Colloques en ligne

Fanny Margras, Keren Mock et Anaïs Stampfli

Une lecture des croisements : irréductibilité du texte des Schwarz-Bart

A reading of the crossings: irreducibility of the Schwarz-Bart text
Introduction

1L'œuvre des Schwarz-Bart s’inscrit dans une démarche dialogique à la fois émotionnelle et textuelle. À l’instar de cette collaboration auctoriale, les journées d’étude lausannoises ont eu la particularité d’être illuminées par la présence de Simone Schwarz-Bart dont on lira plus loin deux commentaires. En la présence de l’écrivaine, les débats n’ont pu faire l’économie de se rapprocher d’une autre dimension de l’écriture du couple : celle d’être incarnée par la vivacité d’une parole toujours en recherche du mot juste pour penser les moments les plus sombres de l’histoire de l’humanité, qu’il s’agisse de la traite esclavagiste ou du vécu concentrationnaire.

2Combinant les approches de l’analyse littéraire, de la littérature comparée et de la génétique des textes, les contributions à ces actes permettent de concevoir l’œuvre des Schwarz-Bart – en s’attachant particulièrement, dans un premier mouvement, à celle d’André en attendant le deuxième qui devrait avoir lieu en 2024 en Guadeloupe avec des études plus accentuées sur l’œuvre de Simone – à travers des questionnements allant de son émergence et à ses convergences littéraires, de sa réception au silence de l’auteur, de l’interprétation du mythe aux explorations anthropologiques du roman, tout en situant les processus de genèse et de transformation textuelle inhérents à cette écriture singulière. L’écriture des Schwarz-Bart est constamment enrichie par une complicité mutuelle, perpétuellement auto-engendrée par les douleurs intimes et mise en péril, dès ses débuts, par des attaques extérieures. Elle nous renvoie à une multiplicité de combinatoires textuelles toujours marquées par le courage de verbaliser et d’écrire sur ce que l’on se refuse d’aborder par convention, sur ce qu’il y a de plus tabou pour l’écriture, sur les possibilités de métamorphose d’évènements traumatiques en expériences littéraires ni figées dans le fait historique ni contenues dans l’horreur de l’impensable. Le legs littéraire des Schwarz-Bart marqué par l’ineffable est ainsi constitué de nombreux brouillons et textes inachevés, précieuses sources et traces pour la recherche génétique.

3En guise d’ouverture du présent recueil, nous laissons aux lecteurs la possibilité de s’imprégner du ton de ces rencontres en Suisse. Pour Simone Schwarz-Bart, ce voyage n’était pas dénué de symbolique personnelle :

Je dois vous dire que ces deux journées m’ont vraiment bouleversée parce qu’elles se tiennent à Lausanne, en ce jour anniversaire de la mort d’André. J’y vois un signe fort qui me parle d’un temps retrouvé, qui aujourd’hui se dépose sur mon âme tel un pansement. J’avoue que je redoutais ces retrouvailles de l’Antan, et qu’elles ne soient qu’une rencontre de vide et de néant hic et nunc ; mais non, je n’ai pas pleuré, comme je l’aurais fait si j’étais à Goyave, seule face à lui.

Cependant je me dois de vous dire la vérité, qui est que je venais vers vous munie de la formule de Babel en bouclier : « Vous savez tout, mais à quoi bon, si vous gardez des lunettes sur les yeux et l’automne dans le cœur », tandis que vous m’avez apporté une brassée de lilas printanier, mauve et blanc, celui-là même qui se trouvait devant notre maison de Pully. Je l’avoue, je vis à la sensation, comme ces personnes de Dakar qui disent en se saluant : « Est-ce que tu me sens, mon frère ? ». À mon tour de vous saluer aujourd’hui : est-ce que vous le sentez ? Parce que toute l’affaire est là, comme dirait mon ami haïtien Laënnec Hurbon. Mais oui, je sens que vous le sentez, par vos différents regards, thèmes, approches de ce fonds sans fond, truffé de complexités, de richesses et d’énigmes insolubles. Je ressens cette journée comme un hommage secret à l’homme et à l’écrivain.

L’importance de cette ville de Lausanne m’est apparue après l’avoir quittée, car c’est alors que j’ai pu apprécier tout ce qu’elle m’a vraiment donné, tout ce qu’elle nous avait permis de réaliser : Un plat de porc aux bananes vertes, Pluie et vent sur Télumée Miracle, La Mulâtresse Solitude. Il convient également de prendre en compte toutes les notes et nouvelles rédigées dans ces cafés si accueillants, propices à la réflexion, oui, ces mémoires épargnées qui sont pour moi autant de marqueurs qui m’aideront à retrouver la couleur de l’autrefois du temps, qui vous échappe à mesure que vous avancez en âge. Cependant, j’ai été assez surprise de constater que dès mon arrivée en gare de Lausanne, les cafés alentour m’ont immédiatement appelée, et je m’y suis installée, et comme avant, j’ai commencé à écrire, et peut-être bien que j’y choisirai d’y venir lorsque j’aurai à terminer ce travail. Merci à Anaïs Stampfli, à Fanny Margras, et à Keren Mock d’avoir eu l’idée d’organiser ces journées d’étude ici à Lausanne, merci aussi à toutes les intervenantes et intervenants, à Claire Riffard, à Jérôme Villeminoz, à Jean-Pierre Orban et au président de cette université de rêve et à tous les amis qui ont répondu : présents.

La littérature accroche la vie à elle-même et la démultiplie ; elle défie Dieu et les anges. C’est en cela qu’André m’a fait un cadeau inestimable, puisque je le retrouve, vivant, dans ces mots, ses phrases, ses fragments, ses écritures… parce que sans cela, il m’aurait peut-être échappé, qui sait ?...

C’est ce que je voulais vous dire, c’est de cette captation du temps que je voulais vous parler. A toutes et à tous, merci, merci, merci… C’est un air de jazz que j’apprécie tout spécialement.

4Comme sa date, le choix du lieu de ce colloque n’est donc pas fortuit : Lausanne est l’un des lieux qui ont vu grandir l'œuvre de Simone et d’André Schwarz-Bart. Les trois grands projets romanesques du couple d’écrivains se concrétisent entre le lac Léman, les montagnes et les vignobles en terrasse du Lavaux : en 1967, paraît Un plat de porc aux bananes vertes ; en 1972, La Mulâtresse Solitude (février) puis Pluie et Vent sur Télumée Miracle (octobre). Il est aussi possible que ce soit là, sur les rives du lac, que Ti Jean l’horizon ait commencé sa quête, logé dans un coin d’imaginaire de Simone Schwarz-Bart1. En 1964, lorsqu’ils arrivent à Lausanne, André et Simone Schwarz-Bart ont quitté la chaleur de Dakar (où ils ont vécu d’août 1961 à juillet 1962, voyageant régulièrement notamment à Séléki, petit village de Casamance) : la ville offre un havre de fraîcheur, où se retrouve de plus une importante communauté antillaise2, qui rappelle à Simone ses racines et son enfance passée entre Trois-Rivières, l’îlet Brumant et le jardin de fleurs exotiques de son grand-père à Goyave, en Guadeloupe. Le célèbre personnage de Télumée voit le jour alors que l’écrivaine est en exil : apprenant la mort de Stéphanie Pricin, la romancière se sent poussée vers un roman qui ferait honneur à l’âme de cette chère amie perdue3.

5La création littéraire se nourrit de souvenirs, ravivés presque chaque année pendant l’été lors de séjours en Guadeloupe, et de cette vie qui irrigue la ville helvète : ainsi Simone Schwarz-Bart préside la Communauté antillo-guyanaise de Lausanne et organise des soirées où se déploie l’âme antillaise, dans le carnotzet4 de la maison de Pully, mais aussi dans les salles paroissiales, comme en 1973 dans celle de l’église allemande de l’avenue de Villamont à Lausanne. Ils sont proches de l’Institut Maïeutique de Lausanne créé au début des années 1940, par Giovanni Mastropaolo qui accueillait des enfants rescapés pendant la guerre. En dépit de deux déménagements (le couple vit d’abord dans un petit appartement à Prilly, entre 1964 et 1968, où André Schwarz-Bart donnera un entretien télévisé à Cinq colonnes à la une5, puis à Pully, chemin du Fau-Blanc – le nom amusera le couple6 – entre 1968 et 1975), l'œuvre s’épanouit.

6Il n'est donc pas anodin que ces rencontres aient pu avoir lieu à Lausanne (où André et Simone Schwarz-Bart vécurent de 1963 à 1975 – avant de traverser le Léman pour séjourner de 1975 à 1978 à Évian) avant la Guadeloupe, suivant ainsi l'itinéraire géographique emprunté par le couple d'écrivains. Les journées lausannoises ont ainsi constitué un premier temps de réflexion collective, qui sera prolongé en 2024 par un colloque à l’Université des Antilles en Guadeloupe.

2. L’univers composite des Schwarz-Bart

7Le Centre Interdisciplinaire d'Étude des Littératures (CIEL) et la Section de Français de l'Université de Lausanne ont ainsi accueilli les 30 septembre et 1er octobre 2021 ces Journées d’étude autour de l'œuvre du couple d’écrivains, organisées grâce au soutien de la Fondation Michalski en partenariat avec le Département de langue et de littérature françaises modernes de l'université de Genève et l'équipe « Manuscrits francophones » de l'Institut des textes et manuscrits modernes (ITEM) du CNRS. Cet événement a marqué un temps fort dans la recherche sur ce corpus et dans la vie du groupe de recherche fondé en 2017.

8Pour l’organisation des journées lausannoises et la réussite de l'événement nous tenons à vivement remercier ici Claire Riffard (ITEM), Jean-Pierre Orban (ITEM), Anaïs Stampfli (Université de Lausanne), Éléonore Devevey (Université de Genève), Gilles Philippe (Université de Lausanne) et Christine Le Quellec Cottier (Université de Lausanne). Afin de pouvoir faire bénéficier le lecteur de la qualité de ces échanges scientifiques, la publication du présent recueil s’est effectuée grâce à l’implication des membres de l’équipe Fabula et au minutieux travail éditorial mené par Claire Riffard (ITEM), Anaïs Stampfli (Université de Lausanne) et Jean-Pierre Orban (ITEM). Qu’ils en soient chaleureusement remerciés. Enfin, nous tenons à exprimer toute notre gratitude à Simone Schwarz-Bart autant pour sa précieuse participation aux journées lausannoises que pour son soutien au projet de publication et son accord pour la reproduction de sources audio et graphiques inédites.

9À l’image de ces rencontres lausannoises, dans les articles qui suivent, il est question de dessiner les contours des univers littéraires, mais aussi historiques, philosophiques, politiques, religieux et linguistiques sur lesquels se sont formées les œuvres d’André et de Simone Schwarz-Bart.

10L’approche que nous proposons ici est très large, à dessein. Il est effectivement question d’adopter une vision panoramique et transversale sur le parcours littéraire des époux Schwarz-Bart dont les créations relèvent elles aussi de plusieurs genres et disciplines. La perspective génétique est particulièrement fructueuse pour appréhender la richesse littéraire de l'œuvre des Schwarz-Bart. Tout en conservant cette perspective, nous nous appuierons sur d’autres axes et notamment sur l’étude des sources et de la réception pour diriger notre commune réflexion autour de l’entrée en écriture d’André Schwarz-Bart, des influences qui l’ont marqué (nous tenterons de déterminer à quel point la lecture d’ouvrages historiques et anthropologiques a été centrale à son processus de création) et de l’impact qu’a eu sur son écriture la réception houleuse d’écrits autour des persécutions juives. Un tel contexte ne laisse pas indifférent et nous nous attacherons ici à jauger à quel point et de quelle manière l’écriture d’André Schwarz-Bart en a été impactée.

11L’analyse double de l’œuvre des époux a connu récemment des développements importants. Des travaux exploratoires menés en Guadeloupe ont permis d’amorcer la restructuration d'un fonds Schwarz-Bart progressivement déposé depuis 2018 au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France. Ce préalable permet désormais aux chercheurs concernés d'accéder à une partie des archives d’André et Simone Schwarz-Bart et constitue le socle d'analyses renouvelées de ce corpus littéraire. Ce fonds comprend notamment divers manuscrits et tapuscrits, dont ceux du Dernier des Justes (1959) et de Ti-Jean L’Horizon (1979) mais aussi des notes, des liasses, des coupures de presse, des carnets, des cahiers et une bibliothèque entière (environ 1500 ouvrages), des projets d’adaptation et des scénarios. C’est toute la genèse d’une littérature faite de déchirements personnels, d’apories, de questionnements littéraires, qui se déploie à travers ces archives7.

12Le cadre de ces journées a permis d’engager une réflexion sur les sources de l’œuvre articulée à l’étude de leurs traces dans les textes et les avant-textes (manuscrits). Rédigés individuellement (La Mulâtresse Solitude, l’écriture expérimentale du « Kaddish » inachevé) ou à quatre mains (Un plat de porc aux bananes vertes, Hommage à la femme noire), les manuscrits dévoilent, dans le trait d’une rédaction souvent fiévreuse, les secrets de textes sur la Shoah et sur l’esclavage, où la place accordée à la dimension éthique et humaniste reste fondamentale. Au travers de la douleur, de la perte, des épreuves de la vie, des visions d’horreur mais aussi du chant et de la prière, cette littérature potentielle sonde le sens de l’écrit allant d’une créativité bouleversante à la destruction absolue.

3. André Schwarz-Bart et ses contemporains : témoignages, archives et réception

13Ces actes sont introduits par le témoignage de Francine Kaufmann, qui a joué un rôle fondateur dans la recherche sur les époux Schwarz-Bart. Elle a longuement échangé avec le couple et a contribué à la mise en valeur de leurs œuvres. À la mort d’André Schwarz-Bart en 2006, Francine Kaufmann inventorie, rassemble et restructure une grande partie des manuscrits pouvant être publiés. La chercheuse livre ici un témoignage personnel illustré et détaillé sur ses interventions dont elle détaille les objectifs et les modalités. Cette contribution permet d’avoir une première vue d’ensemble sur l’état des archives d’André Schwarz-Bart avant leur transfert à la Bibliothèque nationale de France.

14Pour saisir le contexte dans lequel s’inscrit l'œuvre d’André Schwarz-Bart, il importe d’observer les réseaux d’inter-influences dans lesquels l’auteur a baigné. Cette entrée en matière dans les univers d’André Schwarz-Bart est amorcée par Nelly Wolf qui a mené une étude comparée de la réception des Eaux Mêlées de Roger Ikor (1955) et du Dernier des Justes d’André Schwarz-Bart (1959), tous deux lauréats du Prix Goncourt. Cette consécration institutionnelle n’a pas épargné aux deux auteurs une véhémente critique dans la presse juive qui les juge trop approximatifs dans leur approche du judaïsme. La chercheuse analyse les attentes du public et de la critique confrontée à la spécificité d’un roman juif français. André Schwarz-Bart, qui a participé à la critique des Eaux Mêlées, n’est sans doute pas insensible à ces questions qui vont guider la rédaction du Dernier des Justes. Influencé par sa lecture des Eaux Mêlées, il se distingue avec son roman de la démarche d’Ikor.

15Comme Nelly Wolf le rappelle, André Schwarz-Bart retrace, dans une fiction modelée par la légende des Justes, la longue tradition antisémite européenne, qui culmine avec la Shoah. Il a effectivement osé écrire une fiction autour de l’indicible des camps d’extermination, alors que ses contemporains survivants se sont plutôt livrés à des témoignages sur leurs expériences des camps de concentration. En cela, André Schwarz-Bart se distingue de David Rousset, de Robert Antelme ou encore d’Élie Wiesel. N’étant pas témoin direct, le romancier explore une écriture de l’anéantissement, celle de l’absence de traces. Sa démarche est ainsi proche de celle de Claude Lanzmann qui, avec Shoah, « tentera de capter [la mort] en filmant les lieux vides, en les donnant à voir comme de véritables non-lieux », selon les termes de Maxime Decout dont la contribution situe les particularités du Dernier des Justes et de L’Étoile du matin au sein de la littérature de la Shoah. L’originalité de la démarche d’André Schwarz-Bart réside dans le recours à la création fictionnelle pour aborder certaines données historiques. Si l’écrivain souligne à la fin du Dernier des Justes que « ce livre est une fiction » (p. 427), il déchaîne pourtant la critique, qui souligne les erreurs factuelles, linguistiques, culturelles dans le roman. Elle juge aussi le thème traité trop grave pour être déplacé vers le fictionnel. L’univers que dépeint le romancier est, cela dit, ancré dans le réel merveilleux des croyances et légendes juives qu’il est tout aussi capital de garder en mémoire.

16Là réside l’un des principaux intérêts des romans d’André Schwarz-Bart, comme le suggère Linemarie dans l’épilogue de L’Étoile du matin : il s’agit « non pas [d’] écrire un livre, mais [de] demeurer en contact avec les disparus, leur ménager un espace de vie sur la terre » (p. 251).

4. L’œuvre en mouvement : génétique d’un texte sans limites ?

17Un point commun rassemble les travaux des jeunes chercheuses Fanny Margras, Catherine Rovera et Keren Mock : toutes s’intéressent à la genèse du texte et aux processus propres à une formalisation de l’écriture à travers l’étude d’aspects spécifiques de l'œuvre du couple. Auto-référencement, glissement de sens, partage textuel, éclatement des registres littéraires, hétérogénéité des usages d’un texte : l’écrit n’est jamais conçu comme réductible à un texte. Sans cesse déplacé, au contraire, il est la matière même d’une utilisation multiple. Le monde interne de l’auteur est toujours situé à la frontière de la littérature et du biographique, du réel historique et de l’imaginaire, c’est-à-dire, fondamentalement dans la recherche d’une forme.

18L’étude approfondie menée par Catherine Rovera des notes sur l’esclavage d’André Schwarz-Bart montre avec une grande acuité ce qui caractérise les documents de l’avant-texte. L’archive dévoile l’important degré de liberté que s’accorde l’auteur dans son travail préliminaire de la rédaction du livre La Mûlatresse Solitude : « le document de travail est une zone trouble ou grise aux contours diffus, aux frontières mouvantes, et les notes sur l’esclavage en sont une parfaite illustration ». Déplacements et croisements textuels engagent à une réflexion sur un style qui non seulement se modifie au gré des genres littéraires mais dont les composantes toucheraient de manière inhérente à l’unité du texte avec un éclatement de ses frontières et de ses caractéristiques littéraires propres. Toutefois, ces métamorphoses ne s’appliquent pas au texte seul, puisque le personnage de Solitude deviendra l’objet même de la transfiguration.

19Dans l’œuvre des Schwarz-Bart, le récit sur Solitude n’est pas univoque. Personnage de fiction ou sujet de l’histoire : il ne s’agit pas de trancher mais de constituer une figure à partir de bribes de documents historiques et anthropologiques. À la source de trois textes écrits individuellement ou à deux, l’intérêt pour Solitude perdure même après la publication de l’ouvrage éponyme d’André Schwarz-Bart et de Pluie et vent sur Télumée Miracle par Simone Schwarz-Bart, la même année, en 1972. Le volumineux Hommage à la femme noire (1988-9) en six volumes marque un tournant dans l’écriture du couple. Par l’étude de l’entreprise magistrale, Fanny Margras s’attache à problématiser le concept d’encyclopédie, dont la tradition remonte au projet d’envergure mené à la période des Lumières. Mettre les femmes noires, leur parole, leur vécu au cœur de l’écrit permet de passer outre l’ethnocentrisme. En glissant d’une forme à une autre, en étendant les limites, le texte n’a plus d’appartenance propre : il peut être réutilisé pour être disséminé dans plusieurs textes publiés.

20La thématique du franchissement des limites est présente dans un vaste projet littéraire conçu par André Schwarz-Bart pour aborder la Shoah. Si un fonds d’archives se distingue d’un fonds de bibliothèque, l’œuvre « Kaddish » de l’écrivain demeure encore énigmatique : son secret reste encore enfoui dans les milliers d’ouvrages de la bibliothèque d’André Schwarz-Bart déposés à la BnF depuis 2018. S’appuyant sur son expérience, entre autres, de clinicienne, Keren Mock effectue une analyse des topologies de l’écriture mémorielle par l’étude des différents supports du corpus archivistique de cette œuvre singulière. L’utilisation singulière par André Schwarz-Bart du magnétophone permet de penser à un brouillon qui s’émancipe de l’écrit vers la voix. La chercheuse fait l’hypothèse que « Kaddish » serait « un cas limite » de la génétique et s’interroge : s’agirait-t-il d’un témoignage de l'œuvre comme processus ou du processus comme œuvre ?

5. La Mulâtresse Solitude, figures littéraires : genèses, croisements, porosités

21L’entremêlement de la fiction et de l’Histoire dans le roman La Mulâtresse Solitude est particulièrement mis en valeur par les communications d’Eléonore Devevey et d’Odile Hamot. Les deux chercheuses s’attardent en effet à débusquer dans la trame du récit les apports scientifiques et littéraires qui structurent l’écriture d’André Schwarz-Bart.

22Eléonore Devevey relève ainsi l’importance et la richesse des échanges intellectuels entre l’écrivain, installé à Dakar entre 1960 et 1961, et le milieu des ethnologues (rattachés à l’IFAN, l’Institut français d’Afrique noire de Dakar) – tout particulièrement avec Louis-Vincent Thomas. Mêlant une lecture du long article intitulé « Pourquoi j’ai écrit La Mulâtresse Solitude »8, des avant-textes, des sources contenues dans la bibliothèque d’André Schwarz-Bart et des analyses de détail notamment sur la première partie de La Mulâtresse Solitude intitulée « Bayangumay », la chercheuse souligne la porosité dans la démarche d’André Schwarz-Bart, entre la littérature et l’ethnographie. Elle propose trois pistes distinctes d’exploration de l’œuvre, à commencer par l’observation des traces de « fréquentation active » de la discipline ethnographique par l’écrivain, telle qu’elle se donne à voir dans la fiction. Ensuite, elle s’attache à tisser des liens entre « différence culturelle (le pluriel des cultures) » et « destruction culturelle (la perte des cultures) », des notions d’autant plus centrales qu’elles obligent André Schwarz-Bart à « interroger, de manière réflexive, sa propre légitimité ». Enfin, elle examine l'œuvre comme lieu d’une projection au moyen de laquelle l'écrivain se fait « autre » au cours du processus créateur.

23Odile Hamot, à son tour, s’attache à observer les paratextes du roman qui gravitent autour du récit, de l’épigraphe à la bibliographie qui clôt l’ouvrage, pour appréhender La Mulâtresse Solitude. En affichant ses sources, André Schwarz-Bart fait « acte d’authenticité » et affirme une « vocation à la vérité ». Pourtant, sa démarche se déploie à rebours des écrits des historiens Auguste Lacour, Oruno Lara et Henri Bangou qui, s’éloignent ponctuellement du réel de l’Histoire, peignent chacun à leur tour, une nouvelle anamorphose de ce personnage énigmatique, à mi-chemin entre le réel et le fictif, qu’est Solitude. La chercheuse, réinterrogeant les implications esthétiques des « seuils » (Genette) de l’œuvre, propose alors une nouvelle lecture de l’épigraphe qui ouvre le roman. L’œuvre est lue comme une « tragédie moderne » et la fin de l’héroïne Solitude est comme une fin annoncée, marquée du sceau de la fatalité.

24Né sous le signe de la métamorphose, écrit seul ou à deux, subissant les transformations des histoires individuelles et collectives mais aussi des phénomènes de traduction entre les langues – français, créole, yiddish – l’univers de Simone et d’André Schwarz-Bart est constitué de croisements, de connivences, de secrets partagés et d’autres, jamais dévoilés. Les deux co-auteurs conçoivent l’écriture comme un geste, un véritable acte de protestation, dont l’esprit converge avec celui des révoltes des esclaves, des opprimé(e)s, des prisonniers des camps. Cette lutte pour conquérir la liberté de penser, de vivre et d’écrire, s’inscrit dans un mouvement perpétuel de réappropriation du texte et de l’histoire qui s’observe dans les nombreux brouillons de Simone et d’André Schwarz-Bart consultables dans les archives. En 1967, alors qu’il séjourne à Lausanne, c’est précisément ce lien entre écriture et existence qu’André Schwarz-Bart trace dans son entretien avec Pierre Desgraupes9 :

Il y a, en Occident, en tout cas, dans l'acte d'écrire, une volonté soit d'évasion de la vie, soit de refus de l'existence telle qu'elle nous est faite. Le fait qu'il y ait une souffrance, le fait qu'il y ait des forts et des faibles, le fait que dans un avenir tout aussi éloigné on peut imaginer qu'il y aura la mort... c'est un peu contre ça qu'on proteste, qu'on se bat. (André Schwarz-Bart, 1959).