Colloques en ligne

Judith Lyon-Caen et Rebecca Powers

« Ce que la révolution doit à la littérature » : une polémique de 1848

« Quand on m’a dit que ce crime de lèse-civilisation avait été
commis dans un journal, j’ai d’abord refusé de le croire »

1Dans le numéro du 4 juin 1848 de son journal La France nouvelle, Alexandre Dumas publie un article intitulé « Ce que la Révolution doit à la littérature1 ». La liste est longue, de Chateaubriand à Lamartine, en passant par Hugo et Dumas lui-même, qui « a ressuscité devant le peuple son passé », de ce que doit à la littérature la Révolution en cours : « tant de livres qui sont des actions, tant d’œuvres devenues des faits, tant d’idées vaillantes et hardies qui se tenaient debout sur les barricades et combattaient, invisibles, avec les ouvriers comme Minerve avec Ulysse […] ». À cette image frappante, on peut en opposer une autre, forgée quelques années après les faits par un anonyme, candidat au concours lancé par la Société d’agriculture, sciences, commerce et arts de la Marne en 1851 qui avait proposé de réfléchir à « l’influence » exercée par la littérature sur « l’esprit public et les mœurs » depuis 1830 : « Plus d’un gamin de Paris, plus d’un ouvrier fainéant et beau parleur, plus d’un repris de justice incorrigibles sortirent de l’Ambigu et de la Porte Saint-Martin, dans la soirée du 23 février 1848, parfaitement dressés pour marcher […] à l’assaut de la civilisation et de la fortune publique. » Quelques années plus tard encore, Eugène Poitou, conseiller à la cour impériale d’Angers et ardent contempteur de la littérature d’avant 1848, avancera qu’aussi bien les phrases des romans de Sue que les « sinistres applaudissements » reçus par Le Chiffonnier de Paris de Félix Pyat en 1847 se sont transformées, à la fin du mois de février 1848, en « clameurs furieuses2 ». Au cours des années 1850, un récit de 1848 a commencé de s’écrire, qui disqualifie la production littéraire de la Monarchie de Juillet et la révolution de Février dans un même mouvement, et dont on peut trouver la formulation condensée en ouverture du cours de poésie française de Saint-Marc Girardin de 1855 à la Sorbonne : « La Révolution de 1848 n’avait ses causes que dans les fantaisies de la mauvaise littérature, dans les passions érigées en doctrines, dans les odieuses peintures que le roman faisait de la société, aussi n’a-t-elle point duré. 1848, dans notre histoire, ne mérite pas d’être autre chose qu’un accident fatal, sans cause et sans durée. C’est une scène des Mystères de Paris3. »

2Grandiose chez Dumas en juin 1848, pitoyable quelques années plus tard chez les partisans de l’ordre impérial, ce récit de 1848 en révolution littéraire n’est pas sans faire écho à la formule expressive trouvée par Georges Duveau à l’occasion du centenaire de 1848 en 1948 et promise à une longue fortune historiographique4 : « l’illusion lyrique », ou la croyance dans le pouvoir des mots et des discours à changer le monde. Une croyance dénoncée par Marx dans ses articles de juin 1848 pour la Neue Rheinische Zeitung, et déjà mise en cause par Proudhon à la fin du mois de mai, dans un article du Représentant du peuple auquel Dumas avait en fait voulu répondre : « Ce que la Révolution doit à la littérature », selon Proudhon, ce n’est absolument rien, car la « Révolution a été faite malgré » les Hugo et les Dumas, malgré « les aligneurs de rime et les enfileurs de dialogue ». Là où Marx dévoile, à la lumière des journées de Juin, l’âpre réalité de la lutte sociale « où la chose a pris la place de la phrase », Proudhon fin mai prophétise l’échec d’une révolution « provoquée par des avocats, accomplie par des artistes, conduite par des romanciers et des poètes ! » et préconise une stricte séparation des sphères politique et littéraire. À la violence de ces propos contre la « littérature courtisane », toute juste bonne à n’exprimer « de la société que sa nullité […], sa turpitude », Dumas aura répondu en représentant des « gens de lettres ».

3Les pages qui suivent voudraient tenter de saisir les enjeux de cette polémique, entre la fin du mois de mai et le début du mois de juin 1848, mais en se tenant à distance des récits qui, par la suite, ressaisirent la séquence février-juin comme le moment d’une « illusion lyrique » qui se serait fracassée sur la violence de Juin, ouvrant d’une part sur un lent effritement des espoirs d’émancipation collective et d’autre part sur une ère de désenchantement, creuset de la modernité littéraire. Quand Dumas répond à Proudhon, tous deux sont en campagne pour les élections complémentaires du début du mois de juin ; tous deux ont fait de leur journal une tribune. Dumas sera battu dans l’Yonne ; Proudhon élu à Paris. De quoi parlent-ils quand ils parlent de « littérature », de « romanciers », de « feuilletonistes », et pourquoi Proudhon, homme du verbe, fait-il du rejet de la littérature un enjeu politique en ce temps de campagne électorale ? On va donc tenter une lecture resserrée de cette polémique sur la littérature en proposant successivement trois contextualisations, ou trois manières de donner sens à ces textes en les rapprochant d’autres écrits : une contextualisation proudhonienne tout d’abord, centrée sur les écrits antérieurs ou contemporains de cet article ; ensuite un bref rappel de l’activité politique de Dumas pendant les mois d’avril-juin 1848 ; une réflexion, enfin, sur la polémique entre les deux hommes à la lumière des enjeux électoraux des mois d’avril-juin 1848. Ce faisant, nous voudrions contribuer à une connaissance plus fine du devenir de la littérature dans les premiers temps de la Deuxième République, en ce moment de contraction de la publication littéraire en librairie, de suspens de la vie théâtrale, mais d’explosion de la presse et de prolifération d’imprimés de tous formats et de toutes sortes — pamphlets, manifestes, brochures sur les questions politiques et sociales — rédigés aussi bien par de parfaits inconnus que par des personnalités connues qui publient pour argumenter, pour convaincre, pour dénoncer… Il s’agit de saisir la polémique entre Proudhon et Dumas en un temps d’intense recours polémique à l’imprimé, un moment où les espaces habituels de la publication littéraire se sont resserrés alors que d’autres s’ouvrent pour des publications qui circulent hors des réseaux habituels. Romain Benini a montré que bien des poèmes et des chansons publiés à Paris dans les premiers mois de 1848 ne sont pas diffusés en librairie : on les trouve « chez l’auteur » ou chez les « marchands de nouveautés » au cœur des quartiers populaires5. La fiction littéraire s’est réfugiée presque toute entière dans la presse ou dans la vente en livraisons illustrées6. Il ne s’agit donc ni de camper Proudhon en prophète de l’échec de la révolution de Février, ni Dumas en représentant grandiloquent de « l’illusion lyrique », mais de proposer un cadrage restreint des enjeux de leur polémique dans la séquence électorale d’avril à début juin 1848.

Proudhon, 28 mai 1848

4On sait que, lors des premiers soulèvements populaires de 1848, le bouillant auteur de Qu’est-ce que la propriété ? (1840) demeura remarquablement silencieux. Jugeant cette révolution trop politique et pas assez économique et sociale, Proudhon « demeur[ait] froid, sceptique, et même amer », écrit son biographe Pierre Haubtmann7. Encouragé — ou plutôt forcé par une bande de typographes armés — à rompre son silence, il ne commence à publier ses idées sur la récente révolution qu’en avril, dans Le Représentant du Peuple8. Dans le numéro du 28 mai, il publie ce court article intitulé « Ce que la Révolution doit à la littérature », où l’on retrouve la même force rhétorique qui avait caractérisé le mémoire de 1840. Seulement, il cible en 1848 non pas les propriétaires mais les littérateurs, avec une attention spéciale pour Victor Hugo et Alexandre Dumas. Il affirme donc que, loin d’être inspirée par les hommes de lettres, « La Révolution a été fait [sic] malgré eux9. » Sa réponse à la question implicite du titre est catégorique : la révolution ne doit absolument rien à la littérature.

5Proudhon nie la valeur de la littérature sur trois plans : sur un plan épistémologique, sur un plan esthético-moral, et sur un plan économique. D’abord, dit Proudhon, la littérature n’a plus sa place dans une ère scientifique où l’on s’appuie sur les méthodes positives d’observation et d’expérience. Si la littérature a été « souveraine » dans le passé, dit-il, ceci n’est plus le cas, ou ne doit plus l’être : « la raison subjugue l’imagination ; le fond l’emporte sur la forme ; la littérature est traitée en courtisane » (nous soulignons). En remplaçant l’imagination par la raison, et en insistant sur l’expérience comme source de la connaissance, Proudhon assume une position positiviste, qui n’admet aucun propos non vérifiable scientifiquement. Comme le jeune Auguste Comte, Proudhon considère la littérature, dépendante de l’imagination et des tournures stylistiques, comme inadéquate dans l’ère positive10.

6Et pourtant, le deuxième argument de Proudhon repose sur une assertion moraliste, subjective par sa nature même, et impossible à prouver par la science positive. Il accuse la littérature moderne non seulement d’une cupidité éhontée (« Tout leur va, pourvu qu’ils en retirent de la vogue et de l’argent »), mais aussi de sensationnalisme (« elle se roule dans l’horrible, l’impur, le faux ») et d’indifférence à « la sainteté de la religion, la gravité de l’histoire, la sévérité de la morale». Rien à voir avec la littérature « de bonne foi » du passé qui, quoique toujours incapable de produire un véritable effet sur la société, avait au moins le mérite de croire à la « vieille religion du Parnasse ». Cette condamnation de la décadence de la littérature moderne rappelle l’argument de Sainte-Beuve, qui, dix ans plus tôt, avait critiqué la littérature dite « industrielle » pour sa « passion effrénée de la gloire ou plutôt de la célébrité » et son besoin d’« évaluer son propre génie en sommes rondes », par contraste avec un ordre ancien où la littérature était guidée par « des idées de libéralité et de désintéressement11. » Cette préférence nostalgique pour la littérature d’autrefois, supposée désintéressée, peut sembler réactionnaire, mais la position conservatrice de Proudhon n’est pas inédite au sein du mouvement ouvrier : tout au long des années 1840, la presse ouvrière est divisée sur l’attitude morale à tenir face aux littérateurs et aux feuilletonistes, comme Hugo, Sand ou Sue, qui prétendent pourtant soutenir la cause du peuple : les buchéziens de L’Atelier n’ont pas de mots assez forts pour vitupérer la « complaisance » et la « hardiesse » des « repoussantes scènes » des Mystères de Paris12.

7D’une position esthético-morale, Proudhon passe ensuite à un raisonnement économique, gardant, en bon rhétoricien, le plus fort de son argument pour la fin. Adoptant une vision productiviste du monde social popularisée par les disciples de Henri de Saint-Simon (tel Olinde Rodrigues, qui, au cours des années 1830 et 1840, a réimprimé plusieurs fois la « Parabole » productiviste de celui-ci13), Proudhon juge inutile toute activité qui ne crée rien, qui n’est pas productive. Si la littérature est « l’art d’agencer des mots et des périodes », « c’est [aussi] un instrument incapable, à lui seul, de produire quoi que ce soit », affirme-t-il (nous soulignons). Implicite dans cette définition de la littérature est le contraste entre, d’une part, l’activité créatrice des artisans, des ouvriers et même des patrons, et, de l’autre, la stérilité des littérateurs qui, d’après Proudhon, ne sont que des décorateurs, s’amusant à remanier des mots et des idées qui existent déjà. Cette position anti-littéraire et même anti-artistique distingue le productivisme proudhonien de son analogue saint-simonien qui tenait la littérature pour partie intégrante d’une société vraiment productive, voire pour une forme de production elle-même14.

8Par le biais de cette attaque contre la littérature, Proudhon s’en prend particulièrement aux écrivains qui se prétendent travailleurs de la plume et producteurs d’idées : « [I]l faut cent fois plus d’intelligence pour construire une machine à vapeur », affirme le philosophe, « que pour écrire cent chapitres de Balsamo [roman-feuilleton publié par Alexandre Dumas dans La Presse, 1846-48] ; et tel patron du Rhône qui ne sait pas lire dépense plus d’esprit en faisant une course, qu’il n’y en a dans toutes les Orientales [Victor Hugo, 1829]. » Il déplore également la présence des écrivains au sommet du pouvoir : Lamartine, en premier lieu, qui a déclaré la République le 24 février, et qui en avril a été le grand vainqueur des élections, recevant dans le département de la Seine plus de votes que tout autre candidat et élu dans neuf autres départements15 ; Hugo, qui a planté un arbre de la Liberté place des Vosges en mars et qui allait être élu à la Chambre des députés comme Proudhon en juin. Sand n’est pas nommée, mais sa contribution littéraire à la nouvelle république est déterminante : prêtant sa plume au Bulletin de la République, aux affiches officielles du ministre de l’Intérieur Alexandre Ledru-Rollin, elle s’applique à rendre lisibles au public les actes du gouvernement provisoire16. On y lit par exemple une description particulièrement poétique des événements du 20 avril : « Trois cent mille hommes étaient là, tous palpitant d’amour pour la France, tous dévoués, tous saluant avec transport l’aurore d’un gouvernement impérissable, puisqu’il sera celui de tous par tous17. » Placardés tous les deux jours sur les murs à Paris et en province, les Bulletins renforçaient de facto la dimension littéraire de la nouvelle république, et si Sand ne figure pas parmi les cibles de Proudhon, il faut attribuer cette omission à la nature anonyme de ses contributions ou bien à la misogynie — bien documentée — de Proudhon18.

9Il faut toutefois s’arrêter encore un instant sur les propos de Proudhon, en soulignant le paradoxe même de la confiance accordée à l’écrit polémique. Proudhon insiste sur l’impuissance et l’infériorité de la littérature moderne vis-à-vis de la science, de la littérature du passé, et de la production économique, mais l’existence même de son texte dément cette attitude méprisante ; on ne perd pas son temps à s’attaquer à un ennemi faible. Il vise une cible vaste et changeante. La double nature de la littérature la rend d’autant plus redoutable. À la fois idéal, représentation érigée dans ce premier xixe siècle en mission « prophétique19 », et pratique multiforme (romans, poèmes, feuilletons, pièces de théâtre, histoires, écrits de publicistes), la littérature échappe à la définition. La difficulté est intensifiée par ce que Marie-Ève Thérenty a nommé la « matrice littéraire de la presse » qui favorise une forte « imbrication entre fiction et journal » à partir des années 1830 et tout au long du xixe siècle20. Quotidienne, la littérature journalistique — non seulement le roman-feuilleton et le conte d’actualité, mais aussi la chronique et le fait divers — devient une sorte d’espace de rencontre où des idées hétérogènes et même conflictuelles peuvent et doivent se discuter. Proudhon, volens nolens, habite cet espace.

10Il suffit de tourner la page du numéro du Représentant du Peuple pour voir ce phénomène se manifester au sein de son propre journal : plusieurs articles politiques sont suivis par un récit parodique intitulé « Physionomie de l’Assemblée nationale », un texte proche des physiologies en vogue sous la Monarchie de juillet ; en dernière page, on peut lire l’annonce de la formation d’un « Cercle politique et littéraire basé sur les principes démocratiques-socialistes21 ». L’acte d’écrire dans la presse que la révolution ne doit rien à la littérature fait la preuve, paradoxalement, de l’ubiquité et de la force de cette même littérature en ce moment révolutionnaire

11Au fond, Proudhon ne manifeste-t-il pas comme bien de ses contemporains une adhésion profonde, quoique paradoxale, à l’ambition sociale de la littérature décrite par Bénichou ? Il lui doit, en un sens, son existence comme penseur et comme littérateur : sa biographie le montre, dès le début de sa scolarisation, imprégné par des textes romantiques. Fils d’une famille de brasseurs pauvres, la scolarisation a été pour Proudhon une manière de sortir de ses difficultés économiques. Boursier au collège royal de Besançon, il y reçut une éducation en accord avec les principes catholiques et conservateurs de la Restauration : latin, grec, lectures de Fénelon et des vies de Saints. En parallèle, les notes sur les textes de la première génération des romantiques, de Chateaubriand, Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre, « occupent à eux seuls les trois quarts » de ses cahiers de lecture des années 1826-182722. Plus tard, travaillant comme ouvrier puis prote d’imprimerie à Besançon, « il respire [le romantisme] à longueur de journées. […] Il n’est donc pas étonnant qu’il garde [son] empreinte », écrit Pierre Haubtmann23. Comme c’est le cas pour ses amis Gustave Fallot, « tendre et romantique jeune homme », et Paul Ackermann, « littérateur, grammairien, métricien qui visait à être poète », le romantisme sera pour Proudhon une figure de la littérature et de l’usage de l’écrit à partir de laquelle et contre laquelle il construira ses propres idées, son propre rapport à l’écrit24. À partir de l’année 1837, on observe un éloignement affirmé de Proudhon vis-à-vis de la littérature. À la suite d’une période de chômage et de difficulté financière, il écrit un court texte, Essai de grammaire générale, inséré à la fin d’un texte qu’il avait édité (une réédition des Éléments primitifs des langues du théologien anti-Lumières Nicolas-Sylvestre Bergier). Il pose la philologie comme la clé de compréhension de l’humanité : « les mots sont les signes des idées, […] et l’origine de la parole, une fois expliquée, doit donner le principe des connaissances humaines ». Il ne prétend toutefois pas étudier les « rapports qui existent entre la langue d’un peuple et ses mœurs, ses lois, [et] son état philosophique et religieux », qui sont, dit-il, « [du] ressort de la littérature25 ». Sans critiquer la littérature, Proudhon ne s’y intéresse pas.

12L’année suivante, en 1838, il affirme son ambition de continuer sa recherche linguistique afin d’améliorer le sort de la classe ouvrière, à laquelle il appartient « par le cœur et les affections, et surtout par la communauté des souffrances et des vœux ». Pourtant, insiste-t-il, cette recherche est ancrée dans « la science et la philosophie » plutôt que dans le sentiment et l’art26. Cette prise de position scientiste différencie Proudhon des autres écrivains s’identifiant comme « ouvriers » (tels Jules Vinçard, Agricol Perdiguier et Flora Tristan), qui, eux, adhèrent avec enthousiasme aux inflexions sociales du romantisme d’après 1830. Et pourtant, Proudhon ne se contente pas de la science. « [L]a littérature se refait », écrit-il joyeusement (et prématurément) en 1843 à son ami Ackermann ; « les blagues romantiques tombent tous les jours ; le discrédit des écrivains corrupteurs et corrompus est au comble : ce que l’on demande partout est le beau, le vrai, l’utile27 ». C’est Ackermann qui va fournir cette nouvelle littérature ainsi que Proudhon lui-même, dont les ambitions littéraires s’expriment dans ses Carnets. En 1843, par exemple, on trouve le scenario d’une tragédie en cinq actes, intitulée Judith. Formellement, la pièce respecte la règle des trois unités : « L’action est une et non double. Elle s’achève en un jour, en un lieu » ; elle est « historique » et dotée d’une morale « complexe28 ». Proudhon s’aligne donc sur ce qu’il appelle « [l]a pure littérature classique, attique et antique29 ». C’est ainsi que Philippe Régnier peut relever « une curieuse formulation positiviste » dans l’opinion littéraire de Proudhon qui range « mécaniquement d’un côté science et classicisme, et de l’autre imagination et romantisme30 ».

13Publiquement, et notamment dans ses livres (Système des contradictions économiques, ou philosophie de la misère, 1846) et ses écrits journalistiques (dans Le Représentant du Peuple, à partir de 1847), Proudhon cultive une image d’économiste, de savant. Pétri des idées généreuses diffusées par la littérature post-rousseauiste, épris d’un idéal classique, il tient ainsi sa position en 1848 à sa compétence comme penseur et comme polémiste dans un espace de publication que les expériences politico-littéraires de la presse des années 1840 ont considérablement dilaté. Et c’est depuis ce lieu même qu’il lutte contre tout ce que représente la littérature de son temps, dans une hostilité d’autant plus radicale que la manière de faire de la politique des littérateurs bourgeois lui semble conduire la révolution dans l’impasse.

Dumas, 4 juin 1848

14Visé nommément, Dumas, qui dispose d’un journal tout entier à sa main depuis le début du mois de mai, répond en traitant Proudhon « de bouffon, […] [d’]âne ennuyé par les rossignols […] toujours obligé de braire ». Surtout, Dumas reprend le même titre d’article et adopte la même disposition en première page pour développer une argumentation en tout point contraire : la révolution doit tout à la littérature, « elle lui doit ce que l’automne doit au printemps, ce que la moisson doit à la semaille ; elle lui doit tout. Elle lui doit tout dans le passé, elle lui devra tout encore dans l’avenir31. » Passée la raillerie personnelle contre le « bouffon », il demande solennellement au lecteur de réfléchir aux conséquences sociales d’un discours aussi hostile à l’expression artistique que celui de Proudhon : « En sommes-nous donc déjà venus à ce point de sauvagerie, qu’on ose blasphémer tout haut l’art éternel […] et railler cette autre voix de Dieu qu’on appelle le génie ? » D’après Dumas, empruntant au premier romantisme l’idéal de l’art comme expression de l’éternel et de l’au-delà, cette attaque contre l’art représente un rejet des valeurs sacrées, fondatrices de la société civilisée.

15Afin de renforcer sa thèse, Dumas adopte lui aussi une argumentation économique, érigeant une sorte d’analyse des comptes « aussi net et aussi simple que le grand-livre bien tenu d’une maison de banque ». Sur sa liste de producteurs révolutionnaires figurent Chateaubriand (promoteur de « l’idée chrétienne » d’une « autre » vie sans souffrance), Lamartine (qui aurait « mis dans l’air les ardentes et fécondes idées qu’on y respire encore aujourd’hui »), et Hugo (dont l’« œuvre entière n’est, d’un bout à l’autre, que la glorification évangélique de tout ce qui souffre et par conséquent de tout ce qui travaille »). Pour sa part, il revendique une contribution de « cent ou deux cents volumes de romans-chroniques qui ont ressuscité devant le peuple son passé qui lui ont donné une conscience vivante de lui-même ». Il rappelle encore que Le Chant des Girondins, chanson tirée de sa pièce Le Chevalier de Maison-Rouge (1847), a fourni pendant les journées de Février 1848, « une antistrophe toute prête au sifflement des balles ». En somme, aux accusations de Proudhon que la littérature ne produit rien, pas même des idées, Dumas rétorque que les écrivains sont bien des producteurs, créateurs non seulement d’œuvres, mais aussi d’idées et d’émotions qui se traduisent directement en actes révolutionnaires. Il dresse enfin dans une liste l’« actif » de la Révolution vis-à-vis de la littérature :

Les théâtres fermés ou déserts.
Les librairies en banqueroute.
Les princes de la littérature bannis de l’Assemblée nationale.
Les soldats de la littérature forcés de se faire terrassiers ou gardes mobiles.
Les insultes du citoyen Proudhon.
La dette, on le voit, est énorme ! et « tout l’or, tous les honneurs » de la République ne suffiraient pas à l’acquitter.

16Et de promettre, pour le lendemain, un deuxième article, qui ne paraîtra jamais, sur « ce que la littérature demande à cette Révolution bien aimée » : « le droit de lui ouvrir encore un crédit plus large pour l’avenir ». Mais cet « actif » amer de la Révolution à l’égard de la littérature doit être rapproché de la belle image de la littérature en Minerve des barricades. Dans l’argumentation de Dumas, l’image ne relève pas seulement de l’affirmation d’une croyance la mission de la littérature ; elle sert à préparer une revendication catégorielle, professionnelle : puisque la littérature — roman, théâtre ou poésie — a allumé et nourri l’élan révolutionnaire, la jeune République a contracté à l’égard de ses producteurs — « princes » ou « soldats » — une dette qu’elle n’a pas encore honorée, et qui n’est pas symbolique, mais matérielle. Elle ne leur doit donc pas seulement les « honneurs » mais du travail et des positions : aucune « illusion lyrique » ici, mais la pensée d’un lien concret à construire entre le nouveau régime et les producteurs intellectuels et artistiques32.

17La question des positions politiques de Dumas a souvent été étudiée : on connaît son engagement aussi enthousiaste que passager en 1830, sa modération sous le régime de Juillet, son ralliement au sentiment républicain en 1848. Vincent Robert a montré combien les premières réceptions démocrates du Chevalier de Maison-Rouge, montée au Théâtre Historique en 1847, avaient jugé la pièce « pernicieuse » pour le peuple — c’est le mot d’Étienne Arago — parce qu’elle présentait la Révolution comme un « fouillis continuel » dominé par un « tribunal révolutionnaire où les accusés passèrent comme des ombres chinoises devant le peuple qui battait des mains33 ». Aucun journal de la gauche républicaine ou socialiste n’y vit une pièce révolutionnaire, ce qu’au juste la censure confirma en autorisant la pièce. Mais Vincent Robert a aussi montré que la réception populaire fut toute différente, que le public fut enthousiasmé par la mise en scène de la foule et de la puissance révolutionnaire du peuple de Paris, d’ailleurs représenté par près de 300 figurants eux-mêmes recrutés parmi les classes populaires de la capitale. L’évocation finale du « dernier banquet » des Girondins était touchante et politiquement consensuelle, et surtout accompagnée d’un chant composé pour l’occasion qui fit grand effet et circula très largement. Dumas peut donc bien, début juin 1848, proclamer que le chant des Girondins avait « fourni une antistrophe toute faite aux balles de Février » : il n’affirme pas là sa position politique mais désigne un fait culturel, l’appropriation populaire d’un chant tiré d’une pièce qui, pour être critiquée par la presse démocrate, avait marqué ses spectateurs du seul fait de la représentation réaliste, sur la scène, des classes populaires parisiennes. La dette de la Révolution à la littérature ne tient donc pas seulement à des idées, aux positions politiques des écrivains, mais à la puissance de la représentation littéraire : notamment à ce que le lectorat et le public avaient tiré du « passé ressuscité » par les romans et les pièces de théâtre de Dumas.

18On gagne donc à ne pas envisager la polémique entre Dumas et Proudhon à la lumière du récit de l’illusion lyrique et du désenchantement subséquent, à ne pas voir dans le premier l’adepte d’une mission romantique de la littérature qui se révélerait bientôt caduque et dans le second le prophète de cet échec. Il faut essayer de comprendre comment la littérature intervient dans les luttes politiques du printemps 1848, de saisir les questions posées par l’action de la littérature comme fait culturel — la littérature lue en volume ou en feuilleton, vue au théâtre, traduite en chansons ou mise en images par la gravure — dans le contexte électoral de la fin du mois de mai 1848.

Une polémique électorale

19Les soulèvements politiques ont des conséquences économiques, et la révolution de Février a touché les affaires de Dumas aussi bien que celles de ses collaborateurs, les artistes de son Théâtre Historique se trouvant « réduits à s’enrôler dans les Ateliers nationaux34 ». Par conséquent, la tentative d’entrée en politique de Dumas ne peut pas être attribuée seulement à une évolution de ses valeurs mais aussi à une reconsidération pragmatique de sa situation économique : que peut faire un homme de lettres privé de ses recettes habituelles ? Du journalisme — Dumas va collaborer à plusieurs feuilles avant de lancer ses propres journaux — et de la politique. En avril 1848, Dumas, dont les affaires sont très mal en point, est donc candidat à Paris et en Seine-et-Oise, où il a sa propriété de Monte-Cristo à Port-Marly. Il n’obtient que quelques centaines de voix. On peut évidemment lire les articles dans lesquels Dumas déplore l’absence des « princes de la littérature » à la Chambre comme l’expression d’un dépit personnel. Mais on peut aussi prêter attention à ses mots : le 8 mai, dans La Liberté. Journal du peuple, dont il est le rédacteur en chef, il rappelle que les « feuilletons, tant attaqués par les hommes de l’ancien gouvernement surtout, créaient trois millions d’hommes qui n’existaient pas35 ». Les romans de Sand, de Sue, de Dumas (qui, écrit-il ici, « a appris au peuple plus d’histoire nationale que dix historiens oubliés ») auront donc fait exister, comme collectivité et face au monde, les classes populaires jusqu’alors inexistantes, comme sujets de représentation. L’action de cette littérature a été politique non par ses contenus idéologiques mais par la puissance même des représentations des « masses » qu’elle a forgées et qui ont circulé largement grâce au feuilleton. C’est la raison pour laquelle Dumas attend une conversion en position politique de son activité de romancier ; il tient pour naturelle l’élection des gens de lettres à la Chambre : les masses auraient dû reconnaître que leur existence comme entité socio-politique était un effet de l’action de la littérature et donc élire ces hommes de lettres qui avaient été ses « représentants » en un temps où la représentation politique leur était interdite.

20Le débat public sur cette action politique de la littérature feuilletonesque avait été vif dans les années qui précédèrent la révolution de Février : Lise Dumasy a parlé à ce propos de « querelle du roman-feuilleton36 ». Or, que reprochaient au roman-feuilleton ses plus ardents contempteurs, comme le député orléaniste de Saône-et-Loire, Chapuys-Montlaville ? De brouiller les modes habituels de politisation de l’opinion (puisque les lecteurs ne s’orientaient plus dans l’offre périodique en fonction de la ligne politique des journaux mais en fonction de l’intérêt des romans-feuilletons proposés), tout en favorisant une politisation insidieuse et subversive. Ces romans qui offraient de vastes panoramas sociaux et historiques auraient en effet éveillé au sein du public une conscience sociale nouvelle, aiguisé des désirs d’ascension, de mobilité et de changement. Ils pouvaient donc déranger l’ordre social du fait de leur dynamique propre, indépendamment de tout contenu idéologique explicite, et leur lecture pouvait avoir des effets politiques incontrôlés. Le Journal des Débats, journal gouvernemental, n’avait-il pas publié en 1842 Les Mystères de Paris, roman dans lequel ses lecteurs avaient entendu des accents humanitaires, voire socialistes ? Dans cette « querelle » qui occupa les colonnes de la presse et quelques séances de l’Assemblée nationale entre 1842 et 1848, le roman-feuilleton apparaissait comme un facteur de désordre, de trouble : désordre dans le monde des mots et des idées, trouble dans la représentation du monde social.

21On peut encore entendre dans les propos de Proudhon, fin mai, les échos de ces débats récents, quand il oppose le vide des mots, l’inutile bavardage littéraire, l’inanité des symboles, à la positivité du savoir : « On ne comprend plus rien à la société depuis que les romanciers en ont entrepris la description », écrit-il. De fait, depuis le début du mois de février, il ne cesse de dénoncer le « factice » d’une révolution nourrie de « souvenirs37 », de « grandes paroles38 », faite par des gens du verbe et de la publicité — avocats et écrivains —, comme il dénonce les arbres de la liberté, les hymnes patriotiques — symboles inutiles qui transforment la révolution en « comédie de rue39 » — et le mensonge du suffrage universel qui ne peut porter à l’Assemblée que les élites constituées. Il y a donc entre Proudhon et Dumas un authentique désaccord sur ce que fait la littérature : pour l’un ce sont des mots creux qui font gagner un argent indu à des faiseurs ; pour l’autre, ce sont des écrits qui, parce qu’ils dérangent l’ordre habituel de la représentation et des discours, ceux des savoirs constitués et de la presse politique traditionnelle, peuvent mettre les masses en mouvement. Proudhon ne croit pas à la représentation, littéraire ou parlementaire : il croit au savoir, aux choses « les plus prosaïques » et concrètes40 — l’organisation du travail et du crédit, la « réforme intégrale de nos institutions économiques41 » —, et à l’impératif de la publicisation des idées. D’où son recours à la presse et sa candidature aux élections complémentaires de juin, assortie d’un « programme révolutionnaire ». On comprend bien pourquoi l’un des premiers moments de cette campagne, le 28 mai, est une critique réglée du pouvoir des littérateurs et de la croyance dans l’action politique de la littérature.

22Proudhon se lance donc dans la campagne électorale pour faire connaître ses idées ; Dumas, attend, lui, la conversion de son capital littéraire en capital politique, de ses lecteurs en électeurs. Son échec est cuisant, en avril comme en juin, mais il vaut la peine de s’arrêter sur ce que dit et ce qui est dit du candidat Dumas pour comprendre l’impossibilité traduction politique de l’action littéraire qu’il revendique. Dès mars, il rédige un placard électoral adressé aux « travailleurs » dans lequel il se présente comme un travailleur de la plume et un entrepreneur : en plus d’avoir lui-même « travaillé pendant 20 ans à 10 heures par jour ou 73,000 heures », la publication et la représentation théâtrale de ses œuvres auront « soldé le travail de 2,160 personnes »42. Il assume, ici, ce qui lui est reproché depuis plusieurs années par des publicistes conservateurs — le fait d’être un « manufacturier » de la littérature, un « entrepreneur en feuilletons43 » : la littérature est une activité économique, qui fait vivre toute une série de métiers, listés par Dumas, et qui doit à ce titre être reconnue.

23La position de Dumas est pourtant inaudible : le « ridicule » souvent relevé de ses prises de parole publiques, par exemple dans Le Courrier républicain de Seine-et-Oise qui rend compte d’une soirée électorale comme d’un événement de pur théâtre, signale l’inadéquation du statut et du langage de Dumas à la situation électorale d’avril 184844. « L’écrivain bien aimé du public » apparaît comme un beau parleur vaniteux, ignorant des vraies questions du jour (« il déclare ne rien comprendre à ce qu’on veut dire par organisation du travail », écrit perfidement Le Courrier), en plus d’être dépourvu d’attaches locales ou de compétences susceptibles de le faire entrer sur un marché électoral largement dominé par les notables du régime précédent. Les qualités sociales, biographiques, promues par le candidat Dumas — celle de producteur intellectuel et d’entrepreneur culturel — et le rappel de la contribution de la littérature au mouvement révolutionnaire ne peuvent être traduits en capital politique.

24Car l’élection d’avril-juin 1848, avec son scrutin de liste et ses comités électoraux chargés de désigner les candidats, aura surtout exigé des candidats qu’ils fassent publiquement preuve de leurs « propriétés sociales45 » : les professions de foi annoncent plus souvent des sensibilités politiques que des programmes (Dumas, en Seine-et-Oise, parle l’idiome consensuel de l’abolition des « privilèges ») et donnent une large part au récit de soi des candidats. En mars, Proudhon écrit une sorte de profession de foi « aux électeurs du Doubs », où il refuse les « sottises parlementaires » mais rappelle ses origines franc-comtoises et la bonne réputation de sa famille pour s’adresser aux électeurs. Il retraduit, par ailleurs, ce qu’il a voulu dire par « la propriété c’est le vol » en termes plus matériels que philosophiques : « j’entends, par exemple, que les paysans sont en général trop peu riches, qu’ils ne mangent pas assez de viande, ne boivent pas assez de vin ; que leur pain est trop mêlé d’orge, avoine et autres fécules ; qu’ils paient le sel trop cher ; en un mot, qu’il ne leur passe pas par les mains assez d’argent. » Après avoir exposé ses propriétés sociales (enracinement et respectabilité), il manifeste sa connaissance des enjeux locaux et ruraux dans une écriture qui met en avant les aspects concrets de la vie paysanne. C’est bien son savoir d’économiste qui est mobilisé ici, un savoir des « choses prosaïques ».

25Cette manière de faire le rapproche pourtant du travail d’écriture effectué au même moment par George Sand ou Eugène Sue, qui mettent leur plume au service de la République en direction des « citoyens des campagnes ». Sand, avec les Bulletins de la République et les Paroles de Blaise Bonnin aux bons citoyens, et Sue avec Le Républicain des campagnes, produisent des écrits faits pour être lus et diffusés dans toutes les campagnes de France, convaincre des bienfaits de la République, expliquer les enjeux du vote46. L’une ne peut être candidate, l’autre a hésité, puis renoncé à l’être : leur compréhension de leur rôle comme littérateurs, comme romanciers ancrés dans des campagnes qu’ils connaissent bien (Sand dans le Berry, Sue dans le Loiret) est pédagogique. L’un et l’autre effectuent en quelque sorte le chemin inverse de celui de leurs romans, qui ont porté à la représentation les maux populaires, urbains et ruraux. Forts de cette connaissance littéraire du monde social, ils se tournent vers celles et ceux qui ne sont même pas leurs lecteurs — ou si peu — pour leur porter la parole de la République dans un langage qu’ils veulent adapté aux préoccupations et aux compétences politiques des « citoyens des campagnes ». Peu importe, ici, que leurs entreprises aient été ou non fructueuses : elles manifestent une tout autre analyse du rôle de la littérature que celle de Dumas, telle qu’on la saisit dans sa polémique avec Proudhon, dans le moment électoral d’avril-juin 1848. Tout se passe comme si, à partir de février, la puissance « représentationnelle » de la littérature, telle qu’elle s’était déployée dans les grands romans sociaux et historiques des années 1840, avait marqué le pas. Sand et Sue adoptent une écriture au service du politique, une pédagogie pour le peuple, et rejoignent ainsi des manières d’agir avec l’écrit assez proches d’un Proudhon ambassadeur de ses idées.


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26La polémique entre Proudhon et Dumas sur « Ce que la Révolution doit à la littérature » fin mai-début juin 1848 mérite donc d’être regardée sous une autre lumière que celle de « l’illusion lyrique » et replacée dans le temps court des enjeux politiques et sociaux du printemps 1848. La Révolution a porté au pouvoir Lamartine, un poète, certes, mais qui était aussi déjà député depuis quinze ans. Elle a mis en difficulté, entre autres, des producteurs culturels comme Dumas dont le Théâtre Historique a fait faillite et qui doit mettre en vente, fin mai, le mobilier de son château de Monte-Cristo à Port-Marly. Proudhon, qui est candidat à Paris pour les élections complémentaires de juin après avoir échoué en avril dans le Doubs, critique tout à la fois un suffrage tenu par les élites anciennes et une République aveugle aux véritables enjeux économiques et sociaux de la révolution pour les classes laborieuses : pour construire dans la presse une parole compétente, affirmer l’autorité de ses analyses dans l’espace public, déployer le « programme révolutionnaire » publié dans Le Représentant du peuple les 31 mai, 1er et 5 juin, il se construit un repoussoir — le verbiage des hommes politiques, plus habiles à manier des symboles qu’à soulever les vraies questions, et la « littérature moderne », avec ses images fortes mais inadéquates, sa fausse prétention à représenter la société. Proudhon s’appuie alors sur une mise en cause des méfaits du feuilleton déjà largement présente dans le débat public des années 1840. La « réponse » de Dumasdans La France nouvelle est d’abord une justification ; elle fait apparaître un autre savoir, une autre conception du rôle politique de la littérature : les romans-feuilletons et certaines pièces de théâtre, mélodrames sociaux ou drames historiques, ont donné par le récit, le dialogue, la mise en scène, la prolifération des personnages et des situations, une existence sociale et historique aux « masses », aux classes populaires. Elles ont construit un imaginaire du social actif qui a porté le « peuple », comme acteur historique, sur les barricades. Cette conception du rôle de la littérature comme travail d’écriture et de publication qui a fait « exister » trois millions de personnes jusqu’alors invisibles, ne relève donc pas du débat d’idées — et c’est bien ce que Proudhon critique, comme Étienne Arago pouvait critiquer en 1847 la vision « pernicieuse » de la Révolution française dans Le Chevalier de Maison Rouge. La force de la pièce ne tenait pourtant pas à son contenu idéologique, mais justement à son flou et, surtout, à la présence du peuple comme acteur historique sur la scène, une présence crédible, réaliste, comme dans les romans de Sue. Relisons les phrases de Dumas pour la défense de la littérature : « tant de livres qui sont des actions, tant d’œuvres devenues des faits, tant d’idées vaillantes et hardies qui se tenaient debout sur les barricades et combattaient, invisibles, avec les ouvriers comme Minerve avec Ulysse […] ». Ce n’est pas le contenu idéologique des œuvres qui fait agir, mais les « œuvres » elles-mêmes, et ce ne sont pas les idées qui font agir mais leur mode de présence — « hardi » et « invisible » —, proprement littéraire, figuré ici par une référence à la plus haute tradition épique. La polémique avec Proudhon fait donc apparaître un savoir situé du pouvoir politique de la littérature, une conception figurative de sa puissance politique qui soutient, par ailleurs, la prétention de Dumas à siéger à l’Assemblée nationale, comme producteur et grand ordonnateur littéraire d’une mise en représentation des classes populaires qui les auraient lancées dans le mouvement révolutionnaire. Les échecs électoraux répétés de Dumas — qui sera encore candidat dans l’Yonne en novembre 184847 — manifestent la complète inadéquation de cette vision aux enjeux électoraux de 1848 : ce n’est donc pas la fin de l’illusion lyrique dans les violences de Juin qui est en cause, mais l’inconvertibilité de la représentation littéraire (romanesque ou dramatique) en représentation politique au moment des élections. Le travail d’écriture effectué au même moment par Sue ou Sand, qui ont pourtant, au même titre que Dumas — et peut-être même davantage — fait « exister » le peuple dans leurs romans des années 1840, manifeste une autre compréhension, plus modeste que celle de Dumas à coup sûr, du statut politique possible des producteurs de représentations littéraires dans la construction républicaine. Ce sont eux qui, par un travail d’écriture, convertissent leur savoir-faire littéraire en pédagogie politique à destination des campagnes : ils réinventent le service de plume en se faisant propagandistes des idées démocrates et socialistes, abandonnant, momentanément, la mise en représentation littéraire de la société. Et ce sont bien les journées de Juin qui les conduisent à renouer, comme Dumas au juste, avec l’écriture romanesque : contes rustiques pour Sand, reprise du cycle des Mémoires d’un médecin pour Dumas, grande fresque des Mystères du peuple pour Sue. « Ce que la Révolution doit à la littérature », en mai-juin 1848, n’allait donc pas de soi. Le travail mené ici aura simplement cherché à rendre compte de la complexité de la question, en essayant de restituer des herméneutiques situées des pouvoirs ou des impuissances politiques de la littérature en amont des tragiques journées de Juin.