècle, est perpétué ultérieurement et décrit comme une réalité indiscutable par les critiques jusqu’au milieu du xxe siècle. S’accordant à l’image du « siècle de Louis XIV6 » dans les arts et les lettres, cette conception du roman qui fait de Mme de Lafayette le chef de file d’une pratique nouvelle et largement répandue conduit naturellement et presque logiquement aux innovations narratives du xviiie siècle. On pourrait alors voir à l’œuvre un phénomène plus général, l’effet de sédimentation que produit une théorie : certes entée sur un fait d’histoire littéraire, elle connaît par la suite, détachée des caractéristiques précises de celui-ci, une vie propre. Le cas du roman du xviie siècle pourrait ainsi être une invitation à s’interroger sur l’origine de théories anciennes et sur leurs fondements, à élaborer une méthode pour établir une histoire littéraire revisitée et à redéfinir les relations qu’entretiennent théorie et histoire littéraire.

1. Critique du grand roman et « théorie du tournant »

[…] enfin grâce à la raison, la France est désabusée, et ces Romans fatigants ont aujourd’hui fait place aux Historiettes galantes7.

4La vogue du roman héroïque dans les décennies 1640 et 1650 a pour effet immédiat l’amplification des critiques et des satires. Émanant à l’origine d’instances externes, elles sont rapidement relayées par les romanciers eux-mêmes qui, dès les années 1660, cherchent à se démarquer de la production antérieure en s’identifiant à un genre ou un sous-genre différent. C’est cette rupture, qui est à la fois une revendication des auteurs et l’objet d’une promotion quasi inouïe dans l’histoire littéraire de la part de l’ensemble de ses agents – auteurs, lecteurs, doctes et critiques –, que j’ai proposé de nommer théorie du tournant8. La fin de la poétique épique, dans sa théorie comme dans sa pratique, s’accompagne en effet de déclarations de changement en nombre. Celles-ci commentent la transformation du goût qu’elles mettent au fondement de la mutation de la forme.

5La théorie du tournant s’inscrit dans le cadre plus large d’une évolution du goût et de ses conséquences en termes de matière et de forme. Mais le caractère systématique du dénigrement du roman héroïque, associé à l’éloge du « petit roman » ou de la nouvelle, invite à s’interroger sur la construction progressive et sur les sources de cette critique du roman. En effet, le renouvellement du genre, qu’il s’agisse d’une réalité ou d’une construction, passe par la négation absolue de la forme antérieure9.

a) Une construction progressive

6Trois temps pourraient être considérés dans l’élaboration de cette théorie du tournant, correspondant respectivement à l’affirmation d’une mutation des exigences structurelles et stylistiques (dans les années 1660), au constat rétrospectif de l’abandon d’un genre littéraire au profit d’un autre (dans les années 1680), et enfin à son inscription dans une histoire littéraire orientée qui donne la préférence à ce qui cautionne cette mutation (dans la première moitié du xviiie siècle).

7Dans les années 1660, romanciers et théoriciens affirmant qu’un changement s’est produit, naît le mythe d’une rupture. Selon Chapelain, « les romans […] sont tombés avec La Calprenède10 » : cette rupture, observée par un contemporain, invite à lire l’histoire des formes narratives du xviie siècle sous le signe du tournant, voire de la mutation générique. Dans l’opération de recension que constitue la Bibliothèque française (1664), Sorel constate de la même façon – avec le regard d’un spectateur apparemment extérieur à la scène littéraire – que, les romans ne suffisant plus au public, celui-ci s’est tourné vers une autre forme de narration et en a appelé la mode :

On n’a pas été satisfait pour cette seule invention de Roman […]. On voulait des histoires feintes, qui représentassent les humeurs des personnes comme elles sont, et qui fussent une naïve peinture de leur condition et de leur naturel. […] On commençait aussi de connaître ce que c’était des choses vraisemblables, par de petites Narrations dont la mode vint, qui s’appelaient des Nouvelles […]11.

8Dans les deux cas, c’est à l’abandon du roman ou des romans que concluent des observateurs dont le discours est neutre, en apparence : ceux-ci auraient laissé la place, à une date proche dans le temps, à une forme radicalement différente.

9Corroborant cette vue, des auteurs légèrement postérieurs font mention d’une transformation rapide et radicale : Bayle évoque «les petits Romans qui succédèrent tout d’un coup à ceux qu’on poussait jusqu’au douzième volume12 ». Ils accréditent cette vue de l’esprit en employant des temps du passé et parfois en datant le phénomène de mode qu’est l’engouement de leurs contemporains pour le roman : c’est « depuis quelque temps » ou « depuis vingt années » que la mode du roman a cédé la place à celle de la nouvelle ou du petit roman13. Le journaliste Donneau de Visé, fondateur d’un périodique qui promeut la nouvelle, le Mercure galant, fait lui-même le bilan du nouveau genre en datant, exposant et interprétant le phénomène :

Depuis vingt années qu’on a cessé de faire des Romans, moins parce que le Public se lassait de ces sortes d’ouvrages, que parce qu’il se trouvait peu de Gens d’un génie assez étendu pour en faire, Mlle de Scudéry et feu M. de La Calprenède ayant été presque les seuls qui aient réussi en ce genre d’écrire, on en a fait de plus courts, qui ne contenant qu’une histoire particulière la commençaient et la finissaient dans un fort petit Volume. Quand il y a eu plus d’une histoire, ce qui est arrivé fort rarement, le Volume n’en a pas été plus gros14.

10Chez ces témoins qui, du haut d’une faible distance temporelle, entérinent l’abandon d’une forme au profit d’une autre, le passage de l’une à l’autre apparaît radical, quasi immédiat, et en conformité avec les aspirations du public.

11Enfin, dès la fin du xviie siècle et au début du siècle suivant, on récrit l’histoire du genre romanesque. Cette nouvelle histoire doit beaucoup au traité de Huet15, mais cherche à le compléter en distinguant les étapes de la forme narrative au cours du xviie siècle. Dans son entreprise de recension, qui couvre l’ensemble de la production depuis les romans de l’antiquité jusqu’à l’époque contemporaine, Lenglet-Dufresnoy constitue un très bref historique du genre qui souligne les changements de forme et de matière : les romans de chevalerie ont laissé la place aux romans d’amour, ceux-ci ont ensuite déplu par leurs excès – fadeur ou longueur excessive – et « depuis plus de 80 ans on s’est fixé aux Romans sages et vertueux16 ». Il propose donc une périodisation assez précise de l’esthétique romanesque :

Enfin au commencement du xviie siècle nous sommes venus aux grands Romans d’amour : leur composition, mais non pas leur lecture, a fini vers l’an 1660. On s’est jeté depuis dans les petites Historiettes, les Nouvelles historiques qu’un Auteur peut faire en une quinzaine, et qu’un Lecteur peut finir en deux ou trois heures tout au plus. Les Contes des Fées leur ont succédé, et nous en sommes aujourd’hui aux Histoires secrètes17.

12Le modèle de Lenglet-Dufresnoy est repris sans grande transformation par Prévost qui, dans les articles du Pour et contre concernant le roman et dans les marges de ses romans, se fait le médiateur d’une certaine conception du roman du siècle précédent. Cette médiation, étudiée par Jean-Paul Sermain, l’amène à « se [glisser] dans le moule d’une histoire écrite à chaud, déjà fondée par Bayle sur la conscience critique de ses contemporains ». Comme Lenglet-Dufresnoy, Prévost reprend textuellement le lieu commun de l’abandon des grands romans fabuleux au profit d’historiettes (formulé par Le Noble) ; comme lui, il fait sienne l’analyse de la confusion qu’entraîne l’insertion de vérités historiques dans des ouvrages de fiction (énoncée par Bayle à plusieurs reprises). De ce fait, on pourrait considérer que se met en place une « chaîne continue », des romanciers du xviie siècle aux critiques du xviiie siècle ; elle a pour conséquence logique la « fixité de l’historiographie du roman du xviie siècle18 ».

b) Les acteurs de la mutation

13Sur le modèle de ces reconstitutions se construit une histoire du genre : on montre comment de grands facteurs d’évolution se rejoignent pour confirmer l’idée d’une rupture autour de 1660, aussi brutale que radicale. Deux d’entre eux nous paraissent particulièrement significatifs, non pas tant pour leur artifice, qui demande à être interrogé, que pour le regard rétrospectif ambivalent qu’ils traduisent. En effet, l’un et l’autre impliquent une observation à la fois proche et distanciée, visant l’objectivité et pourtant orientée par une relecture de l’histoire des formes. Le premier, bien connu, est le rôle fondamental joué par les récits de Mme de Lafayette19 : objet de débat pour les contemporains, La Princesse de Clèves se trouve rapidement associée d’emblée à la forme du « petit roman » et donc du roman moderne, tandis que La Princesse de Montpensier, considérée comme sa première émanation, aurait été l’élément déclencheur de la mutation20. Le second est la fortune que connaît la critique de Boileau et surtout l’effet qu’elle produit : le Dialogue des héros de roman (composé en 1665 et diffusé alors sous une forme non imprimée) aurait tari la plume des romanciers héroïques et pour cette raison contribué à l’abandon de la forme qu’ils pratiquaient. En effet, plusieurs auteurs soulignent l’importance de ce texte et lui attribuent le mérite d’avoir désabusé les contemporains et ainsi contribué à l’avènement d’un classicisme romanesque :

Gomberville, La Calprenède, Desmarets et Scudéry avaient le suffrage de presque toute la nation. Le Juvénal français, jeune alors, mais d’un goût fin et d’un jugement formé, sentit allumer sa bile : il en vomit des torrents. Son dialogue à la manière de Lucien fit cesser l’illusion21.

14Les deux facteurs peuvent d’ailleurs être réunis, le rôle de Boileau étant le complément des réalisations de Mme de Lafayette du point de vue de la mutation du genre. Il est également son prédécesseur dans une histoire littéraire rétrospective et formulant une herméneutique de l’évolution des formes : « Les grands romans furent entièrement abolis par l’ingénieux dialogue de Despréaux : tel fut le fruit de la critique. La Princesse de Clèves, La Princesse de Montpensier, Zaïde achevèrent de dégoûter le public22. »

15Par là se constitue, mythe ou réalité, la conception d’une mutation du genre que, très rapidement, contemporains et héritiers cherchent à nommer, à dater, à rattacher à des faits et à des œuvres, mais également à interpréter de diverses façons. Critiques ou historiens de la littérature en prennent acte ultérieurement. C’est par exemple le cas de Sainte-Beuve qui souligne le rôle joué par le texte de Boileau et les romans de Mme de Lafayette, jugés déterminants pour l’évolution du genre :

L’Astrée, en implantant, à vrai dire, le roman en France, avait bientôt servi de souche à ces interminables rejetons, Cyrus, Cléopâtre, Polexandre et Clélie. Boileau y coupa court par ses railleries, non moins qu’à cette lignée de poèmes épiques, le Moïse sauvé, le Saint Louis, la Pucelle ; Mme de La Fayette, sans paraître railler, et comme venant à la suite et sous le couvert de ses devanciers que Segrais et Huet distinguaient mal d’elle et enveloppaient des mêmes louanges, leur porta coup plus que personne par La Princesse de Clèves23.

16On voit ici combien l’histoire du roman est le fait d’une conception du genre, la réception (qui n’est en rien objective) déterminant la théorie : élaborée stratégiquement par les contemporains, cette histoire est enregistrée et même confirmée par les auteurs du siècle suivant, voire du xixesiècle, qui étayent cette définition du genre et son historique en lui conférant autorités, modèles et textes fondateurs.

2. De l’histoire du genre à son interprétation

17La « théorie du tournant » s’appuie sur un historique orienté qu’Amyot, puis Huet contribuent à constituer : Amyot ayant défini le roman français moderne en s’appuyant sur le roman grec, Huet en fait le modèle de la poétique à tous les niveaux et juge les prototypes successifs plus ou moins réguliers selon leur conformité à ce modèle. Mais cette théorie se fonde également sur l’herméneutique qui l’accompagne : de Sorel à Lenglet-Dufresnoy, nombre d’auteurs font le constat d’une évolution – contemporaine ou rétrospective – du genre romanesque. Relever les constituants du changement mentionnés par ces observateurs et les hypothèses d’interprétation qui sont mises en avant doit permettre de voir comment cette théorie apparaît et de quelle façon elle est légitimée.

a) Établir les caractéristiques du tournant

18Dans les nombreuses déclarations visant à souligner ou plus simplement à imposer l’idée d’un changement du genre romanesque, quelques éléments caractéristiques sont mis en avant. C’est tout d’abord la forme. Le Noble oppose aux « longs romans pleins de paroles et d’aventures fabuleuses, et vides des choses qui doivent rester dans l’esprit du lecteur et y faire du fruit », les « petites histoires ornées des agréments que la vérité peut souffrir ». Donneau de Visé fait le même constat en mettant en avant la différence de longueur qui sépare la production de Mlle de Scudéry ou de La Calprenède de celle de ses contemporains24. Bayle se fait l’écho de cette position et, évoquant Vaumorière25, romancier qu’il juge capable de s’adapter à son public en passant du long au court au gré de la mode, distingue deux catégories génériques : « Il s’était fort signalé dans les Romans de la vieille Cour, car c’est lui qui fit le Grand Scipion, et qui acheva le Pharamond de M. de La Calprenède, et il n’a pas moins bien réussi dans les petits Romans qui succédèrent tout d’un coup à ceux qu’on poussait jusqu’au 12. vol26. »

19Un autre élément souvent relevé pour distinguer anciens romans et romans nouveaux est la moralité. Mais, tandis que Bayle considère que Mlle de Scudéry est à l’initiative du roman moderne pour y avoir introduit la moralité, Ménage voit au contraire en l’œuvre de celle-ci la fin du roman moral, remplacé ensuite par des formes qui montrent les vices et y incitent :

Ce qu’on a donné depuis dans ce genre d’écrire est une grande marque du mauvais goût de notre temps et du génie médiocre qui le produit : ce ne sont que de petites Nouvelles tout au plus qui ne font rien concevoir à notre idée ni d’utile ni de majestueux. Ce qu’a fait Mlle de Scudéry forme dans notre âme les grands sentiments de vertu que ces sortes de pièces doivent inspirer27.

20Selon le point de vue adopté, le tournant des années 1660 correspond donc à l’avènement d’un roman au service de la vertu ou au contraire à sa disparition au profit de sous-genres amoraux voire immoraux. Cette opposition symétrique reflète d’ailleurs le conflit entre Anciens et Modernes qui agite à cette date l’ensemble du champ littéraire.

21D’autres éléments sont également considérés comme points de séparation entre les deux formes. Sorel distingue, par exemple, la langue ou le style : « fastueux » jusque 1660, il serait « radouci » ultérieurement28. Il met également en avant la notion de vraisemblable, les nouvelles étant en apparence plus conformes à ce principe car elles représentent « des actions qui paraissent assez communes dans la vie civile », mais en réalité plus mensongères car la fausseté en est mieux cachée29. Mais, le plus souvent, c’est la conception d’un changement formel qui domine et gouverne même l’évocation d’autres caractéristiques.

b) L’invention d’une généalogie du tournant

22Dès le xviiiesiècle, la responsabilité du tournant est attribuée à des œuvres ou des personnes clés (le Dialogue des héros de romans de Boileau, les romans de Mme de Lafayette). Au cours du xviiesiècle, plusieurs éléments, plus ou moins convaincants, sont avancés afin d’expliquer cette mutation générique et formelle. Les deux principales explications, souvent liées, sont complémentaires. La première attribue le changement de forme à un phénomène de mode. Le changement de goût du public, la lassitude vis-à-vis de livres très longs auraient, selon un grand nombre d’observateurs, entraîné l’abandon de la lecture des romans, et par conséquent de leur pratique30. À la suite de Du Plaisir ou de Fontenelle, Menestrier, en définissant la nouvelle, attribue son essor au dégoût pour la longueur du roman et souligne la façon dont cette longueur nuit au plaisir et à l’intérêt du lecteur :

Les Nouvelles […] sont des historiettes qui sont assez à la mode, parce qu’on s’est lassé des fatigantes narrations de plusieurs volumes, où les enchaînements de contes, d’histoires sur histoires, et d’événements dont il fallait aller chercher les dénouements au bout de dix ou douze volumes, dissipaient l’esprit et l’imagination des lecteurs, et les laissaient dans des embarras qui lassaient la curiosité plutôt qu’ils ne la divertissaient31.

23En rapprochant la vogue du roman d’un succès vestimentaire, Lenoble met en avant le caractère éphémère du phénomène :

Les longs Romans pleins de paroles et d’aventures fabuleuses, et vides des choses qui doivent rester dans l’esprit du Lecteur et y faire fruit, étaient en vogue dans le temps que les Chapeaux pointus étaient trouvés beaux. On s’est lassé presque en même temps des uns et des autres32.

24Dans le même ordre d’idées, Chapelain mentionne la façon dont on passe d’une forme à une autre sans transition et sans explication : « Notre nation a changé de goût pour les lectures et, au lieu des romans, qui sont tombés avec La Calprenède, les voyages sont venus en crédit et tiennent le haut bout dans la Cour et dans la Ville33 ». Un tel mode d’explication est repris voire calqué au siècle suivant : Lenglet-Dufresnoy reprend textuellement l’argumentation de Lenoble34, tandis que le rédacteur du Nouveau Mercure voit, dans le « [dégoût] de ces romans si beaux et si bien écrits, pour lesquels on avait eu dans les commencements de si grands empressements » au profit de « petits Romans », la marque du « génie français », mais surtout le signe d’un « besoin de délassement35 ». Ces quelques témoignages réduisent le tournant à un effet de mode : une forme succède à une autre car le goût évolue périodiquement.

25La seconde explication, qui est le corollaire de celle-ci, est à la fois plus convaincante et plus inattendue : considérer que les attentes du lecteur ont changé. Dans cette perspective, c’est pour les satisfaire au mieux qu’une mutation s’est opérée36. L’idée apparaît chez Sorel, qui évoque les composantes linguistiques du tournant et souligne le souci nouveau de vraisemblable37. Elle est développée par Villars, selon lequel le désaveu des « Romans comme on les a faits » tient à ce que les lecteurs ont cessé d’y trouver ce qu’ils y cherchaient :

[…] les Romans comme on les a faits ne prennent pas le tour du cœur, ils ne ménagent pas assez la pente qu’ont tous les hommes à l’amour déréglé, ils inventent une manière d’amour que la seule imagination autorise, ceux qui n’aiment pas pour se marier n’y trouvent pas leur compte. […] C’est pourquoi on a vu cesser tout à coup cette ardeur qu’on avait pour les Romans : on y courait, parce qu’on espérait sans qu’on s’en aperçût, d’y trouver ses faiblesses autorisées ; et on les a quittés tout à coup sans savoir pourquoi ; parce qu’on n’y a pas trouvé ce qu’on y cherchait, et qu’on n’en a rapporté autre chose, si ce n’est qu’il faut brûler ou se marier, et le cœur ne cherche ni l’un ni l’autre38.

26Les romans ne plaisent plus à des lecteurs qui ne se reconnaissent pas dans la peinture des sentiments que ces ouvrages donnent à voir. C’est donc le principe même de la mimesis du roman baroque et héroïque, autrement dit l’« art de l’éloignement », qui semble ici en cause. Cette explication est confirmée par le commentaire que fait Villars de La Princesse de Montpensier. L’éloge du récit éclaire d’abord la règle générale qui préside à la représentation des personnages et des sentiments : « une grande partie des faiblesses du cœur y sont excellemment ménagées ». Puis, pour illustrer cette règle, l’auteur s’attache aux différents personnages et loue la façon dont ils s’offrent potentiellement à la reconnaissance du lecteur :

La pente à la galanterie en la Princesse de Montpensier, toutes les Dames qui ont cette pente trouvent là leur compte. L’inclination qu’on a à conter des douceurs à la femme de son meilleur ami est flattée par le beau rôle de Chabanes. Le Duc de Guise autorise l’ingratitude de ceux qui quittent là leurs Maîtresses après les avoir perdues de réputation […]. Il ne faut pas s’étonner si ce petit Livre flattant à la fois tant de faiblesses s’est acquis tant de réputation39.

27Les remarques que font les devisants de Mme de Pringy vont dans le même sens : ils attribuent l’abandon des romans au profit des « petites histoires » et des « galantes aventures » au goût pour la galanterie40. Dans les deux cas, les lecteurs cherchent dans le roman des sentiments comparables à ceux qu’ils connaissent, et le plaisir qu’ils y trouvent est fonction du fait qu’ils y reconnaissent ou non ce qu’ils ont eux-mêmes vécu ou ressenti. Le naturel – mais celui d’une époque et d’un public donnés – serait donc la condition du succès de cette littérature. Cette convergence n’est pas anodine, car la reconnaissance du lecteur me paraît être l’un des principaux tenants de l’art de l’illusion propre à la poétique romanesque postérieure à 1660.

28Une troisième explicitation, moins répandue, prolonge celle-ci de façon particulièrement intéressante. Elle consiste à attribuer le « [changement] de manière » et l’abandon de l’héroïsme de règle dans les ouvrages romanesques au profit de représentations plus familières, à une ambition nouvelle des romanciers : « peindre la vérité et la nature toute pure41 ». Cette révolution, que l’un des rédacteurs du Mercure galant date d’« il y a trente ans » en 1694, a pour fonction de « [mettre] au jour » les « défauts et faiblesses » et, partant, de faire en sorte que « les hommes s’y reconnaissent, et se trouvant ou trop faibles, ou ridicules, ou vicieux, la plupart, après avoir rougi en secret, tâchent à se corriger42 ». On voit donc qu’au changement de matière romanesque, prôné en théorie et relativement observé dans la pratique, préside la recherche d’une reconnaissance du lecteur.

29On peut enfin trouver à ce changement de goût des explications plus universelles, qui rendent compte, plutôt que d’un tournant dans les années 1660, des changements de forme successifs qui s’opèrent au cours du siècle ou à d’autres périodes. À titre d’exemple, on peut citer Morvan de Bellegarde, qui voit dans toute œuvre romanesque un objet éphémère, lié à une époque, un état de la langue et des mœurs, et condamné à ne plus plaire lorsque ceux-ci seront dépassés ou vieillis :

Ce n’est pas seulement à cause que les mots et les manières de parler changent, que les Romans cessent d’être estimés ; c’est aussi parce que les manières d’agir changent, et comme les Romans imitent les mœurs, et qu’il sont les tableaux des choses qui se passent dans le monde, ce qui paraît agréable dans un temps, devient ridicule dans un autre43.

30Ainsi l’essence même du genre le condamnerait-elle à produire des œuvres capables de plaire à leurs seuls contemporains.

31Au travers des quelques témoignages invoqués apparaît la volonté d’expliquer un changement dont on cherche à persuader le lecteur. Deux principaux moyens sont utilisés : exposer en quoi consiste le changement (moralité, langue, forme, etc.) et montrer ce à quoi il est dû (goût du public, évolution des mœurs, changement de modèle, conception différente du vraisemblable). Conférer des composantes et des facteurs à un phénomène qui n’est lui-même que partiellement justifié, tel est le principe de la théorie du tournant. La stratégie consiste donc à imposer une mutation en rendant compte aussi parfaitement que possible de ses enjeux et de ses effets. La conséquence est qu’un phénomène, certes effectif et patent, est érigé en étape de l’histoire d’un genre, et que ses constituants en termes d’inventio, de dispositio et d’elocutio, de plus ou moins contingents qu’ils sont à l’origine, deviennent des traits définitoires de ce genre.

3. Une page erronée de l’histoire littéraire, ou comment une théorie contestable est entérinée par une certaine tradition critique

a) Une construction démentie par la pratique : des œuvres et des théories « de transition »

32Plusieurs romans ainsi que certaines positions théoriques semblent contredire, ou du moins appellent à nuancer, le tableau ainsi dressé au nom d’une histoire du genre. En effet, les principes qu’ils mettent en avant et les exigences qu’ils traduisent permettent difficilement de trancher entre roman héroïque et petit roman et, en ce sens, les romans et les positions en question paraissent relever des deux régimes poétiques traditionnellement distingués.

33En ce qui concerne la pratique romanesque, on connaît les analyses qui font des derniers romans de Mlle de Scudéry des œuvres de transition : Chantal Morlet-Chantalat et Delphine Denis ont montré, à la suite d’Antoine Adam, combien la place des conversations dans l’organisation narrative augmente au fur et à mesure et transforme la poétique du roman, la part d’action se réduisant au profit de la casuistique amoureuse et mondaine44. D’autres romans me paraissent conforter de telles analyses et un mouvement de ce type. Célinte, quoique placée par Somaize à l’intérieur des romans et considérée comme « la cadette de la Romanie », s’apparente par sa faible longueur et par la simplicité de sa construction à la nouvelle45. Zayde (1670-1671), roman de Mme de Lafayette antérieur à La Princesse de Clèves et auquel le traité de Huet sert de préface, paraît plus encore représenter les « hésitations du romanesque ». En effet, ce récit se distingue de l’esthétique du roman héroïque à la fois sur le plan thématique – la conception de l’Histoire, de l’amour et du lien entre sentiment et ambition politique est profondément différente de celle qu’on peut rencontrer dans les romans de Mlle de Scudéry – mais également en ce qui concerne la dispositio46. Aussi, loin de reproduire l’esthétique du roman héroïque, le roman de Mme de Lafayette en reprend certains des éléments pour leur conférer une motivation nouvelle et pose, à travers le caractère énigmatique du récit, la question du vraisemblable. Les remarques de Sainte-Beuve, faisant de cette œuvre la fin d’une esthétique et le début d’une autre, vont dans ce sens :

Zayde est encore dans l’ancien et pur genre romanesque, quoiqu’elle en soit le plus fin joyau ; et si la réforme y commence, c’est uniquement dans les détails et la suite du récit, dans la manière de dire plutôt que dans la conception même. Zayde tient en quelque sorte un milieu entre L’Astrée et les romans de l’abbé Prévost, et fait la chaîne de l’une aux autres. Ce sont également des passions extraordinaires et subites, des ressemblances incroyables de visages, des méprises prolongées et pleines d’aventures, des résolutions formées sur un portrait ou un bracelet entrevus. […] Des naufrages, des déserts, des descentes par mer, et des ravissements : c’est donc toujours plus ou moins l’ancien roman d’Héliodore, celui de d’Urfé, le genre romanesque espagnol, celui des Nouvelles de Cervantès. La nouveauté particulière à Mme de La Fayette consiste dans l’extrême finesse d’analyse ; les sentiments tendres y sont démêlés dans toute leur subtilité et leur confusion. Cette jalousie d’Alphonse, qui parut si invraisemblable aux contemporains, et que Segrais nous dit avoir été dépeinte sur le vrai, et en diminuant plutôt qu’en argumentant, est poursuivie avec dextérité et clarté dans les dernières nuances de son dérèglement et comme au fond de son labyrinthe47.

34Maillon dans une « chaîne » allant de L’Astrée aux romans de Prévost, Zayde s’inscrit en faux contre l’idée d’une rupture qui s’apparenterait à un changement de genre, et implique au contraire un rapport de l’ordre de la filiation entre les œuvres.

35Enfin, quelques nouvelles qui offrent au public une résurgence des techniques narratives proprement romanesques (ouverture in medias res, enchâssement) et de l’esprit aventureux, invitent à revoir la bipartition roman/nouvelle : avant celles de Challe, une nouvelle anonyme intitulée Aurélie (1679), abandonne le principe de l’action unique au profit d’une expérience élargie et revient sur la célèbre brièveté de la nouvelle. Le même principe d’hybridation est à l’œuvre dans Adélayde de Segrais, ou dans Marie d’Anjou (1681), Dom Alvar, nouvelle allégorique (1691) ou encore D. Mathilde ou les Amours du Duc de***, histoire espagnole (1702)48.

36Un petit nombre de romans, publiés entre la fin des années 1650 et le début des années 1670, semblent ainsi inviter à reconsidérer l’idée d’une coupure absolue dans les années 1660 et surtout d’une rupture brutale et immédiate, qui manifesterait une mutation générique. Ils illustrent la façon dont toute construction (roman baroque, classique, petit roman, nouvelle historique), toute classification des œuvres, suppose au préalable une opération de filtrage – entre ce qui peut rentrer dans la catégorie qu’on cherche à définir et ce qui en est exclu – ou de découpe – selon des périodes ou des formes, critères toujours partiellement aléatoires et subjectifs. Faire ce constat invite à se poser la question de la finalité. Dans quel but de telles constructions sont-elles élaborées : afin de propager une idée du genre, d’ériger un panthéon d’œuvres qui en seraient représentatives ?

37À plusieurs égards, la poétique confirme cette pratique « de transition ». En effet, le traité de Du Plaisir est, parmi les textes postérieurs à 1660 que j’ai évoqués, le seul à être parfaitement affirmatif et, faisant le constat de l’abandon d’une forme au profit d’une autre afin de théoriser celle-ci, à nier en bloc tout lien de l’un à l’autre. Le caractère d’entre-deux du texte de Huet me paraît encore plus assuré, puisqu’il concilie apologie du roman baroque et poétique du roman classique49. Or il me semble que l’hésitation, non pas tant entre apologie et poétique qu’entre grand et petit roman, transparaît également dans un grand nombre de textes contemporains et parfois postérieurs. C’est à l’évidence le cas de la conversation sur la fable de Mlle de Scudéry, qui reprend les règles instituées dans la préface d’Ibrahim, mais les renouvelle dans un cadre dialogique conférant une place importante à la réception du texte50. Cela vaut également pour des textes qui soulèvent plus d’interrogations qu’ils ne définissent la doctrine du genre. Cette tendance perdure quand l’esthétique du roman nouveau s’affirme, puisqu’on la rencontre encore dans les critiques de Valincour et de Charnes sur La Princesse de Clèves (1678 et 1679) ou, plus tard, dans l’entretien « Sur les Historiettes et les Romans et autres Livres frivoles, etc. » de Villiers (1699). Plus que dans des textes particuliers enfin, cette tendance est rendue manifeste par la reprise de questionnements propres au roman héroïque à propos du roman classique, comme la question du merveilleux qui réapparaît par le biais de la notion d’extraordinaire51. Enfin, la catégorie littéraire du galant, qui connaît sa pleine visibilité dans les années 1660 mais apparaît dans les années 1640, remet peut-être en cause la division stricte entre deux esthétiques52.

38La présence d’œuvres ou de théories qui contredisent la règle générale, ou plutôt qui n’entrent pas dans la stricte typologie que la théorie du tournant cherche à ériger, invite ainsi à en remettre en cause, le caractère évident, logique et implacable. À ce propos, un autre élément qu’il pourrait être utile d’étudier de plus près est le lien entre poétique et pratique chez un même auteur. Chez Segrais ou chez Du Plaisir, un décalage assez net sépare une théorie radicalement moderne et très exigeante d’une pratique plus souple : dans le premier cas du point de vue de la forme et de la matière, qui renouent avec la forme antérieure, dans le second cas du point de vue du mode de narration, moins strict que celui que définissent les Sentiments sur l’histoire. L’ensemble de ces données conduit sans doute, sinon à remettre en cause, du moins à nuancer la distance qui sépare une forme de l’autre.

b) Le « siècle de Louis XIV », caution d’une tradition critique à interroger

39L’avènement autour de 1660 d’un genre entièrement neuf, à la réussite structurelle toute classique – brièveté, naturel, simplicité, éclat – offre l’avantage de cautionner l’image d’un « siècle de Louis XIV » dans les arts et les lettres, et l’idée selon laquelle les tenants d’un classicisme littéraire auraient fait école jusque dans les formes les plus étrangères à l’empire des belles-lettres. Une telle reconstruction conduit à considérer que, confronté à une crise dont les facteurs sont aussi bien externes (bouleversements socio-politiques, évolution du système de pensée à la suite de la révolution cartésienne) qu’internes (critique de la pratique antérieure, essoufflement de la forme narrative en vigueur, lassitude du public), le roman a connu à cette date une transformation sans précédent, que ce soit en se mettant sous l’autorité d’autres genres ou en se muant en un genre différent.

40La théorie du tournant s’appuie sur quelques « épisodes » de l’histoire littéraire, dont le rôle est peut-être surtout de l’ordre du fantasme collectif. L’influence de La Princesse de Clèves dans la théorisation et la pratique du roman demande ainsi à être réévaluée. Souvent considéré aux xixe et xxe siècles comme le premier roman moderne, inaugurant une voie radicalement neuve, l’ouvrage de Mme de Lafayette est mis à l’origine d’un nouveau traitement de l’histoire dans la fiction et d’un sous-genre promis à une grande fortune, le roman d’analyse. Or, s’il suscite de nombreuses imitations et réécritures, il constitue néanmoins un hapax dans la production du xviie siècle. Le rôle de La Princesse de Clèves dans l’évolution du genre est donc de premier plan, sans engager toutefois l’ensemble de la pratique et de la théorie contemporaines ; ce roman ne peut alors être considéré comme l’unique moteur d’un tournant narratif53. Un autre facteur souvent mis en avant, par Sorel lui-même et par l’histoire littéraire écrite au xxe siècle, est la dénonciation formulée par les romans comiques : en se faisant anti-romans, ils auraient mis le doigt sur les abus du roman héroïque, et provoqué la désaffection du public à l’égard de cette forme. Si les refus qu’ils ont formulés concernant l’inventio et la dispositio ont entraîné l’abandon de certains procédés dans la pratique et la théorie ultérieures, la rupture n’est pas si radicale qu’on a pu le dire54. Cela apparaît notamment dans la permanence de la matière amoureuse ou de la « forme de roman ». Cette dernière expression recouvre une structure complexe : ouverture in medias res et recours à des histoires intercalées ou « épisodes », lesquels sont loin d’être abandonnés après 1660, Mme de Lafayette et les romanciers du xviiie siècle en faisant toujours usage.

41Ces « épisodes » de l’histoire littéraire ont pu paraître d’autant plus convaincants qu’ils cautionnaient l’idée d’un renouvellement de la forme narrative sous le règne de Louis XIV. En effet, toute une tradition critique a postulé, jusque dans les dernières décennies, deux grandes phases dans les modes de pensée et la littérature du xviie siècle. Selon le modèle historique exposé par Paul Hazard en 1935, la seconde moitié du siècle connaît de profonds bouleversements dans les domaines scientifique et philosophique, propres à entraîner l’abandon progressif de la conception théocentrique de l’univers55. Ce schéma a conduit Paul Bénichou à postuler l’existence de deux xviie siècles : l’agitation aristocratique sous le règne de Louis XIII correspondrait à un premier type de littérature, dit « romanesque » ; l’avènement de la monarchie louis-quatorzienne verrait dans ce domaine le triomphe de la raison56. Dans cette perspective, la nouvelle qui, par sa concentration, évoque l’unité et la mesure propres au goût classique, se trouverait liée aux conditions socio-historiques qui caractérisent le second xviie siècle. Chez Bernard Magné, c’est également l’idée d’une « crise » historique qui préside à l’histoire de la littérature française du xviie siècle et conduit, en ce qui concerne le roman, à faire du tournant des années 1660 une véritable rupture. Une lecture en termes idéologiques et politiques comme celle de Thomas DiPiero en est proche : l’évolution du roman au xviie siècle est envisagée en fonction de l’opposition entre une idéologie aristocratique, liée au roman pastoral puis héroïque, et une idéologie bourgeoise, qui, à travers la tradition comique et le petit roman, vient subvertir la première57. De telles thèses, fondées sur des realia ou des œuvres, ont néanmoins forcé une représentation orientée de la littérature sous Louis XIV, mettant en avant la notion de tournant et réduisant les formes narratives de la seconde moitié du siècle à des imitations des chefs-d’œuvre de Mme de Lafayette.

42Patente dans les œuvres à un moment situable dans le temps, et revendiquée de façon quasi simultanée dans le discours théorique, l’évolution du genre narratif ne peut néanmoins être assignée par l’histoire littéraire à une date précise et cautionnée par un fait marquant. C’est plutôt une tendance, que quelques œuvres ont lancée, que d’autres ont confirmée, et dont des doctes ont fait une rupture datable et interprétable58. La reconstitution a eu l’assentiment des siècles suivants, car elle s’intégrait dans un mouvement plus général, celui d’un classicisme inauguré par le règne de Louis XIV et sensible dans tous les domaines artistiques. Or une enquête sur l’archéologie du roman au xviie siècle conduit à réfuter ce schéma simplificateur et orienté, pour offrir de la catégorie du roman une histoire complexe et moins linéaire, dans laquelle d’autres genres et des prototypes antérieurs sont constamment présents sous une forme ou sous une autre : elle conduit à situer l’origine du roman moderne dans un « dialogue polémique avec les vieux romans », plutôt que dans le surgissement d’une œuvre unique et inaugurale – comme cela a été avancé à propos de La Princesse de Clèves et, dans la période qui précède celle dont nous avons fait notre objet d’étude, de Don Quichotte ou de L’Astrée. Un tel dialogue s’étendant sur une période d’environ deux siècles, « l’essor du roman moderne ne saurait être compris sans l’étude de l’héritage romanesque qu’il dénonce – et qu’il perpétue sans toujours l’avouer59 ».


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43Considérer que les romans « sont tombés avec La Calprenède », puis appréhender les prototypes postérieurs à l’aide de ce constat, a pour conséquence la constitution presque simultanée d’une histoire littéraire expurgée et de l’idée d’un genre nouveau. Une légende se construit ainsi autour du roman, que l’autorité de quelques grandes figures des lettres vient asseoir. Des raisons idéologiques président à l’élaboration d’une conception du genre romanesque, au premier chef la volonté d’établir un modèle canonique, typiquement français, représentatif de l’idéal littéraire de l’époque.

44On a là un exemple de la façon dont a pu s’élaborer l’histoire littéraire dans les siècles passés : des théories, produites de façon plus ou moins spontanée par les contemporains de la production, ont par la suite été entérinées et transformées en évidence. De telles imbrications sont d’autant plus fortes qu’en deux ou trois siècles d’établissement et d’enseignement de l’histoire littéraire, elles ont été en quelque sorte naturalisées. Ainsi aboutit-on à faire passer un ensemble d’éléments postulés ou inventés par les contemporains pour des faits effectifs et objectifs. La reprise de tels schèmes, les explications qui en sont proposées en aval et les cautions qu’on en fournit en amont permettent de voir comment – pour un genre donné en une époque précise, mais dont la leçon nous paraît pouvoir être étendue – , un implicite théorique fonde l’histoire littéraire.

45Établir une histoire littéraire sur nouveaux frais requiert pour cette raison d’éclairer cet implicite ou cet impensé. S’il y a sédimentation d’une théorie dépourvue de réels supports, il convient de la déconstruire petit à petit, au moyen des textes et des traités qui permettent d’établir les rapports des contemporains à leur propre histoire. On pourrait alors définir de la sorte la fonction de la réflexion théorique aujourd’hui : défaire une sédimentation produite par l’histoire littéraire elle-même, en révélant les choix et les reconstitutions sur lesquelles reposent les évidences de l’histoire. La problématique sous-jacente serait alors l’opposition, non pas tant de la théorie et de l’histoire littéraire, que de la théorie et de l’impensé théorique de l’histoire littéraire.