Colloques en ligne

Ganaëlle Lacroix

Lorsque Godot paraît

1Si la période 1950-1960 voit une mutation essentielle du théâtre du second demi-siècle, l'année 1953, occupe, relativement à cette mutation, une place importante. C'est une année pivot : le Nouveau théâtre a fini de naître pour entrer véritablement dans le paysage dramatique ; parallèlement, la première vague de décentralisation se termine, et le T.N.P. trouve sa place. C'est pourquoi j'ai choisi d'étudier une année civile, et non une « saison » telle que la pratiquent la plupart des théâtres, de l'automne au début de l'été suivant : la décentralisation a pour pendant un décloisonnement de la temporalité d'usage du théâtre, pendant l'été notamment - à Avignon, mais pas seulement. 1953 est bien sûr « l'année Godot  » : considérer la première de cette pièce, dont on vient de fêter le cinquantenaire, comme un point aveugle en regard duquel lire la production dramatique de l'année, permet de mesurer l'étendue de la gamme. L 'année 1953 montre des synchronies paradoxales, des contemporanéités de fait et non d'esprit, qui dressent un panorama extrêmement contrasté, de Beckett à Roussin en passant par Anouilh : c'est comme une référence à l'un des grands succès de Roussin, Lorsque l'enfant paraît, qui se joue encore en 1953, qu'il faut comprendre le jeu de mots du sous-titre. Je vais faire un rapide tour d'horizon du paysage théâtral français en 1953 - tendances de la production et état des structures de création - avant de commenter quelques uns des événements de cette année (en termes d'histoire du théâtre, mais aussi selon leur retentissement dans l'actualité de l'époque), en m'appuyant sur la chronologie jointe.

2Le panorama de la production dramatique en 1953 semble extrêmement clivé. D'un côté, un théâtre traditionnel, héritier de l'entre-deux-guerres, constituant la toile de fond sur laquelle s'inscriront les innovations. De l'autre, ces dernières, de nature diverse. Dans le premier cas, les critères esthétique et économique sont liés : cet ensemble constitue le théâtre « qui marche ». Le succès public est alimenté, plus que confirmé, par la sanction des critiques de la presse quotidienne, notamment Gautier pour Le Figaro  et Kemp pour Le Monde, par le biais des comptes-rendus de générales, billets d'humeur plus que véritables analyses. Ce théâtre à succès traditionnel est constitué de deux grands pans, le théâtre littéraire d'auteurs, au premier rang duquel Anouilh et Salacrou, et le théâtre de boulevard. La production de ce dernier est foisonnante, mais relativement homogène, même si peu de dramaturges sortent du lot. Trois générations coexistent : la plus contemporaine, dont Roussin est le chef de file, voit arriver de jeunes auteurs qui signent là leur première ou seconde pièce, tandis qu'on continue à jouer les maîtres de l'avant-guerre. Ce « ménage à trois » générationnel montre la vitalité du genre autant qu'il souligne la perpétuation, dans la continuité, d'un art théâtral d'avant-guerre, et ce malgré les tentatives plus ou moins heureuses de rénovation.

3 Certes, Anouilh n'est pas Roussin. Mais il s'agit dans les deux cas d'un théâtre « bourgeois », au succès assuré par la même presse quotidienne : théâtre littéraire et boulevard honorable partagent au moins une partie de leur public, le lectorat du Monde  et surtout du Figaro . Cette critique promeut une double conception , le théâtre-littérature des grands auteurs et le théâtre-divertissement de la comédie légère « sans prétention ». Au-delà, elle assimile presque ces deux types de productions en usant de critères d'appréciation communs, celui de la « belle langue » et celui du « métier » notamment. Associés à celui du « bon goût » et du sens de la mesure, ils contribuent à édifier une morale à la fois sociale et esthétique. La critique dramatique n'est certes pas confinée à celle des quotidiens en 1953, et nous y reviendrons notamment à propos de la naissance de Théâtre populaire . Mais, déjà, la presse hebdomadaire dépasse cette dimension (contre-)publicitaire, le rythme de parution lui permettant une plus grande distance avec l'événement. Ce faisant, elle s'ouvre au théâtre de recherche, tout en gardant sa place au théâtre « littéraire ». C'est par exemple le cas de la chronique assurée par Jacques Lemarchand dans Le Figaro littéraire .

4 Cependant, le théâtre de recherche constitue un autre monde, vivace et protéiforme. La différence est d'abord générationnelle : de jeunes auteurs, pour un public et des « réalisateurs » plus jeunes eux aussi. En ce qui concerne le « nouveau théâtre » plus précisément, le mouvement est amorcé depuis 1950 (1). Il se joue d'abord confidentiellement, dans les salles « de poche » de la rive gauche. Les débuts sont lents : il n'attire pas le public. La critique balance entre indifférence et indignation. Elle réduit l'« absurde » de ce théâtre à son incompréhensible, Gautier en tête. Ce « théâtre sans action [...], circulaire [...], [qui] brise le système d'attente du spectateur », donne l'impression « de ne pas en être » (2) et peut passer pour une vaste plaisanterie. Mais, en 1953, la phase initiale de mutation s'achève, les nouveaux dramaturges sortent de l'ombre, même s'il faudra attendre la fin de la décennie pour qu'ils soient consacrés. Trois nouvelles pièces d'Adamov et une de Ionesco sont créées, mais c'est surtout l'année du « choc » Godot , institutionnel autant qu'esthétique, puisque c'est le premier succès public de ce théâtre, immédiatement et sans la moindre publicité. L'expression attendre Godot finira même par entrer dans la langue. La réception critique est également très bonne, et c'est la concomitance de ces deux types de sanction qui fait de l'événement une étape majeure dans le développement du « Nouveau théâtre ». Tous les critiques, ou presque, mettent l'accent sur l'insolite de la pièce, mais ils ne crient plus au canular : cette fois-ci, « c'est du théâtre ». Les pairs de Beckett, également, le reconnaissent pour un des leurs, et des plus brillants.   Si la part de ce théâtre dans l'ensemble de la production reste marginale en 1953, l'époque commence néanmoins à s'ouvrir aux innovations, et ces auteurs à se faire une place.

5 Le renouveau à l'ouvre met également sur la scène des auteurs tels que Ghelderode, Pichette, Dubillard, qui en constituent d'une certaine façon les franges poétiques, même si c'est selon des modalités très diverses, et même si ces écritures sont pour certaines antérieures au « nouveau théâtre » proprement dit. La nature du « théâtre poétique » en 1953 ne laisse d'ailleurs pas d'être problématique. Il oscille entre une réactivation qui doit notamment au surréalisme, représentée par ces marges, une lignée poético-philosophique qui lorgne vers le théâtre « bourgeois » comme vers l'avant-garde (Audiberti), une tradition littéraire qu'alimente la création posthume de pièces de Giraudoux, et une certaine « contre-tradition », si l'on peut parler ainsi de Claudel, créé tardivement comme on le sait, et en 1953 encore par Barrault. Celui-ci, en mettant à la fois Claudel et Giraudoux à l'affiche de Marigny, donne un bon exemple de son éclectisme tout en se faisant représentatif de cette nébuleuse qu'est le théâtre poétique en 1953. Significativement, l'adjectif poétique  prend des sens très divers sous la plume des critiques, signifiant aussi bien la continuation d'un art dramatique de texte, littéraire, que l'aspiration à de nouvelles expressions, spécifiquement théâtrales.

6 Si l'on voulait malgré tout trouver un dénominateur commun à l'ensemble de la production théâtrale, ce serait sans doute celui de l'auteur, et du texte. Le théâtre littéraire imprègne encore fortement la scène française, et nombreuses sont par ailleurs les adaptations de romans. Mais le règne d'un théâtre d'auteurs emprunte aussi des voies plus originales. En particulier, un rapport fécond au répertoire est instauré par la nouvelle génération de praticiens, qui l'élargissent ou le revitalisent par le biais de reprises innovantes : par prudence parfois, pour contrebalancer une programmation audacieuse, mais surtout par goût de l'éclectisme et par conviction. Au-delà, le renouveau théâtral lui-même met au premier plan l'auteur et le texte. Paradoxalement, certes, puisque ici le théâtre cesse d'être considéré comme un des territoires de la littérature, la partition textuelle y acquérant sa spécificité, qui lui fait contenir en germe la représentation. Cependant , c'est bien à partir du cour même du langage, en crise, que se fait la subversion. Par ailleurs, il s'agit avant tout de l'avènement d'une nouvelle génération d'auteurs. Le rôle des metteurs en scène est essentiel, mais surtout en tant qu'« animateurs », découvreurs et promoteurs infatigables de nouvelles expressions.

7 La mise en scène est donc épurée dans les théâtres de poche. Au-delà de la prééminence du texte, il s'agit plus généralement de rompre avec le « décorativisme » pratiqué par le théâtre commercial. C'est d'ailleurs un point commun entre la rive gauche et le T.N.P. des débuts ; mais, à Chaillot, le dépouillement répond à un idéal de transparence (les « régies »), alors qu'au Quartier Latin il s'agit de mettre en place une nouvelle poétique de l'espace fondée sur la littéralité, bien que minimale : l'arbre de Godot  constitue le seul élément de décor, mais c'est un arbre « réel », qui se couvre de feuilles au second acte. Mais le dépouillement de la mise en scène rive gauche obéit aussi à des impératifs économiques. Si tous les facteurs inter-agissent nécessairement au théâtre, c'est encore plus le cas ici. Le facteur économique, contraignant la taille de ces salles, commande dans une certaine mesure le spectacle : des pièces à texte, au personnel réduit, jouées dans une mise en scène dépouillée.

8Si l'auteur et le texte constituent en un sens un dénominateur commun à l'ensemble de la production, l'examen des conditions matérielles de la pratique met en effet bien plutôt l'accent sur des divergences profondes. Apparaissent de nouveaux usages du théâtre, un nouveau rapport au fait théâtral comme acte social.

9 La vie théâtrale parisienne montre une forte opposition rive droite / rive gauche. Les premières salles de la rive gauche sont fondées sur le refus du théâtre commercial représentées notamment par les grandes salles de boulevard de la rive droite (Nouveautés, Ambassadeurs, Variétés, Gymnase, Madeleine, Renaissance, Michodière, Potinière.), solidement implantées, parfois depuis le IInd Empire. Le directeur (souvent la directrice) est un personnage puissant, même si généralement ce n'est pas lui qui assume les risques financiers. Le cinéma empiète sur le terrain du boulevard, mais ces salles se portent plutôt bien (au moins les plus célèbres). Depuis l'avant-guerre, de vastes empires se construisent sur plusieurs générations, souvent dans des familles de comédiens ou de dramaturges.

10 De l'autre côté de la Seine, de toutes petites salles, qui connaîtront un développement foisonnant dans la suite de la décennie : mais c'est autour des premières (fondées depuis l'après-guerre jusqu'en 1953-1954 justement) que la dynamique sera la plus féconde. Les directeurs de ces salles (Huchette, Poche, Noctambules, Quartier Latin, Babylone) semblent, paradoxalement, avoir pour point commun avec ceux du boulevard de ne généralement pas produire les pièces. Mais ici, pas de producteur privé pour assurer les dépenses : c'est à l'auteur et au metteur en scène que revient la tâche de réunir les fonds. Ils s'investissent eux-mêmes financièrement, comme, souvent, les comédiens. L'aide à la première pièce (que reçoit Godot ) est difficile à obtenir et de toute façon largement insuffisante. On limite les frais de mise en scène, mais il faut au minimum pouvoir payer la location d'une salle pour la durée minimale légale (30 représentations d'affilée). Ces petites salles bon marché, qui sont à l'origine des magasins, cinémas ou night-clubs, et où l'on ne joue d'ailleurs pas que l'avant-garde, sont autant de lieux d'accueil passagers. Il est rare que les animateurs-metteurs en scène soient directeurs de salles, même si l'itinéraire de certains est intimement lié à un théâtre (en 1953, Vitaly vient de quitter la Huchette, dont il était directeur artistique, pour le Théâtre La Bruyère). Et, lorsque c'est le cas, on est bien loin des empires commerciaux de la rive droite. Ainsi, l'éphémère Babylone est une coopérative : Serreau n'y est pas seul maître à bord.

11 Cependant, malgré ce clivage socio-esthétique fort entre les deux rives, des points de passage demeurent, à plusieurs niveaux. La règle rive gauche - petite salle ­avant-garde versus rive droite -grande salle ­ théâtre commercial ou traditionnel souffre d'abord des exceptions, dans les deux sens : la rive droite compte notamment deux théâtres de poche, le Nouveau Lancry et surtout le Studio des Champs-Elysées, dirigé depuis la Libération par Jacquemont, qui y fait jouer aussi bien des comédies musicales que l'avant-garde. Plus généralement, les répertoires se croisent entre rive droite et rive gauche. Beaucoup de théâtres de la rive droite, hormis ceux qui se consacrent exclusivement au boulevard, ont une programmation très mêlée, qui s'explique certes, pour une part, par le fait que ces théâtres mettent à l'affiche « ce qui marche » - peu importe quoi (les ouvres ne sont jouées qu'une fois consacrées) -, mais qui n'en est pas moins significative d'une certaine circulation du théâtre. Au-delà, il reste, rive droite, quelques derniers vrais directeurs privés : ils sont rares, tant les animateurs, soit se tournent vers la rive gauche, soit, dans une moindre mesure en 1953, participent au mouvement de décentralisation en province. Ce sont eux qui assument les risques financiers. Ils sont directeurs du lieu, mais aussi d'une troupe, fidèles à l'esprit du Cartel et de Copeau. Barsacq entretient la réputation mythique de l'Atelier. Au théâtre La Bruyère et à Marigny, Vitaly (venu de la Huchette) et Barrault, sont deux directeurs éclectiques, deux passeurs, entre les deux rives, entre les classiques et les modernes et, pour le second, entre les arts.

12 Autre point de passage : entre la rive gauche et le T.NP. des débuts. Les pratiques, bien que fortement contrastées, semblent au départ entrer en résonance plus que s'opposer. Mais il s'agit plus ici de refus et d'ambitions partagées que d'une circulation effective : même rejet radical du théâtre commercial, du « décorativisme », de l'illusion réaliste, même respect du texte, mais aussi intérêt commun pour la création contemporaine. Les nouveaux auteurs ne sont pas étrangers à Vilar : il les a montés rive gauche avant le T.NP. et tente de les imposer à Chaillot. Cependant, cet intérêt ne sera pas véritablement concrétisé : ils ne remplissent pas l'immense salle (2700 places) - ce ne sera pas non plus le cas au futur T.NP.-Récamier, théâtre d'essai. Au-delà, si l'on reproche à Vilar de privilégier les classiques aux modernes (et l'attention qu'il porte au répertoire est indéniable), ce sont bien plutôt les contemporains qui se détournent de lui - hormis Anouilh qui, encensant également Godot, fait la preuve de son ouverture d'esprit et de son sens du théâtre.

13 En 1953, il y a peu de temps que Vilar est à la tête du Théâtre de Chaillot, qui reprend son nom de Théâtre national populaire (3), puis devient le T.N.P. C'est Jeanne Laurent, directrice des spectacles au secrétariat d'Etat aux Beaux-Arts, qui lui a proposé cette direction : après la V e édition d'Avignon (1951), qui voit l'arrivée de Gérard Philipe (4) et l'accession du festival au succès. Il s'agit donc d'accommoder Avignon à Chaillot, et non l'inverse : mouvement retour de la décentralisation, qui lui donne pourtant un nouvel élan alors qu'en 1953, elle marque un temps d'arrêt. En effet, malgré la renommée d'Avignon après des débuts difficiles, qui fait essaimer de nombreux festivals, la vie théâtrale reste majoritairement parisienne. Les animateurs de ces festivals viennent de la capitale (5). Les pièces qui y sont créées le sont avec moins de succès que leurs éventuelles reprises parisiennes. Au-delà, plus que par ces festivals, l'essentiel de la vie théâtrale provinciale est constitué par les tournées des productions parisiennes - celles de la Comédie-Française, et surtout celles des « tourneurs » privés (Galas Karsenty), qui jouent les classiques pour un public scolaire, et les succès commerciaux des saisons passées. L'avant-garde a d'ailleurs aussi ses tournées : celles du Théâtre d'aujourd'hui, fondées en 1953, jouent Godot , notamment dans les Centres dramatiques nationaux. En réalité, donc, ce système de tournées ne sert en rien un mouvement de décentralisation, et conforte au contraire le rayonnement du théâtre parisien. Les activités du T.NP. hors Chaillot, en province et (grande) banlieue, constituent la seule exception - notoire, cependant. La décentralisation au sens strict marque le pas en 1953, après que cinq C.D.N. ont été créés depuis 1946 : la Comédie de Saint-Etienne (Dasté, 1946), le Centre dramatique de l'Est (Pietri puis Clavé, 1946-1947), celui de l'Ouest (Gignoux, 1949), le Grenier de Toulouse (Sarrazin, 1949) et la Comédie de Provence (Baty, 1952). Jeanne Laurent, qui a concrétisé une ambition datant de Gémier et Copeau, a été officiellement appelée à d'autres fonctions à la fin de l'année 1952, en réalité victime indirecte des attaques subies par Vilar. Si c'est bien elle qui a initié une politique culturelle en subventionnant ces centres, c'est surtout la seconde phase, à partir de 1959-1960 et à l'instigation de Malraux, qui permettra un véritable développement du théâtre hors Paris.

14 La diversité géographique et économique des conditions de la pratique est sous-tendue idéologiquement. L'inscription du théâtre dans la société se fait selon des modalités et avec des enjeux radicalement différents. Dans le théâtre commercial bourgeois, pas de véritable interrogation sur la fonction sociale du théâtre. On ne dépasse pas, au maximum, l'ordre des thématiques (sujets « de société »), et de plus sans réelle subversion : le dénouement conforte l'ordre établi, à l'image de cet immuable théâtre de la « sécurité ».

15 Au-delà, le rapport au public, qui constitue le théâtre comme fait social, diverge radicalement selon les pratiques. La socialité bourgeoise perpétue une conception désuète de la sortie au théâtre comme occasion de dépense et d'exhibition de la dépense. Ce cérémonial de la soirée se réalise pleinement dans l'architecture des salles à l'italienne - voir et être vu. Le rapport spectateurs-comédiens est fondé sur la distance du vedettariat - autant de rites que mime, d'ailleurs, le cinéma pour les classes populaires. A l'inverse, le T.NP., mais aussi les théâtres de poche rive gauche, inventent, chacun à leur manière, un nouveau rapport au fait théâtral comme acte social. A Chaillot, à Avignon ou dans les autres festivals, le cérémoniel demeure, mais sur le mode du « festuel » (6) - mi-festif, mi-rituel. La représentation acquiert une véritable dimension collective. Cette invention d'un nouveau mode d'être du et au théâtre est cependant loin d'être coupée de tout héritage. Ces usages neufs reprennent ce que prônait Copeau. La salle de Chaillot, immense, carrée, dépouillée, s'oppose aux théâtres à l'italienne et met fin à l'inégalité de placement - sans même parler des représentations en plein air. Le théâtre « service public » affranchit la représentation de ses « surcharges mondaines » : disparition du pourboire, gratuité des vestiaires et des programmes, etc. La distance du vedettariat est remplacée par des « dialogues » spectateurs-comédiens. Surtout, on instaure le système des abonnements (et des avant-premières), qui permet de passer outre la médiation de la critique (notamment quotidienne) et ses dérives (contre-)publicitaires : au T.NP. (Association des amis du Théâtre populaire), mais aussi dans les théâtres de poche (Club des amis du Babylone).

16 Nouveau rapport au public, mais plus généralement nouveau public. Le T.N.P., théâtre national, est subventionné, ce qui lui permet de vendre ses places à un prix inférieur au coût de revient (7). S'il a bien un public de masse (environ 350 000 spectateurs durant l'année), déjà, en 1953, ce n'est pas un public populaire, mais une nouvelle audience, constituée de classes moyennes, employés, professeurs, étudiants, qui n'est finalement pas si éloignée de celle du Quartier Latin. Les méthodes de recrutement des spectateurs, partagées avec les C.D.N. de province (associations culturelles ou de jeunesse, syndicats), sont essentielles au fonctionnement du T.N.P. S'il n'atteint pas réellement sa cible ouvrière, mais bien plutôt les classes moyennes, c'est sans doute parce que ces dernières constituaient une audience potentielle particulièrement propice : un public qui, sans avoir les moyens financiers du théâtre bourgeois, bénéficie du niveau d'instruction nécessaire à cette ouverture à la consommation culturelle, qui sera la grande entreprise de Malraux, et qu'initie le T.N.P. Une formule inédite associe le théâtre à d'autres manifestations artistiques ou culturelles (concerts, ballets, expositions, conférences, projections cinématographiques). Les marques de convivialité dont le T.N.P. accompagne ses diverses manifestations, apéritifs musicaux ou bal du samedi soir, participent aussi à cette nouvelle socialité théâtrale vécue sur le mode de la communion festive. Avec ce « spectacle total », on est alors bien loin du « divertissement total » dont le théâtre commercial perpétue la tradition, en associant sa production, selon diverses modalités, au music-hall ou à d'autres genres musicaux.

17 L'actualité théâtrale de l'année 1953 est foisonnante : 112 créations, plus du double de pièces jouées, en incluant reprises et succès continus ( voir la chronologie détaillée en fin de document ). Nous allons maintenant nous attarder plus particulièrement sur certains de ces événements. « L'histoire du théâtre s'écrit tous les soirs et la présente saison ne manque pas de nous offrir beaucoup d'enseignements », écrit l'auteur - anonyme - de l'éditorial du n°4 de Théâtre populaire (nov.-déc.). A tout le moins, elle est fidèle à la radiographie rapidement établie.

18 Je passerai sur la création de Godot , déjà évoquée (générale le 3 janvier , première publique le 5). Rappelons seulement l'importance de la pièce, dans l'itinéraire propre de Beckett - sa première pièce, qui est aussi sa première ouvre en français, le révèle en France, alors qu'il n'y était auparavant connu que d'une poignée de lecteurs de Saint-Germain, grâce à Lindon -, mais surtout comme étape décisive dans le processus d'intégration de ce nouveau théâtre au paysage dramatique. Notons d'ailleurs que c'est en 1953 également que paraît le premier volume du Théâtre d'Adamov chez Gallimard. Premier succès public et critique de ce théâtre : l'événement Godot est de taille en termes d'actualité en 1953, mais est-il immédiatement reconnu à sa juste valeur historique - celle que nous lui attribuons ? Dumur dit sentir aussitôt qu'il assiste à un chef-d'ouvre, tandis que pour Dort on ne prend pas suffisamment la mesure de la pièce en 1953 (8). Mais Godot constitue un jalon essentiel plus qu'une révolution : la route sera longue jusqu'à la consécration (9). Quant à l'éphémère salle du Babylone, c'est une des plus représentatives de l'esprit nouveau insufflé au théâtre par ces jeunes animateurs de la rive gauche. Comme le T.N.P., elle se veut un centre pour tous les arts ; son directeur, Serreau, et le metteur en scène de Godot, Blin, sont de ces hommes qui, avec enthousiasme et persévérance, se mettent au service de nouveaux auteurs : l'« accouchement » de Godot aura duré presque quatre ans.

19 On a dit l'admiration des pairs de Beckett : passerelles inattendues avec une production consacrée, qui participent de cette intégration. Au nombre de ceux-ci, Anouilh, mais aussi Salacrou, qui donne en janvier Sens interdit,  et en septembre Les Invités du bon Dieu . Des points de passage se construisent sur le plan de la production comme sur celui de la réception : Salacrou est joué au Quartier Latin, dans une mise en scène d'un autre animateur, Michel de Ré (qui en deviendra directeur dans l'année), tout comme rive droite (Saint-Georges). La programmation du théâtre du Quartier Latin est éclectique : Salacrou y rencontre Ionesco ( Victimes du devoir , février ), plus conforme au répertoire attendu de la rive gauche (on est bien loin du succès de Godo t). Signalons au passage que c'est seulement en 1957 que la Huchette reprendra en duo et en continu jusqu'à aujourd'hui La Cantatrice chauve  et La Leçon.

20 L'éclectisme caractérise aussi la programmation du tout nouveau Théâtre de la Comédie du jeune Planchon (22 ans) à Lyon. C'est peut-être l'événement le plus important de la décentralisation en 1953, bien que la salle ne soit pas un C.D.N (10). Le lieu participe de ce nouveau rapport au théâtre induit notamment par le théâtre subventionné (en se voulant un centre pour tous les arts, en donnant des représentations en plein air, en accueillant de jeunes compagnies, etc.), tout en inscrivant à son répertoire des auteurs caractéristiques de la rive gauche : deux des trois pièces d'Adamov montées en 1953 le sont par Planchon ( Le Sens de la marche et Le Professeur Taranne en mai ).

21 En termes de structures, la nomination de Pierre Descaves  à la tête de la Comédie-Française n'a pas la même importance. Le nouvel administrateur ne fait pas sortir l'institution nationale de la torpeur où elle se trouve depuis la Libération. En 1946, une réforme de ses statuts lui a attribué, en plus de Richelieu, l'exploitation de l'Odéon rebaptisé salle Luxembourg. Le partage des salles est censée correspondre à une distribution des missions, répertoire à Richelieu, création contemporaine à Luxembourg, mais celle-ci n'est pas réellement respectée. Les modernes sont délaissés. Le grand auteur contemporain à la Comédie-Française en 1953, c'est Montherlant (reprise de Pasiphaé  ; on reprend également Le Maître de Santiago  à Hébertot), qui brille au Panthéon des lettres comme en témoigne son entrée en mai dans les Petits Classiques Hachette. C'est le seul contemporain ainsi consacré et Théâtre populaire  (n° 1) se délecte à citer les sujets de dissertation en fin d'ouvrage, tous plus dithyrambiques les uns que les autres.

22 Si la Comédie-Française assure surtout sa fonction de « conservatoire », il est un lieu où le rapport au répertoire est fécond : le T.N.P. L'ambition vilardienne est triple : reprendre des auteurs consacrés, faire découvrir des classiques méconnus, français ou étrangers, créer les contemporains. Ces trois directions sont présentes dans la programmation de la saison de printemps de Chaillot ( février-mai ). Le T.N.P. ne fonctionne en effet pas selon un système de saison unique mais propose deux saisons à Chaillot, une de printemps et une d'hiver, entrecoupées de très nombreuses manifestations décentralisées. Vilar confie pour la première fois le rôle de Lorenzaccio à un homme, Gérard Philipe. Il élargit le répertoire par l'étranger avec Kleist et Büchner : significativement, même la presse conservatrice préfère La Mort de Danton à la pièce d'Obey, que la Comédie-Française crée dans le même temps ( avril ) (11). Enfin, il a créé Nucléa à Chaillot en 1952, reprise en 1953. La pièce provoque la polémique, cependant moins esthétique (long poème en alexandrins) que politique (thème de la menace atomique)   : Vilar est en butte aux attaques dès son arrivée au T.NP. C'est un échec, comme souvent le contemporain à Chaillot.

23 Le T.NP., on l'a vu, modifie les usages et la socialité du théâtre, s'inscrivant dans un cadre plus vaste d'essor culturel à destination de nouveaux publics (dont témoigne aussi le lancement du Livre de Poche en février ). Les « week-ends » organisés pour Noël et le Jour de l'an participent à l'entreprise. Ces mini-festivals reprennent la formule inédite inaugurée par le premier week-end de Suresnes en octobre 1951 (alors que Vilar, déjà à la tête du T.N.P., ne peut encore occuper Chaillot, où se tient une session de l'O.N.U.), en cumulant trois spectacles de théâtre, deux apéritifs-concerts, et un bal.

24 Le théâtre de boulevard, de son côté, associe sa production au music-hall ou à divers genres musicaux, mais dans une optique, bien différente, centrée sur le pur divertissement, et où la consommation culturelle n'a rien à voir. La première de Porgy and Bess ( février ), comédie musicale arrivée de Broadway, est représentative de cette contiguïté spatiale et générique. L'ouvre est créée dans un lieu spécifique (l'Empire), mais de nombreuses autres salles ont une programmation mixte (music-hall et comédie) ou changent régulièrement d'attribution : ainsi le Daunou, où en novembre  se joue la nouvelle ouvre de Dhéry après Les Branquignols.  Le cabaret fournit ses comédiens au boulevard (de Funès ou Maillan ici). Certains librettistes d'opérette se risquent à la comédie légère, tandis que des dramaturges du boulevard, Roussin notamment, s'essaient à la comédie musicale.

25 Les créations de mars , sauf Guitry  bien entendu, montrent la prégnance d'un théâtre « littéraire ». Anouilh a incontestablement plus de « métier » dramatique que les romanciers Green ou Clavel. Le maître de la scène littéraire bourgeoise (et en un sens de la scène tout court) est joué, comme Salacrou, de la rive droite à la rive gauche. Médée , sombre pièce métaphysique, n'en est pas moins un échec cuisant. C'est pourtant grâce à Anouilh (et Aymé) que Barsacq, à la tête de l'Atelier depuis 1940, a connu ses plus grands succès. Sud  de Green ne montre pas le « métier » d'un Anouilh, mais est bien accueillie : c'est justement la pureté d'une langue très littéraire qui fait admettre son sujet, une histoire d'amour homosexuelle sur fond de guerre de Sécession. Il n'y a rien de scandaleux « [à] la hauteur où [l'auteur] se place - qui est celle du cour et non celle du bas-ventre cher à M. Genet [.] », écrit Michel Déon (12). En revanche, Canduela de Clavel (Goncourt 1949) ne réalise pas les promesses des Incendiaires (1946). La tension dramatique disparaît derrière la démesure du verbe et les procédés poétiques, trop sophistiqués pour passer la rampe, surtout celle de l'Ambigu, dont le public n'est pas celui, cultivé, de ces auteurs « littéraires ».

26 En avril  et mai , trois créations d'Adamov : deux par Planchon comme on l'a dit, et l'autre par Serreau ( Tous contre tous ), grâce aux « mardis de l'Oeuvre » (institués en 1948). Certains théâtres louent en effet leur salle, à prix modique, aux nombreuses jeunes compagnies itinérantes : leur jour de relâche, comme ici, ou pendant l'été, période creuse à Paris. C'est le cas de la Huchette, où la compagnie Jacques Polieri donne un Spectacle Ionesco composé de « sept sketchs humoristiques » en août  (13). Ces représentations données en marge de la temporalité d'usage participent à l'instauration d'un nouveau rapport au théâtre, qu'elles dégagent de la contrainte de la « saison » parisienne. Elles constituent en un sens l'analogue de la décentralisation sur un plan temporel.

27 En avril  également, le personnage de M. Hulot apparaît sur les écrans de cinéma. Le burlesque à la Buster Keaton de Tati n'est peut-être pas si loin de l'absurde du Nouveau Théâtre. Plus généralement, l'institution cinéma se rapproche d'un tournant comparable à ce que connaît le théâtre. Si le cinéma-spectacle est encore en pleine heure de gloire, mimant dans ses usages le cérémonial de la soirée bourgeoise au théâtre et lui faisant concurrence, la fréquentation des salles obscures est déjà en baisse. La télévision n'est évidemment pas déjà en cause (60 000 postes en 1953), mais plutôt le désir d'un « nouveau cinéma », particulièrement au sein d'un public jeune et lettré. Il débouchera sur la création en 1955 des cinémas d'art et d'essai, au Quartier Latin comme les théâtres de poche, et avec le même public.

28 Au Babylone, justement, Serreau joue Kaiser  et Dubillard  en mai: la première pièce d'un jeune poète ( Si Camille me voyait ) et un auteur étranger inconnu ( L'Incendie de l'Opéra ). Si les dramaturges étrangers sont présents sur la scène française, et surtout au T.N.P. et rive gauche, l'heure n'est pour autant pas encore à l'internationalisation. Ce n'est que l'année suivante que se tiendra le 1 er Festival de Paris ( Mère Courage ), ancêtre du Théâtre des Nations (1957). En 1953, le représentant de la France au V e Congrès de l'Institut international de théâtre est Benoît-Léon Deutsch, directeur de boulevard (Nouveautés) et grand défenseur de « l'esprit parisien ». Par ailleurs, Beckett, Ionesco et Adamov sont d'origine étrangère, mais francophones. Les audaces du Babylone le conduiront à la faillite après seulement deux saisons d'activité (en 1954, malgré le sursis d'un an accordé par le triomphe de Godot ). Cependant, le théâtre aurait pu connaître le succès : il a reçu dès ses débuts de nombreux manuscrits (même du boulevard !) qui donneront lieu à des réussites ailleurs. Mais, pour Serreau comme pour les autres nouveaux animateurs, il faut ce foisonnement et ce brassage pour que rejaillisse le théâtre. Il faut « briser le cercle infernal des pièces à 300 représentations » (14). Vitalité n'est pas ici synonyme de stabilité, le théâtre n'est pas conçu comme une entreprise mais comme un creuset.

29 Juin  marque la fin de la saison parisienne, mais la vie théâtrale en passe de décentralisation continue ailleurs - au T.NP. notamment. C'est justement ce mois-ci qu'est créé Théâtre populaire, encore intimement lié au théâtre de Vilar. La revue bimestrielle dirigée par Robert Voisin compte dans son comité de rédaction initial Roland Barthes, Morvan Lebesque ou Guy Dumur. Elle témoigne bien entendu dans ses premiers numéros d'un grand intérêt pour l'idée de théâtre populaire, via  des reportages dans les divers C.D.N. et festivals (la question du public ouvrier est posée dès le n°2), mais aussi la publication d'extraits inédits de la correspondance de Gémier (15). La ré-invention du théâtre passe par celle de la critique : la revue ne doit pas être un lieu de promotion de plus, mais une instance de réflexion, pour contrebalancer (plus que remplacer) la critique actuelle. Dépassement du lien critique-publicité (des quotidiens) par la pratique d'une « critique totale » (Barthes), centrée sur les foyers d'animation plus que sur les pièces, une « critique plus lente, plus lourde, et qui agirait plutôt sur les auteurs que sur le public » (Dort) (16). La chronique dramatique coexiste avec des articles « de fond », celui de Barthes sur la tragédie antique (17) par exemple, et avec des textes dramatiques inédits, de Ghelderode, Adamov ou Büchner. Ce foyer de réflexion est en effet précurseur sur bien des plans, et notamment par l'importance qu'il accorde à la dimension internationale du théâtre - qui ne constitue pas encore la donne du paysage théâtral dans son ensemble, comme on l'a dit. Ce n'est que l'année suivante que Brecht se fera véritablement connaître en France (même si Vilar et Serreau l'ont déjà joué (18)), et la revue n'est pas encore considérée comme le temple du « brechtisme » à la française. Mais des articles sont déjà consacrés au théâtre allemand contemporain, et la revue a un réseau de correspondants à l'étranger. Elle accorde également une grande place aux théories de la mise en scène et de l'acteur. Dès 1953, on y trouve un article de Vitez sur Stanislavski (19). Mais, si déjà est en germe la mise en scène moderne, la pratique dramatique telle qu'elle se conçoit ici n'est aucunement en rupture avec un héritage d'avant-guerre. Bien au contraire, elle se place dans la lignée du Cartel (article sur Dullin), faisant en quelque sorte coexister virtuellement les années 20 et les années 70-80, par-delà les années 50. Il n'est qu'à voir la réaction du journal (n°1) au décès de Marcel Herrand, co-directeur des Mathurins, qui survient également en juin . Herrand a co-fondé le Rideau de Paris avec le comédien Jean Marchat, qui reprend la direction du théâtre à sa mort. Pour Théâtre populaire , c'est avec Herrand à la fois le dernier lien avec l'avant-guerre qui disparaît et l'un des derniers directeurs dignes de ce nom. Selon la revue, les deux seuls hommes désormais à « maintenir le théâtre en vie » à Paris sont Vilar et Barrault (ni Barsacq, ni Vitaly).

30 Le Festival d'Avignon est le principal événement de l'été pour le T.NP., même si ce n'est pas le seul. C'est René Char qui, en 1947, a demandé à Vilar d'animer la première « semaine d'art ». C'est un tournant dans la carrière de ce dernier qui a enfin les moyens de ses ambitions, puisque Avignon est subventionné. Si les débuts ont été difficiles, le festival représente désormais un événement incontournable (depuis 1951 notamment). Le festival dure plus longtemps ; en 1953, la VII e édition attire 17 500 spectateurs qui, dans deux « salles » (cour d'honneur du Palais des papes et verger d'Urbain V), assistent notamment à Don Juan  et à La Tragédie du roi Richard II (1947) : des classiques, encore, consacrés ou non.

31 Beaucoup d'événements en septembre et octobre  : c'est l'ouverture de la saison 1953-1954 à Paris. On reprend les grands succès des saisons précédentes, comme Lorsque l'enfant paraît , qui se joue depuis octobre 1951. Roussin enchaîne les succès depuis La Petite Hutte  (jouée 4 ans de suite à partir de 1947). La presse quotidienne porte aux nues ce boulevard rénové, loin du vaudeville représenté par Létraz (deux créations en septembre  et décembre , et deux reprises). On évoque l'originalité du thème (une série de maternités non désirées dans une famille très conservatrice). Pourtant, une autre comédie porte sur le même sujet, et aux mêmes dates (Marcel Franck, Le Congrès de Clermont-Ferrand ) : les thématiques du boulevard sont limitées, ce qui n'en rend que plus sensibles les différences de traitement. Le décorateur de Roussin, Wahkévitch, est, avec Malclès ( L'Alouette  d'Anouilh ), emblématique de ce « décorativisme » rejeté ailleurs : ses décors sont autant de tentatives de restitution d'une époque révolue. On reprend aussi en septembre  la première pièce de Barillet et Grédy, Le Don d'Adèle  : au Théâtre Apollo, analogue intra muros  des « tourneurs », puisqu'on y joue les succès des saisons passées du boulevard, avec souvent des changements dans la distribution. Si les usages du cinéma miment ceux du théâtre bourgeois, en retour, le théâtre de divertissement, qui subit sa concurrence, copie ici ses formules (« salle de seconde exclusivité ») et ses tarifs : le billet est au même prix qu'un ticket de cinéma.  

32 Le tandem Barillet et Grédy, qui crée une nouvelle pièce en septembre , représente entre autres la nouvelle génération vedette du boulevard, aux côtés de celle de Roussin, et de celle des maîtres de l'avant-guerre (on crée de nouvelles pièces de Bernstein (qui meurt en novembre ) ou de Guitry ( mars ), etc.). La production du boulevard, foisonnante, a annexé la catégorie générique de la comédie, qui n'existe plus véritablement en dehors d'elle (20). Chez Barillet et Grédy, la comédie bourgeoise est plus de mours que de situation : là encore, on est loin du vaudeville. On ne manque pas de les comparer aux fameux Flers et Cavaillet : la critique conservatrice semble d'ailleurs toujours chercher à légitimer les auteurs de boulevard en les dotant de pères illustres (pour Roussin, on était allé jusqu'à Molière). La Reine blanche a pour sujet le mariage mixte, entre une fille de concierge de l'île Saint-Louis et un étudiant noir, bien entendu héritier d'un monarque africain. La pièce est pleine de bons sentiments, mais le dénouement est à l'image de ce théâtre de l'ordre établi : la jeune épouse réintègre le foyer parental, et la situation revient - ou presque - à son point de départ. Jamais ne sera apparu sur scène le roi noir de cette reine blanche.  Signalons au passage que cette pièce évoque aussi le contexte international de guerre froide et la menace nucléaire. Il faut que les craintes suscitées soient fortes, pour qu'elles pénètrent même l'univers douillet du boulevard. Mais le traitement de ces thèmes est extrêmement léger : c'est d'ailleurs ce qui assure le succès de la pièce - la presse conservatrice appelle cela le « sens de la mesure ». On est bien loin du scandale de Nucléa à Chaillot.

33 L'automne permet aussi à des pièces créées pendant l'été en province de se confronter au jugement parisien : c'est aussi un trait caractéristique de ce décloisonnement de la vie théâtrale que cette chance donnée par quelques directeurs parisiens méritoires aux troupes de province ou aux jeunes compagnies. Ainsi en est-il de Flaminéo  du jeune romancier Merle, monté par la Comédie de Provence, dernier né des cinq C.D.N. (1952). C'est à Baty, persuadé du rôle essentiel que la province a à jouer, que la Comédie de Provence ou Centre dramatique du Sud-Est doit sa création. Mais Baty vient de mourir (1952) : le metteur en scène et décorateur Douking le remplace, plutôt bien semble-t-il. La troupe a créé la pièce au festival de Toulon en juillet, et fait ici ses débuts parisiens, au Théâtre Montparnasse (où Baty a été remplacé par sa fidèle collaboratrice, la comédienne Marguerite Jamois ). Même si, comme on l'a dit, la décentralisation marque le pas en 1953, les Centres déjà créés sont donc actifs. En particulier, la fin de l'année verra un événement important, le déplacement du Centre dramatique de l'Est de Colmar à Strasbourg ( novembre ) : c'est à cette occasion qu'est créée, sous la direction de Clavé, l'Ecole professionnelle d'art dramatique.

34 La naissance de cette école contribue à l'essor du jeune théâtre professionnel, également représenté par les très nombreuses jeunes compagnies itinérantes, sans statut ni lieu d'accueil fixe. En 1946, un concours a été créé pour les aider. L'édition de 1953 ( octobre ) marque sa reprise après un arrêt de deux ans : la prolifération des jeunes compagnies avait conduit apparemment à une certaine médiocrité des prestations. Mais, pour Théâtre populaire,  le niveau n'est toujours pas très élevé, même si la victoire de Jacques Fabbri semble méritée (21). Il faut noter que, sur les sept finalistes, seule une troupe vient de province (Planchon, qui fera défection). Non pas tant en raison d'une qualité moindre des performances que parce que seulement 6 des 40 candidats de départ n'étaient pas parisiens : la décentralisation a encore beaucoup à faire pour combler le retard de la province sur Paris.

35 Parmi les créations marquantes de l'automne parisien, il y a Kean ( novembre ) : un pirandellisme plus ou moins bien compris imprègne fortement la scène française en 1953, de Sartre à Roussin ou Guitry. Signalons au passage qu'on reprend aussi Huis Clos (1944) et La Putain respectueuse (1946).

36 Mais ce sont surtout deux créations d' octobre  qui provoquent le scandale : Les Naturels du Bordelais d'Audiberti et L'Alouette d'Anouilh. Elles n'auront pourtant pas la même destinée. La pièce d'Anouilh, malgré des débuts houleux, sera un gros succès, rattrapant l'échec de Médée  et convainquant le dramaturge de ne pas mettre fin à sa carrière. Celle d'Audiberti, mise en scène par Vitaly, s'arrêtera après seulement 60 représentations, bien que de nombreux hommes de théâtre prennent sa défense et que l'auteur remanie son texte. Certes, elle pose des problèmes de construction dramatique, alors qu'on loue encore une fois le « métier » d'Anouilh : Lemarchand parle d'« astucieux balancements » propres à « satisfaire toutes les clientèles » (22). Mais c'est sur le terrain politique et non esthétique que la controverse naît. La pièce d'Audiberti met en scène un jeune homme de bonne famille qui perd les jeunes filles de réputation, jusqu'à ce que l'une d'entre elles se pende : son prestige n'en est qu'accru (c'est là que commence l'ouvre). La pièce, qui sera interdite aux moins de 16 ans, prend à parti toutes les institutions, rendues responsables de cette monstrueuse dérive : police, avocats, médecins, écrivains : « il s'agit ici moins de faire le procès d'une jeunesse déboussolée [.] que d'essayer de faire la lumière sur les causes de ce déboussolement [.] » (23). Signalons au passage que, derrière la figure de l'écrivain-maître à penser, Audiberti voit Gide, « mais en plus dur ». Si on comprend le scandale suscité par la pièce, celle d'Anouilh a aussi un sujet explosif : le « phénomène » Jeanne d'Arc et ce qu'il permet de dire sur le thème de la résistance à l'occupant. Le sujet reste très sensible : en mars, on a voté une loi d'amnistie pour les faits de collaboration n'ayant pas entraîné la mort. Là où certains critiques remercient Anouilh de « les veng[er] pendant trois heures de beaucoup d'humiliation et de honte » (24), d'autres l'accusent au contraire de « joue[r] sur tous les tableaux : résistant, [.], antimilitariste [.], antisémite . » (25). La pièce n'en est pas moins un triomphe, qui dépassera la 250 ème  : on peut se demander dans quelle mesure la IV e République ne pardonne pas plus facilement aux auteurs qu'elle a déjà consacrés, dans la continuité de la III e .

37 Quant à Christophe Colomb , il est créé à Marigny avec un grand succès ( octobre ) - plus qu'au festival de Bordeaux, où la compagnie avait d'abord donné la pièce durant l'été. L'itinéraire de Barrault est intimement lié à l'ouvre de Claudel, et marqué notamment par la création du Soulier de satin  en 1943 à la Comédie-Française. Si les années cinquante sont un moment de rupture, elles ne sont pas pour autant coupées de leur héritage : l'avant-guerre n'est pas présente seulement dans le théâtre bourgeois, qui reconduit des formes dramatiques désuètes. Théâtre populaire, qui réagit très favorablement à la création de Christophe Colomb  par Barrault (26), évoque ainsi la découverte par le public  « avec vingt-cinq ans de retard [d']une forme de théâtre qui correspond aussi exactement que possible au théâtre que l'on attend de notre temps » (27). Claudel, comme les illustres devanciers du Cartel, participe de cette modernité radicale et paradoxale à laquelle Théâtre populaire  entend aussi ouvrer. Barrault met également à l'affiche de Marigny une pièce de Giraudoux pour ce début de saison ( novembre ), semblant ainsi contrebalancer une programmation audacieuse par un auteur consacré. Mais Giraudoux est aussi l'auteur du Cartel : la création posthume de Pour Lucrèce  a valeur de symbole, de même que la reprise de Siegfried à la Comédie des Champs-Élysées, dans le lieu même où Jouvet l'avait créée ( janvier ).

38 La compagnie Renaud-Barrault , créée en 1946 après le départ du couple de la Comédie-Française, entre dans sa maturité. Elle a posé ses valises pour une assez longue période (1946-1956) à Marigny, et commence la publication de ses Cahiers  : le premier numéro , très logiquement, est consacré à Claudel, et reprend en particulier des entretiens de 1942 entre le poète et Barrault. C'est l'année suivante que sera inauguré le Petit-Marigny, théâtre d'essai, avec La Soirée des proverbes  de Schéhadé. Mais Barrault, s'il ne joue pas l'avant-garde en 1953, est attentif à la féconde ébullition de la rive gauche, présidant notamment un Comité de Soutien au Babylone (son frère Max fait partie de la coopérative). C'est aussi un passeur entre les différents arts, et notamment la musique : Christophe Colomb  est un « oratorio dramatique » sur une musique de Milhaud, et 1954 verra la création à Marigny du Domaine musical de Boulez. Si tous les champs artistiques et culturels ne sont pas nécessairement synchrones, les phénomènes de renouveau du théâtre et de la musique semblent, eux, en relative contemporanéité, réunis par une entrée tardive dans la modernité. N 'oublions pas, cependant, combien la mutation protéiforme du théâtre du début des années cinquante (entre nouveau théâtre et théâtre populaire), si elle constitue bien une rupture, doit à l'avant-guerre : l'exemple de Claudel est là pour en témoigner.