Colloques en ligne

Agnese Silvestri

Les raisons des altruistes et la fatalité de l’Histoire : sur quelques personnages de George Sand avant 1848

1« Je vous avoue qu’il m’est impossible d’être inquiet pour l’avenir du monde », déclare le marquis de Boiguibault dans Le Péché de Monsieur Antoine (1846) : « en vain l’erreur et le mensonge travailleront pour perpétuer le désordre affreux que certains esprits appellent aujourd’hui, par dérision, apparemment, l’ordre social » (P, II, p. 271)1. Sand qui, au plus fort de sa radicalisation politique, invente ce personnage bienfaiteur de l’humanité, bailleur de fonds d’une utopie socialiste, en est également convaincue2. Pour elle, comme pour une partie de sa génération, l’Histoire tend incontestablement du côté de la liberté républicaine et de l’égalité sociale, dans un mouvement profond qui, en tirant son origine de la Révolution française, vise à en compléter les instances. Les altruistes peuvent compter sur la marche de l’Histoire. Certes, elle dénonce, à l’instar de Balzac, le règne de l’intérêt dans la France louis-philipparde. Il suffit de penser aux Bricolin, les fermiers enrichis du Meunier d’Angibault (1845), et à leur obtuse cupidité prête à sacrifier tout bonheur réel des enfants pour un mariage à la hauteur de leurs ambitions. Mais l’optimisme d’une vision téléologique prévaut. Quand le libertinisme d’un aristocrate met sur le pavé la famille de celui-ci, le narrateur commente : « Les anciens maîtres du monde, entraînés par la fatalité plus encore que par leurs passions, se chargent d’accomplir eux-mêmes les décrets de la sagesse divine, qui travaille insensiblement à niveler les forces de tous les hommes » (MA, p. 201)3. La Providence sandienne est socialiste, n’a rien d’ironique et n’éprouve aucun besoin d’intervenir bruyamment dans les intrigues de la romancière4. Car l’Histoire rattrape ceux qui s’attardent. Les épouvantables Mauprat, dans le roman éponyme (1837), exemples de l’arbitraire, de la violence et du sadisme de l’Ancien Régime, doivent d’abord se retrancher de la société, pour maintenir leur système d’oppression parasitaire, ensuite se faire brigands, enfin filous. La Révolution de 1789 les trouve déjà terrassés : les Lumières conquérantes et les modifications du système économique ont suffi5.

2Tout semble donc réglé d’avance. Pourtant, l’analyse des fictions sandiennes d’avant 1848, où la réflexion sur le devenir historique se conjugue avec l’invention de personnages désintéressés, soulève une série de questions critiques bien éloignées de cette idéalisation et de cet aplatissement de la réalité que l’on a souvent reprochés à la romancière. Ces questions relèvent d’abord de la méditation morale sur la nature de l’intériorité humaine ; ensuite de la poétique, du rôle militant de la littérature et des problèmes de représentation du bien ; enfin de la philosophie de l’histoire. C’est cette complexité du roman sandien qu’on cherchera ici à mettre en évidence. Traversant en « métisse sociale »6 les soubresauts révolutionnaires de son siècle, Sand milite parmi les tenants de l’art social au moment où le roman devient le genre par lequel la question sociale pénètre dans le débat public7. Selon la romancière, aucune lutte égalitaire n’est possible sans le mobile de sentiments altruistes, qu’elle se donne donc comme mission de susciter. La question de l’altruisme, de sa possibilité dans l’histoire humaine, de sa nécessité, se trouve donc bien au centre de sa méditation et de sa poétique.

3Dans ces mêmes années 1840, les dynamiques qui travaillent la société et en désagrègent les hiérarchies constituées ‒ pour en composer de nouvelles ‒ sont confiées par Balzac aux pires passions : la haine, l’envie, la cupidité, le désir érotique débridé sévissent dans Les Parents pauvres (1847). Des brins d’altruisme survivent en quelques personnages du Cousin Pons, impitoyablement écrasés ; tout sentiment de hauteur éthique tombe en ruine, avec l’Empire et ses survivants, dans La Cousine Bette. Si ces passions destructrices, en réalité, représentent, d’après Françoise Gaillard, les « forces abstraites ou immatérielles qui agissent le social », les rendant ainsi, en régime réaliste, sensibles aux lecteurs, vraisemblables8, une des conséquences est que la méchanceté considérée comme le propre de la nature humaine, sa fatalité en quelque sorte, se réverbère sur le devenir historique. L’esthétique réaliste se soude strictement à ce que qu’on a appelé l’« herméneutique du soupçon »9, selon laquelle toute motivation présidant à l’agir humain n’est jamais qu’au service d’un intérêt égoïste. La vérité coïncide avec le désillusionnement moral et Paolo Tortonese a bien rappelé comment, en cela, le roman moderne est redevable d’une longue tradition philosophique excluant la possibilité du bien de la réalité ontologique de l’homme10. Dans cette tradition, la pensée chrétienne d’après la Réforme sur le péché originel et la chute garde une place de choix, légitimée par l’acuité et la valeur de la littérature des moralistes du XVIIe siècle.

4Une fatalité, pourtant, ne vaut pas l’autre, car si le chemin conduisant à la démocratie et à l’égalité – selon Sand – a pour fondement la dialectique toujours aléatoire des forces historiques (un jour, tout sera pour le mieux, mais auparavant la lutte est bien longue et périlleuse...), le monde social en proie au principe hobbesien homo hominis lupus trouve son fondement dans la composition immuable de la nature humaine. À ce propos, que le roman sandien élabore de façon originale le mythe de la chute, la rencontre de l’homme innocent avec le mal qui doit le corrompre, requiert toute sa signification, comme on le verra dans le premier volet de cette réflexion. Ensuite, pour explorer les raisons des altruistes sandiens, il conviendra de se pencher sur les questions de poétique. Si la littérature enquête admirablement sur les raisons égoïstes que notre amour-propre sait si bien cacher, elle se trouve bien plus en difficulté quand il s’agit de rendre compte du désintéressement à l’œuvre dans l’Histoire. Un air lénifiant la guette, la monotonie de la vertu l’assassine. L’esthétique sandienne, pour n’avoir rien à voir avec l’esthétique réaliste, ne se pose pourtant pas moins de problèmes de représentation. Des réalités populaires, d’abord, et de personnages altruistes ensuite, les deux étant en relation étroite, mais non exclusive.

5Sand est consciente que les créatures littéraires contribuent à façonner l’imaginaire collectif ; d’elles peut dépendre, en dernière analyse, l’attitude du lecteur dans les conflits qui traversent l’espace social11. Mais il ne s’agit pas seulement de modeler des figures populaires aux nobles sentiments pour combattre le mépris et la crainte qui écrasent les classes travailleuses et qui leur dénient toute faculté intellectuelle, toute beauté, toute possible grandeur éthique ‒ ce qui n’est quand même pas peu de choses12. Car, dans sa représentation de personnages désintéressés, la fiction sandienne se révèle en effet soucieuse d’éviter au lecteur des postures trop rassurantes, de le conforter dans une identification facile aux gentils de l’histoire, de le faire participer à ce type de plaisir fondamentalement égoïste qui peut dériver de la satisfaction de faire du bien. C’est ce que l’on verra dans le deuxième volet de cette analyse. Montrer, et par là promouvoir, la force du Bien dans l’histoire humaine ne relève chez Sand ni de la bonne conscience bourgeoise ni d’un sentimentalisme niais13. La dernière étape de cette contribution visera donc à montrer comment l’auteure propose de sortir des possibles pièges de l’altruisme, sans sombrer dans le désespoir suscité par la corruption de la nature humaine, et dans l’impuissance qui peut en dériver.

Ni bons ni mauvais : contre la fatalité de l’égoïsme

6En 1837, dans Mauprat, Sand fait dire en conclusion à son héros, vieilli et serein : « Ne croyez pas trop à la phrénologie ; car j’ai la bosse du meurtre très développée, et, comme disait Edmée dans ses jours de gaieté mélancolique, on tue de naissance dans notre famille » (M,p. 919)14. Bernard Mauprat sait de quoi il parle : dernier rejeton d’une branche abominable de sa famille aristocratique, il est là pour témoigner du cours imprévisible d’une vie destinée à la méchanceté et sauvée par l’amour. L’image du « loup », omniprésente dans toute la première partie du roman15, écho sémantique d’un monde où le principe hobbesien arrive jusqu’au plaisir sadique, disparaît de la deuxième partie, lorsque le héros abandonne sa condition de sauvagerie et se civilise par une longue éducation, amoureuse et sociale. S’il n’est pas devenu un agneau16, Bernard a du moins renoué avec le sentiment de l’humain par le ressort intérieur de sa passion pour sa cousine Edmée, conjuguée avec le ressort extérieur des Lumières et de la Révolution. L’égalité entre les classes et entre les sexes va de pair dans ce roman, qui accorde l’idée de nouveaux rapports de force dans le couple avec l’idée de nouveaux rapports sociaux dans l’histoire17.

7En s’appuyant sur la classification des « modèles de moralité romanesque » élaborée par Francesco Fiorentino, on pourrait définir Mauprat comme un « roman de l’expiation » où « la vertu gagne contre un passé de corruption et non pas sur une passion »18. En effet, ici, par la souffrance de Bernard se soumettant aux épreuves imposées par sa bien-aimée, c’est toute la noblesse de l’Ancien Régime qui expie ses fautes, modifie ses assises idéologiques et morales et peut enfin contribuer à la nouvelle histoire. Bernard suit La Fayette aux Amériques et ayant enfin épousé Edmée peut raconter : « Nous fîmes de grand cœur, et en les considérant comme des justes sacrifices, l’abandon d’une grande partie de nos biens aux lois de la république » (M, p. 918)19. Vertu de l’altruisme jacobin, prouvant qu’il ne faut pas croire « à la fatalité » (p. 919) : même un noble élevé dans le préjugé de classe et le plaisir de l’abus de pouvoir peut se convertir au bien commun.

8Dix ans plus tard, pourtant, Sand semble élaborer une réponse moins attendue à la demande sur la nature de l’intériorité de l’homme et sur son destin. Avec l’histoire de François le Champi (1847), elle raconte comment un amour qui s’ignore naît à la conscience. Il devrait naître au même moment au sentiment de la faute dans ce cas, car cet amour est celui, refoulé, entre une mère adoptive et l’enfant trouvé dont elle prend soin20. La perte de l’état d’innocence (« J’étais trop simple, je ne me défiais de rien », FC, p. 22621) correspond pour le Champi à la rencontre avec de « mauvaises langues » (FC, p. 224) qui jasent, avec toute la méchanceté possible, sur de prétendus rapports érotiques entre lui-même et la femme qu’il considère comme sa mère. Rien n’est vrai, naturellement, mais Sand laisse ainsi au mal le privilège de dévoiler à François la vérité de son désir. Seule la haine de deux femmes éconduites (la Sévère et Mariette) cherchant ainsi à se venger, déclenche chez François l’imagination de rapports différents avec sa mère adoptive. Les allusions d’une servante qui, sans véritable malveillance, remarque comme inopportunes les marques d’affection données par Madeleine au Champi (« ce gars est bien grand pour se faire embrasser comme une petite fille », FC, p. 96) n’ont pas le même impact révélateur sur le sujet.

9Ce qui semble intéressant est que cette rencontre avec la connaissance par le biais du mal, cette fin de toute innocence possible, ne correspond pas à un drame. La chute ici n’en est pas une : « Eh ! quand bien même que mon amitié se serait tournée en amour, quel mal le bon Dieu y trouverait-il, au jour d’aujourd’hui qu’elle est veuve et maîtresse de se marier ? » (FC, p. 225), se demande le héros. S’il existe une forme de honte au moment de proposer le mariage à la femme aimée, à l’instar d’Adam et Ève embarrassés par l’attirance qu’ils éprouvent en se découvrant nus, ce couple ne perd pas son Éden, au contraire. Tous les mouvements obscurs du désir qui se cache, et même de la pulsion incestueuse, n’ont pas assez de force pour détruire le fait que le Champi et sa mère s’aiment d’un amour qui sait être généreux, prêt à reconnaître le besoin de l’autre et, à l’occasion, à renoncer au propre. Cela suffit22.

10De toute façon, ce regard bienveillant sur la nature humaine qui admet l’existence de pulsions opposées sans que la reconnaissance de l’une coïncide avec la suppression de l’autre, ne résout pas les problèmes posés par la représentation de l’altruisme et par ses effets sur le lecteur, sur lesquels il faut maintenant se pencher.

Contrecarrer l’« effet Valmont »

11Le sociologue Jon Elster appelle « effet Valmont » cette forme de plaisir liée à l’amour-propre que l’on tire de l’accomplissement d’une action altruiste23. La formule fait référence au constat du vicomte libertin surpris des conséquences émotives de son hypocrite initiative charitable. Confronté aux bénéficiaires prosternés à ses genoux, il raconte : « mes yeux se sont mouillés de larmes, et j’ai senti en moi-même un mouvement involontaire, mais délicieux. J’ai été étonné du plaisir qu’on éprouve en faisant le bien »24. Sand connaissait bien ce type de jouissance, elle qui définit volontiers la charité comme un « plaisir de prince » (MA, p. 256) et qui dans ses romans peut en exalter l’effet pathétique pour le lecteur par un adroit laconisme : « La grand-mère Bricolin fut la seule de la famille qui comprit la noble conduite de Marcelle. Elle se jeta à ses genoux et les embrassa sans rien dire » (MA, p. 234). Dans ce cas, la Marcelle en question, baronne de Blanchemont, en renonçant à une partie importante de sa fortune, croit avoir sauvé la destinée de deux humbles jeunes amoureux.

12Dans une poétique comme celle de Sand, pourtant, très soucieuse de l’impact de son écriture sur les convictions du lectorat et sur les ressorts motivationnels qui peuvent en découler pour la construction d’une société plus équitable25, il n’est pas oiseux de se poser le problème de l’incidence de l’« effet Valmont » sur le lecteur. Prêt à s’identifier aux héros pleins de compassion et d’un désintéressement à toute épreuve, celui-ci pourrait glisser dans un sentiment d’autosatisfaction incapable de solliciter en profondeur sa vision du monde social et de le pousser au changement de celui-ci. Sand l’avait-elle prévu ? Car toute une série de données viennent de toute évidence contrarier cette posture trop commode qui peut être engendrée par la représentation littéraire du personnage altruiste.

13Prenons, par exemple, cette Marcelle de Blanchemont, héroïne aristocratique du Meunier d’Angibault. Amoureuse d’un bourgeois devenu ouvrier en raison de ses convictions socialistes, une fois veuve, elle rompt avec son milieu et va chercher à la campagne une nouvelle vie à l’enseigne de la simplicité de mœurs, du travail, de l’égalité sociale. Arrivée dans sa propriété délabrée de Blanchemont, elle sympathise avec un autre couple que l’argent divise : le meunier éponyme et Rose Bricolin, plus riche que lui et que son père, fermier de Marcelle, veut établir convenablement. Paysans enrichis, les Bricolin incarnent dans le roman la loi de l’intérêt économique brut, rationnellement poursuivi. Que M. Bricolin estime le meunier et soit prêt à lui « donn[er] [s]a fille de préférence à tout autre » (MA, p. 154) ne change rien à son refus, comme il le lui explique tranquillement :

Ce n’est pas que je te méprise, da ! Je ne suis pas fier, et je sais que tous les hommes sont égaux devant la loi. Je n’ai pas oublié que je sors d’une famille de paysans [...] mais au jour d’aujourd’hui, mon vieux, monnaie fait tout, [...], et puisque j’en ai, et que tu n’en as pas, nous ne pouvons pas faire affaire ensemble (MA, p. 155).

14Cette absence d’animosité devrait tranquilliser, sauf à découvrir plus tard qu’elle n’en est pas moins féroce. Si Montesquieu, à en croire Albert Hirschman, misait sur les vertus rationnelles de l’intérêt économique pour juguler la méchanceté des puissants en proie à leurs passions – le « doux commerce », sur la réelle violence duquel devait ensuite ironiser Marx26 ‒ Sand appartient à une génération qui ne se fait pas d’illusions sur les ressorts de l’individualisme capitaliste. Les Bricolin ont déjà condamné à la folie leur fille aînée en s’opposant pour des raisons pécuniaires à son mariage, et Rose est promise au même destin : « J’aurais beau souffrir, ils seront impitoyables » (MA, p. 223), prévoit-elle. L’épouvantable condition de sa sœur, la Bricoline, retournée à un état de sauvagerie nomade, hante, par sa souffrance inextinguible, tous les personnages du roman. Confrontée au désespoir de Rose et à sa crise nerveuse qui déjà se déclenche, Marcelle décide de vendre aux Bricolin, qui en rêvent, sa propriété de Blanchemont et d’accepter leurs conditions iniques, en demandant, en échange, le consentement au mariage de Rose et du meunier.

15Tout serait pour le mieux, au sens d’un récit édifiant, si cette générosité qui doit nous émouvoir n’était rendue proprement inopérante, voire inutile, dans la diégèse. En premier lieu, l’épouse de Bricolin, dure et cupide non moins que son mari, du fait d’être mère est pourtant moins insensible que lui. Aux discours déraisonnables et néanmoins accusateurs de sa fille folle, à la perspective de voir l’autre sombrer aussi dans la démence, elle demande impérieusement à son mari de permettre le mariage : « J’ai l’estomac qui m’en fait mal. C’est abominable de vivre comme ça ! » (MA, p. 232). La souffrance engendrée peut devenir insoutenable et à elle seule obliger à un choix contraire aux principes de l’intérêt. En second lieu, la solution imaginée par Marcelle avec son contrat de vente se révèle inefficace, la baronne va perdre son bien sans assurer aucun bonheur à personne car, sur le plan juridique, « la vente est bonne, la condition est nulle ! », triomphe Bricolin à la signature du contrat (MA, p. 234).

16Toujours dans ce roman, tout un discours métalittéraire ironise sur les élans désintéressés des héros de l’altruisme socialiste. De façon significative, Sand le confie souvent au meunier Grand-Louis, symbole d’un bon sens paysan assez positif. À l’emphase idéologique de l’amoureux de Marcelle, qui est favorable à la pauvreté absolue parce que « l’argent héritage des rapines féodales [...] souille » même la main qui voudrait en faire un noble emploi, Grand-Louis répond « tranquillement » : « C’est une métaphore ! » (MA, p. 146) ; à Marcelle qui lui confie son intention de renoncer à cinquante mille francs pour imposer à Bricolin le mariage, il rétorque avec un mouvement de dignité : « Roman ! romans ! [...] N’allez pas faire cette folie ; je ne m’y prêterai pas [...] je suis aussi fier que qui que ce soit » (MA, p. 166), et il prévoit, à raison, que ce serait en pure perte. L’admiration de la jeune Rose pour la bonté et la hauteur des vues de Marcelle révèle un côté ambigu : « [J]e n’ai jamais vu personne qui me plût autant que vous. Je n’en ai vu que dans les livres, et vous me faites l’effet d’être, à vous seule, toutes les belles héroïnes des romans que j’ai lus » (MA, p. 108). Or, Marcelle n’est rien d’autre...

17On a l’impression que par l’auto-ironie Sand joue d’avance sur le scepticisme de ses lecteurs : comment prendre au sérieux des personnages si « fictifs », aux convictions si « romanesques » ‒ adjectif qu’elle affectionne quand il s’agit des idées égalitaires de ses personnages et des siennes propres27 , qui se réjouissent, comme Marcelle, à tout coup que le sort inflige à son patrimoine ? D’un autre côté, pourtant, l’insistance sur l’aspect fictionnel souligne que dans un monde étouffé par la loi de l’intérêt, il ne reste que les ressources de l’imagination pour faire entendre les raisons d’autres valeurs, pour permettre d’envisager d’autres possibilités de rapports humains. « Quel intérêt avez-vous à cela ? », demande Bricolin méfiant à la baronne ; « Je vous l’ai dit, l’amitié, le plaisir de faire des heureux, toutes choses qui vous paraissent bizarres », répond-elle (MA, p. 227)28.

18D’autres romans laissent s’accumuler chez le lecteur les larmes équivoques de la bonté pour les sécher brutalement tout de suite après, face au constat que le gentil s’est lourdement trompé. Dans Horace (1842), le personnage éponyme est un jeune étudiant en droit arrivé à Paris de la province. Ce précurseur de Frédéric Moreau, velléitaire, vain et ambitieux, républicain mais couard (il s’enfuit avec une excuse lorsque l’émeute de juin 1832 éclate), tyrannise par sa jalousie mal placée une soubrette qui l’aime passionnément. Fille perdue, Marthe serait en réalité aimée par l’excellent Paul Arsène qui renonce à toutes ses aspirations artistiques et se fait garçon de café pour la soutenir. Inutilement, car rien ne semble pouvoir détacher Marthe d’Horace, jusqu’au moment où elle tombe enceinte. Marthe arrive alors, après bien des événements et des souffrances, à bâtir une nouvelle vie avec Arsène, qui a assumé la paternité de l’enfant d’Horace. C’est alors que ce dernier revient tout repentant pour connaître son fils. Il croit avoir à ce moment-là les intentions les meilleures. Arsène, qui tremble, ne dément néanmoins pas son altruisme dans le discours qu’il tient à Marthe :

cet homme est bon malgré ses vices. Il m’est impossible de ne pas le croire meilleur qu’il ne sait le prouver par sa conduite. [...] Dieu seul sait quelle influence cachée et puissante cet enfant peut avoir sur l’avenir d’Horace. C’est un lien entre le ciel et lui, qu’il n’est au pouvoir de personne de briser29 (H, p.555).

19La noblesse de « si hautes considérations religieuses » (ibid.) a pour seule conséquence positive d’augmenter la « vénération » (H, p. 556) de la jeune mère pour Arsène. Pour ce qui est du reste, elle met sérieusement en danger la paix de Marthe et de son enfant. Car Horace, dont « la vanité seule avait fait éclore ce beau mouvement dans son âme », après avoir goûté dans son élan inédit de sensibilité « des joies d’amour-propre qu’il ne connaissait pas encore » (ibid.), recommence à harceler Marthe par sa passion malsaine. Si le texte révèle le piège de l’« effet Valmont » dans Horace, il semble aussi vouloir en préserver le lecteur. La grandeur morale d’Arsène n’est pas en doute, mais sa méprise empêche le lecteur de l’exalter trop facilement. Une distance critique intervient pour conditionner tout effet platement édifiant. Le problème pour l’écrivaine, qui croit profondément à ce qui aspire au progrès historique, chez les figures altruistes, devient alors de se frayer littérairement une troisième voie, entre la coupable satisfaction pour sa propre bonté, qui peut enivrer sans vraiment aider personne, et le pessimisme concernant la méchanceté intrinsèque de la nature humaine, qui risque de paralyser toute intention d’action bienfaisante.

Changer d’échelle

20Pour sortir de l’impasse, Sand semble envisager la question de l’altruisme, de ses avantages et de ses pièges, d’un autre point de vue. Elle opère ce qu’on pourrait synthétiquement définir comme un changement d’échelle : du constat de l’état présent, elle élargit l’observation à l’ensemble du devenir humain, tandis que sa réflexion concernant les raisons d’agir s’étend, du sujet individuel au sujet collectif. Cette vision n’est pas contradictoire avec l’existence de mouvements mesquins et intéressés dans la nature de l’homme. D’une certaine façon, il s’agit moins de nier le bien-fondé de l’éthique du soupçon, que de la dépasser en l’assumant.

21Dans Le Compagnon du Tour de France, le menuisier Pierre Huguenin montre des sentiments élevés et de besoins spirituels30. Cette « âme ardente », semblable aux « pâtres inspirés » (C, p. 190), dispose d’une « organisation toujours portée vers l’idéal », mais « rejetée sans cesse dans la plus brutale réalité ! » (C, p. 210). Car autour de lui, les meilleurs des travailleurs se réunissent dans l’ancienne institution du compagnonnage, dont le principe coopératif est mis à mal par les rivalités entre « Devoirs » (associations) différents : les compagnons s’affrontent de façon sanglante par fierté d’appartenance, s’entretuent pour s’assurer le monopole de leur présence dans une ville. Messie de la future union fraternelle de l’humanité dans une société régénérée où la devise révolutionnaire a trouvé sa pleine application, Pierre cherche à œuvrer au présent au moins pour l’union de tous les compagnons – en vain. Le narrateur précise :

Si Pierre Huguenin avait pu se rendre bien compte du passé et de l’avenir du peuple, il ne se fût pas tant effrayé du présent où il le voyait engagé. Il se serait dit que [...] le compagnonnage qui est une des formes essayées par l’instinct fraternel, devait alors sa conservation à ces luttes, à ces combats, à ce sang versé, à cet orgueil en délire. Dans un temps où l’esprit des classes éclairées n’avait pas encore songé à la plus importante des vérités […] c’était la Providence qui conservait dans le peuple cet esprit d’association mystique et d’enthousiasme républicain, à travers les vanités de famille, les jalousies de métier, les préjugés de secte, et le brutal héroïsme de l’esprit de corps (C, p. 213).

22Le changement d’échelle chronologique, soutenu par une vision téléologique de l’histoire, invite à accepter l’existence des mauvaises raisons d’agir du peuple, sans que la motivation à œuvrer pour le but final en soit affectée. On peut ainsi procéder à l’« acceptation courageuse des faits », tout en gardant la « foi persévérante aux principes » (C, p. 212). Le présupposé d’un tel élargissement de perspective réside dans la conviction que tout sentiment généreux de l’individu, et donc toute idée de progrès social égalitaire ‒ car pour Sand l’un revient à l’autre ‒, ne peut naître et se développer que dans des processus d’interaction relationnelle complexes où la conscience personnelle n’est jamais isolée, mais participe avec l’ensemble des agents historiques à l’élaboration des catégories éthiques, les classes populaires au même titre que les autres et même plus que les autres. Très engagée dans le projet politique de la Revue indépendante, qu’elle a fondée avec Pierre Leroux et Paul Viardot, Sand écrit en 1841 à son ami berrichon Charles Duvernet :

[T]u verras que tu n’as guère connu les masses jusqu’ici. Tu les verras pleines d’ardeur et de trouble, les unes (c’est le grand nombre) animées de ces bons et grands sentiments sans lesquels, ni Leroux, ni toi, ni moi ne les aurions (puisque rien n’est isolé dans l’ordre moral ou physique de l’humanité). Mais aussi tu verras d’énormes obstacles, de coupables résistances, des intérêts obstinés et égoïstes [...]31.

23L’altruisme est donc le fruit d’une collectivité et toute société façonnée par ses principes sera le résultat d’une laborieuse et démocratique recherche commune32. Dans Le Meunier d’Angibault, Sand soustrait à l’individu le pouvoir du Bien, pour le redistribuer à une foule de sujets. L’apport de chacun reste nécessaire sans pourtant être indispensable. Personne ne peut se targuer du rôle de sauveur, ce qui par ailleurs protège singulièrement des risques de « l’effet Valmont ». Comme l’explique Marcelle de Blanchemont : « Une seule personne bien intentionnée peut faire si peu de bien, même en donnant tout ce qu’elle possède » (MA, p. 102). Ce n’est alors pas la munificence de la baronne qui fonde la petite communauté égalitaire à la fin du récit, mais les trois mille francs de la charité de tous les paysans, recueillis pièce par pièce au cours d’une vie par le gueux Cadoche, un paysan qui, de plus, a été dans sa vie passée chauffeur, moitié victime, moitié bourreau33.

24La perfection morale de personnages tels que Marcelle ou Pierre Huguenin, qu’on ne peut jamais surprendre en délit de lèse-altruisme, si elle reste exemplaire, ne suffit jamais à conférer un heureux dénouement à l’intrigue. Elle ne les dispense pas de toutes sortes de doutes et de déchirements intérieurs, car le « comment » réaliser au mieux le bien pour l’humanité est moins l’objet d’une énonciation dogmatique que de recherche. Dans le vaste mouvement de l’Histoire, l’altruisme héroïque de l’individu ne peut finalement pas grand-chose s’il ne trouve le moyen d’entrer en résonance avec des forces plus étendues, dans la construction d’une conscience collective que, dans ses romans, Sand décrit comme nécessitant d’une longue élaboration. C’est la raison pour laquelle l’impuissance pèse sur la bonté de certains personnages que Sand évite soigneusement de présenter comme des héros charmants : comment pourrait-on admirer le marquis de Boiguibault du Péché de Monsieur Antoine (1846) ? C’est un vieux noble coléreux et triste, à la « toilette surannée », à la « physionomie de revenant » (P, I, p. 188), si misanthrope qu’on peut penser qu’il ne sort jamais de son parc « parce qu’il sait qu’il est mort » (P, I, p. 191) ! L’altruisme de cet homme, timide enfin, est plutôt un capital pour le futur : mécène communiste, il lègue aux deux jeunes amoureux du récit quatre millions de francs pour que, le moment venu, ils fondent une commune dans son parc. Ce noble désintéressement, pour être plus nettement individualisé que dans le dénouement du Meunier d’Angibault, trouve néanmoins une possibilité concrète de réalisation, à la condition de s’en remettre aux autres et aux aléas de l’Histoire :

Il vous faut la science sociale, et c’est le résultat d’un long travail auquel vous vous appliquerez avec l’aide des forces que votre siècle, qui n’est pas le mien, développera plus ou moins vite, plus ou moins heureusement, selon la volonté de Dieu. Ce n’est peut-être pas vous, mes enfants, ce seront peut-être vos enfants qui verront mûrir mes projets (P, II, p. 270)34.

25Décidément, pour que la question de l’altruisme prenne son sens, il faut changer d’échelle et miser sur les capacités coopératives de l’homme.

26Elles existent bien, nous apprend aujourd’hui la sociologie d’Elster, la psychologie évolutionniste de Michael Tomasello, ainsi que la biologie évolutionniste de David Sloan Wilson35. Elles répondent à un instinct ancestral, au même titre que l’instinct prédateur. Un instinct qui est le fruit d’une longue sélection advenue au cours du processus de transition évolutive de l’espèce humaine, grâce à la supériorité effective des groupes sociaux coopérants sur ceux où prévaut une compétition destructrice. À prêter une oreille à la recherche contemporaine remettant en cause la toute-puissance herméneutique du modèle de « l’homme économique » ‒ tout en rationalité et en poursuite de son intérêt propre ‒, tout se passe en somme comme si, sans nier les penchants horriblement intéressés de l’homme, au niveau des interactions communautaires d’autres mécanismes se mettaient en place, donnant force et valeur aux choix de ceux qui sont capables de désintéressement. Les références culturelles de Sand, évidemment, n’ont aucun rapport avec nos savoirs ultraspécialisés. Mais les questions qu’elle pose par ses fictions ont à voir avec un même questionnement autour des formes du bien-être social et des ressorts humains pour l’assurer.