Colloques en ligne

Claude Millet

Circonstance lyrique.
Lyrisme et réalité dans Les Pleurs de Marceline Desbordes-Valmore

Lyricism and reality. The lyrical circumstance in Les Pleurs of Marceline Desbordes-Valmore

1Circonstance est à prendre ici en son sens étymologique : la circonstance est ce qui se tient autour1. Autour du poète, ou de la poétesse, dans le moment où il ou elle écrit : la vie extérieure à l’écriture, l’existence qui va comme elle va, la petite et la grande histoire qui remuent toujours, l’autre et les autres, la réalité, que l’écriture serve à s’en détacher ou à lui donner forme dans le poème. Et puis, à l’intérieur du poème, ce qui se tient autour du Je lyrique, sa situation d’énonciation, son site, son environnement. Circonstance dit que dans le poème lyrique la réalité n’est jamais, ou du moins n’est principiellement qu’aux environs de ce Je, et n’apparaît que soumis à la subjectivation lyrique. Le monde objectal peut certes opposer une résistance à cette subjectivation, mais en ce cas c’est en tant qu’objet résistant, me résistant qu’il apparaîtra. Le monde lyrique, on le sait, est le monde du Je. S’il est en partage, c’est du fait que le lyrisme désapproprie ce monde approprié en le situant dans un entre-deux qui suspend toujours plus ou moins l’achèvement de ses contours, faisant du lyrisme un art de l’esquisse et de la suggestion : entre-deux du déterminé et de l’indéterminé, de la particularité et de la généralité ou de l’universalité, du détail saisi et du topos, de la chose perçue et de l’idée, ou, dans le cas de la métaphore, d’une autre chose, en tous les cas entre ce qui est désigné et un autre. Un processus d’altération est à l’œuvre, qui conditionne les modalités non pas d’une objectivation (qu’on ira chercher ailleurs, dans les genres mimétiques), mais d’une subjectivation par cet Autre qu’est le lecteur. C’est pourquoi le degré de précision est la grande affaire du lyrisme quant à la circonstance – « Le Lac du Bourget », ou bien « Le Lac de B*** », ou bien « Le Lac », pour reprendre l’exemple rendu canonique par Jean-Marie Gleize dans Poésie et figuration. Les trois options sont en réalité possibles en régime lyrique. Il faut seulement, comme a fini par le faire Lamartine, prendre une décision, arrêter le curseur sur un point de cet entre-deux.

2Marceline Desbordes-Valmore pense à tout cela. Elle y réfléchit même beaucoup, la fauvette qui prétend s’être mise à écrire sans réflexion, et singulièrement dans Les Pleurs. Le luxe d’épigraphes n’y est pas le seul signe de sa volonté de se situer dans une histoire de la poésie, et en particulier de ses tentatives toutes récentes d’élaboration d’un lyrisme tressé à l’existence concrète, banale, domestique : poésie personnelle du Joseph Delorme et des Consolations de Sainte-Beuve, poésie du cercle de famille dans certaines pages des Feuilles d’automne de Victor Hugo. Avec cette autre question qui se profile derrière cette poésie domestique, tout particulièrement chez Sainte-Beuve, soit celle de la quantité de réel, c’est-à-dire de prose, que peut accueillir la poésie lyrique2.

Les cailloux de Lyon

3Questions cardinales, que Marceline Desbordes-Valmore traite non pas dans un poème à l’un d’eux adressé, mais par le détour d’une célébration dont l’objet est Louise Labé, la très ancienne poésie de Louise Labé, tirée du fond des âges naïfs – spontanément, naturellement poétiques3.

4Le poème s’ouvre sur l’expression d’un étonnement provoqué par le stupéfiant désaccord entre l’œuvre sublime de la « poétique Louise » et la circonstance qui a entouré sa création, s’il faut tenter de concevoir l’inconcevable, d’imaginer l’inimaginable – qu’une telle « perle » ait pu croître « dans les murs étouffants de cette étroite rue » de Lyon (« XLII. Louise Labé », v. 1, 8, 5, GF, p. 153). Le référent Lyon n’apparait que de biais, dans la seconde épigraphe, adresse de Louise Labé aux « dames lyonnaises », pour s’intégrer à l’intérieur du poème, par la déixis de « cette étroite rue », au monde subjectivé qui environne le Je lyrique, Je lyrique qui prend les contours de la personne de son auteur, de la poétesse des Pleurs4. Le poème invite ainsi à penser que le recueil de Marceline Desbordes-Valmore a incubé dans cette prison : à comprendre Lyon comme une donnée autobiographique, et donc comme sa circonstance réelle. Circonstance aliénante, irrespirable de ces « murs étouffants » ; circonstance hostile dans le même temps à la féminité et à la poésie, quand il est impossible de marcher avec « grâce » sur ce « sol irrité ». « Pavé brûlant », « cailloux aigus » (ibid., v. 9-13) : la rugosité du réel, ses aspérités toutes prosaïques, évidemment absentes des vers de Louise Labé cités en épigraphe, font retour dans ceux de Marceline Desbordes-Valmore, rendant impensable en Louise, « la poétique Louise », l’indivision de la poésie et de l’existence, s’il faut reconnaître en Lyon la circonstance de sa poésie.

5Il faut donc que le poème fasse de la critique beuvienne à rebours, c’est-à-dire non pas qu’il comprenne à nouveaux frais l’œuvre à partir de la connaissance biographique de Louise Labé, mais qu’il reconfigure sa vie à partir de la lecture de son œuvre. C’est pourquoi la factualité doit en un second temps du poème être récusée au profit de l’imagination, du rêve :

Non, ce n’est pas ainsi que je rêvais ta cage,
Fauvette à tête blonde, au chant libre et joyeux ;
Je suspendais ton aile à quelque frais bocage,
Plein d’encens et de jour aussi doux que tes yeux ! (ibid., v. 24-27, p. 154)

6Or, même si par l’usage de l’imparfait ce rêve est relégué dans le passé, le passé des illusions d’avant l’épreuve de la réalité lyonnaise et du désaccordement apparent de l’œuvre de Louise Labé aux circonstances de sa création, la reconfiguration imaginaire de celles-ci ouvre la possibilité de renaturaliser l’œuvre-vie de Louise Labé – « éphémère éternel » à la « soyeuse industrie » (ibid., v. 48-49, p. 155) – et d’affirmer la seule circonstance déterminante de la création : celle, intérieure, intime, de l’amour, qui donne à celle qu’il brûle la faculté enfantine de s’étonner du monde à l’entour, la naïveté. « Belle ! et femme ! et naïve, et du monde étonnée, / […] Louise ! tu chantas » (ibid., v. 77-80, p. 156). Alors, à partir de cette reconfiguration, Louise peut apparaître non plus comme la perle enfermée dans sa prison urbaine, mais « Comme une nymphe triste au milieu des roseaux », rattachée au rivage de la mélancolie par la seule chaîne de l’amour, et chantant « dans les fleurs et les eaux ». Le rêve d’une immersion du chant dans une circonstance en elle-même poétique s’est transformé en fait constaté : « Louise ! tu chantas dans les fleurs et les eaux » (ibid., v. 84-87).

7Le désaccord stupéfiant entre la poésie de Louise Labé et cette rue peut alors trouver son explication dans la différence des temps, des circonstances lyriques d’autrefois et d’aujourd’hui : « De cette cité sourde ! oh ! que l’âme est changée ! » (ibid., v. 88). La mythification de Louise Labé en nymphe des roseaux ouvre ainsi le poème de Marceline Desbordes-Valmore à la conscience de la différence des temps, et à la définition de sa propre historicité. Autrefois, dans le monde de Louise Labé, l’emmêlement idéal de l’eau et du végétal (marqueurs chez Marceline Desbordes-Valmore de la féminité, et de la poésie féminine), le corps poétique de la nymphe glissant au milieu des rose-eaux. Aujourd’hui, l’enfermement minéral de la perle poétique dans l’huître-prison, et les cailloux aigus du pavement lyonnais qui font perdre à la marche toute grâce. Autrefois, l’accord naïf, résolu dans le rire harmonieux de Louise Labé, de la poétesse et d’un public populaire, les « humbles navigateurs » qui suspendaient à sa voix « la rame négligée » (ibid., v. 90-91, p. 157). Aujourd’hui, la « cité sourde », la « foule qui passe », le « froid séjour » où la flamme d’amour et de poésie est « raillée » (ibid., v. 88, 78, 40, p. 156 et 154). Autrefois, la « soyeuse industrie » de l’« éphémère éternel » (ibid., v. 48-49, p. 155) travaillant au fil d’or qui le rattachait au ciel, sa patrie. Aujourd’hui, le pavé encore brûlant de l’insurrection des canuts en 1831, et de sa terrible répression. Autrefois enfin, l’accord de la naïveté et de l’art savant, « Car sous tes doigts ingénieux, / Le Luth ému disait tout ce qu’il voulait dire » (ibid., v. 94-95, p. 157). Aujourd’hui, la strophe qui ne s’élève que par à coups pour retomber dans le bloc de vers. En bref, autrefois, la poésie naïve, primitive, naturelle-populaire ; aujourd’hui la poésie sentimentale, au sens schillérien du terme, une poésie qui se sait coupée de la circonstance native du chant, une poésie qui apprend en son sein même à faire le travail de la division, c’est-à-dire, Hugo le dit très explicitement dans la Préface de Cromwell, le travail mélancolique de l’antithèse – en l’occurrence de l’antithèse entre un aujourd’hui douloureux et un passé perdu. La célébration de Louise Labé est une élégie, un pleur : le pleur d’une poésie en deuil de sa circonstance, c’est-à-dire en deuil d’elle-même, puisque la poésie et la circonstance, puisque le poème et l’existence intrinsèquement ne font qu’un, et que « l’âme poétique est une chambre obscure / Où s’enferme le monde en ses aspects divers ! » (ibid., v. 99-100).

8Toutefois cette affirmation ultime de la puissance de subjectivation par la poésie de sa circonstance, subjectivation qui passe par la négativité de la chambre obscure, peut s’entendre de deux manières. Soit sur ce mode de la division antithétique, de l’antithèse entre la poésie de Louise Labé, chambre obscure qui intériorise pour la projeter ensuite à l’extérieur l’image des fleurs et des eaux, et la poésie de Marceline Desbordes-Valmore, chambre obscure « où s’enferme » l’image de la ville-prison, ses cailloux aigus et son pavé brûlant. Soit sur le mode de la dialectique schillérienne du naïf et du sentimental, et il faut comprendre alors que le poème de Marceline Desbordes-Valmore affirme sa capacité à tenir ensemble les roseaux et les cailloux, le pavé brûlant et les eaux, l’idéal et le réel. Totus in antithesi (Hugo, [1864], 1985, p. 346). La « salamandre d’amour » renaît, et son nouveau luth peut tout dire, tout réfléchir du monde passé et présent « en ses aspects divers » (« XLII. Louise Labé », v. 43 et 100, GF, p. 154 et 157).

Pavés brûlants

9Parce que « le monde est en nous » (« XXXIX. Ma fille », v. 53, GF, p. 146), la poésie lyrique peut prendre en charge tout ce qui est hors de nous, cailloux et pavés brûlants compris. Qu’un nombre assez considérable de Pleurs soit à lire comme des poèmes de l’actualité politique n’est guère souligné par la critique contemporaine de Marceline Desbordes-Valmore, plus attentive à la question, réputée féminine, de l’expression des sentiments intimes dans le recueil de 1833. Or ne serait-ce que par la place accordée à Béranger (cinq épigraphes et une célébration) Marceline Desbordes-Valmore affiche qu’il entre dans le programme des Pleurs d’accueillir en leur sein l’actualité politique. De fait, elle y pose les deux grandes questions qui agitent le débat public au début de la monarchie de Juillet : la question sociale, et la question nationale.

10Ces deux questions se superposent dans le Stabat mater « XXXI. Sous une croix belge » et dans la série de chansons populaires de la fin du recueil, sur fond de confusion dans le populaire de la classe des dominés et de la nation. Marceline Desbordes-Valmore y rappelle à ses contemporains non seulement Venise, sous domination autrichienne5, mais les « crimes » de guerre du tyran dans le bombardement d’Anvers et de sa population civile, et surtout, par trois fois, la Pologne martyre6, laissant à « LIV. Le vieux pâtre » le soin de condamner la décision de Louis-Philippe de ne pas intervenir contre l’empire russe. Tout ceci est du pavé brûlant, de l’actualité à chaud, sur fond de défense des nationalités, et d’abord des nationalités opprimées, par l’aile gauche, pour aller vite, de l’opinion publique.

11Toute aussi polémique, et plus angoissante dans le contexte d’émeutes et d’insurrections populaires qui marquent les premiers temps du règne de Louis-Philippe7, la question sociale, soit la question du paupérisme et de l’exclusion des nouveaux barbares, ces hordes de populations urbaines misérables qui frappent aux portes de la cité8. Très soluble dans l’éploration lyrique des Pleurs du fait de son traitement compassionnel proche apparemment de l’apologie chrétienne de la charité, cette question sociale est formalisée en termes précis dans le poème le plus éloigné du chant à l’intérieur du recueil, sorte de petite scène domestique dialoguée dans laquelle se réverbère toute la violence du présent : « LXI. Le petit rieur ». Sans en avoir l’air, cette comédie enfantine en miniature se saisit de fait de tous les enjeux qui font de cette question sociale un problème distinct de la question de la charité chrétienne, quoiqu’il y puise pour une part sa source et son langage9 : extension du champ du pouvoir en dehors du politique, diffusion de sa violence dans l’ensemble du champ social (ici, petite école comprise), mise en évidence des mécanismes d’exclusion de ceux qui ne répondent pas aux normes des dominants (Christophe est pauvre, handicapé et laid), intégration de la pénalité dans ces mécanismes d’exclusion, place centrale enfin dévolue à la pédagogie, avec ce double infléchissement qu’ici c’est le dominant, le « petit rieur », qu’il s’agit d’éduquer/moraliser, et que sa mère joue un rôle essentiel dans cette éducation. Loin d’être pensée comme une relégation dans une sphère privée déconnectée de la sphère publique, la maternité se voit ici reconnaître une dimension politique et une mission civique raccordée aux visées de Dieu. À la fin le « petit rieur » ne rit plus. Les larmes peuvent à nouveau se répandre, et sourdre fragilement le chant lyrique, chant d’un amour en « ses aspects divers », étendu (grand motif fouriériste puis romantique) aux indésirables : les pauvres, les boiteux, les moches – Christophe, moi qui « suis laide » (« LXI. « Le petit rieur », v. 65, GF, p. 221). Question de circonstance, la question sociale résiste au poétique, et introduit dans le lyrisme un caillou singulièrement aigu. Laide, et femme, c’est ainsi que tu chantas, Marceline.

Nuage sentimental

12Revenons donc aux cailloux. L’image, en tant qu’image métapoétique, étonne. Elle invite à penser que le lyrisme des Pleurs pousse très loin son curseur vers la particularité concrète : vers la détermination de sa circonstance interne par de petits détails dont l’aspérité prosaïque ferait descendre d’un gros cran l’élévation poétique, à l’image du chant de la bouilloire qui inspire le Joseph Delorme de Sainte-Beuve10. Or il s’en faut de beaucoup, parce qu’il n’est ici de poésie que d’amour, et que l’amour, dit le premier poème des Pleurs, rend « les cailloux plus cléments » (« I. Révélation », v. 79, GF, p. 42) : adoucit le monde à l’entour, en polit précisément les aspérités pour en faire un locus amoenus, « terre en fleurs » toute palpitante de l’été (ibid., v. 78). L’amour est une « seconde vie » (ibid., v. 89) qui enchante le monde en l’ordonnant à nos désirs (ibid., v. 81).

13Très vite cependant cet environnement bucolique se dissipe aussi, le regard se détachant de la « terre en fleurs » et ses « cailloux plus cléments » pour s’orienter vers le ciel. Or le regarder, c’est te voir : « Que de portraits de toi j’ai vus dans les nuages ! » (ibid., v. 85). Le monde objectif, en dehors de ton image, est indifférent. Avant toi, lit-on dans « Les Mots tristes », « Sous l’immense rideau je ne pouvais saisir / Que des objets sans traits pour mes yeux sans désir » (« VII. Les Mots tristes », GF, v. 53-54, p. 58). Avec toi, par toi, « le rideau s’entr’ouvr[e] », mais pour illuminer le ciel de ta présence (ibid., v. 80-81, p. 60). Sans toi, « tout mon ciel se referme » (ibid., v. 90), toute distraction par le monde extérieur, fût-ce celle des signes imprimés sur un livre, m’est impossible, je ne vois plus que ta mort, et la mienne, tout se dissipe dans le fantasme de deux tombeaux (ibid., v. 130, p. 62). Avant toi, avec toi, sans toi, le monde n’existe pas. Avant toi, avec toi, sans toi, je ne vois rien, sinon toi, ou la mort. Fading dirait cet autre sentimental (maintenant au sens courant du terme), Roland Barthes. Autour du sujet sentimental, le monde est « sans traits » et sans couleurs. Rien ne se tient autour de la Sincère, mais seulement, et absolument, au-delà de toute contingence, face à moi, toi, décantés tous deux de toute particularité. Dans Les Pleurs, nul miroir à promener le long d’un chemin, mais le « miroir ardent frappé de ton image » qui brûle dans mon cœur (« V. Amour », v. 1-4, GF, p. 51).

14Lestée du poids des cailloux du réel, la poésie lyrique peut alors suivre son mouvement propre, qui est d’élévation : s’approcher de la musique des anges, regarder vers le ciel comme Lucretia Davidson, l’enfant-cygne tombé des bruyères célestes (voir « VII. « Les Mots tristes », v. 116, p. 61) et n’aspirant qu’à y retourner, quand le corps n’est qu’une prison de l’âme (voir « XLIV. Lucretia Davidson », v. 18, GF, p. 162). S’approcher de cela, à jamais confisqué cependant, puisque si l’amour permet de renouer avec l’esprit d’enfance, qui est l’esprit même de la poésie, il est aussi un apprentissage des « mots tristes », des mots qui séparent et réduisent le langage au gémissement. L’air empoisonné de nos fleurs avares (ibid., v. 33-36), à nous les Marceline Desbordes-Valmore, les Amable Tastu, les Delphine Gay, les Pauline Duchambge, n’est pas fait pour les filles-anges, et c’est pourquoi celles-ci retournent à leur patrie, le ciel. La poésie des femmes ne peut qu’aller sans l’atteindre vers ce ciel, qui est le ciel de la mort, de la mort qui délivre de la prison du réel : s’angéliser11 à défaut d’être angélique. Nulle autre poésie que celle de Marceline Desbordes-Valmore ne pose plus clairement l’équation entre romantisme et spiritualisme. Nulle autre, par contraste, ne fait mieux comprendre l’accueil fait en 1829 aux Orientales de Hugo, « poésie matérielle », « poésie pour les yeux », « poésie de marchand de couleurs »12. La poésie des Pleurs, elle, va vers le blanc : le blanc des chers petits oreillers, le blanc des « cygnes tombés des célestes bruyères » (« VII. « Les Mots tristes », v. 116, GF, p. 61), le blanc marial des mères sous le regard de leurs petits garçons (« LXI. Le petit rieur », v. 50 sq., GF, p. 220), et des ailes diaphanes des éphémères, et des anges.

15Ce mouvement de spiritualisation n’est pas séparable d’un autre processus d’élévation, qui tire la particularité concrète vers l’abstraction, va à l’essence, prend les choses à leur plus haut degré de généralité, les aspire dans le monde des idées. Je suis passée à la poésie, écrit Marceline Desbordes-Valmore à Sainte-Beuve, parce que l’arrêt du chant, la mise au silence de ma voix qui me faisait pleurer, n’a pas suffi à me guérir de mes « peines profondes » : « la musique roulait dans ma tête malade, et une mesure toujours égale arrangeait mes idées, à l’insu de ma réflexion. / Je fus forcée de les écrire pour me délivrer de ce frappement fiévreux, et l’on me dit que c’était une élégie13 ». Légende de la poésie naïve, ignorante d’elle-même, cependant née de la nécessité non pas d’exprimer mes peines profondes, mais de réarranger mes idées en les délivrant de la mesure trop douloureuse, et obsédante, de la musique, et de les réarranger en les écrivant. La poésie de Marceline Desbordes-Valmore n’est pas philosophique mais elle est idéelle.

16D’où, à l’exception des « célestes bruyères », d’un mimosa dans « LVI. Le Crieur de nuit », d’un « narcisse » dans « XLIX. L’Âme de Paganini » et d’une primevère dans « XXXVI. Le Rossignol aveugle », la botanique restreinte des roseaux et des fleurs en général. Toute fleur est pour elle la fleur, arrimée à la matérialité par son seul signifiant, qui fournit sa rime au pleur, comme le roseau est arrimé à cette matérialité par la rose-eau. Toute fleur est la fleur, sans qualité sensible, sans épithète sensoriel pour la déterminer, sans le moindre détail concret qui la rendrait singulière. Et cela même lorsque cette singularité s’annonce comme l’objet même du poème par son titre, « Une fleur », puisque ce qui vient qualifier celle-ci, « belle encore », et « humble », ne vise pas à déterminer cette singularité mais à la surdéterminer pour en faire un « emblème » (« XXXIV. Une fleur », v. 1, 3 et 12, GF, p. 122-123) de ce qui seul impose sa présence, mon amour, mon angoisse. « Fleur » n’est pas un élément du monde qui entoure le Je lyrique, un détail de sa circonstance, mais un symbole, un « emblème, ignoré de la foule envieuse » (« XXIII. Solitude », v. 7, GF, p. 94), qui ne fait signe que vers toi, et qui n’a d’autre terreau que mon cœur. Fleur, eau, rose-eau sont des éléments du monde sensible obsessionnellement pris et repris dans un processus d’altération qui les transforme en idées sentimentales. Et il en va de même des rossignols, des ramiers, des phalènes et des éphémères. Que l’amante envoie à l’amant sa colombe, et immédiatement celle-ci se voit prise dans les rets de la symbolisation. D’où l’absence de solution de continuité entre la poésie lyrique et la fable : le chansonnier Béranger est l’« Ingénu camarade / Du La Fontaine inventeur de tableaux » (« LV. Béranger », v. 5-6, GF, p. 195) ; « La vie et la mort du ramier » est un poème lyrique et un apologue animalier ; le roseau se souvient manifestement qu’il a été un personnage d’Ésope et de La Fontaine14. D’où aussi l’absence, toute remarquable en contexte romantique, de paysage, dont la contemplation pourrait ouvrir le sujet lyrique aux mystérieuses harmonies de l’âme et de la nature15. Lorsque des éléments du paysage romantique apparaissent (ciel orageux, récifs, etc.), ce ne sont pas des choses vues, mais des symboles topiques du cœur et de son destin. Et « Les trois barques de Moore » sont des allégories, qui entraînent dans leur sillage « les flots scintillants d’écume et de clarté » (v. 8, GF, p. 210) vers le monde des idées.

17S’il parle de paysages à l’anglaise pour distinguer les toutes premières poésies de Marceline Desbordes-Valmore des élégies de Parny et des idylles à moutons volages de Madame Deshoulières, Sainte-Beuve, dans l’article qu’il consacre aux Pleurs, note surtout, pour marquer cette fois l’originalité de ses poésies des années 1820, le « ton vaporeux », l’absence de « couleur précise », de « dessin ; un nuage sentimental, souvent confus et insaisissable, mais par endroits sillonné de vives flammes et avec l’éclair de la passion », et puis des « personnifications allégoriques », et enfin des « épithètes métaphysiques » (Sainte-Beuve, 1833, p. 248-249). Et toutes ces remarques l’amènent à une réflexion sur ce qui s’est joué en poésie en 1830, date pour lui du plein avènement du romantisme, avec « nous », les poètes de la jeune génération, une réflexion sur la rupture romantique, qui donne aux anciennes poésies de Marceline Desbordes-Valmore le charme des choses surannées. Ce qui a changé avec « nous », ce n’est pas le sujet lyrique, c’est sa circonstance, c’est sa façon de parler le monde qui l’entoure, sa manière d’articuler lyrisme et réalité. Cette réalité, la poésie lyrique l’accueille maintenant, en remplaçant, mais Sainte-Beuve se demande en lisant Les Pleurs s’il s’agit là d’un progrès, « les épithètes métaphysiques de Mme Valmore16 » par « l’épithète propre et pittoresque », les « personnifications allégoriques » par des métaphores filées17, le fading par le « prisme », le « nuage sentimental » qui enveloppait le monde lyrique par une vue de celui-ci comme trop exposée, trop dessinée, et qui risque de manquer les nuances du sentiment. Bref une poésie qui, à vouloir capter le monde matériel, en est devenue la captive, et qui à trop cerner ses contours, à renoncer à l’art de la suggestion, de l’indétermination que Sainte-Beuve associe à la poésie ancienne, confisque au bout du compte à l’esprit du lecteur le plaisir d’achever le poème18. Nous, la génération de 1830, dit en substance Sainte-Beuve, avons peut-être, dans l’entre-deux lyrique, poussé trop loin le curseur, trop loin vers le déterminé, vers la particularité concrète, matérielle, vers le réel.

18Or ce que perçoit Sainte-Beuve avec sa sensibilité de poète et de lecteur de 1833, c’est que Marceline Desbordes-Valmore aurait eu le tort dans Les Pleurs en quelque sorte de trahir sa génération, de vouloir être de cette « école moderne» si étrangère à celle-ci, en particulier par l’intrusion de « plus de couleur » et le soulignement des contours du monde à l’entour de l’âme : « Le paysage, quand il y a un paysage, est beaucoup plus vif et distinct que celui que nous avons vu dans les idylles ; tous les objets s’y dessinent et quelquefois y reluisent trop. » (Sainte-Beuve, 1833, p. 249.) Et moi qui n’y voyais que du blanc ! C’est que, me semble-t-il, de même qu’aujourd’hui le lecteur de la traduction d’Othello par Vigny ne sursaute pas en y lisant le mot mouchoir, qui fit scandale sur la scène du Français en 1829, de même lui échappe cet effet de couleur et de dessin, de pittoresque plus marqué qui frappe Sainte-Beuve dans Les Pleurs. Or il faut toujours écouter Sainte-Beuve quand il se met à analyser les textes : prendre au sérieux l’impression qu’il a eue que Marceline Desbordes-Valmore rapprochait poésie et réalité dans ce recueil effectivement très différent de ceux qui l’ont précédé.

Retour aux cailloux

19Concédons d’abord à Sainte-Beuve, que si la blancheur est bien l’horizon du recueil, on y trouve cependant quelques notations colorielles plus tranchées. Des notations génériques et topiques (un « arbre vert » dans « XLIII. Agar », v. 19, GF, p. 159 ; une fleur bleue dans « XXVII. Tristesse », v. 52, GF, p. 106 ; pas de jaune, quelques touches d’or et de noir), mais aussi une notation plus « pittoresque » : « une pomme encor verte » dans « Tristesse » (ibid., v. 46, p. 105). De blanc qu’il était dans « II. La Vie et la mort du ramier » (v. 14, GF, p. 47), le pigeon passe au bleu dans « LXII. Le premier chagrin d’un enfant » (v. 30, GF, p. 223) et surtout au « livide » (ibid., v. 19)19. Toutefois, si « livide » peut décrire très exactement la couleur d’un pigeon (le Dictionnaire de l’Académie de 1835 définit la couleur livide comme « une couleur plombée, bleuâtre et tirant sur le noir »), en contexte, l’épithète qualifiant l’oiseau mort renvoie davantage aux connotations morbides des exemples donnés par le même dictionnaire, exemples qui tous se rapportent à l’homme – l’épithète la plus « pittoresque » du recueil décolle ainsi en réalité dans la « métaphysique ». Plus saisissantes à mon sens, quelques notations auditives qui pourraient manifester une hyperesthésie, comme invite à le penser Esther Pinon – le bruit de l’hirondelle20, ou encore « le frissonnement des nocturnes phalènes / Frôlant le narcisse dans l’eau » (« XLIX. L’Âme de Paganini », v. 11-12, p. 178-179). Concédons surtout à Sainte-Beuve le rouge étrange qui apparaît subrepticement dans « LXVI. Le Convoi d’un ange » – « Longtemps tout fut mobile et rouge sous ma main, / Et je ne pus compter les arbres du chemin » (v. 75-76, GF, p. 235).

20Concédons-lui aussi, quoique ceci n’entre pas dans ses analyses, que la présence insistante de l’actualité politique arrime très fortement le recueil à la réalité, nous l’avons vu. Avec ceci de très remarquable qu’il faut, pour que cette actualité politique émerge dans le recueil, la médiation d’un autrui qui souligne en quelque sorte la subjectivation lyrique : Béranger, la mère et « nous » dans le tombeau « Sous une croix belge », la mère de Paul dans « Le petit rieur », les différents personnages populaires énonciateurs des chansons monodramatiques21. C’est le plus souvent dans le discours rapporté (ou le poème monodramatique) qu’apparaît le détail emprunté à la réalité concrète : l’animal de la prose, le chien, dans « LXI. Le petit rieur » (v. 1, GF, p. 217), le « cher petit oreiller, doux et chaud sous ma tête » (« LXIV. L’Oreiller d’une petite fille », v. 1, GF, p. 227), « Le bruit frais de l’eau vive, un arbre au rideau sombre, / Une pierre mouillée, un fruit », dans la bouche de l’enfant d’Agar (« XLIII. Agar », v. 31-32, GF, p. 159).

21Le fait que l’ouverture à la vision de la réalité empirique soit associée à une mise en relief de la subjectivation a été très brillamment montré par Katherine Lunn-Rockliffe dans son étude de « Tristesse ». Ses analyses conduisent à observer le même phénomène dans « Louise Labé », ses cailloux et sa chambre noire, dans l’angoisse de « Minuit », avec sa décomposition initiale de la cité par nomination de ses éléments (quelque chose donc, comme un paysage urbain), ses bruits d’hirondelles et l’aboiement d’un « chien prophétique », ou encore dans « Adieu ! », où le conflit des voix amoureuses, sur plateau nu, se résout dans l’élaboration d’un fantasme d’où émerge l’esquisse d’un tableau à la Greuze ou à la Diderot : la vision d’une scène, autour du père aux cheveux blancs.

22Il me semble néanmoins qu’un poème comme « Adieu ! » nous invite à penser les limites de l’exercice qui consiste à traquer les détails et les « couleurs » qui viennent lester d’un peu de matérialité concrète le « nuage sentimental » de Marceline Desbordes-Valmore. L’effet de réalité que produit sa poésie, et qui a fait une si forte impression sur un Hugo, un Sainte-Beuve, un Baudelaire, un Verlaine, tient, ils le disent tous, à sa sincérité naïve, c’est-à-dire à l’adéquation de son discours non pas à la réalité extérieure, mais à son expérience intime. Qu’il y ait un biais de genre dans un tel éloge, et que de la sincérité nous ne puissions saisir que l’effet très concerté, sans doute, mais ce sont de très grands esprits qu’il faut écouter. Et pour cela, il faut je crois revenir encore sur les cailloux de Lyon, c’est-à-dire ne pas les considérer comme des détails visuels de Lyon, mais comme ce qui y rend pénible et disgracieuse la marche pour les femmes – ceci, la note d’Esther Pinon (GF, p. 153, note 2) nous le fait comprendre, est une affaire d’incompatibilité des talons et des têtes de chat, sans compter qu’il fait chaud à Lyon l’été, et que les pavés vous brûlent alors les pieds. Ainsi, les cailloux de Lyon ne sont pas tant des métonymies du réel qui confère au poème et au dépliement de sa circonstance une visée « réaliste », ou « pittoresque », comme d’ailleurs l’image finale de la chambre obscure nous encourage à le penser, qu’une condition concrète d’existence, et de poésie.

23C’est la prise en compte de ces conditions concrètes d’existence qui arrime à la réalité le « nuage sentimental » des romances et élégies apparemment les plus dé-circonstanciées et qui produit dans une large mesure cet effet de sincérité « féminine »22. Autrement dit, cet arrimage tient moins au détail, et plus généralement au descriptif, qu’aux scénarisations de la plainte, qui n’associe celle-ci au tragique de la mort et des séparations irrémédiables que s’agissant des amies (Albertine), et des enfants, jamais des amants. Le miserabile carmen23 d’Orphée quitte les bords de l’Erèbe pour s’engouffrer dans des enfers plus familiers. Ainsi, dans « X. Adieu ! », après une scène de très haute intensité qui le fait penser au plus noir des abandons, le lecteur comprend finalement que l’amant ne demande, et encore à genoux, que l’autorisation de partir un jour pour visiter son vieux père24. Et le fantasme à la Greuze dit bien ce dont il est question : de ce que c’est que de n’être pas une épouse légitime, intégrée dans le cercle de la famille, quand on ne se reconnaît pas dans le rôle imposé de la maîtresse. La situation est très concrètement, et très banalement, et très intimement invivable, comme est invivable le fait que nous ne puissions vivre ensemble, et qu’il te faille partir à « Minuit » dans ce Paris dangereux, si différent de « ma natale » (« XXVII. Tristesse », v. 21, GF, p. 104). Ou bien tu pars plus tôt encore, sans moi, à une fête où tu rencontreras peut-être une autre femme, à moins qu’il ne t’arrive un accident : déjà je te vois mort, déjà je vois nos deux tombeaux (voir « VII. Les Mots tristes »). Tu n’es pas venu à notre rendez-vous (voir « XVIII. Seule au rendez-vous »). Est-ce le bouquet d’un autre qui t’a rendu jaloux (voir « XI. Malheur à moi ! ») ? Je t’attends, étranglée par l’angoisse (voir « VII. Les Mots tristes », GF, p. 57). Je n’arrive pas à lire, les signes se brouillent, mon livre n’est plus qu’un poids sur mes bras (voir « XXIV. Réveil », GF, p. 96). Je chante, prisonnière, pour toi qui me rends aveugle au monde (voir « XXXVI. Le Rossignol aveugle », p. 129). « J’attends, et tout à l’entour de mon attente est frappé d’irréalité » (Barthes, 1977, p. 48). « J’ai froid dans mes cheveux. » (« III. L’Attente », v. 11, GF, p. 48.)