Colloques en ligne

Bertrand Degott, IUFM de Besançon

« –  Eux ils vont toujours ! » : Colombine et Maya

Au fond du passage Choiseul

Le Ramayana règne en maître ;

De Vischnou Catulle est grand-prêtre

Et Verlaine est à peu près seul,

Dans cette émeute de poëtes,

À ne point parler le sanskrit...

Eugène Vermersch1

Il doit y avoir sous ce crâne des danses macabres de pensées folles.

René Delorme2

1En 1924, Pierre Martino voit dans les Fêtes galantes « une façon nouvelle de comprendre l’amour... en littérature » aussi éloignée de l’héroïsme classique que des sentimentalités romantiques ; « des amours faciles, des hommes galants, des femmes complaisantes, des indulgences mutuelles » en sont les composantes et Verlaine se contenterait, comme plus tard Maupassant, « d’y ajouter une pointe d’interprétation schopenhauerienne ». En effet, « tous ces jeux d’amour cachent les grands desseins obscurs de la nature ; l’homme qui se croit maître de son plaisir, est le jouet de forces hostiles. Colombine, “une belle enfant méchante”, entraîne derrière elle Léandre, Pierrot, Cassandre, Arlequin »3 Et Pierre Martino de citer les deux dernières strophes de « Colombine ». En 1959, Jacques-Henry Bornecque reprend l’analyse à son compte pour comparer Colombine à la Circé « d’un parnassien tout imprégné lui-même de la philosophie schopenhauerienne, Louis Ménard »4. Ce même Louis Ménard confie en effet au Parnasse contemporain de 1869-1871 des poèmes peut-être plus marqués par le bouddhisme que par Schopenhauer, parmi lesquels « Circé », que cite Bornecque.

2Si le rapprochement est possible, il s’agit plus vraisemblablement d’un schopenhauerisme, disons ambiant, ou alors de seconde main5. Pour un Verlaine peu germanophone6, l’ouvrage majeur de Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation (Die Welt als Wille und Vorstellung, 1819), n’est traduit en français par Auguste Burdeau qu’à la fin des années 1880. Et lorsque, à cette même époque, le poète parle du philosophe, c’est en des termes de nature à décourager toute velléité d’associer leurs deux œuvres. Cette protestation d’ignorance d’une part, dans un article consacré à Anatole Baju, le directeur du Décadent : « or je vous annonce pour peu que vous y teniez, que je n’ai jamais, pour ma part, lu une ligne du, paraît-il, décourageant Épicure teuton »7. Cet accès de chauvinisme aigu d’autre part, que rapporte Jules Huret dans son « Enquête sur l’évolution littéraire », trois ans plus tard (1891) :

Le symbolisme ?... comprends pas... Ça doit être un mot allemand... hein ? Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Moi, d’ailleurs, je m’en fiche. Quand je souffre, quand je jouis ou quand je pleure, je sais bien que ça n’est pas du symbole. Voyez-vous, toutes ces distinctions-là, c’est de l’allemandisme ; qu’est-ce que ça peut faire à un poète ce que Kant, Schopenhauer, Hegel et autres Boches pensent des sentiments humains ! Moi je suis Français, vous m’entendez bien, un chauvin de Français, –  avant tout8.

3À rebours d’une tendance – en effet héritée du Romantisme allemand – à rapprocher poésie et philosophie et à penser le poème avec les mots des philosophes, Verlaine réclame un lyrisme subjectif, nourri par le plaisir et par la douleur. Une telle revendication, remarquable d’abord par des accents nationalistes plutôt fréquents après Sedan, le distingue aussi d’un Mallarmé qui élabore explicitement son œuvre en résonance avec l’idéalisme hégélien9. On notera surtout, nonobstant ces remarques certainement schématiques, que dans les deux cas la critique de Schopenhauer découle du refus de se laisser étiqueter, là comme décadent, ici comme symboliste : l’histoire littéraire ne reconnaît-elle pas au philosophe allemand une influence considérable sur le décadentisme français et plus généralement dans l’art et la pensée fin de siècle ? Sachant qu’un refus a souvent la valeur d’un symptôme, nous essaierons de voir quels mots du poème gagnent à être reliés aux images et aux mots de la philosophie, ceux de Schopenhauer d’abord et sans forcément passer par son truchement ceux de l’hindouisme et du bouddhisme10, mais aussi dans quelle mesure ces mots et ces images-là peuvent éclairer l’anti-conceptualisme de Verlaine.

4On se demande évidemment quel besoin la critique éprouve de ramener à de la pensée un texte voulu musical. « –  Do mi sol mi fa ! –  » : en transcrivant le nom des notes dans le ms. Zweig des Fêtes galantes11, Verlaine ne prend même pas la peine de les séparer par des virgules. Le procédé est certes inauguré par « Sur l’herbe » (p. 9912), mais il envahit ici le mètre dominant, le 5s, fortement lié à la chanson13. Le sizain lui-même avec ses deux modules (aab) en 5/5/2 peut être considéré comme une façon musicale de rythmer le 12s14. Du moins Hugo et Banville, qui utilisent cette strophe avant Verlaine, l’entendent-ils ainsi. Hugo sous-titre « La Chanson du fou » les 24 vers en épigraphe de sa ballade dixième « À un passant » des Odes et ballades15 ; c’est en effet Elespuru, l’un des bouffons de Cromwell, qui les « chant[e] sur un air monotone » au début du quatrième acte de Cromwell16(1827). Quant à Banville, il utilise le même sizain dans l’une de ses Odelettes (1856), « À Arsène Houssaye » ; et quand, dans sa préface, il  caractérise ce genre issu de l’Antiquité et repris par Ronsard, c’est plus d’une fois par recours au vocabulaire musical17. Tout cela contribue à faire de « Colombine » –  peut-être avec « À Clymène » (p. 114) –  la pièce des Fêtes qui tient le plus de la chanson18.

5Lorsque, cent ans après, Brassens chante Verlaine, c’est « Colombine » qu’il choisit pour son album Chanson pour l’Auvergnat19. Outre trois modifications de détail20, il remplace le cinquième sizain par un intermède instrumental :

–  Eux ils vont toujours !

Fatidique cours

Des astres,

Oh ! dis-moi vers quels

Mornes ou cruels

Désastres

6Cette modification qu’on imagine nécessaire à en faire une chanson de Brassens revient aussi à extraire le poème non seulement des Fêtes galantes mais encore de l’œuvre de Verlaine en général. La strophe en effet regarde vers l’origine en reprenant en chiasme la rime désastres :: des astres, la seconde des Poèmes saturniens (p. 33). Se trouvent ainsi mis entre parenthèses non seulement le saturnisme déclaré par le premier recueil, mais encore la « suite mauvaise » présagée par le rire du « Faune » (p. 112), et par suite l’assombrissement de la dernière partie des Fêtes. Ce que l’interprétation de Brassens met bien en valeur en revanche – par la suppression de la cinquième strophe mais également par ses changements de tonalité21 –, c’est la composition ternaire du poème. Ses six sizains hétérométriques déclinent en effet trois volées de douze vers suivant une progression par addition/superposition : les quatre personnages masculins + Colombine + le poète. Or cette structure tripartite repose sur la cohésion syntaxico-sémantique des strophes deux à deux22, cohésion d’autant plus remarquable qu’elle n’est pas plus chez Hugo que chez Banville lorsqu’ils utilisent le même rythme23.

7Quelque chose tout de même pourrait expliquer l’amputation à laquelle se livre Brassens. Ainsi les tenants de la pointe d’interprétation schopenhauerienne mettent tous deux un point après Désastres. Du même coup, au lieu d’être régi par conduit (v. 35), le circonstant « vers quels/ Mornes ou cruels/ Désastres » dépend de vont (v. 25) ; si cela ne change pas grand-chose au sens, cela remet en cause l’interdépendance des deux derniers sizains, les constitue en cellules autonomes. Le pessimisme schopenhauerien apparaîtrait-il plus nettement ainsi ponctué ? on n’oserait en jurer. Il reste que, à l’examen des variantes, rien n’autorise ce point après Désastres.

8Tenons donc pour acquise la structure ternaire du poème. Nous allons voir qu’elle correspond, comme dans le domaine musical, à un mouvement tournant. Pareils aux marionnettes24 de la chanson, les personnages masculins font « trois p’tits tours et puis s’en vont ». Le premier tour (v. 1-12) est à vrai dire déjà un retour, puisque Pierrot, Cassandre et Arlequin apparaissent dans le même ordre dans « Pantomime » (p. 98). Retour certes plus animé, par contraste avec les dessus de porte25 « a parte » du second poème des Fêtes, où le portrait du personnage coïncide chaque fois avec la strophe : ici, trois vers pour Pierrot, deux pour Cassandre, six pour Arlequin ; on notera même que le « saut de puce » de Pierrot accompagne le seul rejet du poème, à condition d’entendre par rejet la discordance de module à module. Quant au premier vers, il se pourrait qu’il singe volontairement le titre d’une comédie de Banville, Le Beau Léandre (1856), où Léandre – que Banville présente comme « chevalier d’industrie », c’est-à-dire comme un escroc, ce qui est aussi le sens d’aigrefin (v. 8) –  veut bien continuer à recevoir les faveurs de Colombine sans l’épouser :

COLOMBINE

Alors, marions-nous.

LÉANDRE, montant sur le banc pour parler plus commodément.

Ma chère Colombine,

Les destins que pour nous le sort là-haut combine,

Par des astres divers sont tous contrariés,

Et l’on a vu des gens, pour s’être mariés,

Tomber sur leurs vieux jours dans les plus grands désastres.

Songeons-y bien.

COLOMBINE

Pour moi, je me moque des astres

Et de tes chansons. Point de noces, plus d’amour...26

9Son nom en tête du cortège juste après le titre et la reprise à Banville de la rime, funambulesque avant la lettre, désastres :: des astres confirment cette hypothèse. Néanmoins, si l’on reste avec « Colombine » dans le registre de la comédie, ce n’est plus de mariage qu’il s’agit, mais de duperie.

10Entre le second et le troisième tour (v. 13-36), les fantoches s’effacent devant celle qui les manipule à vue, cette Colombine d’autant plus présente qu’elle n’est justement nommée que dans le titre. De « Tout ce monde va,/ Rit, chante/ Et danse » (v. 14-16) à « – Eux ils vont toujours ! » (v. 25), ils perdent en vers, en verbes d’action, peut-être même en intérêt si l’on considère l’anaphore. Mais c’est surtout le verbe aller, à la rime au vers 14 et repris au vers 25, qui mérite notre attention27.

11On n’est pas loin ici de l’emploi absolu du verbe – comme quand Hernani dit de lui-même qu’il est « une force qui va » (Hernani, III) – , tant le locatif est chaque fois retardé, par l’accumulation des verbes dans le premier cas (v. 15 et 16), par le segment détaché, l’interjection et l’impératif dans le second (v. 26-28) et surtout, dans ce dernier cas, du fait de la réinterprétation de la syntaxe à laquelle la dernière strophe contraint le lecteur. Nos quatre marionnettes voient ainsi leur déambulation encadrée par Colombine (« devant », v. 16) et par l’issue fatale (« vers », v. 28) dont le rire du « Faune » est l’oracle. Il semble en tout cas que rien ne permet de dire comme Martino que Colombine mène en tête le cortège28 ; ce qui vaut pour la Circé de Ménard29 ou le joueur de flûte de Hamelin30 n’est pas à extrapoler ici. Plus répulsive qu’attractive d’ailleurs (v. 22-24), c’est elle qui imprime le mouvement – elle n’en est pas le but. On n’adhérera pas davantage à la « course à l’abîme »31 de Bornecque, laquelle suppose un mouvement orienté. En effet, l’adverbe « toujours » renforce l’aspect imperfectif du verbe aller en emploi absolu ; de surcroît, la collocation du verbe et des syntagmes « tout ce monde » et « cours des astres » donne à ce mouvement perpétuel un je-ne-sais-quoi de circulaire qui fait que, si désastres il y a, c’est en fonction d’un principe de répétition.

12« –  Eux ils vont toujours ! ». À l’emphase près, c’est ce que dit déjà « Nuit du Walpurgis classique », qu’on peut considérer comme la matrice des Fêtes dans les Poèmes saturniens :

N’importe ! ils vont toujours, les fébriles fantômes,

Menant leur ronde vaste et morne et tressautant

Comme dans un rayon de soleil des atomes... (p. 57)

13Ce sabbat situé dans « un jardin de Lenôtre » est aussi intérieur que le « paysage choisi » (p. 97) des Fêtes galantes. Et fréquents les mouvements tournants dans ce recueil où même « le marbre... tournoie » (p. 120). Quand Verlaine en 1890 parle des Fêtes comme de « bergerades contournées »32, c’est bien sûr pour en souligner l’affectation, le maniérisme, mais il est difficile de ne pas entendre aussi l’adjectif au sens propre. À propos de « Mandoline » (p. 113), Olivier Bivort écrit : « Le tournoiement, qui provoque la perte des sens, est, avec le va-et-vient, un des mouvements verlainiens par excellence »33. C’est assez dire que sexuellement connoté, même en dehors des Fêtes, dans « Initium » (p. 67) par exemple, ou dans « Bruxelles. Chevaux de bois » (p. 141 et 142), il se trouve fortement associé au vouloir-vivre, à la volonté au sens où l’entend Schopenhauer.

14Cherchant à caractériser l’odelette, Banville utilise deux formules qui peuvent éclairer ce qui se joue dans « Colombine ». Il y a d’abord cette espèce de discordance entre le dire et le dit : l’odelette serait « une manière de propos familier relevé et discipliné par les cadences lyriques d’un rhythme précis et bref »34. Cette définition convient aussi bien à « Colombine », dont les familiarités de contenu sont en effet largement compensées par la contrainte formelle. « C’est une phrase d’ode-épître », écrit encore Banville en une formule qui, si elle fait penser à « Lettre » (p. 115 et 116), met en valeur de façon plus générale la composante conversationnelle des Fêtes35. Comme on l’a vu déjà, la situation d’énonciation de « Colombine » n’est pas absolument claire : à qui s’adresse le locuteur dans toujours la même cinquième strophe ? Quant à la fonction du segment détaché « Fatidique cours/ Des astres », il n’est pas interdit d’hésiter entre apostrophe et apposition. L’adresse fonctionnerait alors ou bien comme « Hé ! bonsoir, la Lune ! » (« Sur l’herbe », p. 99) – mais sans la légèreté bien sûr – , ou bien comme une adresse à l’autre, un aparté lyrique comparable à celui de « Clair de lune » (p. 97). « La rupture provoquée par les exclamatifs et l’exhortation (v. 25 et 28) donne au discours un tour plus personnel »36, écrit encore Olivier Bivort. Il faut donc que cette expression d’une inquiétude intime ait paru à Brassens discordante d’avec la légèreté de la chanson. Ou, plus gênant encore, qu’un dessus de porte avec ses personnages de comédie puisse faire l’objet d’un questionnement de type ontologique.

15Considérons un instant le segment détaché « fatidique cours/ Des astres » comme une apposition à ils, ou plus largement à « ils vont toujours »37. Il constituerait le troisième degré d’une amplification qui va de l’évocation des personnages un à un, en passant par « tout ce monde » jusqu’à leur transformation en étoiles38. Il semble en tout cas que l’énergie qui les meut soit, sinon celle qui régit le cosmos et qui fait que ça tûrne, du moins suffisamment répandue pour que le sujet lyrique se sente impliqué dans le mouvement. Le premier mot à la rime est sot, le dernier dupes. Si Léandre joue ici, comme Clitandre dans « Pantomime » (p. 98) ou dans « Mandoline » (p. 113), son personnage de soupirant par excellence, peut-être ce joli cœur est-il aussi la dupe par excellence. On trouve déjà là en substance le monde manichéen dont Sagesse (I, III) proposera le mode d’emploi :

Il faut n’être pas dupe en ce farceur de monde

Où le bonheur n’a rien d’exquis et d’alléchant

S’il n’y frétille un peu de pervers et d’immonde,

Et pour n’être pas dupe il faut être méchant39.

16Et cependant, peut-on parler de duperie sans aussitôt se situer du côté de l’interprétation du commerce amoureux, sans en dénoncer le fonctionnement pervers ? Cette Colombine en femme-chatte doit beaucoup à Baudelaire, bien sûr. Elle n’est pas loin de l’Ève chrétienne, de cette « fame » qui, pour citer le fameux Louis Ménard, « est l’instrument du Démon et la source de la damnacion du monde »40 et précipite la chute ; mais aussi perverse au sens propre de celle qui, mettant le sens dessus dessous, donne un nouveau tour à la roue. La dernière rime jupes :: dupes est la première des « Ingénus » (p. 103) : s’il y a une progression dramatique dans les Fêtes, c’en pourrait être une marque. « Oh ! dis-moi vers quels/ Mornes ou cruels/ Désastres » ? Faut-il donc « une suite/ Mauvaise à ces instants sereins » ? –  Le plaisir engendre-t-il toujours la souffrance ?, demande simplement Verlaine. Mûri par l’expérience, délivré de la niaiserie masochiste des « Ingénus », le sujet lyrique tente de lever le voile de Maya.

17Cette maturation est aussi celle qu’en 1890 Verlaine réclame pour son œuvre, contre « l’éternelle jeunesse de certains Parnassiens qui ne peut reproduire que ce qu’elle a lu et dans la forme où elle l’a lu » :

La chute des cheveux et celle de certaines illusions, même si sceptiques, défigurent bien une tête qui a vécu, –  et intellectuellement aussi, parfois même, la dénatureraient. L’amour physique, par exemple, mais c’est d’ordinaire tout pomponné, tout frais, satin et rubans et mandoline, rose au chapeau, des moutons pour un peu, qu’il apparaît au « printemps de la vie »41.

18Ainsi Colombine –  dont le nom résonne dans toute la table des Fêtes42 – resurgit-elle vingt ans plus tard comme allégorie de l’amour physique à vingt ans, mais également en tant que telle comme exemple de ces illusions qu’avec l’âge on perd comme les cheveux. Le nom Maya veut dire « illusion » en sanskrit. Or le voile de Maya, que Schopenhauer nomme der Schleier des Truges (« le voile de l’illusion, de la tromperie »), nous rend dupe de notre propre représentation, nous empêche d’accéder à une connaissance véritable du monde :

ce mode de connaissance n’atteint jamais l’être des choses, il ne peut que poursuivre à l’infini les phénomènes, et ainsi il va sans terme et sans but, pareil à l’écureuil dans sa cage, jusqu’au jour où, las enfin, il s’arrête à n’importe quel point de la roue, en haut, en bas, puis, une fois là, prétend imposer aux autres le respect des idées où il s’est fixé43.

19Cette roue est aussi celle du Samsara dans le bouddhisme tibétain : c’est notre ignorance et notre appétit de vivre qui, donnant « une suite mauvaise » à des « instants sereins », transformant le plaisir en souffrance, nous contraignent sans fin à nous réincarner ; seule la sublimation –  par l’art, la charité ou l’ascèse, dit Schopenhauer – permet d’échapper au cycle des vies et par la suite d’atteindre le Nirvana. Dans les roues verlainiennes, et toujours du mauvais côtés des jupes, tournent indistinctement les fantômes de la nuit du Walpurgis, les marionnettes des Fêtes galantes, les amants du champ de foire de Saint-Gilles, et plus tard les prévenus dans la cour des Petits-Carmes44 : ce sont autant de dupes que le poète moque et/ou plaint d’autant plus volontiers qu’il se sent pris dans le même mouvement, sujet à des illusions de même nature. Arnaud Bernadet a noté cette ambivalence à propos de « Bruxelles. Chevaux de bois », quoique sa perspective soit à dominante politique : « Le sujet qui éprouve universellement les vertus euphoriques du manège tente d’instaurer une distance. Il s’efforce d’être en dehors du jeu qui le fascine et le reprend sans cesse ». Et plus loin : « Derrière l’attirance et l’allégresse, il laisse entendre des préjugés de lettré et d’artiste »45. Dans l’élaboration de son œuvre également, Verlaine comme tout poète court le risque de tourner en rond, d’être dupé par ses propres représentations ou de céder aux séductions de sa propre image, en somme de rester prisonnier de toujours sa même peau de poète. On comprend peut-être mieux alors, non seulement qu’avec une telle détermination il abjure la théorie46, refuse les concepts et les étiquettes, mais aussi qu’il se montre ironique à l’endroit de « l’éternelle jeunesse de certains parnassiens ». Cette énergie inquiète, contradictoire et turbulente, qui s’exprime en fusées autant qu’en ritournelles, est aussi celle qui donne au lyrisme verlainien d’avoir su renouveler ses formes et ses images. Telle est, comme je l’entends du moins, la leçon de « Colombine ».