Colloques en ligne

Yvan Leclerc

Ne rien renier, ne rien abandonner : réécrire – Flaubert ou la rumination perpétuelle

1Le néologisme décréer entre naturellement dans la série des composés forgés par Flaubert à partir des verbes simples qui n’ont pas d’antonymes courants, comme par exemple fumer, parler ou lire. Ces formes linguistiques excessives sont bien connues des lecteurs de la correspondance : « Je ne défume pas, j’en ai même l’intérieur du bec avarié » ; « Monsieur ton oncle n’a pas dé-parlé de tout le repas ! » ; « En fait de lectures, je ne dé-lis pas Rabelais et Don Quichotte, le dimanche, avec Bouilhet1 ». Soulignés par Flaubert, décomposés en éléments par un trait d’union ou donnés synthétiquement comme s’ils existaient dans la langue, ces dérivés par préfixation sont employés dans ces trois exemples à la forme négative, qui produit donc une double négation en cumulant le sens du préfixe et la syntaxe avec l’outil « ne… pas » : Flaubert ne cesse pas de fumer, de parler ou de lire. Le néologisme décréer est donc conforme à l’inventivité langagière de Flaubert, à condition de l’inclure dans une structure de négation : Flaubert ne décrée pas, il ne cesse pas de créer. À quelques exceptions près, il a un pouvoir de création continu, sans interruption, sans abandon ni reniement.

Ne rien abandonner

2Flaubert n’a pratiquement jamais abandonné un texte qu’il a commencé à écrire, écrire au sens de faire des phrases2 : les généticiens parlent alors de textualisation. Certes, on compte de nombreux projets restés à l’état de simples titres, d’« idées en l’Air3 » notées dans un carnet ou de plans non développés. C’est par exemple le cas pour La Spirale4, un roman sur la folie auquel Flaubert songe entre 1852 et 1859, et dont seul un scénario nous est parvenu. Il s’agit d’œuvres restées en plan, plutôt non nées qu’abandonnées. Les scénarios de théâtre, le plus souvent écrits à quatre mains avec Louis Bouilhet, appartiennent à la même catégorie de textes virtuels. Certaines scènes peuvent être entièrement rédigées, mais on ne dépasse pas ici l’exercice, le jeu de société, parfois la performance stylistique, comme dans La Découverte de la vaccine (1846), pièce en cinq actes et en vers, dont on a conservé des scénarios, le premier acte entièrement rédigé, et trois tirades isolées des actes suivants. En composant une parodie de tragédie classique, Louis Bouilhet et Flaubert (et peut-être Maxime Du Camp en tiers) se sont lancé le défi d’écrire une pièce dans le style du xviisiècle sur un sujet médical moderne (les premières vaccinations pratiquées par le docteur Jenner), sans jamais utiliser de termes scientifiques, mais en recourant systématiquement à des périphrases euphémisantes. On peut comprendre que ce jeu avec les codes ait rapidement atteint ses limites, après quelques morceaux de bravoure. L’exercice a tourné court, et l’attrait pour le procédé est tombé de lui-même.

3C’est une règle de performance poétique : quand Flaubert commence à rédiger, il va toujours jusqu’au bout. Sauf évidemment Bouvard et Pécuchet, inachevé pour des raisons de force majeure, indépendantes de la volonté de l’auteur. Il lui a manqué un mois et demi pour achever la rédaction du dixième et dernier chapitre, et six mois, selon ses estimations, pour organiser le second volume. Cependant, ce dernier roman inachevé a failli être interrompu du vivant de l’auteur. Arrivé au milieu du chapitre III, il s’arrête pour des raisons à la fois externes (la ruine de sa nièce, qui le mine) et internes, qui tiennent à la conception même de l’œuvre : « Quant à la littérature, je ne crois plus en moi, je me trouve vide, ce qui est une découverte peu consolante. – B et P étaient trop difficiles, j’y renonce5. » L’arrêt tient à la fois à l’objet (trop difficile) et au sujet, c’est-à-dire à l’auteur, qui a perdu la foi et la force. Mais dès ce moment, et dans la même lettre, Flaubert envisage déjà de se remettre à l’ouvrage : « Si je n’ai rien trouvé, et que j’aille mieux, je reprendrai B et P. » Suit la longue parenthèse de Trois contes, et Flaubert ne parle plus de son roman encyclopédique. La critique pense unanimement qu’il l’a oublié pendant près de deux ans, entre septembre 1875 et juin 1877. Or, pendant qu’il écrit Un cœur simple, il se rend au Muséum d’histoire naturelle de Rouen et le même jour qu’il emprunte « un perroquet amazone monté » et des ouvrages sur les oiseaux, le registre des prêts mentionne qu’il emporte aussi les Éléments de géologie et de paléontologie de Ch. Contejean (Paris, J.-B. Baillière, 1874) : c’est-à-dire qu’il continue ses lectures pour le chapitre iii de Bouvard et Pécuchet. Quand il reprend le chantier encyclopédique après la publication du recueil de nouvelles, Flaubert invoque une raison d’ordre à la fois littéraire et biographique : « Je ne voudrais pas mourir avant de l’avoir fait. – Car, en définitive, c’est mon testament6. » Tout se passe comme si Flaubert avait toujours su que l’abandon serait provisoire, que la parenthèse de Trois contes se refermerait, qu’il retrouverait ce roman qu’il avait simplement « quitté7 », une fois que la situation financière se serait éclaircie et que ses forces auraient été reconstituées. Ce n’est pas l’auteur qui abandonne son roman, volontairement. C’est plutôt la littérature qui l’abandonne, comme le dieu se retire pour le croyant qui traverse sa nuit obscure. Pierre Michon dirait que le Roi vient quand il veut8, il revient quand il veut ; il ne peut pas ne pas revenir pour achever l’œuvre « testamentaire ».

4Cet achèvement de ce qui est commencé s’explique sans doute par l’appartenance de Flaubert à la catégorie des « écrivains à programme » : la longue phase de mise au point détaillée des plans et des scénarios et, parallèlement, l’immersion dans la documentation préparatoire, agissent comme une garantie que l’exécution ira jusqu’à son terme, malgré les difficultés rencontrées en cours d’écriture. Flaubert est un écrivain qui conclut : sa célèbre devise « ne pas conclure9 » s’applique à la clôture du sens, non à l’achèvement structurel ou à la finition du texte.

5La volonté d’aller jusqu’au terme tourne même à l’acharnement, par exemple pour la féerie Le Château des cœurs, commencée en 1863 avec Louis Bouilhet et Charles d’Osmoy, que Flaubert termine seul après que les deux autres s’en désintéressent, et qu’il réécrira partiellement après la mort de Bouilhet en 1869, pour la publier dans La Vie moderne, parce qu’il croit aux possibilités nouvelles d’un genre populaire suranné, et parce qu’il ne lâche pas une œuvre entamée. Il va même jusqu’à terminer les œuvres des autres : c’est le cas pour la comédie Le Sexe faible, retrouvée dans les papiers de Bouilhet, et que Flaubert entreprend de « recaler10 ». Faute d’avoir retrouvé le manuscrit du premier auteur, on mesure mal la part du continuateur, retouches partielles ou refonte totale. Mais quelle que soit l’ampleur de la reprise, elle permet à la pièce de s’accomplir. Il y a dans cette obstination de Flaubert le désir de rendre hommage à l’ami disparu, de rivaliser post-mortem en montrant que le survivant est lui aussi dramaturge, et encore la volonté de résister à la mort qui a contraint l’alter ego à l’abandon : celui qui reste ramasse la plume et continue par-delà le tombeau.

6La quasi-totalité des œuvres de jeunesse forment elles aussi une unité complète, avec un début, un milieu et une fin. Jusqu’à la première version de La Tentation de saint Antoine, Flaubert écrit sous le coup de l’inspiration, au fil de la plume, sans plan préétabli et d’un premier jet. Une telle méthode d’« écriture à processus », à l’opposé de la programmation qui domine à l’époque de la maturité, pourrait être propice à la multiplication de « débuts » laissés en cours de route. Mais le jeune Flaubert ne s’arrête pas avant d’avoir mis le point final, aiguillonné par la brièveté de ces écrits. Le texte tient dans une unité de temps rédactionnelle, comme Kafka qui écrit Le Verdict en six heures. Il arrive même au jeune auteur de noter sa performance à la fin de son manuscrit : ainsi la nouvelle La femme du monde comporte-t-elle une indication de date et de durée : « Dans la nuit du 1er au 2 juin 1836. Fait en moins d’une demi-heure.11 » Quand Flaubert a terminé, il signe son œuvre, sur la première ou la dernière page. La joie de l’achèvement se confond avec le plaisir d’apposer sa signature manuscrite. Abandonner une œuvre, ce serait se priver de cette marque de propriété.

7On peut noter cependant quelques exceptions à cette série d’œuvres de jeunesse achevées. Le conte historique intitulé Un secret de Philippe le Prudent, roi d’Espagne (1836) ne comporte qu’un seul chapitre, numéroté « I », qui laisse attendre une suite. Le texte s’arrête court en bas du dix-septième folio, sur un recto, le verso étant blanc alors que les autres sont utilisés12. Mais on ne peut pas exclure qu’une partie du manuscrit se soit égarée. Les éditeurs et les critiques signalent également une autre exception pour La Dernière Heure, un conte philosophique de 1837. Dans l’édition de la Bibliothèque de la Pléiade, figure la mention « Inachevé », après le numéro « vii » d’un fragment laissé en blanc13. Dans les deux Dictionnaires Flaubert, les auteurs de la notice sur ce texte entérinent ce constat, Juliette Azoulai (« Ce texte inachevé ») et Christophe Ippolito (« Le conte est resté inachevé »)14. Cependant, on peut avancer une autre hypothèse, que le dispositif énonciatif rend crédible. Ce conte philosophique est écrit à la première personne par un jeune homme de 19 ans qui trace sur le papier ses derniers mots après avoir allumé du charbon qui dégage de l’oxyde de carbone : il mourra par asphyxie dans le délai d’une heure15. En six paragraphes numérotés, il donne les raisons de son suicide. L’évocation occupe six pages dans l’édition de la Pléiade : on pourrait matériellement les écrire en une heure, c’est-à-dire le temps de survie que s’accorde le narrateur. Il trace le chiffre vii, et là, il s’arrête. L’éditeur et les critiques n’ont pas imaginé que le jeune homme pouvait mourir à ce moment-là. Si bien que l’inachèvement ne serait pas dû à un abandon de la part de l’auteur, mais à la préméditation du personnage contenue dès la première phrase. Nous n’avons pas affaire à un inachèvement, mais à une vie qui s’achève. Éditeurs et critiques ont confondu le narrateur et l’auteur16.

8Le cas du conte oriental Les Sept Fils du derviche mérite un examen spécial. Il s’agit d’un texte qui n’a pas connu de début de rédaction, et donc qu’on écarte des œuvres abandonnées. Ce conte occupe cependant une place à part dans les ébauches de jeunesse. Flaubert s’est occupé du sujet pendant trois années, entre 1845 et 1848 (il en parlera encore en 1854, pendant la rédaction de Madame Bovary), et il a donné lieu à une programmation poussée : deux plans initiaux, trois scénarios généraux et des notes périphériques. Ce projet inabouti se situe chronologiquement entre la fin de L’Éducation sentimentale, première du nom, et La Tentation de saint Antoine (1849). Or, son abandon peut s’expliquer par sa transformation en Tentation de saint Antoine. En effet, l’intrigue aurait eu pour fil conducteur la quête de sept frères, partis à la recherche du bonheur. Iben, qui représente la spiritualité, devient au fil des scénarios le personnage principal : il s’initie à toutes les religions, embrasse la science, la poésie, la philosophie. Il devient un ermite érudit et torturé par des visions. Son itinéraire mène au personnage de saint Antoine, qui concentrera en une seule figure l’expérience spirituelle engagée dans le conte oriental antérieur, dont rien n’est perdu : tout est transformé en un saint bien identifié, hérité de la tradition religieuse17. Le conte oriental non écrit est devenu le drame religieux dialogué que nous connaissons.

Ne rien renier

9Même si Flaubert a émis des critiques sur ses œuvres, aucune n’est tombée sous le coup d’un désaveu ou d’un refus de reconnaissance. Il n’épargne aucune de ses œuvres publiées, se targuant parfois d’être plus critique que ses critiques en détaillant les défauts qu’ils n’ont pas vus. Il se rallie sur le tard à la condamnation prononcée par ses amis Bouilhet et Du Camp contre La Tentation de saint Antoine de 1849 : c’est une « œuvre manquée », dit-il18, pour des raisons qui tiennent à la structure et à la projection de l’auteur dans le personnage. Il adopte la même distance à l’égard de L’Éducation sentimentale de 1845, alors que l’écriture de Madame Bovary lui a imposé d’autres exigences : « Les pages qui t’ont frappée (sur l’Art, etc.) ne me semblent pas difficiles à faire. Je ne les referai pas, mais je crois que je les ferais mieux. C’est ardent, mais ça pourrait être plus synthétique.19 » Le reniement aurait poussé à dire : je ne referais pas ces pages, je regrette de les avoir faites, ce n’est pas de ma plume. En mélangeant le futur et le conditionnel (« Je ne les referai pas, mais je crois que je les ferais mieux »), alors qu’on s’attendrait à un énoncé hypothétique (« Si je les refaisais, je les referais mieux »), Flaubert exclut la possibilité de reprendre un jour cette œuvre de jeunesse, mais simultanément il la place dans la perspective d’une amélioration, sans qu’il soit nécessaire de renier la paternité de ce roman mal venu, d’autant qu’il n’a pas été fixé par l’imprimerie.

10Ces défauts reconnus, acceptés, analysés, des œuvres « manquées » n’empêchent pas qu’elles circulent sous forme manuscrite dans un réseau d’ami.e.s, L’auteur donne à lire L’Éducation sentimentale de 1845 à Louise Colet, Novembre à la même, ainsi qu’à Du Camp, à Bouilhet, et peut-être à Baudelaire, comme s’il entendait montrer à la fois ce qu’il écrivait et qui il était, en invitant ses lecteurs proches à mesurer le chemin parcouru entre le point de départ et le point où il est parvenu.

11Dans l’œuvre comme dans la vie de Flaubert, il y a un avant et un après Madame Bovary. La frontière n’est pas seulement marquée par le geste de la publication qui crée de l’irréversible, par le procès qui socialise l’auteur contre son gré, mais aussi et surtout par l’intense réflexion esthétique qui accompagne la rédaction du roman dans la correspondance contemporaine, en particulier les lettres à Louise Colet. En traitant d’une manière épique un sujet vulgaire, Flaubert invente de nouveaux dispositifs narratifs. Les œuvres « pré-bovaryennes » lui apparaissent dès lors insuffisamment travaillées parce qu’écrites de premier jet, trop « inspirées » et pas assez réfléchies, trop personnelles, bref trop « lyriques », au sens où Flaubert l’entend : le moi déborde, s’écrit20, au sens du pronom réfléchi.

12Pour autant, Flaubert ne renie pas tout ce qu’il a écrit avant sa trentième année. Au contraire, il situe ses premiers écrits dans un parcours évolutif. Les commentaires sur L’Éducation sentimentale de 1845, contenus dans la lettre à Louise Colet citée précédemment, se poursuivent ainsi : « J’ai fait depuis des progrès en esthétique, ou du moins je me suis affermi dans l’assiette que j’ai prise de bonne heure. Je sais comment il faut faire. » La notion de « progrès » (inhabituelle sous la plume de Flaubert, dans un sens positif) lisse les étapes d’un trajet ascendant en continu, sans rupture, et la reprise corrective atténue encore l’effet de la mutation : « ou du moins je me suis affermi dans l’assiette que j’ai prise de bonne heure » : les fondements de l’esthétique nouvelle étaient déjà là depuis longtemps, sans indication d’origine, presque depuis toujours. Le jeune Gustave a très vite trouvé sa place, sa position dans la langue (« l’assiette », dit Flaubert, image de la stabilité équestre, que l’on trouve chez Montaigne), même s’il lui a fallu du temps pour trouver son équilibre. L’écrivain confirmé ne renie pas ses origines : il les considère comme une phase d’apprentissage, aujourd’hui dépassée mais nécessaire, un passage obligé, dans une démarche dialectique de négation, conservation et dépassement.

13Quand le romancier engagé dans Madame Bovary se retourne sur ses œuvres de jeunesse, au moment où il définit ses principes d’impersonnalité, de continuité stylistique, etc., c’est pour se féliciter de ne pas avoir cédé à la tentation de publier alors ce qui sortait de sa plume :

Je ne vois aucun moyen de le récrire [Novembre], il faudrait tout refaire. – Par-ci par-là une bonne phrase, une belle comparaison. Mais pas de tissu de style. Conclusion : Novembre suivra le chemin de L’Éducation sentimentale, et restera avec elle dans mon carton indéfiniment. Ah quel nez fin j’ai eu dans ma jeunesse de ne pas le publier. Comme j’en rougirais maintenant21 !

14Cette sage précaution de la non-publication a évité la honte dans l’âge adulte : c’est parce qu’il s’est longtemps abstenu de se montrer que l’auteur neuf de Madame Bovary, sortant de l’anonymat à 35 ans, dans un siècle à génies précoces, n’a pas à se renier publiquement. Il peut rendre grâce à Bouilhet et à Du Camp d’avoir jugé sévèrement La Tentation de saint Antoine, après la lecture de 1849.

15À l’exception près de deux textes de jeunesse, Bibliomanie et Une leçon d’histoire naturelle, genre commis, publiés en 1837 dans Le Colibri, une revue locale, signés de la seule initiale « F. », Flaubert n’a rien fait paraître avant Madame Bovary. Mais il a conservé tous ses manuscrits, avec la conscience de son geste d’archivage : « Jamais je ne jette aucun papier. C’est de ma part une manie » ; « car je n’ai jusqu’à présent brûlé aucun papier »22. On a vu qu’il se résout à laisser L’Éducation sentimentale de 1845 et Novembre « dans [son] carton indéfiniment ». Qu’il les destine à la conservation au lieu de les vouer à la destruction leur garantit une vie posthume. Le reniement se serait traduit par un autodafé, sans reste, dans un rituel d’effacement absolu, presque de purification, ainsi que Flaubert le fera à la fin de sa vie pour une partie des lettres qu’il a reçues, lettres de femmes essentiellement. Éliminer les traces épistolaires de certains correspondants, c’était protéger sa vie privée contre la curiosité du public ; brûler ses manuscrits appartiendrait à la volonté du reniement.

16Donc, Flaubert n’a fort heureusement pas suivi le conseil de ses amis Bouilhet et Du Camp, après la lecture de La Tentation de saint Antoine en 1849, de « jeter cela au feu et n’en jamais reparler »23. Même quand il dit explicitement qu’il a brûlé un manuscrit, il l’a en fait conservé : c’est le cas pour ce qu’il est convenu d’appeler le « chapitre explicatif » de Salammbô, que Flaubert rédige au retour de son voyage en Tunisie :

Et dans deux jours j’entame le chapitre III. Ce qui ferait le chapitre IV si je garde la préface ; mais non, pas de préface, pas d’explication. Le chapitre 1er m’a occupé deux mois cet été. Je ne balance pas néanmoins à le foutre au feu, quoique en soi il me plaise fort24.

17On a longtemps cru que l’expression « foutre au feu » était à prendre au sens littéral, jusqu’à ce qu’on retrouve des brouillons de ce chapitre dans les manuscrits de la BnF, puis l’état final conservé à la Fondation Bodmer25. Le chapitre a bien été supprimé du texte définitif, ou du moins fragmenté dans la trame narrative, mais le manuscrit a été conservé, comme si Flaubert ne pouvait se séparer de ce qui porte trace de sa main.

18On peut s’étonner que certains manuscrits de jeunesse aient échappé aux flammes, dans la mesure où ils portent le témoignage d’une condamnation interne immédiate, au présent même de l’écriture ou peu de temps après. Le manuscrit de Smar, « vieux mystère » de 1839, est ainsi suivi d’une « Réflexion d’un homme désintéressé à l’affaire et qui a relu ça après un an de façon ». Devenu son propre lecteur, c’est un autre qui juge l’auteur :

Il est permis de faire des choses pitoyables, mais pas de cette trempe. Ce que tu admirais il y a un an est aujourd’hui fort mauvais […]. Sais-tu ce qui me semble le mieux de ton œuvre ? C’est cette page, qui dans un an, me paraîtra aussi bête que le reste […]. Adieu, le meilleur conseil que je puisse te donner, c’est de ne plus écrire26.

19Ce dédoublement entre le « je » d’aujourd’hui et le « tu » d’hier est le garant d’un progrès esthétique : après un an, Flaubert lecteur est supérieur à Flaubert écrivain. Et ce progrès ne s’arrêtera pas là : un an plus tard, un second lecteur, ou une seconde lecture, jugera bête l’opinion du premier lecteur, etc. Ce jugement est signé « Jasmin ». On croirait un pseudonyme ridicule inventé, mais une note de Guy Sagnes27 indique que ce Jacques Jasmin est une personne réelle, dont Flaubert se moque dans sa correspondance28 : un coiffeur d’Agen et poète patoisant, couronné par l’Académie française. Il est donc triplement disqualifié, par son métier, sa langue et sa récompense officielle : celui qui porte un jugement de bêtise est emporté par la bêtise de son jugement, selon une réversibilité bien flaubertienne. Mais en intégrant dans le manuscrit la sentence de sa condamnation, le jeune auteur désenchanté sauve l’essentiel : le manuscrit lui-même.

20Une autre forme d’autocritique assure la conservation du texte. Pendant l’année 1840, Flaubert prend des notes dans un cahier intime. Le premier fragment est une réflexion néo-pascalienne sur la distance entre le fini et l’infini : « Une chose incompréhensible, c’est l’infini29 », etc. En se relisant, le lycéen qui vient d’être reçu au bac perçoit la banalité du propos. Il barre le paragraphe d’un trait oblique, et il écrit par-dessus « bête ». Il avait le choix entre déchirer la page ou la conserver au prix d’un dédoublement entre l’auteur de la phrase bête et le lecteur qui formule le jugement de bêtise, comme l’élève qui garde une mauvaise copie sur laquelle le professeur a porté une appréciation peu flatteuse. En inscrivant la condamnation, le jeune Flaubert a sauvé la page condamnée.

21Pourquoi Flaubert conserve-t-il ses manuscrits ? Ils constituent des preuves, des éléments d’un être de papier qui finit par se confondre avec le corps physique réel de l’homme Flaubert. Ils s’alignent dans des armoires comme des autoportraits (voilà ce que j’étais et que je ne suis plus), des états d’écriture, des moments d’une totalité qui n’aura d’existence virtuelle que pour l’auteur, puisque le public n’en connaîtra que la partie émergée. Ce sont des « documents humains », comme diront les naturalistes après les Goncourt, qui témoignent de la personne de l’auteur, et des « documents d’écriture » qui rendent compte de la genèse de l’œuvre. Les archives des œuvres de jeunesse sont aussi des archives de la jeunesse de l’auteur, dans lesquelles il parlait trop de lui-même, et c’est précisément ce trop plein de « personnel30 », comme il dit, qui les condamne à ne pas être publiées et à devenir archives.

Réécrire

22Si Flaubert n’abandonne rien (« ne lâche rien », pourrait-on dire), s’il ne renie rien mais s’il conserve en dépassant, s’appliquant à lui-même le mouvement de la dialectique, comment poser la question de la réécriture ? Sa bibliographie offre la particularité, rare dans l’histoire littéraire, de présenter des œuvres qui portent le même titre : L’Éducation sentimentale et La Tentation de saint Antoine.

23Les cas sont différents. Les trois versions de La Tentation se rapportent à un même projet poursuivi dans la durée, alors que les deux Éducation(s) n’ont guère en commun que le titre, qu’il semble incongru d’accorder au pluriel, alors qu’il est tout à fait légitime de regrouper dans un collectif Les Tentations de 1849, 1856 et 1874.

24Cette reprise des sujets a fait l’objet d’un commentaire négatif de la part de Maxime Du Camp dans ses Souvenirs littéraires. Selon lui, Flaubert a été « noué » par l’épilepsie, et après sa vingtième année, il n’a fait que se répéter, à l’intérieur de chaque œuvre dont il réécrit dix fois la même phrase (Du Camp parle de « l’inconcevable difficulté31 » d’écrire comme d’un handicap mental), et à plus grande échelle d’une œuvre à l’autre, reprenant dans sa maturité les sujets de sa jeunesse : « Il semble avoir eu toutes ses conceptions vers la vingtième année et avoir dépensé sa vie entière à leur donner un corps32. » Si bien que la critique a pris pour habitude, non sans raison, d’établir de lointaines généalogies, en rattachant chaque grand texte à une première esquisse : Madame Bovary à la nouvelle Passion et vertu, L’Éducation sentimentale de 1869, non à celle de 1845, mais aux Mémoires d’un fou, Les Tentations à Smar, Bouvard et Pécuchet à la Leçon d’histoire naturelle, genre commis. La première édition des Œuvres complètes dans la Bibliothèque de la Pléiade, due à Albert Thibaudet et à René Dumesnil, en 1936, donnait d’ailleurs des extraits de ces « avant-textes » en appendices des œuvres publiées par l’auteur.

25L’existence dans l’œuvre flaubertienne de deux romans portant le même titre, L’Éducation sentimentale, incite à la comparaison, d’autant que la tradition critique ancienne qualifiait le texte de 1845 de « première Éducation sentimentale », en laissant supposer une série. Ainsi que l’écrit Stéphanie Dord-Crouslé, dans la présentation de son édition : « C’est donc abusivement ou par pure commodité de langage que l’on parle de “première” Éducation sentimentale, ou de “première version” de L’Éducation sentimentale33. » Aujourd’hui, on distingue les deux textes par la date, 1845 et 1869. De fait, Flaubert ne mentionne jamais l’œuvre de jeunesse qu’il a composée vingt ans plus tôt quand il se met à écrire son roman parisien, qu’il désignera comme tel jusqu’à ce que le titre s’impose à lui à la toute fin de la rédaction, comme s’il n’avait jamais existé auparavant, et faute de mieux :

Voici celui que j’ai adopté, en désespoir de cause :
« L’éducation sentimentale
histoire d’un jeune homme  »
Je ne dis pas qu’il soit bon. Mais jusqu’à présent c’est celui qui rend le mieux la pensée du livre34.

26Même si le titre préexistait, il semble découvert comme s’il était nouveau, alors que l’auteur rédige l’avant-dernier chapitre du roman, en avril 1869 (le roman est achevé en juin 1869). Il est vrai que l’expression apparaît très tôt, dès le premier scénario connu, quand Flaubert s’aperçoit que la modification de la structure narrative par le développement d’un parallèle entre la bourgeoise et la lorette place le héros masculin au centre de l’intrigue : « l’intérêt sera porté sur le jeune homme. (Ce serait alors une espèce d’Éducation sentimentale ?)35 » La nouvelle situation romanesque ainsi créée entraîne une déduction généralisante : l’expression « une espèce d’Éducation sentimentale », avec l’article indéfini et la tournure d’approximation, ne renvoie pas au titre singulier du roman antérieur, dont les histoires amoureuses des deux personnages n’ont rien de commun avec celle que Flaubert est en train de mettre au point.

27Les comparaisons sont possibles entre les deux romans homonymes (une paire d’amis, des trajectoires divergentes, un roman d’apprentissage), mais les deux œuvres sont tellement différentes qu’on ne penserait pas à les comparer si elles ne portaient pas un titre commun. La donnée radicale qui bouleverse la structure narrative, d’un roman à l’autre, c’est évidemment l’irruption de l’Histoire. Outre la Révolution de 1848, un autre événement majeur a lieu entre les deux Éducations : l’écriture de Madame Bovary, autre révolution, cette fois dans l’histoire de l’esthétique flaubertienne et des Lettres. Pour devenir l’auteur de Madame Bovary et des romans suivants, il a fallu que Flaubert parcoure une trajectoire semblable à celle de Jules, le personnage qui parachève son éducation sentimentale par une éducation esthétique, en devenant « un grave et grand artiste36 », celui-là que Flaubert n’était pas encore quand il a commencé à écrire cette Éducation sentimentale en 1844.

28Au contraire, les trois versions de La Tentation de saint Antoine appartiennent à une seule œuvre sérielle.

[Version de 1856] J’ai cet automne beaucoup travaillé à ma vieille toquade de saint Antoine ; c’est réécrit à neuf d’un bout à l’autre, considérablement diminué, refondu37.
   
[Version de 1874] Au milieu de mes chagrins, j’achève mon Saint Antoine. C’est l’œuvre de toute ma vie, puisque la première idée m’en est venue en 1845, à Gênes, devant un tableau de Breughel et depuis ce temps-là je n’ai cessé d’y songer et de faire des lectures afférentes38.

29Les termes qu’emploie Flaubert pour parler de son texte à différentes époques vont dans le sens d’une totalisation, par le singulier globalisant (« l’œuvre de toute ma vie » : il considère les trois versions comme trois moments d’un même projet), par l’origine unique des trois versions (« la première idée »), par l’ancienneté de l’obsession (« ma vieille toquade »), par la permanence de l’intérêt et de la collecte documentaire (« je n’ai cessé d’y songer et de faire des lectures »). Les versions successives paraissent donc des variations sur un sujet commun. Chacune est complètement achevée, et prête à la publication : Flaubert aurait cherché à faire paraître la première si Bouilhet et Du Camp avaient rendu un avis favorable ; et pareillement la deuxième, au lieu de se contenter d’extraits dans L’Artiste, par peur d’un second procès pour immoralité. Un autre signe affiche la permanence de l’idée : la dédicace de l’ouvrage de 1874 à Alfred Le Poittevin, en forme de stèle funéraire :

À LA
MÉMOIRE
DE MON AMI
ALFRED LE POITTEVIN
DÉCÉDÉ À
LA NEUVILLE CHANT-D’OISEL
LE 3 AVRIL 1848

30Le Poittevin meurt pendant que Flaubert est en train de rédiger la « première » Tentation ; au chevet du défunt, il lit les Religions de l’Antiquité de Creuzer, l’un des ouvrages fondamentaux pour la genèse de l’œuvre39. La dédicace à l’ami trop tôt disparu rattache la version publiée à la première, fermant ainsi la boucle sur la figure qui avait présidé à son ouverture.

31Quand Flaubert dresse le bilan des trente années passées avec La Tentation de saint Antoine, on a vu qu’il inclut dans cette longue genèse la documentation continue liée à ce projet. L’écriture s’accompagne d’un intense travail de lecture et de prise de notes, qu’elles soient générales (pour cette œuvre en particulier : notes sur l’histoire, la philosophie, les religions) ou ponctuelles, orientées vers un élément précis du texte. Dans la perspective du remodelage, les relectures et les reprises de notes sur un même sujet sont déterminantes : Flaubert réutilise les mêmes dossiers de notes qu’il a conservés toute sa vie, par exemple les notes sur les ouvrages de religion, qui ont pu servir de sources communes pour les trois Tentations, pour Salammbô et pour Hérodias. À chaque étape, les dossiers sont ressortis, re-parcourus et enrichis par des lectures complémentaires qui tiennent compte des avancées de la science et des nouvelles curiosités de l’auteur40. La même démarche accumulative, de réemploi et d’augmentation, se vérifie pour les notes sur la Révolution de 1848, quand Flaubert reprend son dossier constitué pour L’Éducation sentimentale au moment d’écrire le chapitre « politique » de Bouvard et Pécuchet, dans lequel il est question des événements de Février et de Juin vus de Chavignolles41. À l’horizon 2021, pour le bicentenaire de la naissance de l’auteur, le Centre Flaubert du CÉRÉdI a en projet la constitution d’une base de données regroupant toutes les notes prises par le romancier. Elle donnera une vue aussi complète que possible de cette activité constante d’un écrivain qui n’a jamais séparé la lecture de l’écriture, la documentation de la rédaction.

32Enfin, une réflexion sur les phénomènes de réécriture doit intégrer la part de la genèse post-éditoriale, représentée par les nombreuses corrections que Flaubert apporte à chaque nouvelle édition de ses œuvres : on dénombre cinq éditions originales pour Madame Bovary, quatre pour Salammbô, deux pour L’Éducation sentimentale, et une troisième en préparation au moment de sa mort. Chaque œuvre suit une logique propre de réécriture : par exemple, les différentes versions du premier roman portent l’empreinte durable du procès et des discours judiciaires, qui ont définitivement stigmatisé certains passages sensibles du roman. Si l’on risque une remarque d’ensemble sur les corrections des trois œuvres qui connaissent des rééditions, on peut constater une tendance vers la déliaison, Flaubert supprimant de nombreux connecteurs logiques, en particulier en tête de phrases. L’obsession de l’unité du style, qui se traduisait par la multiplication des outils de coordination, cède la place à une prose plus discontinue, plus « trouée » par l’asyndète. On peut voir dans cette tendance à la parataxe une forme de « décréation » ou de désécriture. Ces corrections d’édition en édition sont à resituer dans la logique de chaque œuvre prise séparément, mais également à comprendre par rapport à la chronologie des autres œuvres contemporaines d’une nouvelle édition originale. Stéphanie Dord-Crouslé remarque justement que les dernières corrections de L’Éducation sentimentale, en 1879,sont portées alors que l’auteur travaille à son dernier roman :

Le texte initial s’y trouve révisé à l’aune d’un style conçu et expérimenté pour Bouvard et Pécuchet. Cette ultime relecture métamorphose l’identité textuelle intime de L’Éducation sentimentale, lui faisant quitter un état originel encore quasi bovaryen pour lui offrir une assomption assurément bouvardienne42.

33C’est toujours Flaubert qui signe, mais assurément pas l’auteur de la même œuvre : il s’est déplacé dans la langue en passant d’un « milieu » à un autre, de la Normandie à Carthage, puis au Paris révolutionné de sa jeunesse. D’une édition originale à la suivante pour un texte publié sous un titre identique, le relecteur de soi-même porte en lui l’écrivain d’un autre livre. Ce dédoublement assure un regard neuf sur un texte ancien, comme une sorte de marche en avant dans la fidélité.

   

34Qu’il se répète, qu’il se reprenne, qu’il retravaille les mêmes motifs et les mêmes sujets, Flaubert « s’efforce de persévérer dans son être », selon la leçon de son maître Spinoza. Pourtant, chaque roman semble s’écrire contre le précédent. Le principe d’alternance, relevé par Thibaudet, oppose le moderne et l’antique, l’ici à l’ailleurs. Mais ce jeu de bascule est subsumé par une volonté encyclopédique de totalisation des temps, telle qu’elle s’exprime dès 1856 dans le projet de publier coup sur coup Madame Bovary et deux autres œuvres : « Si j’étais un gars, je m’en retournerais à Paris au mois d’octobre avec le Saint Antoine fini et le Julien l’Hospitalier écrit. – Je pourrais donc en 1857 fournir du Moderne, du Moyen Âge et de l’Antiquité43. » Il faudra attendre Trois contes pour que se réalise cette synthèse des trois époques, dans l’ordre indiqué par cette lettre.

35À ce tableau d’une continuité sans reniement, on pourrait cependant objecter la célèbre déclaration qui concerne le premier roman :

La Bovary m’embête. On me scie avec ce livre-là. – Car tout ce que j’ai fait depuis n’existe pas. – Je vous assure que si je n’étais besoigneux [sic] je m’arrangerais pour qu’on n’en fît plus de tirage. Mais la nécessité me contraint. Donc, tirez, mon bon44.

36Les difficultés financières des dernières années imposent de réimprimer pour faire entrer de l’argent. En souhaitant laisser s’épuiser sa première œuvre, Flaubert ne la renie pas pour des raisons morales ou esthétiques. C’est le public et la réception de la critique qui poussent l’auteur à souhaiter qu’elle cesse d’être reproduite, parce qu’il est constamment renvoyé à ce roman du début, posé comme indépassable. La critique nie qu’il soit l’auteur d’un deuxième, troisième, quatrième livre. Souhaiter qu’on ne fasse plus de tirage de Madame Bovary, ce n’est pas renier ce livre inaugural, c’est affirmer au contraire que son auteur a continué à écrire.