Colloques en ligne

Aude Campmas

La monstruosité cachée : Huysmans et les hybrides artificiels1

1Au chapitre VIII d’À rebours, les plantes exotiques sont sans cesse comparées à des monstres. Monstre, monstrueux, monstruosité : le chapitre est construit autour de ces vocables. Cependant, un mot, rentrant communément dans les champs sémantiques de la tératologie et de la décadence n’apparaît pas : hybride. Pourtant, un faisceau d’indices, du nom des plantes aux expressions choisies, le désigne. L’absence paraît volontaire. Le chapitre est construit autour de cette absence, mise en abyme de la véritable monstruosité des plantes achetées par des Esseintes.

2Dans un article intitulé « Paradoxes décadents2 », Michael Riffaterre analyse ce qu’il nomme la « rhétorique du paradoxe ». Ce ne sont plus des thèmes qui sont décadents, mais leur traitement littéraire fondé sur un modèle de dérivation : une donnée – un thème ou un objet – est suivie d’une description inattendue. Une fleur superbe est, par exemple, décrite en termes renvoyant au monstrueux. Riffaterre distingue trois types de données engendrant trois formes de programme de dérivation : le type métalinguistique, le type thématique et le type intertextuel, ces programmes se jouant plus ou moins de la capacité d’anticipation du lecteur.

Le paradoxe réside dans cette polarité entre la donnée et la dérivation, car la donnée n’a rien en elle-même de paradoxal, et la dérivation textuelle qu’elle génère ne serait que gratuitement bizarre, arbitrairement fausse si elle restait isolée. À mesure que la dérivation se prolonge, chaque détail descriptif, chaque péripétie narrative qui la complique accentue la différence, souligne le contraste entre ce que la donnée permettait de concevoir et de prévoir, et ce que la dérivation en a tiré3.

3La rhétorique mise en valeur par Michael Riffaterre fut ici le point de départ d’une recherche permettant de mettre en lumière le rapport de Huysmans aux théories biologiques de l’époque et leur influence sur sa perception de l’être.

4Les descriptions des plantes d’À rebours sont-elles si paradoxales qu’elles le paraissent ? Autrement dit, le lecteur de l’époque était-il aussi décontenancé par ces plantes que par leur traitement sémantique construit sur le monstrueux ? Michael Riffaterre classe les descriptions de ces plantes dans le programme métalinguistique de dérivation.

L’objet décrit de manière à faire ressortit ces contradictions c’est la fleur. Le mot « fleur » réunit les traits sémantiques, ou sèmes suivants : beauté, naturel, multiplicité des formes, variétés des couleurs. Normalement, ces sèmes sont actualisés sous forme hyperbolique, et affectés de marques positives. Par conséquent, la dérivation paradoxale se fera en associant le sème essentiel, beauté, à des actualisations négatives des autres sèmes. Le sème naturel est donc remplacé par son contraire, artificiel. […] Huysmans préfère une autre variante de l’inversion de naturel à artificiel : appliquant à la lettre le modèle métalinguistique de tout à l’heure, ses plantes ressemblent à de fausses plantes, telle cette variété tropicale de l’artichaut de nos potager4.

5Le paradoxe, à la fin du XIXe n’est plus opératoire. Au contraire, Huysmans reprend une thématique courante présente dans l’imaginaire associé, au moins depuis Zola, aux fleurs de serre. Ces dernières véhiculaient une série de thèmes initialement fondés sur l’exotisme, l’artifice, l’érotisme mais qui, peu à peu, prirent des connotations morbides et mortifères. Les plantes représentèrent le crime ou la dépravation morale, la part monstrueuse du monde. Le traitement littéraire de ces végétaux n’est donc ni inédit ni déstabilisant. Le paradoxe existe pourtant. Partant de la donnée « fleur », Huysmans construit bien un modèle de dérivation fondé sur le sème « artificiel » mais il n’est ni aberrant ni surprenant. En revanche, il y a bien un jeu avec le lecteur, de l’ordre de l’attente contrariée. Ce dernier attend en vain le mot hybride, qui apparaît en filigrane « lisible » mais qui reste invisible. Cette absence transforme la lecture du monstrueux. La monstruosité des plantes n’est plus seulement morphologique ou même métaphorique, elle est aussi ontologique. Ces végétaux cachent une évocation du morcellement, de la perte d’identité, thème central du roman et, dans le même temps, le symptôme de la peur-fascination engendrée par les sciences. La lecture de ce chapitre peut se faire À rebours, la syphilis dont on ne voit que les symptômes donnant, à la fin du chapitre, la clef de cette interprétation. Ce type de monstrueux « invisible » à l’œil nu est un thème cher à Huysmans. Dans Certains, il exprime son admiration pour les œuvres de Redon dans lesquelles la monstruosité imperceptible du monde est dévoilée. Pour paraphraser Max Milner, la nature est « essentiellement perfide5 » car sous des atours séduisants, elle masque une essence monstrueuse :

Si parcourue qu’elle ait été, la voie des monstres est […] encore neuve. Et plus ingénieuse cette fois que l’homme, la nature les a pourtant créés les véritables monstres, non dans le « gros bétail », mais dans l’« infiniment petit », dans le monde des animalcules, des infusoires et des larves dont le microscope nous révèle la souveraine horreur6.

6De l’idée d’invisibilité de la monstruosité du vivant dérive une réflexion sur l’hybridation et la notion d’espèce consubstantielle à celle d’essence chez Huysmans. Ces thèmes ne sont pas en contradiction avec l’imaginaire associé aux fleurs de serre, simplement l’artificiel, le monstrueux, l’hybride, se déplacent dans un champ scientifique et microscopique : les monstres hybrides dissimulent une monstrueuse hybridité. Un système fondé sur l’ontogenèse (la réalité scientifique) et l’ontologie (interprétation de Huysmans) est substitué à un système fondé sur la morphologie et l’analogie. Ce n’est pas tant l’aspect des plantes qui ressemblent à des organes, à des symptômes morbides, à des produits manufacturés que leur constitution profonde, leur genèse et leur développement qui sont monstrueux.

7Les indices de cette définition de l’hybridité comme monstruosité interne sont nombreux mais il y a un piège initial : « des fleurs naturelles imitant des fleurs fausses7 ». Le participe présent « imitant » suggère un mimétisme quant à l’apparence externe alors que la véritable similitude est dans les « procédés » de fabrication : toutes sont des fleurs artificielles, créées par l’homme. L’adjectif « naturelles » est trompeur, il semble être comparé à « fausses » dans une opposition « nature / art » alors que l’opposition véritable serait plutôt « animé / inanimé ».

8Le premier indice de l’artificialité des plantes est fondé sur un double sens. Huysmans précise la démarche esthétique de Des Esseintes en ces mots :

En même temps que ses goûts littéraires, que ses préoccupations d’art, s’étaient affinés, ne s’attachant plus qu’aux œuvres triées à l’étamine, distillées par des cerveaux tourmentés et subtils ; en même temps aussi que sa lassitude des idées répandues s’était affirmée, son affection pour les fleurs s’était dégagée de tout résidu, de toute lie, s’était clarifiée, en quelque sorte, rectifiée.8

9L’étamine fait référence au tissu, mais si on la comprend dans le sens d’organe reproducteur, que sont les hybrides sinon des œuvres triées à l’étamine ? La délicate manipulation de l’horticulteur qui consiste à récolter le pollen d’une espèce soigneusement choisie pour le déposer dans le calice d’une autre définit le sens propre de l’expression « triées à l’étamine ». Ainsi la démarche horticole (le semis) rejoint la démarche esthétique.

10Du 22 au 28 mai 1883 eut lieu au Pavillon de la ville de Paris, aux Champs-Élysées, une exposition générale des produits de l’horticulture. Elle était organisée par la Société nationale et centrale d’horticulture et le ministère de l’Agriculture. Dans la liste des exposants figure Alfred Bleu, horticulteur, 48, avenue d’Italie, à Paris. Alfred Bleu, qui exposait cent vingt variétés de Caladium, obtint la médaille d’or pour le troisième concours : « Une ou plusieurs plantes d’ornement, ligneuses ou herbacées, de serre ou de plein air, obtenues de semis et non encore dans le commerce9. » Alfred Bleu, pharmacien, était célèbre pour avoir créé le premier hybride français d’orchidée, en 188110. Son hybride, x Cypripedium sementa, lui valut la légion d’Honneur en 1883. Il travaillait sur les hybrides artificiels depuis 1859 (Bégonia et Caladium) et après avoir vendu son officine en 1870, il se consacra exclusivement à l’horticulture. Amateur éclairé, il obtint le poste de Secrétaire général de la Société Nationale d’Horticulture de France, qu’il conserva jusqu’en 1892. La grande majorité des végétaux vendus par Alfred Bleu était des plantes de serre hybrides. Alfred Bleu était bien plus un artiste qu’un véritable naturaliste, contrairement à Vilmorin. On lui reprocha d’ailleurs son manque de rigueur scientifique et son goût du secret11. Mais il fut un obtenteur de génie. Bleu était immédiatement associé aux Caladium, et le botaniste-artisan judicieusement comparé au célèbre artisan-céramiste : « Caladiums [sic], délicates brésiliennes aux toilettes chamarrées par leur fidèle amant, Alfred Bleu, qui les enlumine à volonté, à la façon du céramiste Bernard Palissy12 ». Des Esseintes sélectionne ses Aroïdées et ses Orchidées exclusivement parmi les créations de Bleu :

Les jardiniers descendirent de leurs carrioles une collection de Caladiums [sic] qui appuyaient sur des tiges turgides et velues d’énormes feuilles, de la forme d’un cœur ; tout en conservant entre eux un air de parenté, aucun ne se répétait13.

11Suit l’inventaire de variétés de Caladium : Virginale, Albane, Madame Mame, Bosphore et Aurore Boréale, toutes obtenues par Alfred Bleu. Voici leur description dans le catalogue du pépiniériste, suivie de celle qu’en donne Huysmans14 :

– Aurore Boréale (1882) : feuille ample complètement rouge sombre métallique, marquée de fortes nervures rouge plus clair.

« ceux-là, comme l’Aurore Boréale, étalaient une feuille de viande crue, striée de côtes pourpre, de fibrilles violacées, une feuille tuméfiée, suant le vin bleu et le sang ».

– Bosphore (1883) : très vigoureuse variété à feuille ample, chaudement colorée de rose rouge avec des nervures blanc rosé encadré de vert pomme.

« ceux-ci, comme le Bosphore, donnaient l’illusion d’un calicot empesé, caillouté de cramoisi et de vert myrte ».

– L’Albane (1878) : feuille très ample à fond blanc rosé nacré, parcourue d’un réseau très régulier de nervures vertes. 

« Il y en avait [...] de tout blancs, tels que l’Albane, qui paraissait taillé dans la plèvre transparente d’un bœuf, dans la vessie diaphane d’un porc ».

– Mme Alfred Mame (1874) : feuille allongée dont le vert gai est constellé de nombreuses macules blanches lavées de rose, mélangées d’autres macules minium foncé.

« quelques-uns, surtout le Madame Mame, imitaient le zinc, parodiaient des morceaux de métal estampé, teints en vert empereur, salis par des gouttes de peinture à l’huile, par des taches de minium et de céruse ».

– Virginale (1879) : feuille bien allongée à fond blanc mat parcourue dans toute son étendue d’un réseau très régulier de nervures vert bleu. 

« Il y en avait d’extraordinaires, des rosâtres, tels que le Virginale qui semblait découpé dans de la toile vernie, dans du taffetas gommé d’Angleterre ».

12Il ne fait pas de doute que Huysmans ait eu sous les yeux les descriptions de Bleu. Il n’en dit pas plus sur les Caladium que l’horticulteur. Seules les feuilles sont décrites, et dans le même ordre : l’aspect général est suivi de détails concernant les nervures ou les taches maculant le feuillage. Jamais n’apparaît la fleur qui, d’ailleurs, n’a guère d’intérêt ornemental. Bleu lui-même se dispense de la décrire. Huysmans reprend donc la forme et le vocabulaire de Bleu tout en les modifiant afin de faire ressortir l’aspect artificiel et monstrueux des plantes. Les constellations de macules deviennent des salissures de peinture, les matières viscérales renforcent l’animalité monstrueuse des Caladium (les non-botanistes oublient souvent que les plantes sont des êtres vivants). Les plantes sont transformées en hybrides de machines et d’animaux. Quant aux noms conservés par Huysmans, ils permettent d’identifier immédiatement les plantes non seulement comme des créations de Bleu, mais comme des hybrides. En 1867, des lois de la nomenclature botanique avaient été établies, codifiant la création des noms des végétaux, dont les hybrides15. Bleu respecte cette législation.

13Les Caladium choisis par Huysmans, ainsi que les autres espèces citées dans le passage, étaient des plantes très courantes pour orner les serres chaudes de l’époque. Nous n’avons pu jusqu’ici retrouver que trois catalogues d’Alfred Bleu, ceux des années 1884, 1885 et 189316. On y retrouve les variétés de choix obtenues les années précédentes. Seules les variétés de l’année sont décrites ; il n’y a pas de gravures coloriées. Le premier dictionnaire contenant une liste exhaustive des créations de Bleu est postérieur à 1883. Soit Huysmans se procura, pour ses descriptions, plusieurs catalogues de Bleu – il se rendit peut-être à l’exposition du printemps 1883 –, soit il demanda à Bleu de lui fournir lui-même des descriptions. Cette hypothèse est probable, car Bleu se faisait toujours un plaisir de répondre à ce genre de sollicitations (témoignages d’auteurs de dictionnaires ou de monographies). Des Esseintes achète les plantes les plus chères : les hybrides de l’année, les nouveautés17. Cependant, le principal n’est pas dans le coût de cette folie végétale. Ce qui a pu séduire l’auteur n’est pas tant la rareté, l’exotisme, le prix de ces végétaux, que le fait qu’ils soient des hybrides artificiels, vendus comme tels : Bleu mettait en valeur l’hybridité de ses plantes, c’était un argument commercial. Non seulement il s’agissait d’hybrides, mais d’hybrides de l’année, créés non pas par un savant mais un artiste. Il est vrai que ces Caladium avaient véritablement l’aspect de fausses plantes qui rebutaient nombre de spectateurs, quand ils étaient présentés en série, comme le fait Huysmans.

Si l’on passe maintenant de l’éloge à la critique, on peut voir que celle-ci – si toutefois cela en est une – n’attaque les Caladium que du côté esthétique ; la voici, en résumé, de la bouche d’un bonhomme à qui je montrais ces plantes : « Bon Dieu ! qu’est-ce qu’on ne fabrique pas aujourd’hui ! »

On reproche, en effet, à ces Aroïdées d’avoir l’air trop peu naturelles et l’on objecte qu’elles ressemblent un peu trop à ces imitations en papier coloré […]. Il est vrai qu’une collection entière placée sous les yeux peut donner cette fâcheuse impression au profane, alors qu’une plante isolée çà et là parmi d’autres genres de végétaux lui produirait un effet tout autre. En bloc, le public voit trop que ces feuilles ont été travaillées de main humaine – de là sa critique – car il ne peut apercevoir la beauté que l’initié y découvre18.

14« Qu’est-ce qu’on ne fabrique pas aujourd’hui ! » Il est bien question de fabrication en ce qui concerne les Caladium. D’autant que l’espèce souche dont sont issus tous les Caladium d’Alfred Bleu était déjà virtuellement impossible à l’état naturel :

Contrairement à l’opinion que je m’étais formée, d’après les différents rapports qui ont été faits sur ces plantes, les Caladium bulbosum ne peuvent pas vivre au Para, leur pays natal, lorsqu’ils sont abandonnés à eux-mêmes19.

15Quand Huysmans parle de « fleurs naturelles imitant des fleurs fausses », par naturelles, il faut comprendre vivantes. Les plantes choisies sont vivantes, bien qu’artificielles, et célèbres, comme telles, à l’époque. Si elles portent morphologiquement les stigmates de cette artificialité, ce qui peut les rendre monstrueuses, leur monstruosité est ailleurs.

16En 1884, les lois dites de Mendel, bien que ce dernier ait publié ses Mémoires en 1866 et 1869, n’étaient pas encore connues. Il faudra attendre pour cela le début du xxe siècle et leur « redécouverte » par Hugo de Vries, Carl Correns et Erich von Tschermak. Ce stade était encore celui des hypothèses scientifiques, le problème fondamental étant que l’étude du développement n’était pas encore séparée de celle de l’hérédité. L’hybridation était consubstantielle, pour certains scientifiques, à la notion d’espèce, et la théorie essentialiste (l’essence est propre aux espèces) empêchait toute nouvelle interprétation. Notons que le héros du roman porte, dans son nom, la théorie même qui guide son interprétation : on retrouve essence dans Floressas des Esseintes, le collectionneur d’essences chimiques, florales, et de liqueurs. L’hybridation peut apparaître à Huysmans comme un art contre-nature dont les détenteurs sont eux-mêmes des sortes d’hybrides, entre savants et artistes-créateurs : « Les horticulteurs sont les seuls et les vrais artistes20. » Des artistes de l’éphémère, car circulait encore à l’époque une théorie appelée « loi de retour », qui voulait que les descendances d’hybrides retournent à l’une ou l’autre des espèces parentales. Les hybrides apparaissaient même pour certains savants comme des erreurs qu’une nature avisée s’empressait de faire disparaître :

Il se peut sans doute qu’il y ait des exceptions à cette loi de retour, et que certains hybrides, à la fois très fertiles et très stables, tendent à faire souche d’espèce ; mais le fait est très loin d’être prouvé. Plus nous observons les phénomènes d’hybridité, plus nous inclinons à croire que les espèces sont indissolublement liées à une fonction dans l’ensemble des choses, et que c’est le rôle même assigné à chacune d’elles qui en détermine la forme, la dimension et la durée. À ce point de vue, les hybrides, dont la forme est altérée, seraient des rouages inutiles et qui ne répondraient plus aux besoins de la Nature, aussi les fait-elle disparaître soit en leur ôtant le moyen de se perpétuer, soit en ramenant plus ou moins vite leur postérité aux types spécifiques dont ils sont descendus21.

17L’un des Caladium, l’Albane, en plus d’être anti-naturel, était presque surnaturel. Cette créature était théoriquement impossible et fit sensation lors de l’exposition générale des produits de l’horticulture de 1883. On en trouve la trace dans les Annales de la Société nationale d’horticulture :

Parmi les Caladium nouveaux qui formaient ce lot, on en remarquait surtout un dont les feuilles sont très grandes et cependant entièrement blanches et translucides, au point de paraître entièrement dépourvues de matière verte ou chlorophylle. Or, on sait que cette matière verte est, dans les plantes vivant de leur vie propre, le principe essentiellement actif pour la décomposition de l’acide carbonique de l’air et la formation des substances sur lesquelles reposent la constitution et le développement des organes végétaux. Comment peut donc se nourrir et se développer une plante élevée en organisation, vivant par elle-même, et cependant dépourvue de chlorophylle22 ?

18À force de manipulations, Bleu réussit à créer un monstre, un être vivant théoriquement impossible, qui déstabilisa un public pourtant averti. Curieusement, Huysmans n’exploite pas la particularité de l’Albane, peut-être parce que la morphologie des hybrides l’intéressait moins que leur constitution interne, leur ontogenèse. Le concept d’hybridité évince l’intérêt pour les résultats de l’hybridité.

19Naudin qualifiait les hybrides « d’anti-naturels » mais ils n’entraient pas, pour autant, dans le domaine de la tératologie végétale qui ne s’occupait que des malformations et de leur classement. Huysmans a une lecture littéraire de l’hybridité, bien qu’elle s’appuie sur des conceptions scientifiques. Anti-naturel devient contre-nature, hybridité devient monstruosité.

20Si la science fournit à l’imaginaire des éléments fascinants, et parfois une vision normative et rassurante du monde, dans le même temps, elle inquiète. Les figures du savant et de ses découvertes prennent à la fin du siècle des tournures inquiétantes.

Si entêtée, si confuse, si bornée qu’elle soit, elle [la nature] s’est enfin soumise et son maître est parvenu à changer par des réactions chimiques les substances de la terre, à user de combinaisons longuement mûries, de croisements lentement apprêtés, à se servir de savantes boutures, de méthodiques greffes23.

21Le champ lexical place ces créateurs du côté des inquiétants savants qui depuis le Second Empire remplacent les alchimistes et autres créateurs de surnaturel. Physiologie, sciences physiques, chimie : les monstres surnaturels sont désormais créés par la science. Comme dans Frankenstein, on confond le nom du créateur et celui de ses créatures. Alfred Bleu, dont seuls les noms de ses créatures nous ont permis de retrouver la trace, fait figure de savant, de nouveau démiurge, bouleversant, grâce à la science, l’ordre du monde.

En inventant une créature monstrueuse dont la paternité revenait à un homme de science, Mary Shelley faisait plus que renouveler le mythe de Prométhée. Elle mettait en circulation deux figures qui seraient chargées d’exprimer l’angoisse suscitée à la fin du siècle par le progrès scientifique : celle du monstre et celle du savant. L’innovation est d’importance car le surnaturel cède le pas à l’artifice, au contre-nature : unnatural s’oppose à supernatural. La voie est ouverte au renouvellement constant du personnage terrifiant, dont la typologie évolue au gré des inquiétudes soulevées par les récentes découvertes de la science24.

22De plus, les hybrides apparaissent comme des monstres composites, c’est-à-dire comme des assemblages hétérogènes d’espèces différentes. Si Naudin les qualifiait de « mosaïques vivantes », c’est parce qu’il croyait que les espèces père et mère ne se mélangeaient jamais dans les hybrides :

Il me paraît bien plus probable que ce dernier [l’hybride], au moins à l’état adulte, est une agrégation de parcelles homogènes et unispécifiques prises séparément, mais réparties également ou inégalement entre les deux espèces, et s’entremêlant en proportions diverses dans les organes de la plante. L’hybride, dans cette hypothèse, serait une mosaïque vivante […]25.

23Les essences coexistaient sans qu’il y ait fusion. Les plantes parentes conservaient leur altérité, et les hybrides étaient perçus comme le résultat de rapprochements forcés. Ils apparaissaient comme des collages et ressemblaient, en cela, au monstre de Mary Shelley. Mais ils n’étaient pas effrayants ; au contraire, c’est la recherche de la beauté qui motive leur création (pour les plantes ornementales dont il est question ici), d’autant que, s’ils sont aussi des monstres composites, aucun signe extérieur ne le signale. Les fleurs de Huysmans ont donc une monstruosité cachée, interne, invisible. Il a souvent été écrit que c’était l’étrangeté des fleurs choisies par des Esseintes qui les rendait monstrueuses. Dans un article sur les monstres décadents, Pierre Jourde souligne :

L’inverse peut se produire, le cas où le monstre littéraire n’en est pas un biologiquement : les fleurs exotiques d’À rebours sont parfaitement normales d’un point de vue botanique. La monstruosité ici n’a rien d’intrinsèque, c’est un écart qui la constitue, écart entre ce qui est inconnu ici, ordinaire là26.

24Et le critique compare la monstruosité des chimères littéraires à celle des plantes exotiques. Les secondes, aberrations biologiques, seraient perçues comme moins monstrueuses que les premières, la réception de la monstruosité étant fonction d’un écart entre ce qui est connu et inconnu et non l’effet des réalités biologiques. Cependant, l’étrangeté des fleurs exotiques, due à cet écart, s’est fondue dans une symbolisation, elle-même presque galvaudée en 1880. Les fleurs exotiques ont perdu une partie de leur pouvoir évocateur. Elles restent belles, mais ne sont plus étranges donc monstrueuses. D’une monstruosité extérieure, on glisse vers une monstruosité intrinsèque car ces plantes ne sont pas « parfaitement normales d’un point de vue botanique » pour des Esseintes. Ces végétaux sont artificiels et sans essence propre, ils n’ont aucune individualité puisqu’ils sont le fruit d’un mélange impossible. Ils ne sont plus que des créatures vivantes contenant les essences hétérogènes en lutte de leurs ascendants (père et mère des hybrides). En cela, ils ne sont plus si éloignés des chimères littéraires qui ne sont jamais un tout mais le résultat visible, non d’un mélange, mais d’une espèce de collage. Mais contrairement à ces dernières, les hybrides ont l’avantage d’exister. Les végétaux de Des Esseintes s’inscrivent donc dans le paradigme du monstrueux, mais ce monstrueux est caché. Il est d’ordre ontogénétique et ontologique : monstruosité intérieure, essences déchirées, mise en abyme de la conscience morcelée du personnage à la fin du chapitre. S’il y a analogie, elle est dans le morcellement de l’identité et des essences. Œuvres d’art, végétaux stériles ou non fixés, condamnés par la nature, les hybrides s’intègrent à la démarche décadente. « Mosaïques vivantes27 », ils rejoignent les objets de la collection de Des Esseintes comme la fameuse tortue où les pierreries incrustées forment aussi une mosaïque, d’un autre ordre, mais elle aussi contre-nature et condamnant l’animal à périr.

25La thébaïde n’est une serre que pour des Esseintes, homme « fleur de serre » qui « vit en serre chaude »28. La conservation de ces espèces n’entre pas en considération dans la démarche de Des Esseintes ; ce qui importe c’est l’inventaire visuel et auditif, ainsi que la réflexion ontologique que suscitent les hybrides artificiels, « doubles », livrés dans la villa de Fontenay-aux-Roses. Grâce à la science, la monstruosité peut prendre une forme d’autant plus fascinante qu’elle n’est plus visible. En choisissant des monstres qui ont l’air biologiquement normaux, Huysmans, grâce aux hybrides, dépasse l’intention initiale qui était de posséder de vraies plantes ayant l’air fausses. D’autant que les hybrides, en tant que mosaïques d’essences différentes, peuvent être classés parmi ces monstres par composition, qui fournissent généralement des individus dits hybrides. Le va-et-vient entre valeurs scientifiques et littéraires conduit à la compréhension du mot hybride dans toutes ses acceptions.

26L’interprétation de l’hybridité par Huysmans aura permis un jeu sur des signes de reconnaissance et sur la perte des identités dans un siècle fasciné par les systèmes et les classifications. Rien ne désigne la monstruosité interne, aucun caractère morphologique ne la signale, à part, peut-être, quelques taches qui sont de l’ordre de la trace et qu’il faut déchiffrer. Comme le virus de la syphilis, qui se dissimule sous les symptômes, la réelle monstruosité de l’hybride reste invisible.

Tout n’est que syphilis, songea des Esseintes, l’œil attiré, rivé sur les horribles tigrures des Caladiums que caressait un rayon de jour. […] Elle avait couru, sans jamais s’épuiser à travers les siècles ; aujourd’hui encore, elle sévissait, se dérobant en sournoises souffrances, se dissimulant sous les symptômes des migraines et des bronchites, des vapeurs et des gouttes ; de temps à autre, elle grimpait à la surface, s’attaquant de préférence aux gens mal soignés, mal nourris, éclatant en pièces d’or, mettant, par ironie, une parure de sequins d’almée sur le front des pauvres diables, leur gravant, pour comble de misère, sur l’épiderme, l’image de l’argent et du bien-être !

Et la voilà qui reparaissait, en sa splendeur première, sur les feuillage colorés des plantes !29

27L’horreur est dissimulée sous les atours de la beauté, les monstres syphilis et hybridité se confondent. Leurs marques sur la nature sont du même ordre. Le visible est un leurre qui trompe le regard. La monstruosité joue avec les apparences. Ces fleurs, trop belles, ne sont pas naturelles. Cependant, les signes qu’elles portent, elles aussi à la surface, sur leurs épidermes, sont à interpréter comme des symptômes et non comme de simples parures. L’apparence fait sens quand on arrête de la regarder pour l’interpréter comme le fait le médecin.

28Ce rapprochement entre la syphilis et l’hybridité « dégénérée» s’inscrit dans un contexte où le concept de vérole « cachée » apparaît. L’hérédité de la vérole était admise depuis la première moitié du siècle sans que la maladie occupe pour autant la première place des préoccupations médicales en matière d’hérédité morbide. Vers les années 1880, tout a changé, la société, obsédée par la dégénérescence de la race, transforme la syphilis, maladie vénérienne, en cause première de l’hérédité morbide. Dans un article intitulé « L’hérédosyphilis ou l’impossible rédemption, contribution à l’histoire de l’hérédité morbide », Alain Corbin retrace l’histoire de ce phénomène dont le plus fameux chef de file fut le clinicien Alfred Fournier.

Mon propos demeure, ici, strictement limité ; après avoir analysé avec quelle vigueur et quelle efficacité les tenants de l’hérédosyphilis avaient su diffuser l’angoisse dans l’opinion et faire pression sur les pouvoirs publics, je voudrais tenter de discerner les étapes qui ont rythmé la genèse de leur doctrine et la façon dont s’est construit le portrait de l’hérédosyphilitique, désormais présenté comme le modèle de l’avorton, de l’inférieur, du dégénéré30.

29L’hérédosyphilitique est un « malade » de seconde génération. Les symptômes de la syphilis ne sont pas toujours apparents chez lui mais le mal est en lui, caché, latent. Certaines pathologies dont il est victime, même si elles n’ont rien à voir avec la vérole, sont le fruit d’une ascendance impure. Alfred Fournier crée, à cet effet, la notion de parasyphilis en 1886 (le domaine de la maladie est étendu en dehors de ses manifestations spécifiques). À la fin du siècle, les hérédosyphilitiques de troisième génération apparaissent dans le discours médical. Chez eux, le mal, encore mieux caché, est encore plus destructeur d’autant qu’aucune guérison n’est envisageable. La maladie transmise est bien plus odieuse que la maladie acquise. La peur du mal devient transgénérationnelle, elle dépasse l’individu. L’homme s’inquiète de ses ascendants comme pour sa descendance. À la phrase de Huysmans, « Tout n’est que syphilis », répondent les idées d’Alfred Fournier.

30L’hérédité syphilitique va désormais alimenter une littérature dont l’abondance est stupéfiante. En 1906, le docteur Paul Gastou résumera parfaitement la tentative devant les membres du congrès international de médecine réuni à Lisbonne : Alfred Fournier, déclarera-t-il, a montré par la statistique « que la syphilis à elle seule réalise toutes les conditions capables de provoquer les diverses manifestations de l’hérédité morbide, non seulement en tant qu’influence sur la natalité, sur les tares et dégénérescences, mais encore comme facteur tératologique […]. Peu à peu cette influence acquit une telle prépondérance que la syphilis englobe aujourd’hui presque toutes les pathologies héréditaires morbides, non seulement à la première mais encore à la seconde génération, et bientôt peut-être dans la suite des génération31. »

31Notons que Huysmans suggère que la syphilis ne s’épuise pas mais acquiert de la force au fil du temps. En effet, si les savants pensaient que la syphilis acquise avait tendance à perdre de sa virulence au cours des siècles, la syphilis transmise devenait, quant à elle, de plus en plus dangereuse.

32Le rapprochement entre la syphilis et les hybrides prend tout son sens. L’hérédosyphilis et l’hybridité ont des symptômes cachés, elles sont tératogènes et conduisent les êtres, de génération en génération, à une dégénérescence certaine. Ce rapport à la nosologie sera d’ailleurs développé par Maeterlinck, attentif lecteur de Huysmans, dans son recueil Serres chaudes. Les serres deviennent des hôpitaux et les plantes des malades. Les deux monstres, syphilis et hybride, apparaîtront, enfin visibles, incarnés, dans le cauchemar qui clôt le chapitre32.

33Voici ce qu’écrit un collaborateur du Journal de conchyliologie en avril 1866 :

Nous ne pouvons nous empêcher de protester, en qualité de naturaliste, contre l’envahissement regrettable de la science par des littérateurs qui lui sont absolument étrangers, et qui, dès lors, ne peuvent faire autrement que d’en parler comme les aveugles des couleurs33.

34Le naturaliste de métier regrette vivement que les « littérateurs », comme il les nomme, se fourvoient dans la science. Ils n’y comprennent rien et diffusent nombres d’inepties, alimentant ainsi l’ignorance des masses. Mais que fait Victor Hugo quand il décrit le poulpe des Travailleurs de la mer ? Le poulpe devient pieuvre. Cette substitution n’est pas seulement un jeu sur les synonymes vernaculaires de l’animal. Le nouveau nom, pieuvre, permet une nouvelle systématique. La pieuvre appartient à la classe des monstres comme le poulpe à celle des mollusques. La classification naturelle et classique est abandonnée pour une classification fantastique et littéraire. La description, insérée dans un chapitre intitulé « Le monstre », a l’apparence d’une monographie ou d’un article d’histoire naturelle tout en étant construit sur un va-et-vient entre les valeurs des deux classes. Hugo ne recherche pas la vérité scientifique, mais une certaine scientificité donnant à sa description une impression de possible, de réel. La science ou les méthodes scientifiques deviennent un outil au service de la création romanesque. Ni Hugo, ni Huysmans ne font de vulgarisation. L’un et l’autre utilisent la science pour fabriquer des monstres d’autant plus effrayants que cette caution scientifique suggère qu’ils pourraient réellement exister.