Colloques en ligne

Sophie Arnaud

Les fictions astrales de Jacques Peletier du Mans

1Un examen rapide de la base Frantext ou du dictionnaire Huguet révèle d’emblée la connotation négative du mot « fiction », très fréquemment associé au binôme « hypocrisie et mensonge »1. Cette dimension morale n’apparaît pas chez Jacques Peletier du Mans : la fiction ne s’inscrit pas dans le champ lexical de la dissimulation et de la tromperie, mais, comme le montre l’utilisation du verbe « feindre » dans les Oeuvres poetiques intituléz Louanges (1581), elle permet le plus souvent d’engager une réflexion sur le savoir et sur les conditions d’accès à la vérité. Je souhaite ainsi montrer que pour Jacques Peletier, la fiction constitue une étape fondatrice de la quête épistémologique et qu’elle en constitue la condition initiale.

2Dans les Louanges, la question de la fiction est très étroitement liée à celle de la science des astres. Peletier déplore les controverses qui opposent les astrologues et leur incapacité à définir une méthode unique. Dans le préambule du Commentaire sur la constitution de l’horoscope, il aborde la question du système de domification, ou division du ciel en douze maisons :

[…] les modernes ont fait la preuve de si peu de jugement, qu’ils auront bouleversé la véritable disposition des douze lieux du ciel (dans laquelle se trouvait le fondement de l’art) (C. C. H., 49-50) (1)2.

3La domification révèle l’ampleur des polémiques dont l’astrologie fait l’objet chez ceux-là mêmes qui la pratiquent et la défendent. Ce point est développé plus longuement dans la suite du texte. Peletier évoque alors les différentes méthodes qui existent,  

Les uns divisent l’horizon en parts égales, les autres un certain cercle du pôle, les autres l’équateur, les autres l’écliptique, les autres l’un des cercles parallèles. De sorte qu’il n’est pas surprenant que cet art, du reste très difficile, ait été enveloppé d’un si grand nombre de nouvelles obscurités. En effet, qui aura pu voir une image d’après le vif, dans un miroir à ce point déformé ? (C. C. H. 50)3.

4Mais les astrologues ne se contentent pas de se quereller. L’un des plus célèbres a

invariablement conservé un avis précis pour en changer subitement. Je parle de Jérôme Cardan, homme célèbre de notre temps à bien des égards. Dans ses premiers livres, il avait distribué les douze lieux du ciel en divisant l’écliptique de manière égale et il avait tracé conformément à cette règle tous les horoscopes, qu’il a dressés en quantité. Jusqu’à ce qu’il change d’avis avec ardeur dans les commentaires publiés il y a quelques années sur le Tetrabiblos de Ptolémée. (C. C. H. 50-51)4.

5La répétition de « alii » souligne la multitude des points de vue tout en énumérant les méthodes existantes. Peletier conteste le bien-fondé des nouveaux systèmes et juge qu’ils « pervertissent » (« perverterint ») le principe même de son art. Il se montre partisan de la méthode traditionnelle, ou méthode d’égalité, qui consiste à diviser de manière égale le Zodiaque en douze maisons. Il conteste ainsi la méthode définie par Regiomontanus qui projette des segments égaux à partir de l’équateur5. La science des astres semble ici reposer sur des constructions mathématiques dont la diversité manifeste le caractère sinon arbitraire, du moins artificiel. Dans L’Univers, le Curieux dresse un constat relativement similaire :

[…] je m’en rapporte à ce siecle, qui nourrit presque autant d’opinions astronomiques diverses comme d’astronomes divers.6

6Dans ces conditions, comment pratiquer l’astrologie ? Et comment prétendre que l’on puisse atteindre la vérité ?

7Rien ne vient cependant entamer la confiance de Peletier. La multitude des opinions ne le conduit pas pour autant à un constat d’impuissance :

Bien que cette faute semble ne pas avoir peu affecté la dignité de l’astrologie, cependant, pour celui qui raisonne juste à partir de ce point, la vérité de cet art apparaît plus convaincante (C. C. H., 50) 7.

8Par-delà les différences de méthode et les difficultés de l’observation, il est possible de définir une position légitime et tenable. La grandeur de l’astrologie réside précisément dans sa capacité à dépasser les polémiques et à leur survivre. Malgré les difficultés majeures que soulève la question de la domification, les faits viennent toujours vérifier les prédictions des astrologues.

9Un autre texte donne ce qui constitue peut-être la clef de cet optimisme. Peletier y décrit en bon technicien et le plus précisément possible, les diverses étapes qui permettent de dessiner le ciel astral :

L’Humein esprit, au Ciel raportant sa grandeur,

Et montè jusques la : à merquè la rondeur

Par Cercles e Degrez : à counù les demeures

De chaque Cors mouvant, aveq leurs tams e heures :

Mesurè leurs travers, e distans antredeus

Du Globe Terrien, e d’antre chacun d’eus :

S’ét avisè de feindre aus mouvemans Soleres,

Colures, Equateur, Tropiques, e Poleres,

Meridiens chang’ans, e autant d’Horizons,

Pour de l’Astronomie assurer les resons :

Car il à convenù ces Hipoteses feindre,

Pour aus diversitez des mouvemans ateindre.

Il à mis an set Cieus, des Orbes diferans,

Epicicles petiz, aveq leurs Deferans :

Qu’il à diversemant antanduz Eçantriques,

An les antremélant parmi les Conçantriques (L. S. 2 54 v°).

10Peletier définit de manière très traditionnelle le principe d’une astronomie cinématique, qui découpe le ciel en séries de cercles. Si parfaite que soit la forme circulaire, elle n’en constitue pas moins une construction imaginaire. Peletier l’affirme lui-même, il s’agit d’une fiction qui doit « assurer les resons » de l’astronomie. L’utilisation conjointe du mot                « hipoteses » et, à deux reprises, du verbe « feindre » montre que la légitimité de la science des astres ne réside pas dans sa valeur intrinsèque, mais bien plutôt dans le système cohérent que lui propose la construction mathématique. La géométrie constitue dans ces conditions une grille de lecture qui permet d’« atteindre les diversitez des mouvemans », c’est-à-dire de comprendre par l’esprit toute la diversité du monde. Dans un autre passage de la Louange de la Sciance, Peletier écrit de la même manière que l’astrologie permet d’ « accomoder » les « resons » des nombres aux « quantitez » du monde sensible : la mathématique vient là encore se superposer au réel pour lui donner son sens et sa mesure8.

11Cette perspective est toute proche de celle que formule Montaigne dans un passage de l’Apologie de Raymond Sebond, d’abord consacré à la parure féminine. Point de ruse ni de tromperie : c’est « au veu et au sçeu d’un chacun » que les dames se parent et « s’embellissent d’une beauté fauce et empruntée »9. Maquillage et dents d’ivoire, tout cela est factice, mais se trouve mis au service d’un enjeu supérieur, de nature esthétique. De même, écrit ensuite Montaigne, le droit a “des fictions legitimes sur lesquelles il fonde la vérité de sa justice”10. Comme la beauté, les lois sont fictives au sens où elles n’obéissent pas à des principes naturels : ce sont des constructions humaines et, comme pour l’exemple précédent, leur dimension artificielle est subordonnée à un objectif plus haut, l’ordre de la société cette fois. Montaigne envisage alors le cas de la science, qu’il juge en tous points comparable :

Car ces epicycles, excentriques, concentriques, dequoy l’astrologie s’aide à conduire le branle de ses estoilles, elle nous les donne pour le mieux qu’elle ait sçeu inventer en ce sujet ; comme aussi en la pluspart du reste la philosophie nous presente non pas ce qui est, ou ce qu’elle croit, mais ce qu’elle forge ayant plus d’apparence et de lustre 11.

12Dans l’Apologie, la connaissance ne permet pas d’accéder à l’essence des choses, ni d’en percer les mécanismes en révélant leur système propre. Elle conduit plutôt à leur superposer une forme externe. La connaissance ne consiste pas à élucider l’objet, mais bien plutôt à le parer d’un masque qui lui prête sa grâce, c’est-à-dire sa cohérence.

13Les idées de Peletier sont très comparables. La vérité ne constitue pas une donnée immédiate ni une réminiscence du monde intelligible. L’individu y accède de façon progressive :

[…] Einsi an anseignant

Ce qui lui samble vrei, le faus il và feignant :

E recherchant tousjours quelques fondemans fermes,

Il polit la Sciance an ses Regles e termes :

Tant de moyens divers ont etè progetéz,

Un tams tenuz pour bons, puis apres regetéz :

E tant il à falù d’hipoteses premetre,

Eins que tant de Sugez an leur doctrine metre […] (L. S. 2 57 r°).

14La démarche scientifique prend l’aspect d’un long travail et le savant « polit » ses résultats avec la même patience que l’artisan. Comme dans le passage cité plus haut, la fiction se fonde sur des séries d’« hipoteses », et les deux termes semblent indissociables l’un de l’autre. La fréquence avec laquelle revient la notion d’hypothèse souligne le caractère capital qu’elle joue dans l’épistémologie de Peletier. Elle apparaît notamment dans un passage consacré à Copernic :

Car pour utiliser un seul exemple, on a cru jusqu’ici que la terre était immobile. Copernic a établi une hypothèse contraire à cette opinion. Celle-ci n’est pas absolument nouvelle, mais elle aura été jusqu’ici écartée par les astronomes d’un commun accord. Voilà cependant qu’est venu le temps de soutenir cette opinion. De fait, même si l’on pose que la terre est immobile, cette science restera valide dans ses techniques. Car une fausse hypothèse conduit aussi à la connaissance de la vérité (C. C. H. Praefatio, 49)12.

15La référence à la notion d’« hypothese » révèle probablement une connaissance directe du De Revolutionibus. Dès 1541, le théologien luthérien Andreas Osiander conseille à Copernic et à son disciple Rheticus de souligner dans l’introduction du De Revolutionibus le caractère hypothétique de la nouvelle conception du monde. Il s’agit en effet de garantir l’ouvrage de la colère des théologiens et des aristotéliciens. Copernic s’y refuse, mais Osiander ne renonce pas et fait publier en tête de la première édition du De Revolutionibus une préface anonyme qu’il adresse « au lecteur sur les hypothèses de cette œuvre ». Le texte reprend le terme d’« hypothèse » et donne sa signification de façon plus précise :

En effet, c’est le propre de l’astronome de colliger, par une observation diligente et habile, l’histoire des mouvements célestes. Puis d’en chercher les causes, ou bien – puisque d’aucune manière, il ne peut en assigner de vraies – d’imaginer et d’inventer des hypothèses quelconques, à l’aide desquelles ces mouvements […] puissent être exactement calculés conformément aux principes de la géométrie. Or, ces deux tâches, l’auteur les a remplies de façon excellente. Car en effet, il n’est pas nécessaire que ces hypothèses soient vraies ni même vraisemblables ; une seule chose suffit : qu’elles offrent des calculs conformes à l’observation13.

16Sans doute le théologien applique-t-il ici à l’astronomie la notion aristotélicienne d’aequipollentia hypothesium qui relève originellement du cadre de la dialectique, ce qu’indique Isabelle Pantin dans La poésie du ciel … :

Aristote avait admis en effet que dans certains cas « de prémisses fausses on peut tirer une conclusion vraie »14.

17Comme dans le Commentaire sur la constitution de l’horoscope, la notion d’« hypothèse » engage une réflexion sur le vrai et le vraisemblable pour affirmer dans une perspective pragmatique le caractère purement « instrumental » de l’héliocentrisme. Il s’agit invariablement de définir l’astronomie comme un projet essentiellement mathématique, une fiction fondée sur des calculs15, dont l’ambition ne consiste nullement à donner une image exacte de la réalité cosmique, mais seulement à définir une méthode et des outils de recherche16. Peletier définit cette méthode dès 1563, dans le De constitutione horoscopi :

Mais on peut se fier à la science des astres avec exactement la même certitude [que pour les mathématiques]. Cependant comme elle porte sur un sujet que seule la Nature peut comprendre, parce qu’il s’agit du mouvement des corps célestes, elle est privée du secours des sens, qui suivent les ordres de l’intellect. Pour cette raison elle a ses hypothèses propres, moins nécessaires que probables. (C. C. H. Praefatio, 49)17

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19L’hypothèse autorise le mouvement de la connaissance, tout en fixant des limites précises : les sens ne permettent pas d’accèder à un savoir absolu, tout au plus peut-on progresser en direction de la vérité. Mais, précisément parce qu’elle s’émancipe du témoignage des sens, et donc de l’expérience concrète, la notion d’hypothèse ouvre la voie du raisonnement abstrait. Bien des textes ne laissent aucun doute sur l’empirisme de Peletier : dans L’Art poëtique d’Horace, par exemple, le « filz d’un marchant » apprend l’arithmétique en comptant ses « ducatz » (A. P. H. 18 r°). Les Euclidis elementa geometrica… (1557) laissent pourtant deviner une attitude bien différente. L’ouvrage aborde la question de l’angle de contact, ou angle de tangente, formé par une ligne courbe et sa tangente. A l’inverse de Jérôme Cardan et de Christophe Clavius, pour lesquels l’angle de contact constitue l’exemple d’une grandeur infiniment petite, Peletier considère qu’il n’existe pas comme quantité. Le lecteur royal Henri de Monantheuil résume ainsi sa thèse :

Jacques Peletier, comme tu as remis à jour ta thèse exposée il y a déjà plus de vingt-quatre années, au sujet de l’angle de contact, en publiant ton Apologie sur l’angle des lignes, contre Christophe Clavius, et comme l’un de mes amis m’avait demandé d’expliquer ce que j’avais compris, sans critiquer, j’ai voulu m’exécuter. Et en effet le sujet n’est pas sans importance, au point que les fondements de la géométrie y sont mis à mal. Il n’est pas facile et entretient les dissensions des doctes […]. Voici donc ton opinion, Peletier :

L’angle de contact n’est pas un angle.

Le même n’est pas ici une grandeur ni une quantité 18.

20Peletier établit la nécessité de l’abstraction par rapport à l’intuition visible et il admet ici que la réalité mathématique entre en conflit avec l’évidence des sens. Ici s’élabore le mouvement d’une pensée purement spéculative.

21Si l’on envisage la notion d’hypothèse de façon moins radicale, on voit qu’en palliant les défaillances des sens, elle inscrit la pensée sinon dans le cadre de la vérité, du moins dans celui du vraisemblable :

L’Hypothese, en tant qu’elle appartient à ce traicté, c’est le subject ou le fondement du discours. Il n’est pas necessaire qu’elle soit reellement : suffit qu’elle soit probable, seulement l’adstraint on qu’elle ne mette rien d’absurde en avant. Comme si on est d’accord qu’une figure soit egale à l’autre, ou plus grande, et que de là on vienne à argumenter, ceste egalité, ou inegalité, sera l’hypothèse : de laquelle on ne se peut departir pendant qu’on argumente (E. E. 1611, 26-27).

22Pour reprendre les termes de Peletier, l’hypothèse est l’outil du « discours » et de            l’« argumentation », elle est en quelque sorte le moteur de la pensée. Il est très révélateur que dans les Dialogues de Guy de Bruès le personnage de « Baïf » considère à l’inverse l’hypothèse comme la preuve de l’ignorance des astronomes et de leur échec : leur science est fondée sur « des suppositions fauces, et contraires à la nature »19. D’une manière plus générale, « Baïf » déclare d’ailleurs qu’on ne peut tenir pour certaines les sciences mathématiques :

[l]es Peripateticiens [estimaient] que les nombres n’estoient qu’une fiction, et les notes notez, par lesquelles nous discernons les choses qui sont congnues par les sens … En l’Astronomie (s’il faut que je le redie encore) l’opinion n’a pas acquis moins d’autorité, tellement qu’il n’y a aucune asseurance ez principes, & suppositions d’icelle. Comme si la terre est immobile : car nonobstant qu’Aristote, Ptol[é]mée, & plusieurs autres l’ayent pensée telle, Copernique, & ses imitateurs, ont dit qu’elle est immobile, parce que le ciel est infini, & par conséquent immobile : car (dit-il) si le ciel n’est pas infini, & il n’y a rien outre le ciel, il s’ensuyvra qu’il est contenu de rien, ce qui ne peut estre, attandu que toute chose qui a estre, est en quelque lieu. S’il est donques infini, il faut qu’il soit immobile, & la terre mobile. […] De mesme sorte fantasient les Astronomiens en tout ce qu’ils disent : ce que toutesfois je ne poursuyvray davantage 20.

23Mathématiques, géométrie et astronomie reposent sur des opinions infondées et partielles. Si Bruès utilise le mot de « fiction » dans un contexte comparable à celui où il apparaît chez Peletier, à propos de la science des astres, la signification du terme revêt un caractère très nettement négatif. Associée à l’imagination (ce que souligne à la fin du passage le verbe « fantasier »), la fiction s’oppose radicalement à la notion de vérité, elle repose sur des opinions illégitimes et ne saurait conduire au vrai. La manière dont « Baïf » conçoit les notions d’« hypothèse » et de « fiction » révèle bien toute la distance qui sépare Peletier du courant sceptique.

24Peletier définit donc une méthode qui, pour modeste qu’elle soit, autorise une forme de progrès. Il faut partir de postulats et de conventions que l’on admet en connaissance de cause et sans illusions sur leur portée réelle. La vérité ne se donne pas d’emblée, elle est le fruit d’une ébauche incertaine et artificielle, mais loin d’y voir l’échec de la tentative épistémologique, Peletier montre que même ses hésitations et ses tâtonnements permettent à la science d’évoluer. Les limites de l’individu ne sauraient le conduire au désarroi, il lui appartient de mettre en forme, d’organiser et de comprendre ce qu’il croit connaître du monde.

25La mission du poète n’est en rien différente. Apparemment, pourtant, la fiction ne semble guère devoir intervenir dans le cadre du poème. Certes, Peletier ne l’en écarte pas absolument et il l’évoque à propos du genre de l’épître :

[…] il i à téz discours que la prose ne recevroèt pas de si bonne grace, comme fera le vers : Comme quand on à anvie de parler alegoriquemant e souz ficcion : e qu’on à fantesie de s’ebatre par comparesons, raconter songes, e autres gueyetez : l’Epitre se fét an Rime continue de vers a autre : e presque an toutes mesures de vers. (A. P. B.181)

26L’épître se caractérise ici par sa variété et par la liberté qu’elle autorise, tant pour le choix du sujet, qui peut être imaginaire, que pour celui de la forme. Mais si l’on croit André Boulanger, éditeur de L’Art poëtique, ce passage s’inspirerait en fait de Marot (A. P. B. 181 note 4) et Peletier n’y exprimerait pas une vision proprement personnelle. Il faut d’ailleurs constater que le mot de fiction n’intervient nulle part ailleurs dans L’Art poëtique. A l’inverse, la fréquence de la notion de nature est particulièrement frappante : c’est elle la source première de l’inspiration. La Conclusion de l’Euvre insiste tout particulièrement sur ce point et invite le poète à « contampler les vives images des choses de la Nature » (A. P. B. 221). En ce sens, l’entreprise interdit le concept d’« auteur ». Peletier ne se présente jamais comme le créateur d’un univers original, organisé selon ses vœux, un « fantasme » né de sa seule imagination. La manière dont il conçoit l’ invention rhétorique se démarque très nettement de celle de Ronsard, qui écrit dans l’Abrégé de l’art poétique français :

l’invention n’est autre chose que le bon naturel d’une imagination concevant les idées et les formes de toutes choses qui se peuvent imaginer, tant célestes que terrestres, animées ou inanimées, pour après les représenter, descrire et imiter21.

27Le mot de « nature » ne désigne pas ici le monde, en tant que réalité physique, mais la personnalité et les dons du poète. Le substantif « imagination » et le verbe « imaginer » soulignent bien le caractère démiurgique de l’acte créateur : c’est sa propre vision du réel que propose le poète, personnelle et unique, fonction de ses talents et de sa capacité à forger des fictions. La topique poétique se définit dès lors comme ce qui peut être, et non ce qui est effectivement. Elle s’inscrit dans le règne du possible, et non dans celui de la « nature », dans ce qui est né et créé. Chez Peletier, ce n’est pas en soi, mais au dehors que se joue l’aventure poétique. L’auteur apparaît bien plutôt comme l’inventeur du monde qu’il a sous les yeux et dont il perçoit la rumeur. Sa mission, essentiellement mimétique, ne consiste pas à élaborer des créatures fictives, mais à re-produire, à manifester à tous ce que lui révèle le contact des choses. En ce sens, sa tâche rejoint celle de l’historien, telle que la définit Joachim Du Bellay dans le Discours au Roy sur la poésie :

Cestuy-là sans user d’aucune fiction

Represente le vray de chascune action,

Comme un, qui sans s’esgayer davantage,

Rapporte apres le vif un naturel visage :

Cestuy-cy plus hardy, d’un art non limité

Sous mille fictions cache la verité22.

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29La création et les chimères échoient au poète alors qu’à l’inverse, l’action de l’historien a pour seul horizon celui de l’imitation. Tout entière tournée vers le monde qui l’entoure, la poésie scientifique a pour but, chez Peletier, d’en dresser un compte rendu fidèle, « apres le vif ». Cette intention mimétique fait du poète l’historien de la nature.

30Le lien qui unit la poésie et la Physis ne détermine pas seulement le sujet de l’œuvre. Peletier souligne à plusieurs reprises le caractère « naturel »  de la forme versifiée :

Il n’ét beaute an Nature universe,

Il n’ét secret an Sciance diverse,

Que par les Vers pleins de grave dousseur,

N’an soèt à tous le Poëte annonceur (E. P. Remontrance … 72 v°).

31La description des phénomènes physiques trouve dans le mètre un instrument privilégié. Forme mesurée qui s’organise selon une structure rythmique et mathématique, il restitue sur le papier l’écho de l’harmonie du monde. La rationalité du vers procède plus précisément des lois numériques qui en assurent l’organisation. Ainsi la rime riche dote-t-elle la langue française d’un rythme qui compense l’absence des syllabes longues et des syllabes courtes. Il s’agit bien d’une « formelle beauté de poésie »,

Car si les Poëtes sont diz chanter pour reson que le parler qui ét compassè d’une certeine mesure, samble ètre un Chant : d’autant qu’il ét mieus composè au grè de l’oreilhe que le parler solu : la Rime sera ancores une plus expresse marque de Chant : e par consequant, de Poësie. E la prendrons pour assez digne de suplir les mesures des vers Gréz e Latins, fez de certein nombre de piez, que nous n’avons point an notre Langue. […] J’è toujours etè d’avis que la Rime  des vers doèt étre exquise e, comme nous disons, riche (A. P. B. 149).

32En plus de la mesure et de la rime riche, Peletier définit un autre élément lyrique :

Plus agreable a l’oreille me samble

Finir le Vers, e le Sans tout ensemble (L. Remontrance …72 v°).

33La poésie relève de la ratio, et c’est à l’épreuve de l’oreille que se structurent les vers. Elle s’organise à la fois sur le jeu des nombres et sur celui de l’harmonie, renouant le lien entre l’écrit et la parole vive. Sa cohérence est à même de transcrire, d’une façon parfaitement fidèle, l’ordre de la nature. La forme poétique devient ici partie prenante de l’invention, elle en constitue l’un des moments essentiels : le texte obéit à cette loi naturelle qu’il tente de re-présenter. Si la fiction intervient dans la poétique de Peletier, elle ne le fait donc pas en déterminant un contenu, mais d’un point de vue purement formel. Elle doit reproduire l’expérience imparfaite des sens et lui substituer une construction harmonieuse et cohérente. Le vers se définirait dès lors comme une « fiction mathématique », comparable en tous points aux fictions astrales et destinée elle aussi à « sauver les phénomènes », à leur donner l’ordre que le regard humain ne saisit pas d’emblée.

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35Dans les Mots et les choses, Michel Foucault écrit : « Connaître sera donc interpréter : aller de la marque visible à ce qui se dit à travers elle, et demeurerait, sans elle, parole muette, ensommeillée dans les choses »23. La perspective de Peletier est un peu différente. Comprendre le monde ne consiste pas à le lire pour déchiffrer le sens de la nature. Limité et contingent, l’esprit humain est incapable d’accéder à un savoir qui le dépasse. Il lui appartient en revanche de contempler la beauté et l’harmonie de la création. Poètes et astrologues jouent ici un rôle de médiateurs : la mathématique astrale et la forme du vers doivent aider à voir et à entendre,  et leurs « fictions » tentent de révéler la forme cachée qui repose au sein des êtres et des choses.