Colloques en ligne

Estelle MOUTON-ROVIRA

Lectures collectives, partages critiques : les récits de réception du dossier « Poésie contemporaine » (Inculte, n° 15, 2008)

Collective readings, critical discussions: the readers’ narratives from the "Contemporary Poetry" dossier (Inculte, n°15, 2008)

1La série des vingt numéros d’Inculte. Revue littéraire et philosophique constitue une archive de l’émergence du collectif Inculte autant que de la constitution de la maison d’édition du même nom. Publiés de 2004 à 2011, ces numéros aux sommaires éclectiques, attentifs à ne reconduire ni partages disciplinaires ni frontières arbitraires entre différents pans de la littérature et des savoirs qui l’entourent, peuvent d’abord se comprendre comme un espace d’écriture collective, ou tout au moins collaborative ; un lieu d’expérimentation, de réflexion, et de convergence où se côtoient des textes aux statuts divers, indépendamment des livres publiés individuellement par chacun des membres du collectif Inculte. Si plusieurs expériences d’écriture collective1 jalonnent le parcours d’Inculte et interrogent les notions de signature, de style et de singularité, la revue offre d’abord un lieu dédié à la circulation de textes, et à leur commentaire entendu comme partage, dialogue ou débat. Dès les premiers numéros, la revue est un espace de lecture au moins autant que d’écriture : recensions, commentaires, ou entretiens mettent en valeur ce principe de partage dialogique, de mise en commun de références critiques, de circulation d’œuvres et d’idées en dehors des corpus attendus. Les expériences de lectures partagées, en particulier, structurent le groupe et invitent à réfléchir à ces points de jonction entre pratiques collectives, gestes communs et élans individuels.

2Ainsi, le numéro 15 de la revue Inculte (2008) propose un dossier intitulé « Poésie contemporaine », composé de huit récits de lecture, décrits dans l’introduction qui les présente comme des « journaux quasi-phénoménologiques de la lecture ». Arno Bertina, Joy Sorman, Camille de Toledo (extérieur au collectif, invité), Oliver Rohe, Hélène Gaudy, François Bégaudeau, Maylis de Kerangal et Mathieu Larnaudie produisent chacun un texte visant à rendre compte de leur expérience — singulière — de lecture devant un texte poétique qui leur est inconnu et, a priori, plutôt étranger, puisque les romanciers et romancières se donnent ici une tâche de lecture en amateur, face à un genre qui semble de prime abord s’opposer à leur pratique. De cette contrainte de groupe naissent huit textes qui font émerger l’affirmation d’une posture commune autant que des éléments de poétique individuels, dans un numéro important pour définir le groupe Inculte et pour comprendre son histoire. À partir de cet ensemble tout à la fois commun et singulier, je souhaite interroger d’une part la constitution de la lecture en figure du collectif (et, éventuellement, de ses failles, comme le montrent les tensions apparues à l’occasion de ce numéro) et d’autre part, la manière dont une écriture critique s’invente au contact de l’altérité de la langue poétique. Les récits de réception qui composent le dossier du n° 15 mêlent en effet différentes approches : le compte rendu de lecture, en forme d’analyse critique, propose des fragments de théorie littéraire, et oriente l’expérience de lecture vers une ressaisie formelle de ses enjeux poétiques et théoriques ; mais le récit de réception est aussi une forme indirecte de récit de soi, la mise à l’essai de stylèmes individuels déplaçant parfois l’écriture critique vers d’autres formes plus singulières.

Prose vs poésie : mise en scène d’un face-à-face

3Les vingt numéros de la revue Inculte sont avant tout le résultat d’une intense activité de lecture, d’échanges de références, de commentaire, constituant une bibliothèque éclectique, principalement composée de textes en prose, romans ou essais. Les auteurs évoqués et commentés sont parfois français, parfois étrangers — le premier numéro propose ainsi une plongée dans l’œuvre de Sebald, dans le n° 11 un dossier sur Antonio Lobo Antunes prend la forme d’un texte collectif, le n° 17 fait le portrait de David Foster Wallace… —, les contemporains y côtoient les plus anciens — Arno Bertina commente Rabelais et Dante (dans la traduction de Jacqueline Risset) dans le n° 6 de septembre 2005, et Maxime Berrée lit Pierre Senges dès le n° 2, de novembre 2004. Les commentaires ne se limitent pas au domaine de l’écriture mais abordent tout autant les autres arts, puisqu’on pourra lire, par exemple, une réflexion autour du film de Jean Eustache, La Maman et la putain, sous forme de texte collectif dans le n° 9 (mars 2006), ou encore un commentaire sur les albums Disintegration Loops du musicien William Basinski. La revue fait également la part belle aux sciences humaines, et notamment à la philosophie, comme l’indique son sous-titre, puisqu’on y retrouve des références cardinales pour le collectif, comme celle de Gilles Deleuze, avec par exemple le dossier « Deleuze et la musique : un plan de composition » du n° 14, ou bien le texte « À l’insu de mon plein gré ou : Deleuze est une fleur » par Arno Bertina, dans le n° 17 (Baud, 2023)2.

4La revue apparaît donc d’emblée comme un ensemble foisonnant, hétérogène — sans oublier les affiches, pièces graphiques qui accompagnent les derniers numéros — qui ne se limite ni à la prose ni à la littérature. Le rapport des membres du collectif aux textes qu’ils croisent, déchiffrent et partagent n’est pas tant celui de l’appropriation que d’une dissémination productive, ou d’une activation de ce qui est latent — un art poétique que l’on pourrait résumer par l’image d’un faire-avec (plutôt que d’un faire-sien)3.

5Dans un tel contexte, la poésie n’est pas absente de la revue Inculte, mais force est de constater qu’elle y occupe une place mineure, propre à dramatiser sa présence sur le mode de l’étonnement ou de l’étrangeté. Dès le premier numéro, la rubrique « Intervention » accueille pourtant un texte d’Arno Bertina sur Pas de deux, de Pierre Parlant, qui invite à postuler l’existence d’un compagnonnage discret, peut-être plus souterrain, de la poésie pour les membres d’Inculte4. En marge du texte, une note programmatique précise :

Il y a des textes qui n’exigent rien du lecteur — aucune participation, pas même un peu d’attention — et ils sont publiés. Il y en a d’autres qui mettent leur tête à prix, parient sur eux-mêmes et sont autant d’invitations aux lecteurs, autant d’appels, et ils ont du mal à être publiés. On ne saurait s’y résoudre. Les revues littéraires sont une manière de ne pas s’y résoudre, qui souvent se montrent plus curieuses et plus audacieuses (Bertina, 2004).

6Il y a, dans ces quelques lignes, les éléments d’une posture esthétique qui insiste sur le rôle des revues, et semble d’emblée atténuer la frontière entre textes poétiques et textes romanesques en déplaçant la distinction sur le terrain de la réception : le partage n’est pas celui des genres, mais celui des modes de lecture, et « les revues littéraires », dont le format a pu fréquemment être associé au genre de la poésie, apparaissent alors comme une forme de territoire commun. En 2005, dans le numéro 7, on retrouve Pierre Parlant, cette fois parmi les auteurs, avec Mathieu Larnaudie, Oliver Rohe, Arno Bertina, François Bégaudeau et Yves Pagès, d’un texte collectif intitulé « Le ressentiment », placé en tête du dossier du même titre ; il est aussi l’auteur d’un « Dialogue », avec Emmanuel Laugier, dans le n° 11 (2007) : le texte est le résultat d’un échange de courriels entre les deux poètes, autour de leurs derniers recueils publiés. On peut y lire quelques lignes sur Modèle habitacle, le texte commenté par Hélène Gaudy dans le numéro 15, qu’Arno Bertina avait déjà évoqué dans le n° 1, en comparaison avec Pas de deux. Le dialogue évoque la lecture d’un texte de poésie, pour souligner la spécificité de la langue poétique, qui échappe à la logique mimétique (Laugier, 2006, p. 54).

7C’est donc le numéro 15 et son dossier intitulé « Poésie contemporaine. Lectures décentrées » qui font entrer la poésie entre les pages de la revue et qui proposent d’en faire un objet de lecture collective, sur le mode de l’exercice de lecture. Le numéro paraît en mars 2008 et orchestre presque une confrontation entre le collectif de romanciers et une sélection de recueils poétiques. Le texte de cadrage, signé « La rédaction », annonce ainsi les comptes rendus de « huit livres de poésie contemporaine » comme l’écriture du « récit de cette rencontre, ou de cette cohabitation ». Le passage à la première personne, du pluriel comme du singulier, marque bien la teneur de la contrainte : celle d’une expérience d’écriture, qui est tout à la fois une expérimentation collective et une mise à l’épreuve individuelle :

Nous ne nous renseignons pas, n’achetons aucune synthèse sur la poésie contemporaine, ni ne consultons les quelques dictionnaires qui pourraient nous aider à comprendre ce recueil : chacun tente individuellement le récit d’une expérience brute, quasi phénoménologique : comment est-ce que je reçois ça ? Quelles libertés nouvelles cette lecture peut-elle m’apporter ? Par quel biais va-t-elle me permettre de me réinventer ?

Ou, pour le dire autrement : je suis échoué sur une île au milieu de l’océan Atlantique et dans la trousse de survie du canot il n’y a qu’un livre — et il se trouve que c’est un livre de poésie contemporaine. Je dois donc trouver comment il me nourrira ou c’est la fin (2008, p. 26).

8Les règles ainsi énoncées rejouent plaisamment un face-à-face conflictuel entre genres concurrents, mais elles articulent surtout la lecture de textes inconnus à un double projet, tout à la fois introspectif et esthétique, puisque la complémentarité (attendue) entre lecture et écriture est d’emblée mise en avant : il s’agit de puiser, dans ce corpus, des ressources d’écritures, selon un geste de mise en valeur de la découverte caractéristique de la posture d’Inculte. La dramatisation (lire pour survivre) permet de réactiver le modèle ancien de l’innutrition comme moteur de la création, et le motif de l’île déserte, évoque à la fois le cliché sympathique du quizz littéraire (quel livre emmènerais-tu sur une île déserte ?) et le souvenir des lectures de Robinson, celui de Defoe, qui déchiffre sa destinée au hasard des pages de la Bible, mais aussi, peut-être, celui d’Olivier Cadiot5, personnage emblématique des ponts possibles entre la langue de la prose et la langue de la poésie.

9Dans l’ordre du dossier, on lira ainsi le commentaire de Basse continue (2000) de Jean-Christophe Bailly par Arno Bertina, du Carrefour de la Chaussée d’Antin (2001) de Bernard Heidsieck par Joy Sorman, de Définitif bob (2002) d’Anne Portugal par Camille de Toledo, de L’Élection (1994) de Jean-Louis Giovannoni par Oliver Rohe, de Modèle Habitacle (2003) de Pierre Parlant par Hélène Gaudy, des Élégies (1990) d’Emmanuel Hocquard par François Bégaudeau, de Outrance utterance (1990) de Dominique Fourcade par Maylis de Kerangal et enfin du Signe = de Christophe Tarkos par Mathieu Larnaudie. Un tel corpus, plutôt resserré, qui embrasse une décennie de poésie contemporaine, avec une dominante éditoriale du côté de la maison P.O.L., donne une image relativement exigeante du champ de la poésie contemporaine : réputée difficile à lire6, hermétique, cette poésie littérale7, plutôt avant-gardiste, apparaît d’emblée comme un territoire à conquérir pour les amateurs d’Inculte, autant que comme une manière de se situer par rapport à cet ensemble et à son histoire littéraire. C’est d’ailleurs le topos mallarméen d’une poésie par essence délicate à saisir ou hermétique que ce dossier s’attache à déjouer. Afin de susciter une véritable curiosité de lecture, cela passe d’abord par le soulignement de sa diversité formelle — Bailly rassemble des « chants de prose », Heidsieck joint au livre deux CD pour superposer un enregistrement de sons parisiens à sa « poésie sonore », Giovannoni travaille avec des photographies, Parlant à partir de réminiscences picturales — et tonale, puisqu’aux « élégies » d’Hocquard ou de Fourcade répond, en fin de dossier, le texte de Tarkos sous-titré « Manifeste ».

10Le dossier met en place un jeu autour du clivage générique entre prose et poésie : dramatisé, celui-ci est à la fois un dénominateur commun — celui d’une posture d’amateurs — et la condition d’une rencontre possible. En effet, malgré cette apparente ligne de partage, le dossier rappelle une évidence : derrière l’opposition supposée du poétique et du prosaïque, une langue commune se fait entendre. En témoignent plusieurs notations qui mettent en scène une découverte, entre surprise radicale et légère familiarité, comme ce commentaire de Bertina retrouvant des éléments prosaïques dans le texte de Bailly, et renversant son étonnement en direction du matériau plus connu, le roman : « la preuve que le roman n’est pas le lieu que l’on croit, le lieu par excellence du prosaïque » (Inculte, n° 2008, p. 33). Il conclut son texte en plaçant sa lecture sous le signe de l’apprentissage : « même pour ce qui est du prosaïque et des mots qui sentent fort j’ai à apprendre des poètes » (p. 34). Le récit de lecture d’Oliver Rohe met également en scène une forme d’heureuse surprise face à un texte qui se révèle ouvert, soulignant la « simplicité éclatante de la langue » et son « accessibilité immédiate » (p. 46). Le constat d’une langue partagée, ou tout au moins partageable, traverse ainsi tout le dossier, jusqu’à mettre en place une convergence interprétative dans différents textes, autour du souci commun de la saisie littéraire du réel : Joy Sorman retient, pour éclairer son propre travail, l’expression « topographie sonore » employée par Heidsieck ; Maylis de Kerangal commente la  « physique de la langue » chez Fourcade pour exprimer son pouvoir d’adhésion, et Mathieu Larnaudie réfléchit à la distance avec le réel que réduit la « pâte-mot  » selon Tarkos. L’objet apparemment étranger entre en résonance avec une pratique personnelle de l’écriture, faisant de l’expérience de « décentrement » l’occasion d’une rencontre autour d’un matériau partagé, celui d’une langue commune. C’est ce point de rencontre qui permet alors à ces huit textes de donner au récit de réception toute son ampleur, en se faisant espace d’invention de formes.

Autoportraits en langue commune : fragments de soi lisant

11C’est d’abord un autoportrait collectif indirect que composent ces récits de réception, que de nombreux points communs rapprochent. Dans l’ensemble des comptes rendus, plusieurs indices d’une posture autodidacte apparaissent : celle du refus d’un surplomb intellectuel, celle de la revendication d’une forme d’humilité, ou de modestie, devant ce que l’on découvre ou que l’on défriche8. Se répète ainsi, au début de chaque récit, une formule qui dit, de manière plus ou moins détournée, l’ignorance du romancier devenu nouveau lecteur de poésie : la métaphore d’une marche à travers une ville dont on ne connaît pas la langue, au début du texte de Bertina, qui décrit un sentiment « d’hébétude » (Inculte, n° 2008, p. 27), l’affirmation, nette et sans appel, de Joy Sorman : « Je ne lis pour ainsi dire jamais de poésie contemporaine », doublée d’une ironie fataliste — « il a fallu une contrainte pour s’y mettre vraiment » (p. 34) —, la métaphore d’Oliver Rohe qui compare le début de la lecture à « l’entrée dans une chambre noire » (p. 45), ou, plus ténue, la mention d’un effort pour passer le seuil du livre (Maylis de Kerangal, « Un titre qui, d’emblée, me résiste » (p. 64). Au fil des textes, d’autres signaux prolongent, au risque, parfois, de l’exagérer, cette posture du néophyte. Joy Sorman, face à la poésie d’Heidsieck, commente ainsi la disposition du texte :

Je ne sais pas dans quel sens lire. D’abord le texte central ou les files de mots en colonnes, aux marges ?

La poésie désorganise la page ? (= tentative de définition de la poésie) (p. 35).

12Autre indice de cette convergence kaléidoscopique des traits définitoires du groupe, le jeu sur la variation constante des registres, ou encore l’éclectisme des références convoquées qui mettent en abyme la joyeuse encyclopédie du collectif Inculte. Par exemple, dans le récit de lecture de Bertina, sur Bailly, le serpent du Livre de la jungle côtoie la distanciation brechtienne pour appuyer la réflexion sur les modes de capture du lecteur que met en place le texte poétique.

13Mais ce dossier n’est pas à proprement parler un texte collectif (comme ceux d’autres numéros de la revue, présentés sous forme de dialogues ou comme un ensemble émaillé de signatures marginales, en manchettes). Il s’agit bien, plutôt, d’une juxtaposition de journaux de lecture individuels. La figure du lecteur, loin d’être l’outil théorique neutre d’un discours critique académique, y est une première personne, qui livre un récit singulier de réception avant de produire un commentaire de texte : en ce sens, ces expériences de lecture « décentrées » sont au moins autant des récits de soi que des discours de savoir.

14Il faut souligner l’originalité d’un tel geste, puisque les auteurs d’Inculte, malgré les différences qui distinguent leurs livres respectifs, évitent habituellement les formes de l’écriture de soi. Ici, ces autoportraits en lecteurs sont aussi des autoportraits stylistiques : le récit de réception fait émerger la narration d’une expérience subjective et, dans le même temps, convoque certains stylèmes, qui tendent alors vers des poétiques singulières. La revue, ici, est donc bien un espace expérimental, un laboratoire au sein duquel l’écriture critique permet de mettre à l’essai certains traits d’écriture.

15La surprise du destinataire — topos des théories de la lecture, qui en général permet de mettre en valeur, a contrario, la valeur formelle du texte considéré — est ainsi massivement réinvestie par les auteurs du dossier, pour en faire le pivot d’un passage à l’écriture. Bousculé dans ses certitudes par le texte de poésie, le romancier scrute ses propres réactions tout en cherchant une forme qui puisse en rendre compte.

Alors, je mets le disque.

Et je ne suis pas si étonnée que cela, finalement.

Je ne suis pas étonnée mais ça me plaît : prises de parole superposées qui correspondent aux différentes occupations de la page par les textes. Éclats de voix, bruits de fond, entre cacophonie et polyphonie. Joyeux bordel sonore, couches empilées, je reconnais les flippers, le métro, la rue, ça grouille (p. 38).

16Ces quelques lignes montrent comment se fait, pour Joy Sorman, le passage d’une lecture déconcertée — jusque-là, le récit était hérissé de questions — à une forme d’appropriation, ou tout au moins à une lecture enthousiaste dont les indices, dans l’écriture, sont le passage à la liste, sans article, l’abandon de la modalité interrogative et l’apparition d’un vocabulaire plus affectif. Le verbe « reconnaître » opère alors selon deux plans : il s’agit d’une part d’une identification littérale (le paysage sonore parisien enregistré par Heidsieck, que l’écoute du CD permet d’identifier) et d’autre part de l’expression d’une forme de parenté poétique — les bruits de la rue, les détails urbains font partie des matériaux privilégiés par Joy Sorman dans ses propres livres9. Proche de la prise de notes, les remarques de l’autrice cherchent à saisir l’immédiateté d’une expérience esthétique, sans en élaborer le commentaire. Dans les différents comptes rendus, la notion de « valeur » est d’ailleurs absente : jamais de tentative de hiérarchiser, de classer, de situer dans un champ. Le récit de réception favorise un face-à-face, de soi et du texte, par la lecture et par la voix, et non un discours sur la valeur littéraire du poème.

17Au-delà de la posture commune, ce dossier donne donc à lire huit autoportraits, images de soi lisant, qui, à travers les tentatives de restitution de l’effet de lecture, donnent de chaque écrivain un reflet indirect. Raconter sa lecture, c’est alors aussi laisser émerger une forme d’intime, qui prend parfois la forme d’un micro-récit — un souvenir, une anecdote — ou laisse affleurer un biographème10. Sans qu’aucun des « journaux de lecture » ne verse jamais dans l’épanchement autobiographique, ces bribes autobiographiques contribuent à moduler le discours critique sur un mode mineur : il ne s’agit jamais de théoriser à grand renfort de concepts abstraits, mais de proposer, de suggérer des définitions, des formulations, de tenter de déplacer légèrement, par la ressaisie d’une expérience intime, le clivage apparent de la prose et de la poésie.

18Chez Bertina, c’est un souvenir littéraire qui surgit ; celui du recueil Kodak de Blaise Cendrars, qui permet d’amorcer une réflexion critique sur les liens entre prose et poésie :

Bailly parle de « prose coupée » et non de vers pour décrire les rouages des soixante chants qui composent Basse continue. Un souvenir : en 1924, Cendrars fit un recueil, Kodak, qui n’était composé que de vers prélevés dans Le Mystérieux Docteur Cornélius de Gustave Le Rouge, qui ne s’en rendit pas compte. Plus encore que des questions de technique (métrique) ou de musique (rimes, assonances), ce qui différencierait prose et poésie serait en partie cela : il manque des liens – ceux que la syntaxe met en scène, ces liens dont la syntaxe est le petit théâtre. Le poème ne procède pas de manière articulée, il enjambe (Inculte, n° 15, 2008, p. 29).

19Dans le texte de Maylis de Kerangal, sur Outrance utterance de Dominique Fourcade, un souvenir littéraire se mêle à des images qui, entre réminiscences ou amorces d’écriture, prolongent le texte cité du poème (en italique) :

Le poème n’a que faire de clarté. La lumière est la demande du poème, la lumière qui est dans la lumière. Le poème puise au puits qui est dans le puits, au puits sans couleur qui est dans la lumière. Alors impression de partir vers l’avant, de cabaner tête la première dans le noir pour toucher un point étincelant. Alice dégringole dans un trou animé, qui se peuple au fur et à mesure de la descente, et Rimbaud souffle les Voyelles : A noir I rouge…Agitation et Grandes Jorasses dans l’encéphalogramme. Lumière noire, lumière de fête, dents phosphorescentes et nappes fumigènes à hauteur des genoux ; c’est l’hiver et chacun expectore des nuages vaporeux par la bouche ouverte, les gosses font semblant de fumer en pressant deux doigts sur leurs lèvres, quelqu’un crie, ça se voit, ça mouille, ça se touche (p. 70).

20Les références à Lewis Carroll, à Rimbaud s’articulent ici à un répertoire d’images plus personnel : l’encéphalogramme qui annonce l’univers de Réparer les vivants et signale le souci de placer l’écriture en lisière du sensible pour en éprouver les capacités mimétiques, mais aussi les figures adolescentes animées par la joie et la fête, ou encore le nom propre « Grandes Jorasses », des montagnes que l’on retrouve, au creux d’une énumération, dans À ce stade de la nuit (2015).

21Le souvenir suscité par la lecture se fait aussi, au fil du dossier, parodique : c’est notamment le cas du texte de François Bégaudeau qui, alors que les autres acceptent de jouer le jeu d’une lecture intuitive, la plus immédiate possible, assume une posture de commentateur, d’interprète, tout en pastichant les codes usés d’une écriture critique un peu scolaire. S’il met à distance, lui aussi, le commentaire attendu que l’on pourrait faire de ces recueils de poésie, ce n’est pas pour en révéler la teneur expérientielle, mais plutôt pour en dénoncer l’élitisme culturel. Le biographème, dans ce cadre, est alors précisément utilisé à charge : le commentaire met en place une fausse rêverie autour d’un manuel de latin couvert de plaisanteries potaches, pour ramener, en fin de compte, le texte de Hocquard au souvenir des yeux d’une petite amie de collège, en un geste plutôt burlesque : si le journal de lecture, ici, suscite bien une réminiscence sensible, Bégaudeau s’en sert pour ramener le poème à la banalité du quotidien, de manière à démystifier l’objet commenté et à désamorcer ses effets de domination symbolique.

22Dans la plupart des huit textes cependant, les notations subjectives et affectives, parce qu’elles cherchent à saisir des impressions de lecture, constituent une manière d’autoportrait. Le commentaire du sens produit, restitué presque comme s’il surgissait en temps réel, s’articule à l’impression ressentie. Trois cas de figure se dessinent alors, qui n’évacuent pas totalement un discours stéréotypé sur l’efficacité possible d’un texte sur son destinataire. D’abord, la mise à distance de l’effet produit, suivie par une tentative d’explication ; elle se fait en général par le biais d’un vocabulaire abstrait aux connotations positives tendant à renverser le cliché de l’hermétisme en son envers évocateur, par exemple « beauté » dans deux des huit textes, ou bien la « désorientation » définie comme source de « jouissance » (Rohe). On lit aussi dans plusieurs de ces récits l’expression, à la première personne, d’un état émotionnel et affectif : « je me sens plutôt en forme, donc c’est gagné » écrit ainsi Joy Sorman, décrivant l’effet physiologique du texte11. Enfin, le recours à des métaphores permet de figurer l’effet du texte, le plus souvent par le recours à un répertoire d’images souvent articulées au corps, au mouvement ou à une dimension organique, qui permet alors de dire l’altération du « soi » par une pratique de la lecture.

Récits de réception : l’invention d’une écriture critique

23Il est frappant, à la lecture de ces huit textes, de constater qu’ils ne cherchent aucunement à produire une théorie de la lecture. Si des tentatives de définition de la poésie affleurent çà et là, c’est toujours à l’arrière-plan d’une scène de lecture qui privilégie d’abord sa dimension pratique (seul Bégaudeau, évoquant la « pulsion d’élucidation » du lecteur, se plaint de ne pas « comprendre », p. 59-61). Une « physique » (p. 67) de la lecture poétique qui se dessine, autour d’un réseau complexe de métaphores qui se font écho d’un texte à l’autre12. C’est d’abord l’image du mouvement qui traverse le dossier, afin de figurer, pour chacun, la progression dans le texte comme un parcours tout à la fois spatial et sonore, comme une exploration qui engage une rythmique. Dans le texte d’Arno Bertina, la nécessité d’articuler la lecture au mouvement produit un ensemble d’images reliées entre elles par l’idée d’une vitesse et d’une trajectoire, où l’on reconnaît par exemple des images sportives comme « je ralentis » ou « je change de braquet » (p. 27).

24Chez Maylis de Kerangal, un même type de réseau métaphorique se déploie, cette fois selon trois perspectives : la première, liée à un paysage soit minéral (« ligne de crête ») soit maritime (« ça tangue »), qui s’articule à une deuxième perspective, l’imaginaire de l’exploration, de l’aventure (« trésor » et « sable ») et celui de la navigation ; la troisième enfin autour d’une physiologie presque nerveuse de l’écriture (« encéphalogramme », dans l’extrait déjà cité). Un répertoire sensible, qui engage in fine le corps, apparaît donc au premier plan de l’expérience de réception, ce qui permet de ressaisir le topos du rythme de la poésie comme élément d’une physiologie de la lecture. On lit, dans le texte d’Hélène Gaudy sur Modèle habitacle de Pierre Parlant cette remarque sur les blancs de la page :

Le vide ainsi pointé s’étend, s’étale, devient central et on finit par le combler soi-même, artificiellement peut-être mais à le combler quand même. On fait le grand écart, on fabrique des passerelles au-dessus des mots manquants, quand le saut est trop grand on bute, on s’arrête, mais au fur et à mesure les blancs se comblent de mieux en mieux, ils sont le vide où on se place, d’où on prend de l’élan, où l’on peut glisser ce qui nous appartient, où l’on se coule pour s’approprier le texte, pour le faire nôtre (p. 55).

25Le foisonnement des métaphores, de nouveau regroupables autour des notions de mouvement, de rythme, de paysage, réactive un imaginaire ancien de la lecture comme voyage, en déplaçant l’écriture critique du commentaire vers la découverte, au double sens de dévoilement et d’exploration. Autrement dit, le dossier donne l’impression d’éviter les figures imposées de l’écriture critique, au profit d’une écriture rythmée qui prolonge le texte commenté : les figures de la liste et de l’énumération en sont aussi les signes, dans les huit textes. J’y vois aussi une stratégie : énumérer, laisser lâches les liens logiques, permet à celui ou celle qui narre la réception de rester en deçà de l’écriture véritablement commentatrice, afin de ne pas alourdir le propos. C’est aussi une quête de légèreté qui peut s’accorder tout à la fois à la polémique (avec le texte de Bégaudeau) ou à l’adhésion à une forme ; que l’on cherche à saisir et à suivre ; ces réseaux d’images construisent donc, dans chacun des récits, une posture de réception spontanée, que l’on peut comprendre comme technique d’appropriation du texte lu.

26Deux cas distincts, cependant, fonctionnent différemment, au sein de ce dossier. Le texte de François Bégaudeau, commentaire des Élégies d’Emmanuel Hocquard, s’attache plutôt à déconstruire la posture du commentateur savant en parodiant ses astuces interprétatives. Convoquant des souvenirs de khâgne, François Bégaudeau renverse le principe du journal de lecture, pour en faire un récit de lecture contrariée et en pointer les effets d’aliénation critique — de fait, un tel désaccord porte davantage sur la définition de la posture « inculte » que sur le texte d’Hocquard. Dans un tout autre registre, le texte de Camille de Toledo, commentaire de Définitif bob d’Anne Portugal, s’écarte un peu de la contrainte commune, signale n’avoir pas respecté la règle, et propose une variation ludique, qui procède par associations d’idées et se nourrit des aléas d’une recherche sur Internet, au fil de la lecture. En résulte une forme un peu différente, une divagation à partir de la notion de « virtuel » que travaillent les poèmes d’Anne Portugal. Si ces deux textes s’écartent d’une possible posture commune, ils n’en sont pas moins d’intéressants récits de lecture : l’un parce qu’il s’enroule autour d’un net rejet de l’exercice proposé, l’autre parce que, faisant l’expérience d’une quête d’information à partir du livre, entre rapprochements fortuits et caprices des algorithmes de recherche, il donne une autre version possible de la phénoménologie de la lecture réclamée par le texte introductif, sur le mode de la participation ludique.

27Enfin, plusieurs récits du dossier manifestent un net intérêt pour la question de la réflexivité et interrogent son rôle dans l’expérience de réception. Est-elle un obstacle à l’adhésion, qui accentue la distance perçue face à une matière inconnue ? S’agit-il d’un topos de l’écriture poétique, perçue comme autotélique et spéculaire, que le discours critique serait condamné à reproduire13 ? Pour Bertina, cette tension entre désir d’adhésion et mise à distance se résout par une réflexion sur la non-contradiction de l’illusion et de la réflexivité :

[…] Basse continue étant gros de ce qui le motive comme de la description de ses intentions et de ses trucs, Bailly m’apprend à ne pas avoir peur de ce qui ruinera l’illusion créatrice (à la façon de la distanciation brechtienne). On n’est pas que dans le poème, on est aussi sur le poème ; la poésie de Bailly peut se décrire sans se détruire, elle peut se découvrir (procédés, intentions) tout en se réalisant dans le même temps. Elle est donc comme le roman que nous défendons dans Inculte : elle n’a pas de squelette, pas de dehors. C’est un gant qui est à l’endroit et retourné (Inculte, n° 15, 2008, p. 29-30).

28Cette même réflexion sur le dedans et le dehors est formulée par Mathieu Larnaudie, à propos du texte de Tarkos, Le Signe =, et de la théorie sémiotique qu’il propose (une réflexion qui, par mises en équivalence successives, mot et chose, signifiant et signifié, intention et substance, renvoie à une pensée performative de la langue) :

[…] il n’y a que peu de place, peu d’écart, dans cette intrication littérale, cette complétude du signe-sens, où s’immiscer, où faire glisser un discours, parler de la lecture, dire ce qu’y s’y joue, s’y comprend, où planter ce coin – théorique si l’on veut (lire au marteau) –, à peine une écharde ; peu d’espace, sauf à reprendre le texte lui-même ou à lui faire une violence qui en casserait l’homogénéité manifeste. On connaît ce topos de la critique de poésie : il n’y aurait jamais rien à dire sur le poème, à part (re)dire le poème lui-même ; […] alors, le corps-lecteur n’a pas d’autre option, si lecture il y a, que d’entrer dans ce flux, de refaire, rejouer, diction, profération, tout le cheminement que suit la matérialité du sens […] (p. 77).

29Les textes du dossier, inventant le rythme du récit sensible de la lecture, butent ainsi sur cette question de la réflexivité qui est en somme celle de la place du lecteur-interprète devant les pages qu’il déchiffre, et qui l’affectent. Hélène Gaudy pose autrement une question similaire :

Je lis : Un carnet de bord fixera les plaques, et d’un coup je m’arrête. Le carnet de bord que je tiens au fur et à mesure de la lecture trouve subitement une symétrie, fortuite sans doute, mais l’effet miroir est là, entre le texte et la pratique de sa lecture que parallèlement j’initie.

Et aussi, ces questions : est-ce que c’est ce que je suis en train de faire, fixer quelque chose ? Chercher un sens aux blancs, à l’agencement des mots qui m’est inhabituel ?

Ne vaudrait-il pas mieux choisir de regarder, sans intervenir ? Accepter qu’il y ait des zones de turbulence, des lieux indéfinis, des trous dans le paysage, des blancs dans le dessin, dans la phrase ? (p. 52).

30Ces trois fragments, bien que suscités par des poèmes distincts, posent une question commune. Que le texte poétique soit un ensemble de signes à interpréter, un espace à parcourir ou une matière à éprouver, le récit de réception met en évidence la part de circulation que comprend la lecture, entre le texte et son dehors. L’écriture critique qui s’invente ainsi au contact du poème définit une forme d’écrire-avec, en quête d’un point d’équilibre qui puisse atténuer le face-à-face de la prose et de la poésie. C’est par le maintien de cette tension entre la tentation de la théorie et l’expérience sensible de la lecture, que le dossier trouve sa cohérence.

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31Prenant la forme du récit de réception, les huit textes montrent que la part critique de l’écriture, en prose comme en poésie, peut s’entendre comme compagnonnage autant que comme passage à l’écriture. Dans ces « journaux de lecture », il ne s’agit pas tant d’interpréter, de comprendre, de produire du sens, mais plutôt d’amorcer un mouvement d’accompagnement, au sens presque musical du terme. Ce recueil d’expériences de lecture propose ainsi une variation supplémentaire sur le motif du collectif : depuis leur secondarité réflexive, les récits de réception parviennent en définitive à accompagner un texte par d’autres textes, une phrase par d’autres phrases.