Colloques en ligne

Dinah Ribard

Professions de foi ouvrières

1Signes et traces d’une rencontre entre l’événement révolutionnaire et la littérature, les discours de Lamartine, d’Hugo, de Sue, de Dumas sur leurs candidatures aux élections de la Deuxième République, et notamment leurs professions de foi, ont été étudiées selon diverses perspectives1. Il est clair que ces textes d’action politique sont aussi des textes d’écrivain, entrent en dialogue avec le reste de leur œuvre2. On s’est intéressé de moins près à ce qu’avaient pu écrire d’autre que des manifestes électoraux, dans leur vie, nombre d’autres candidats à ces élections. Non qu’on n’ait pas vu que beaucoup de ces aspirants à la représentation du peuple souverain étaient des lettrés, bien au contraire. Dans son étude du vaste corpus constitué par les professions de foi pour les élections du 23 avril 1848, le politiste Yves Déloye a établi que des « connaissances intellectuelles », une formation juridique (et médicale) tout particulièrement, des savoirs économiques sont fréquemment revendiqués pour se légitimer par les candidats qui le peuvent ; lorsque leurs titres ne paraissent pas suffisants, précise-t-il, ces candidats appuient l’autorité qu’ils entendent se donner sur leurs publications3. Dans les professions de foi des candidats issus des classes populaires, de la classe ouvrière en particulier, Yves Déloye a moins vu ce type de revendication4. Il a beaucoup vu, en revanche, se définir une légitimité à représenter fondée non sur la compétence intellectuelle, mais sur l’expérience partagée du travail et de la souffrance, sur l’appartenance commune au peuple : ce qu’il appelle le modèle incarnatif de la représentation politique. Que les modalités de la représentation des ouvriers aient pu être discutées, avant 1848, dans la presse et dans la poésie ouvrières, dans de multiples écrits soignés, argumentés, engagés dans la controverse avec auteurs et publicistes adverses, est bien connu5. De ce fait, ce n’est pas parce que nombre de professions de foi opposent légitimité plébéienne et autorité intellectuelle aussi bien que sociale, pour employer des termes utilisés par Yves Déloye mais validés par d’autres études, qu’il est judicieux de reprendre cette opposition dans l’analyse. Les professions de foi ouvrières de 1848, comme celles des candidats Hugo, Lamartine, Dumas, Sue, ou encore Vigny, sont venues s’inscrire dans des œuvres, parfois ; dans une expérience ouvrière de l’écriture et de la littérature, toujours6.

2Expérience, j’y insiste, et non pas forcément pratique. Ouvrier tonnelier à Orléans, Guindey sort du silence pour écrire, parce que d’autres ont écrit, et pour exprimer avec « tout ce [qu’il a] d’âme et d’intelligence » l’accès à la force des mots. Quand on a lu la littérature des ouvriers, et même la littérature sur les ouvriers, on sait comme lui que la légitimité plébéienne et l’autorité intellectuelle viennent ensemble lorsque l’on prend la plume pour écrire la vérité de la société, sous la dictée de son cœur :

Les Candidats qui se sont offerts à vous jusqu’à présent vous ont presque tous adressé ce qu’on nomme une profession de foi ; l’homme en blouse, le vrai travailleur, celui-là seul n’a encore rien dit : cependant, encouragé par l’exemple, entraîné par mon dévouement pour tous ceux qui comme moi souffrent depuis longtemps, je prends la plume, et écrivant sous la dictée de mon cœur, j’espère que vous saurez m’entendre. Mon titre, comme le vôtre, c’est d’être travailleur ; […] Pauvres nègres, pauvres esclaves de la civilisation, pauvres machines humaines, travaillant souvent à notre propre destruction, assez forts pour obéir, trop faibles pour dire nos souffrances, voilà ce que nous étions et ce que nous ne serons plus. Un cri poussé par nos frères de Paris nous a réveillés de notre sommeil léthargique ; le soleil de la Liberté nous a réchauffés et éclairés, et alors nous nous sommes vus tels que nous devions être, c’est-à-dire des hommes nés pour être libres et égaux sur la terre, comme ils sont devant Dieu7.

3Candidat dans l’Ille-et-Vilaine, un peintre en bâtiments de Saint-Malo, Fauchon, déclare au début de sa propre profession de foi que « [n]’étant connu ni comme homme politique, ni comme homme de lettres, je n’ai d’autre recommandation auprès de vous, que mon amour pour la patrie, mon dévouement absolu pour la sainte cause de la liberté8 ». Pour un homme comme lui, ou comme l’ébéniste du même département Julien Carré, dont la profession de foi commence de manière identique, deux voies d’accès à une présence publique existent avec évidence, même s’il n’a emprunté ni l’une ni l’autre : la politique et les lettres, les lettres comme activité fondamentalement politique. C’est de cette évidence, autrement dit du rapport à l’écrit littéraire chez les candidats ouvriers aux élections de la Deuxième République, qu’il va être question dans cet article. Je ne vais pas y procéder à l’étude du sous-corpus formé par les professions de foi ouvrières en continuant à donner des exemples pris dans ce sous-corpus : puisqu’il s’agit de parler d’écriture et de littérature, je vais regarder d’aussi près que possible quelques textes9.

Comment peut-on être plébéien ?

4En avril 1848, une poignée d’ouvriers sont élus à l’assemblée constituante ; il en reste quelques-uns dans l’assemblée législative élue en 184910. Les biographies collectives qui ont immédiatement fait objet de commerce des informations et des discours disponibles sur les neuf cents nouveaux représentants du peuple, qui n’étaient pas tous des hommes nouveaux, ont rassemblé sur ces ouvriers tous les éléments que l’histoire de la Seconde République devait retenir de leur apparition dans la vie parlementaire11. Dès 1848-1849, on le voit à parcourir la Biographie des 900 représentants du peuple à l’Assemblée nationale « par un ancien publiciste », la Biographie des 900 députés à l’assemblée nationale « par une société de gens de lettres sous la direction de C. M. Lesaulnier12 », datée du 19 juin 1848 et éditée pour la seconde fois le 22 août, la Biographie impartiale des représentants du peuple à l’Assemblée nationale, « seule édition complète contenant, non seulement les élections des 4 juin et 17 septembre, mais encore celles de l’Algérie et des colonies, publiée par deux républicains, l’un de la veille, l’autre du lendemain », datée, elle, de novembre 1848, ou encore la Biographie des 900 représentants à la Constituante et des 750 représentants à la législative session de 1849, « seule édition contenant l’adresse de tous les représentants dans Paris », et la Biographie des 900 membres de l’Assemblée nationale constituante « par une société de littérateurs et de publicistes » (1849 également), il est rendu bien clair que ces représentants ouvriers sont pour l’essentiel sages et peu inquiétants. Symboles plutôt qu’acteurs politiques, ils siègent plutôt, notent les commentateurs et les historiens, au centre-gauche qu’à l’extrême-gauche. Aussi bien avaient-ils généralement été choisis pour figurer — pas plus d’un à la fois dans une circonscription — sur des listes républicaines modérées, souvent officieusement dirigées par les Commissaires de la République. Dès 1848-1849 également, et depuis lors, il se dit que ces élus s’étaient d’une manière ou d’une autre élevés socialement ou en tout cas distingués de leur classe, préalablement à leur entrée à l’assemblée. C’était ici « tel contremaître mécanicien autodidacte », pour parler comme Maurice Agulhon (Marius André, de Toulon), là « tel théoricien d’un compagnonnage rénové » (Agricol Perdiguier, élu de la Seine et du Vaucluse), ailleurs « tel portefaix poète » (Louis Astouin, de Marseille13). Autodidacte, théoricien, poète : l’accès à la culture, à la pensée, à la littérature, vaut évidence que ces hommes différents, le contremaître comme le compagnon, s’étaient similairement embourgeoisés.

5Entrer dans un plus grand détail fait comme de juste disparaître l’effet d’ensemble. Or que vaut en réalité l’effet d’ensemble s’agissant d’une vingtaine ou même, pour suivre Raymond Huard, d’une trentaine d’individus14 ? Agricol Perdiguier, par exemple, tout théoricien du compagnonnage qu’il ait été, et poète lui aussi, siégeait à l’extrême-gauche, et c’était en fait le cas d’une dizaine des représentants ouvriers identifiés — dont un Jean Lemonnier pourtant choisi par le Commissaire du gouvernement provisoire à Caen. Si cela signifie bien que la majorité de ces hommes ne siégeaient pas à l’extrême-gauche, la proportion était pourtant notablement plus élevée que dans l’assemblée dans son ensemble. Ce petit nombre d’hommes comptait aussi quelques socialistes, et pas seulement à Paris ; on en trouve à Lyon, autre centre industriel. Continuons avec les poètes, dont la présence remarquée dans les assemblées de 1848-1849 semble tellement manifester l’écart entre le peuple ouvrier et le groupe d’hommes censés l’y représenter. Au nombre de cinq à être connus comme tels, ils sont fort différents les uns des autres. J’ai déjà nommé Perdiguier et Astouin. Catholique nîmois (identité lourde de sens, dans une ville très protestante), Jean Reboul était franchement conservateur, voire royaliste. Il n’était pas, lui non plus, un respectable et raisonnable républicain modéré, ce qu’était bien en revanche Théodore Lebreton, mais pas Jérôme-Pierre Gilland, élu en 1849 représentant de la Seine-et-Marne, alors qu’il avait été emprisonné après les journées de Juin, et qui siégea à l’extrême-gauche.

6Regardons plus attentivement les doutes immédiatement jetés sur l’identité ouvrière des députés-poètes, très présents dans les compilations biographiques dont je me suis servie pour entrer en matière. La Biographie des 900 membres de l’Assemblée nationale constituante par une société de littérateurs et de publicistes, écrit à propos de Reboul : « Né en 1796, M. Reboul est un poète qui mérite d’être comparé à Lamartine, et qui s’est fait boulanger pour n’être pas obligé de vivre de sa plume. Ses beaux vers sont connus de tout le monde. Il vote, à l’Assemblée, avec la majorité15 » (je souligne ; Reboul avait été forcé de devenir boulanger après avoir commencé à travailler comme clerc chez un avoué ; l’ironie dédaigneuse n’a pas besoin d’être commentée). Le même ouvrage présente ainsi Lebreton, représentant de la Seine-Inférieure : « M. Lebreton fut d’abord ouvrier ; il ne savait pas lire alors. Il fit son éducation lui-même, sans le secours d’aucun maître, puis il devint poète. Ses vers eurent du retentissement, et on le fit bibliothécaire. Aujourd’hui, c’est encore un poète ; mais ce n’est pas un homme politique16 ». Le dédain, là encore, vise le poète, le travailleur manuel qui s’est fait connaître comme homme de Lettres, pour parler comme Fauchon. La Biographie des 900 représentants du peuple à l’Assemblée nationale par un ancien publiciste note dans le même sens à propos de Léon Target, élu de la Charente-Inférieure, qu’il « travaille sur le port de Rochefort, comme M. Astoin sur le port de Marseille ; il est vrai qu’il n’est pas poète comme son confrère le Marseillais, mais c’est un homme de haute intelligence, et puis les lois ne se font pas en vers17 ». La courte notice sur Gilland de la Biographie des 900 représentants à la Constituante et des 750 représentants à la législative session de 1849, quant à elle,le qualifie d’« ancien serrurier, depuis longtemps dévoué aux idées républicaines18 ». Ce genre de description, cependant, n’est pas toujours un démasquage. Prenons l’exemple du « confrère le Marseillais » de Léon Target, le « portefaix poète » de Maurice Agulhon dont la biographie collective « par une société de littérateurs et de publicistes » publiée aux éditions — républicaines — P. H. Krabbe fait l’occasion d’un commentaire dénonciateur : « Il paraît que nous aurons désormais autant de prétendus ouvriers que nous avions autrefois de marquis, comtes et barons de pacotille. Vous verrez qu’il faudra une loi pour empêcher les ex-pairs de France de se faire marchands de peaux de lapin19. » Louis Astouin s’était fait connaître par la publication à Paris, en 1846, d’un recueil intitulé Ephémérides, ou loisirs poétiques « par Louis Astouin, ouvrier portefaix ». Élu en 1848, il a clairement contribué à ce que soit écrit dans plusieurs autres compilations parlementaires qu’il était syndic des portefaix de Marseille, et que « le syndic des portefaix, à Marseille, n’est pas un commissionnaire à 75 c. ; mais, en général, et dans le cas particulier de M. Astouin, un entrepreneur de transport riche et considéré20 ». Ce poète-là était certes très modéré politiquement — chrétien, il n’avait pas été soutenu par le comité central des républicains de Marseille, ce qui ne l’empêcha pas, du reste, d’être ensuite un opposant déterminé de Louis-Napoléon Bonaparte, condamné à l’internement en 1852. Mais en effet, il ne devrait peut-être vraiment pas être compté parmi les ouvriers pour venir contribuer à l’effet d’ensemble mentionné plus haut, non par réalisme sociologique, mais par souci de prendre en compte les éléments constitutifs de son personnage politique. À l’assemblée, et certainement à Marseille, la figure originale et puissante de Louis Astouin était celle d’un entrepreneur lettré, habile écrivain du contraste entre l’activité des docks et les loisirs poétiques. Elle nous montre la présence sociale de la poésie.

Lisez mes écrits

7Regardons maintenant la profession de foi adressée par Agricol Perdiguier « Aux électeurs du département de la Seine », datée du 12 avril 184821. Longue de quatre pages, elle campe un tout autre personnage, « menuisier, fils de menuisier » (ce sont ses premiers mots), militant expérimenté de la démocratie et homme de lettres. Il ne parlera pas, dit Perdiguier après avoir indiqué sa profession, de ses « écrits en ce qu’ils touchent au Compagnonnage ; du reste, chacun doit le comprendre maintenant, mon but était d’unir tous les Compagnons par la fraternité ». Il est républicain, enchaîne-t-il aussitôt, fils d’un « capitaine des volontaires en 1792 », vétéran des barricades de 1832, connu depuis lors des « partis » pour sa « prévoyance » qui « passait, aux yeux de quelques-uns, pour de la timidité ». Ce n’est pas en « théoricien d’un compagnonnage rénové » qu’il entend candidater, c’est en tant qu’il a écrit l’œuvre reconnue d’un écrivain ouvrier et républicain, en tant qu’il a renoncé à une carrière de littérateur, pour faire de ses livres célèbres des actes démocratiques :

Depuis, j’ai écrit des chansons, des brochures, des livres22 ; et toujours je fus inspiré par le désir de servir mes frères les travailleurs. Le pouvoir jeta les yeux sur moi ; il voulut me récompenser, ou plutôt, me corrompre. Oui :
En décembre 1844, la croix d’honneur me fut offerte ; je la refusai pour rester libre. Des détails vous seront donnés à cet égard si vous le désirez.
Vers le même temps, je pouvais obtenir, je le crois du moins, un prix Monthion [sic] ; mais il fallait pour cela arracher trois feuillets de mes livres, et trois feuillets surtout des plus favorables aux travailleurs et aux républicains. Je ne voulus pas condescendre à cela, je retirai mes livres du concours, et préférai vivre obscur et pauvre que d’encourir le moindre reproche de la part de ma conscience qui est très sévère pour moi.
Depuis, comme avant, je n’ai point cessé d’agir dans le sens des idées démocratiques, et je ne crois pas qu’il soit possible de me trouver en contradiction avec moi-même, soit dans ma vie, soit dans mes écrits ; je me suis toujours inspiré des douleurs des masses et de la vérité23 […].

8L’exposé des positions que Perdiguier défendra à l’assemblée suit cette présentation de soi en homme politique, lorsque beaucoup — et pas seulement du côté du pouvoir — n’avaient voulu voir en lui que le chantre inoffensif d’une culture traditionnelle. Il commence par le « suffrage universel et le vote direct », « la liberté individuelle », « la liberté d’association et de réunion » et « la liberté de conscience et des cultes », auxquels n’est accordé, en bloc, qu’un court paragraphe très net. Il s’étend en revanche sur la « liberté d’enseignement » qui doit être accordée pour « professer », « éclairer », « instruire » non seulement à « l’élève des collèges ou des séminaires », mais aussi à celui qui « doi[t] son savoir au fruit de ses études personnelles, ainsi que cela peut se voit chez quelques ouvriers persévérants » : la profession de foi prend ici la suite des livres évoqués plus haut, c’est-à-dire du Livre du compagnonnage (publié en 1840), qui contient un court manuel de géométrie, un dialogue sur l’architecture et une réflexion sur le trait (le dessin), autrement dit donne forme écrite, et littéraire, à l’enseignement technique que Perdiguier proposait à Paris. Quatre paragraphes sont ensuite consacrés à « la liberté de la presse et de la parole ». À nouveau, le texte électoral dialogue avec toute l’expérience d’un auteur : « Les systèmes gouvernementaux et religieux, les actes des membres de l’autorité doivent être librement discutés, et blâmés, lorsqu’ils sont blâmables », mais la « jalousie », la « méchanceté », la « liberté de perdre l’honnête homme, soit qu’on se serve de la presse ou de la parole, je ne puis l’approuver ». Trois paragraphes sont ensuite dévolus aux « questions de travail ». Trois paragraphes seulement, pourrait-on dire, puisque Perdiguier évoque successivement ateliers nationaux et associations ouvrières, puis la propriété, qui doit être protégée lorsqu’elle est bien acquise, mais pas plus que « le travail et les travailleurs », et procède enfin à une généralisation : « Oui, il faut faire descendre dans le peuple, l’instruction, l’éducation, le pain, les vêtements, et l’assurance d’une vie confortable. On détruira les vices en détruisant les trop révoltantes inégalités. Il faut que les droits soient égaux pour tous, que la justice soit égale pour tous ; il le faut, et il le faut nécessairement. Le faible, le vieillard, ne doivent point être abandonnés24. »

9Ce manifeste électoral clairement progressiste, souligne Perdiguier en le terminant, n’est qu’un de ses écrits parmi d’autres : « si ma profession de foi vous paraît incomplète, lisez mes écrits : je suis démocrate en politique, je le suis en tout : ils ne recèlent donc point de contradictions de principes ; mes pensées, mes désirs de jadis, sont mes pensées, mes désirs d’aujourd’hui25 ». Une brochure de vingt pages, intitulée Pensées et réflexion extraites des écrits d’Agricol Perdiguier, compagnon menuisier et publiée à un moment ou à un autre après février 48, permettait de lire ses écrits, en effet, c’est-à-dire de bien les lire, avec efficacité. Imprimée par Lacour, comme la profession de foi, elle commence ainsi : « Agricol Perdiguier a traité du Compagnonnage. Mais pendant que le petit nombre des compagnons, faute de le bien comprendre, l’accusaient de faire de la politique et l’en blâmaient sérieusement ; beaucoup d’hommes de progrès dédaignaient ses livres, dans la pensée qu’ils ne traitaient que d’une spécialité, et non de ce qui devait généralement intéresser le présent et l’avenir. Ils croyaient que la politique et les questions sociales étaient complètement exclues de ces livres. Pour le détromper, nous mettons sous les yeux du lecteurs les extraits suivants26 ». À la suite de ce florilège, elle annonce, en donnant un long extrait de sa préface, un ouvrage à paraître par livraisons, De l’origine des peuples, de la marche des idées et des événements, depuis les premiers temps jusqu’à nos jours. Et cette brochure publicitaire est sans doute une autre forme de profession de foi, tout comme la profession de foi invite à lire les autres écrit du candidat :  

Agricol Perdiguier fait savoir à ses concitoyens qu’il a fait d’autres écrits qu’il n’a pas en ce moment sous les yeux, mais que les principes démocratiques l’ont toujours inspiré ; qu’il a écrit un projet de règlement d’association que M. Louis Blanc a eu la bienveillance d’insérer à la fin de son volume de l’Organisation du travail. Agricol Perdiguier travaillait, en outre, depuis deux ans et demi à un ouvrage qui a pour titre : De l’origine des peuples, de la marche des idées et des événements, depuis les premiers temps jusqu’à nos jours. Il avait traité des temps anciens jusqu’à Jésus, et il était prêt à commencer sa publication quand les événements de février ont éclaté. Il croit que ce dernier ouvrage sera son meilleur titre auprès du peuple ; mais ce titre n’ayant pas encore été contrôlé ne peut pas lui être compté27 […].

10La révolution de 1848 a été pour Agricol Perdiguier l’occasion de penser une relecture de son œuvre poétique, philosophique, historique comme celle d’un pasteur, et non plus seulement d’un docteur du peuple28 : elle a été, parmi d’autres choses, une expérience littéraire.

Littérature vécue

11Cette expérience littéraire n’a pas concerné que les écrivains reconnus comme Agricol Perdiguier. La candidature à l’élection partielle du 4 juin du « Citoyen Augustin Morel Ouvrier mécanicien, inventeur du Fulmi-Coton (COTON-POUDRE) » a donné lieu à la fabrication d’une affiche dont ces mots forment le bandeau intrigant : l’invention d’un produit y semble également ou davantage mise en avant que la candidature de Morel. Adressée « Aux électeurs du département de la Seine » et datée du 28 mai, cette affiche affirme : « Citoyens, ce ne sont pas des discours ni des phrases sonores que je pourrais apporter à la tribune, je ne sais pas les faire, mais des idées et des travaux créés dans la solitude et l’oubli. » De fait, à part qu’elle doit être fondée sur des « principes démocratiques », Morel en dit peu sur la forme de gouvernement à la constitution de laquelle il s’estime capable de pouvoir travailler. Il évoque tout aussi rapidement la nécessité de donner de l’emploi à tous puis, un peu moins brièvement, l’« éducation et l’instruction de la jeunesse », qui « doit s’étendre à tous les citoyens Français et sans rétribution, sans regarder à la dépense ». Il n’est pas partisan, et condamne d’emblée la discorde : « Comme une étoile filante, la discorde pourra apparaître parmi nous ; mais elle mourra pour ainsi dire en naissant, laissant toujours une plaie plus ou moins profonde à cicatriser, arrêtant le progrès dans sa marche. » C’est surtout de lui-même qu’il parle, de ces « idées » et « travaux créés dans la solitude et l’oubli » évoqués plus haut :

Vous parler de moi, c’est peu de chose, n’étant pas connu du public. Né à Paris en l’an XI de la République, j’ai été dans la librairie de 14 à 17 ans, apprenti horloger mécanicien de 17 à 21. Alors des connaissances scientifiques et positives sont devenues indispensables à mon existence ; à 32 ans, à force de privations, j’étais parvenu à acquérir cet ensemble de connaissances sans lesquelles les chercheurs et les inventeurs errent dans le vague.
Je partis alors en Espagne pour tâcher d’utiliser ce que j’avais appris, mais la révolution et les malheurs des guerres civiles du pays, ce fléau destructeur, m’ont empêché de prospérer. Avec bonheur je revis ma patrie en 1840, je continuai comme mécanicien à travailler pour exister, particulièrement pour l’industrie de la soie, en suivant toujours les différents cours des sciences, lorsque mes occupations me le permettaient. Mes connaissances en mécanique, physique et chimie m’ont permis de faire plusieurs découvertes, entre autres celle de la transformation de tous les ligneux et particulièrement le coton en une matière capable de remplacer la poudre, que j’ai appelée fulmi-coton.
Déjà le gouvernement de la République m’a fait rentrer dans mes droits que le gouvernement déchu et ombrageux me disputait dans un but de spoliation éhontée, incompréhensible par les jurisconsultes même et toutes les personnes de bonne foi. J’ai donc été forcé d’attaquer, sous l’ex-royauté, le ministre de l’agriculture et du commerce devant le Conseil-d’État.
Voilà, Citoyens, un aperçu de ma manière de penser et de ma vie. Je ne suis pas solliciteur, mon caractère de tout temps républicain a toujours été pour moi une cause de mon peu d’avancement, j’espère qu’à présent les mêmes obstacles ne se rencontreront plus pour les hommes de mérite.

12Le dernier paragraphe du texte à afficher souligne à nouveau les « études pratiques, scientifiques et sociales des choses et des hommes » qui font la légitimité du mécanicien à venir rejoindre le « petit nombre » des « hommes pratiques dans l’industrie » qui ont été élus représentants en avril. S’il appartient bien à une catégorie, celle des « hommes pratiques », des « hommes de mérite » également, Morel ne prétend rien incarner : il a travaillé pour lui-même, « pour exister », pour acquérir des connaissances, pour faire reconnaître ses découvertes. La révolution de 48 lui a effectivement permis, comme il le raconte, de relancer la revendication de la propriété d’une invention (un type de poudre à canon) pour laquelle il avait déposé un brevet en octobre 1846, redéposé en mai 184829. Présentée à l’époque dans la presse scientifique, notamment le Journal de chimie médicale, de pharmacie et de toxicologie, cette invention était réclamée concurremment par plusieurs personnes : le brevet de Morel ne lui avait pas suffi30. Dans les publications entourant les essais de son fulmicoton organisés par Morel, en 1846, pour intéresser l’armée, l’inventeur est désigné comme « ingénieur mécanicien à Paris31 ». Cette qualification sociale n’était pas obligatoirement plus réaliste que celle d’« ouvrier mécanicien » prise sur l’affiche : il s’agit d’une autre manière de désigner adéquatement à la circonstance une identité d’autodidacte, certainement d’entrepreneur. S’il la connaît, Morel ne prétend, pas, en 1848, partager la condition ouvrière. Ce qui m’intéresse ici est l’envahissement de son texte électoral par le récit de sa vie, par l’évocation au passé simple de son expérience des infortunes de l’histoire et de son « bonheur » de revoir sa patrie, puis avec plus d’intensité encore, plus d’acharnement, de son combat inégal contre « l’ex-royauté ». « Déjà le gouvernement de la République m’a fait rentrer dans mes droits » : la lutte pour faire triompher l’homme de mérite se poursuit, mais il faut déjà dire ce que l’événement en train d’avoir lieu a représenté pour lui. Cet inconnu qui savait user de l’écrit mais n’était pas un homme de lettres a trouvé dans la révolution de 1848, dans la candidature à l’assemblée des représentants du peuple, un terrain d’écriture où apparaître en inventeur, où se faire lire travailleur, chercheur, voyageur, acteur dans l’histoire.

13Ce n’est sûrement pas en rédigeant sa très longue et très remarquable profession de foi datée du 31 mars 1848 — où il appelle de ses vœux la fin des professions de foi : « Hâtons-nous d’en finir dès à présent avec la déplorable nécessité des professions de foi, — cette misère des temps où les hommes s’ignorent32 » — que Raymond Brucker est passé d’un engagement radical à des positions diamétralement opposées. Si on le trouve rédacteur d’un journal légitimiste en septembre 1848, il figure encore parmi les partisans de Blanqui fin avril33. Cette profession de foi ne raconte pas seulement, pourtant, la conversion au catholicisme d’un ex-fouriériste, déjà ancienne en 1848, et ici transformée en conversion, pour ainsi dire, des principes républicains et socialistes. Elle raconte également l’abandon de la théorie, de la politique, des lettres, des livres par un ouvrier éventailliste qui était devenu journaliste, littérateur, enseignant (de philosophie) à l’Athénée : « 1848 entreprend une œuvre religieuse par excellence. Il ne s’agit plus de politique, du moins pour les hommes sérieux : la politique ne vaut pas la peine d’une récrimination. Il s’agit de socialisme et de socialisme pratique. Le temps des livres est fini. Les rois se sont en allés, les livres s’en vont34. »

14Ce n’est pas que Raymond Brucker, qui avait été, à la fin des années 1820 et dans la décennie 1830 un romancier populaire prolifique, notamment en association avec Michel Masson sous le nom de Michel Raymond35, n’écrive plus au moment où il pose sa candidature à l’assemblée constituante : bien qu’en effet sa dernière publication remonte à 1844, il a fait paraître plusieurs romans en 1841, après sa conversion qui a elle-même été l’occasion d’une participation, en 1840, à un Recueil de poésies chrétiennes intitulé Branches d’olivier (mais il publie encore la même année une « Marseillaise pacifique » dans le journal fouriériste Le Nouveau monde). C’est, selon lui, et selon lui depuis longtemps, qu’il écrit autrement :

J’étais républicain.
Je vivais dans un atelier.
En 1827, l’on vint m’y chercher au milieu de mes pinceaux d’éventailliste.
Le journalisme accapara ma plume et ma verve dans les luttes qui déterminèrent 1830.
Au signal des ordonnances, je rencontrai mes amis sur les barricades.
L’avortement de la révolution de Juillet me dégoûta, deux ans plus tard, de ce que l’on nommait la politique [italiques dans le texte], et, progressivement, de la misérable frivolité des lettres. L’instinct de l’indépendance me ramenait à la pauvreté.
[…] Le renoncement me plongea dans la solitude.
Les passions m’y poursuivirent comme autant d’énigmes, et m’emportèrent vers les études sociales.
De système en système, ainsi qu’un aventurier, je cherchai la toison d’or du jour, le secret de l’organisation du travail.
[…] Enfin je trouvai le terme de mes pèlerinages.
Le foyer catholique est à mes yeux le foyer constituant des âmes, des familles, des nations et de l’humanité.
L’Église fut le giron de la France.
En dehors du Catholicisme il n’y a pas de fraternité, pas d’égalité, pas de liberté.
Je ne veux pas du mot sans la chose.

Toute profession a ses grâces d’état.
L’ouvrier chargé de famille, et qui ne se fait de revenu qu’au moyen de ses doigts, a sous ce rapport les siennes.
Au rebours de l’homme de lettres que les applaudissements du quart d’heure enivrent, qui volontiers se croit une incarnation du progrès, et que l’oisiveté des riches lecteurs alimente, — l’ouvrier, — grâce à sa pauvreté même, dont les besoins sont quotidiens et renaissants, — est contraint de se rendre à la conquête de la réalité par le plus court chemin. Poursuivi par le passé, précipité vers l’avenir, il compte avec le présent. La théorie, — cette abstraction enchantée, — cet oiseau qui ne pose jamais à fleur du sol, — ne le berce pas de ses chants comme un bel esprit à la mode. Il n’hypothèque pas sa destinée sur les brouillards de l’avenir.
L’avenir est la religion des paresseux.
Il faut nourrir ses enfants.

J’ai pratiqué ma foi. La pratique est la conclusion de la certitude, le besoin imprescriptible du travailleur.
L’organisation du travail est, dans nos capitales, en ce moment, une préoccupation exclusive que chacun poursuit avec feu, mais beaucoup trop en dehors de soi-même, — comme s’il ne s’agissait, en dernière analyse, que d’ajuster, de mettre en branle, et de laisser fonctionner les rouages passifs d’une mécanique, — comme si la vapeur qui fait jouer nos ressorts pouvait se trouver ailleurs que dans les énergies soutenues de notre réflexion et de notre âme.
Tout démontre, au contraire, que l’organisation du travail n’est et ne peut être autre chose que le produit naturel d’une organisation préalable dont le chantier se trouve dans l’intérieur même de notre conscience.
[…] Chacun de nous compte pour le tribut de son propre exemple dans la propagation économique de l’ordre. Ce que nous cherchons en dehors de nous réside en nous. L’exemple est l’éloquence incarnée ; cette éloquence est naïve ; elle agit de l’un à l’autre ; et, dans quelque temps que ce puisse être, les destinées du travail sont proportionnelles aux attractions religieuses des travailleurs.
L’élite de ma famille s’est donc pressée de plus en plus autour de moi. Nous vivons en commun (puisque c’est vivre) des fruits modestes d’un atelier de brochage, qui souffre aujourd’hui de la crise dont gémissent toutes les industries. Parfois aussi, soit à droite, soit à gauche, on m’a demandé des travaux de plus d’un genre. La plume, dans ce cas, est un outil tout aussi bien que le plioir, l’aiguille ou le rabot. À ces travaux mêlés j’ai le bonheur d’en ajouter de gratuits : ceux-là, je les préfère naturellement à tous les autres36 […].

15Ancien homme de lettres, ancien théoricien, ancien autodidacte, Raymond Brucker s’écrit ouvrier, ouvrier même lorsqu’il est écrivain désormais, dans une profession de foi qui donne cohérence, comme on voit, à un parcours sinueux. Son atelier est un phalanstère familial où les travailleurs agissent les uns sur les autres en vertu de leurs « attractions religieuses ». Défenseur du « socialisme pratique », il ne nie pas être membre — en réalité avoir été membre, car il en a été exclu — de la société de Saint-François-Xavier, œuvre catholique à destination des ouvriers. Lui qui ne vit pas de sa plume, et travaille comme brocheur, il ne nie pas non plus qu’il n’est pas un ouvrier comme un autre : « Je n’ai jamais nourri le pressentiment de ma candidature. Je ne me trouvais pas dans le secret des changements à vue qui viennent de s’accomplir. Je les prophétisais, mais sans les croire aussi près de nous. Je n’en ai pas moins posé ma candidature depuis près de 5 ans, quatre fois par mois, ou peu s’en faut, vis-à-vis des ouvriers de Paris. Ainsi, je connais les ouvriers, et les ouvriers me connaissent. Nous nous sommes rencontrés sur un terrain généreux et loyal, dans nos réunions périodiques de Saint-François-Xavier, pépinière d’avenir que l’Église a fécondée de son souffle, au milieu de son asile de paix37. » Mais pour lui aussi, on le voit, la révolution a donné lieu à l’expérience littéraire d’une écriture transformée, intimement retournée à la condition ouvrière.


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16Les textes électoraux de 1848 font voir des histoires avec l’écriture, des politiques de la littérature et des ouvriers, des travailleurs qui ont écrit. Pas toujours pour eux-mêmes, du reste. Dans la collection de ce qui a été imprimé dans l’Yonne pour les élections d’avril, on trouve le texte d’un nommé « Albouy, gendre Bridou, demeurant chez sa mère propriétaire à Passy », qui fait profession de foi pour un autre. Ce candidat, « M. Chateaubourg fil », lui est venu en aide avec une « généreuse humanité », écrit-il, pendant « l’hiver de 1846 » où il était « comme tant d’autres malheureux ouvriers, sans travail et sans pain (et tout le monde sait que le pain valait à Paris 7 sous la livre) », dans une « extrême gêne »38. Il sait, il peut assurer, que plusieurs personnes qu’il connaît à Paris « ont reçu des secours de M. Chateaubourg. » Si le cordonnier poète Savinien Lapointe, dans le même département de l’Yonne, a bien composé, lui, une profession de foi longue et travaillée à l’occasion de sa propre candidature, le journal qui la publie, L’Union républicaine, utilise l’écriture de l’ouvrier pour défendre autre chose que cette candidature. « On dit que toutes les professions de foi se ressemblent : pas toujours, car nous sommes assez heureux pour offrir aujourd’hui à nos lecteurs un document qui, Dieu merci, échappe aux banalités de la forme et de la pensée », déclare en ouverture le journaliste dont le texte encadre celui de Lapointe. « Voici en quels termes notre ami Savinien Lapointe, ouvrier et enfant du peuple, prend la parole. Puisse-t-il être compris de tous ! » Le manifeste de Lapointe ne semble pourtant pas se suffire à lui-même pour être compris, puisque le journaliste explique après lui ce qu’il représente pour son camp : « Nous espérons que pour cette fois on ne viendra pas jeter à notre candidat-prolétaire l’accusation de communisme. » En effet, puisque Lapointe consacre une partie de sa profession de foi à critiquer successivement le saint-simonisme, le fouriérisme et le communisme. Si c’est bien sa sagesse, sa retenue, sa méfiance envers les « théories », ses appels à la patience qui en font un bon candidat aux yeux des républicains modérés qui le patronnent, on voit aussi que ceux-ci font ressource de son écriture et de son talent d’écrivain39. Le suffrage universel a ouvert une fenêtre sur la vie sociale de la littérature