Colloques en ligne

Jean-Louis Leutrat

Le début et la fin : donner forme à l’incertain (Alain Resnais)

1L’ouverture et le moment terminal d’une œuvre sont stratégiquement importants comme chacun sait, sinon ce colloque n’aurait pas eu lieu. Ils sont d’autant plus importants lorsque l’artiste est connu pour être particulièrement attentif aux problèmes de composition. Ce qui est le cas d’un cinéaste comme Alain Resnais qui a besoin d’une idée fondatrice, une idée de composition générale pour l’œuvre à venir. « J’ai l’impression que la forme doit préexister, je ne sais pas où ni comment, et qu’automatiquement, quand on écrit, l’histoire doit se glisser dans le moule ». Que deviennent, relativement à cette idée-forme, le début et la fin ? Dans quelle mesure expriment-ils une idée et dans quelle mesure obéissent-ils à une forme ? Il est difficile de généraliser, on peut même penser qu’il n’existe que des cas de figure. Les deux sont vrais. Je prendrai pour le montrer l’exemple d’un film dont le début et la fin m’ont intrigué, Mon Oncle d’Amérique.

2Resnais, si on l’en croit, s’est fait un jour cette remarque : « D’habitude on conçoit des films ou des pièces en essayant de faire rentrer des thèses à l’intérieur des personnages ou de l’histoire. Ne serait-ce pas amusant de tenter le contraire ? C’est-à-dire de séparer complètement la théorie de la fiction et de les faire coexister ». Et il ajoute : « Et puisque je m’intéressais à la pensée d’un biologiste, est-ce que ça ne serait pas amusant de rapprocher le discours scientifique d’un biologiste qui a une certaine expérience du comportement humain et le déroulement d’une ou plusieurs histoires quotidiennes. Pour voir quelle espèce d’interaction allait s’établir entre eux ». Cette idée aboutit donc à Mon Oncle d’Amérique (1980), film qui raconte l’histoire de trois personnages et dans lequel un biologiste, Henri Laborit, expose sa théorie. Il ne s’agit pas de confirmer la théorie mais en quelque sorte d’observer comment ces existences peuvent  ou non rencontrer cette théorie. L’idée-forme est donc ici la dissociation et la juxtaposition de la théorie et de la fiction. On la retrouve sous une autre forme avec L’Amour à mort où Resnais dissocie la musique des scènes fictionnelles, et si on avait le temps on constaterait que les conséquences sur le début et la fin sont différentes dans ce dernier film.

3Le projet de Mon Oncle d’Amérique réactivait en Resnais une question ancienne qu’il avait eu à affronter dans les années 1950 avec ses courts métrages « documentaires ». En effet, les interventions de Laborit sont, selon Resnais, « une sorte de documentaire plaqué sur la fiction (et vice-versa) ». Dans l’un de ces courts métrages daté de 1958, Le Chant du styrène, visiblement ce qui l’a « amusé » est « la mise en correspondance de deux éléments différents qui s’interpénètrent sans se mélanger », le commentaire de Raymond Queneau d’un côté et de l’autre la bande image et sa « colonne » musicale. Ainsi peut-on décrire grossièrement ce court métrage comme composé de blocs « documentaires » ou didactiques (avec commentaire) et de blocs « lyriques » sans commentaire, mais avec accompagnement musical. Le début et la fin de ce film sont effectivement remarquables et l’on verra qu’ils « programment » (sans doute involontairement) ceux de Mon Oncle d’Amérique.

4Le générique par ses couleurs et la disposition de ses cartons évoque un dessin animé ; il est accompagné d’une musique réminiscente de la comédie américaine. A priori, ce n’est pas le générique d’un « documentaire ». Resnais commence donc par proposer un de ces mélanges sucre et sel qu’il affectionne. En outre, le générique génère. Il donne le « la ». Ce premier début est suivi de l’inscription de quatre vers de Victor Hugo et de leur lecture sur un ton de chuchotement fiévreux. Il s’agit d’une strophe extraite du premier poème des Voix intérieures, « Ce siècle est grand et fort … », donc encore d’une ouverture, d’un second début. Aux paroles de Hugo entendues (lues) et vues (« Les germes dispersés dans la nature entière Tremblent comme frissonne une forêt au vent ») succèdent des « arbres » en matière plastique, des formes sommaires comme dans un dessin d’enfant. C’est le début d’une séquence (un troisième début) se développant pour elle-même, accompagnée par une musique très différente de celle du générique, l’accent étant mis visuellement sur les couleurs vives et les figures géométriques servant de fond aux objets exposés. Vient ensuite l’attaque du texte de Queneau (un quatrième « début ») avec sa parodie de Lamartine et l’invocation noble à un objet trivial, la matière plastique. Le « héros » de cette « histoire » (le bol) est enfin présenté par trois plans de plus en plus rapprochés. L’attribution d’aïeux lointains ou d’une histoire exemplaire à cet objet est évidemment bouffonne. Queneau reprend un vers désuet (l’alexandrin) et un genre obsolète, la poésie didactique, en insufflant à cette dernière un traitement parodique qui vient renforcer l’effet produit précédemment par le passage du texte de Hugo aux objets en matière plastique ressenti comme nettement ironique.

5À la fin du court métrage un changement de tonalité des images est nettement perceptible : après les couleurs claires, des couleurs sombres (le charbon), des fumées… Cette fin avec son recours aux éléments (l’eau, le feu) semble retrouver la dimension lucrécienne ou héraclitéenne du texte de Hugo relative à « l’aveugle matière ». Les toutes dernières images sont très étranges : on dirait une étendue d’eau frissonnant au passage du vent et le commentaire de Queneau met en avant la notion d’inconnu.

6La plupart des éléments caractéristiques de ce début et de cette fin se retrouvent dans Mon Oncle d’Amérique. Pour ce qui est de la construction : la sophistication de l’ouverture avec sa cascade de débuts – on parlera de débuts « en escalier » ; ensuite, le début et la fin qui semblent se « mordre la queue ». Et pour ce qui est des effets produits : la mise à distance du commentaire didactique ; le personnage principal s’extrayant d’un ensemble confus ; enfin, des « Images inexpliquées » en guise de conclusion.

7Le début de Mon Oncle d’Amérique est en effet tout aussi sophistiqué que celui du Chant du styrène. À la différence qu’il se développe sur une dizaine de minutes et non sur deux. Après le générique, un cœur rouge dessiné schématiquement palpite sur l’écran (il apparaît et disparaît) tandis que la voix de Laborit énonce le principe de toute vie. Ce cœur évoque les dessins d’enfant (comme les arbres en plastique du Chant du styrène) et contraste avec les paroles sentencieuses du biologiste. Il s’agit bien de deux débuts : l’institutionnel (le générique) et le théorique (Laborit pose l’idée générale qui sous-tend sa vision du monde : « La seule raison d’être d’un être c’est d’être, c’est-à-dire de maintenir sa structure, c’est de se maintenir en vie. Sans cela il n’y aurait pas d’être »).

8Ensuite, Resnais présente ses trois personnages « en bloc », d’abord par une mosaïque de photographies plongée dans l’obscurité que parcourt et révèle par fragments un faisceau de lumière. Des voix s’entremêlent, le spectateur n’entend que des fragments de phrases. C’est un troisième début concernant cette fois la fiction (cette mosaïque synthétise toutes les photographies qui vont être montrées – on ne le découvre que plus tard).

9Vient après en effet un long passage faisant alterner des interventions de Laborit et des séquences composées de photographies d’objets. Ces objets renvoient chacun à un personnage, mais là encore le spectateur ne le saura que plus tard. Le passage s’achève par trois photos de fenêtres renvoyant dans l’ordre aux trois personnages, c’est-à-dire à trois milieux différents : la paysannerie, la classe ouvrière, la bourgeoisie. Les moments pendant lesquels intervient Laborit comportent le mouvement et sont accompagnés de musique contrairement aux autres qui sont composés uniquement de photographies (à l’exception des extraits de films cités). Les paroles du biologiste n’ont rien de parodique (ou alors ce n’est pas intentionnel). En revanche, la mise à distance est constante par la nature de ce qui est montré qui ne semble pas appeler un ton si solennel : un jeune chiot hésitant devant un obstacle, une tortue déambulant, une grenouille immobile de face, un poisson rouge faisant demi tour dans son bocal ou son aquarium (ce sont des images de documentaires animaliers)… Laborit pour finir est présenté de la même manière que les autres personnages, ce qui brouille un peu plus sa position : d’abord commentateur tout-puissant, puis simple personnage, et tout compte fait être humain soumis aux mêmes vicissitudes que les autres. En outre, il est bien évident qu’il ne maîtrise que sa parole : il n’a aucune prise sur les personnages de la fiction et les images montrées sur ses paroles ne sont pas des « illustrations » choisies par lui. Après Laborit, apparaît l’île de Logoden. Désormais, chaque personnage entreprendra le récit de sa naissance.

10La fin de Mon Oncle d’Amérique est semblable au début : retour à un animal et à quelques objets déjà vus (sanglier, tortue, vélo, machine à coudre), reprise de la mosaïque (montrée cette fois en entier et de façon très claire), le discours de Laborit s’achevant sur l’île de Logoden. Suit alors la séquence surprenante du Bronx avec ses maisons à l’état d’abandon comme dévastées, six plans accompagnés musicalement (la seule incursion du film en Amérique). Puis, la peinture murale de Alan Sonfist dont on s’approche de plus en plus comme du bol, mais en poussant la progression au plus près du mur de briques. Il ne s’agit plus de détacher un objet mais de le changer de nature par une vision de plus en plus rapprochée. Cette fin, elle-même « en escalier » (par une sorte d’effet miroir du début et de la fin) comporte à l’évidence une dimension énigmatique que l’on trouvait plus brièvement dans les tout derniers plans du Chant du styrène.

11On découvre donc d’un film à l’autre – de 1958 à 1980, du court métrage au long métrage, du « documentaire » à la fiction – plus d’une analogie. Retenons le détournement du commentaire du documentaire traditionnel par le ton parodique de Queneau et par les images accompagnant les interventions de Laborit. Retenons encore la démultiplication des débuts, et le passage de l’indistinction initiale à l’énigme finale qui renvoient certainement à une attitude devant l’existence. Ces caractéristiques ne sont pas celles de l’ensemble de l’œuvre mais d’une partie seulement.

12 Pour le début de Mon oncle d’Amérique, le réalisateur commente : « La caméra cherche d’abord les personnages comme au hasard… » Cette manière de procéder est de fait celle de l’ouverture de L’Année dernière à Marienbad où les personnages émergent progressivement d’une indistinction générale. Mais c’était aussi celle du Chant du styrène puisque des raquettes de tennis, un tourne-disque, des récipients divers, etc. se présentaient à l’image avant que le bol ne s’impose. Le début en escalier peut s’expliquer par analogie avec le fait que le film raconte l’histoire de trois personnages, plus un, le biologiste. Mais puisqu’un tel début est présent dans le court métrage, il faut faire l’hypothèse qu’il est plutôt l’expression d’une (feinte) indécision : « par où commencer ? »

13Dans l’énigme finale s’exprime, je crois, le désir de ne pas conclure, de laisser une fin « ouverte » qui se retrouve dans d’autres œuvres de Resnais (mais pas dans toutes) : Marienbad ne devait pas comporter le mot « fin », la minute musicale sur le noir après ce mot « fin » dans Muriel exprime ce même désir et le spectateur se demande à la sortie de la vision de Hiroshima ou de Marienbad ce que feront les personnages.

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15Resnais a le souci de ne jamais refaire deux fois la même chose, mais il ne peut éviter le retour de schèmes fondamentaux qui reviennent nécessairement avec des variantes. On pense aux plans d’objets du début de Muriel et, dans le même film, à l’effacement final des personnages. En guise de fausse conclusion, je ferai remarquer que par un heureux hasard l’arbre final de Mon Oncle d’Amérique renoue avec l’arbre par lequel avait débuté Le Chant du styrène...