Colloques en ligne

Marie-Astrid Charlier

Asthéniques et hystériques chez les « petits naturalistes » : des raisons moyennes d’agir ?

1Qu’est-ce qui « motive » un personnage à agir dans le roman du xixe siècle ? Un rapide balayage panoramique dans le corpus fait apparaître plusieurs types de raisons, plus ou moins nobles, mais toujours romanesques : de grandes aspirations sociales, comme c’est le cas avec Eugène de Rastignac et Lucien Chardon chez Balzac ; des aspirations artistiques dans les récits de l’artiste, chez Balzac, les Goncourt, Zola1 ; des manies comme la collection du cousin Pons ; des idéaux politiques qui s’écrasent souvent sur les intérêts les plus vils ou sur une forme de volonté molle, celle de Deslauriers dans L’Éducation sentimentale de Flaubert ; cela peut être également l’urgence de sauver un fils, celle qui pousse Jeanne Delamare, dans Une vie de Maupassant, à errer dans les rues de Paris pour le retrouver ; on pense aussi à la soif de conquête (territoriale, financière, sociale) avec une Félicité Rougon et un abbé Faujas2 ; enfin, on connaît la cohorte de passions amoureuses qui construisent tant d’intrigues et de destinées féminines et masculines dans le roman du xixe siècle.

2À toutes ces raisons d’agir s’ajoutent dans la deuxième moitié du siècle les trois types de déterminisme qui innervent le roman naturaliste. L’hérédité, le milieu social ainsi que le contexte historique immédiat participent à faire agir le personnage malgré lui3. De la sorte, ce sont deux niveaux de raisons d’agir qui se superposent, ou, pour le dire autrement, des raisons d’agir au carré. Les passions et les intérêts, qui sont a priori des raisons d’agir individuelles, sont suscités par des raisons d’agir plus profondes et plus vastes qui appartiennent au cercle familial, au cercle social et / ou au moment historique. L’intrigue romanesque consiste alors, en partie du moins, en une tentative d’émancipation ou d’« effraction »4 par rapport à ces plafonds de verre initiaux. Tout le paradoxe de la fêlure du personnage zolien se tient là : elle entrave un agir individuel dont elle est pourtant l’origine.

3Malgré leurs différences, voire leurs divergences esthétiques, et en dépit de la poétique propre à chaque écrivain, les romans à dominante « réaliste » du xixe siècle sont globalement construits sur la dynamique narrative suivante : le personnage principal est pris en tenaille entre ce qui le précède, qu’il s’agisse de déterminismes ou tout bonnement d’héritages familiaux, sociaux, économiques, culturels, et ce à quoi il aspire ou ce vers quoi il tend pour son accomplissement individuel. Le passé qui habite le présent et le présent habité par le devenir problématisent le temps vécu du personnage, poussé à agir pour tenter de résoudre cette tension temporelle et pour exister dans un présent qui lui échappe5.

4Néanmoins, malgré cette structure narrative dominante et commune, le corpus romanesque de la deuxième moitié du siècle présente des différences notables en termes de degrés d’action et d’implication du personnage : il y a d’abord les personnages du Vouloir, très virils ou virilisés, qui vont de l’avant et se présentent comme des bâtisseurs ; c’est le cas d’Eugène Rougon dans La Curée mais aussi de personnages féminins comme Manette Salomon chez les Goncourt ou la Maréchale chez Flaubert ; il y a les velléitaires que caractérise leur mollesse féminine ou féminisée, comme Frédéric Moreau et Marie Arnoux dans L’Éducation sentimentale, Claude Lantier dans L’Œuvre, Maxime Saccard chez Zola ; il y a enfin les maniaques et les obsessionnels, souvent détraqués et dont la destinée est dramatique, sinon tragique : Germinie Lacerteux, Emma Bovary, Gervaise Macquart, etc. Seuls les velléitaires et les « détraqués » nous intéresseront puisque les personnages du Vouloir appartiennent davantage au premier xixe siècle et à un modèle romantique qu’ont peu investi les romanciers naturalistes – à l’exception notable, certes, de Zola et du Maupassant de Bel-Ami.

5Chez les romanciers qui ont gravité autour de Flaubert, Goncourt et Zola, deux types de personnages dominent : le « mou » et l’excité. La mollesse du personnage devient effet pathologique et relève d’une asthénie thématisée et narrativisée dans des œuvres comme À vau-l’eau et En ménage de Huysmans, Une belle journée d’Henry Céard, La Semaine d’Ursule de Robert Caze. À l’autre extrémité de l’agir, se situe le personnage hystérique, non moins pathologique, que l’on retrouve chez Goncourt avec Germinie Lacerteux, chez Zola avec Gervaise et sa fille Nana, chez Paul Alexis avec Madame Meuriot, chez Paul Adam avec Charlot.

6Cette conception de la destinée du personnel romanesque, frappé d’asthénie ou d’hystérie, s’arrime à l’histoire culturelle du xixe siècle, puisque se construit alors un imaginaire romantique de l’individu à la croisée de l’histoire littéraire et de la culture médiatique. De la figure du génie à l’esprit des petites revues de la fin du siècle, l’individu se distingue et, pour le dire vite, sort du lot et se trouve en porte-à-faux par rapport aux normes idéologiques et sociales contemporaines. Au milieu du siècle, Goncourt et Flaubert remettent en question cette conception romantique de l’individu et du héros de roman, isolé, marginal, exceptionnel, voire élu. La fin de la passion amoureuse, la critique du « sentimentalisme » dominant et l’étude de cas cliniques font émerger dans leurs œuvres des héros malades, caractérisés par une mollesse ou bien une excitation toutes deux pathologiques. L’asthénie et l’hystérie y sont les deux extrémités d’un même mal historique, social et générationnel – d’aucuns parleraient de « mal du siècle ».

7Sur le plan narratologique et poétique, cela se traduit par des romans qui radicalisent la remise en question balzacienne de l’architecture narrative. Contre l’effet structurant du récit rétrospectif, c’est-à-dire contre la mise au jour de causalités et de raisons d’agir claires et justifiées, certains romans de la deuxième moitié du xixe siècle vont préférer le ras des jours avec leur désordre, leur télos peu visible sinon inexistant, la gratuité de certaines actions qui « ne donnent rien » et l’effondrement de désirs que le personnage pensait passions. D’autres romanciers choisiront de pimenter cette platitude avec quelques « crises » hystériques remarquables. Ces scèneschoc alimenteront le procès en immoralité qui accompagne l’histoire du naturalisme et conduiront parfois leurs auteurs à des poursuites judiciaires pour « outrage aux bonnes mœurs ».

8Pour désigner le corpus de cette étude, on ne parlera pas d’un bloc « petits naturalistes » qui s’opposerait, de fait, au grand naturalisme de Zola et Goncourt. On considérera plutôt, parce que cela semble plus juste, trois générations naturalistes : celle des « modèles », Zola et Goncourt6 ; celle des compagnons de Médan : Joris-Karl Huysmans, Guy de Maupassant, Henry Céard, Paul Alexis et Léon Hennique, nés entre 1847 et 1851 ; celle enfin des écrivains nés au milieu des années 1850 et plus largement dans les années 1860, parmi lesquels on retrouve les signataires du « Manifeste des Cinq » : Paul Bonnetain, J. H. Rosny, Lucien Descaves, Gustave Guiches, Paul Margueritte mais aussi son frère Victor, Paul Adam, Jules Case, Louis Desprez, etc.

De l’asthénie à l’hystérie : typologie des « cas » naturalistes et composition narrative

9Dans les romans du réel7 de la deuxième moitié du xixe siècle, c’est-à-dire le roman flaubertien et ses thuriféraires, plusieurs types de personnages se développent simultanément qui appartiennent tantôt à la figure du velléitaire, tantôt à la figure du « cas clinique ».

10Du côté du velléitaire, le personnage fondamentalement indécis et le personnage las, fatigué, abattu, deviennent les héros que la critique a souvent qualifiés d’antihéros pour bien mettre en évidence cet héroïsme à rebours par lequel le roman en tant que genre est pensé à nouveaux frais. On pourrait ici parler de degré zéro du personnage dans le sens où rien ne le distingue et où il incarne un individu médiocre, « sans qualité ». À propos de L’Éducation sentimentale et de Flaubert, « main droite » de « l’école réaliste », Barbey d’Aurevilly écrit :

C’est elle [l’école réaliste] qui est en train de nier l’héroïsme et les héros, posant le principe, par la plume de tous ses petits polissons, « qu’il n’y a plus de héros dans l’humanité », et que tous les lâches et les plats de la médiocrité les valent et sont même mille fois plus intéressants qu’eux8.

11Avec Flaubert, ennui et platitude produisent en effet de l’intérêt romanesque, depuis Madame Bovary jusqu’à Bouvard et Pécuchet. Dans une perspective phénoménologique chère au romancier et à ses héritiers naturalistes, l’ennui caractéristique du rapport des « héros » à leur vie quotidienne passe du statut de thématique – le « Mal du Siècle » romantique – à celui de temps vécu. La temporalité plate et molle de l’ennui affecte dès lors la structure de l’intrigue, retisse les liens entre temps et récit, interroge enfin la composition du roman.

12La vie des personnages est en effet représentée selon des micro-rythmes périodiques, le jour, la semaine, les saisons, dont le retour fabrique une impression de continuum du temps vécu. Le récit est bâti selon un processus d’arasement des événements qui, selon Armand de Pontmartin, « prennent des proportions lilliputiennes dans ces photographies incessantes et gigantesques »9. Pour Zola au contraire, Flaubert « veut nous donner, dans ses romans, la vie telle qu’elle est »10. Pour cela, le romanesque du roman doit désormais s’accorder au train-train des personnages, à leur quotidienneté. Les romanciers qui ont pour visée une représentation vraie du réel s’attachent donc à polir les angles aigus du romanesque, voire à le « tuer »11, et à se passer des saillies événementielles qui structurent très majoritairement le récit au xixe siècle. Aussi voit-on un Frédéric Moreau tâtonnant et hésitant en termes de carrière, perdu entre les lettres, la peinture et le droit pendant ses premiers mois à la capitale. Frédéric hésite encore entre divers bords politiques, celui de Dussardier ou celui des Dambreuse ; il hésite toujours entre plusieurs maîtresses ; il hésite enfin lorsqu’il s’agit de faire le bilan d’une vie, cherchant ce qui en a été le meilleur, à savoir l’épisode (manqué) chez « la Turque ».

13Du côté de l’aboulie, les héros huysmansiens font figure de modèles avec Folantin en tête de proue. Mais on pense aussi à Jeanne Delamare qui, chez Maupassant, passe bientôt sa vie dans ses souvenirs, à se repasser ses anciens calendriers tant la nullité de son existence lui semble grande12. La trivialité et la banalité des « tranches de vie » représentées occupent une place considérable, envahissante même, chez les naturalistes de Médan, comme en témoignent les personnages maupassantiens et huysmansiens. En ce sens, la deuxième génération naturaliste radicalise la poétique de ses aînés, en l’occurrence Flaubert et Goncourt fortement attachés à cette dimension phénoménologique du roman.

14Par exemple, dans À vau-l’eau, les seuls micro-événements de la vie de Folantin consistent en ses espoirs culinaires, toujours déçus, cependant que ses jours se répètent (quasi) à l’identique :

Mécaniquement, sous le ciel pluvieux, il se rendait à son bureau, le quittait, mangeait et se couchait à neuf heures pour recommencer, le lendemain, le jour suivant, sa vie pareille13.

15Aussi Folantin rêve-t-il à une « existence organisée, [une] soirée passée avec son enfant et sa femme, de la nourriture peu abondante mais vraiment saine, [...] du linge blanchi et rapporté à heures fixes »14. Folantin a le rêve bien modeste, loin de tout bovarysme. L’ironie consiste ici à montrer comment le quotidien mécanique, réglé « à heures fixes », qu’il connaît déjà, se présente pour lui comme une vie de rêve qui n’a pourtant rien de bien excitant15. La grisaille du quotidien de Folantin se renverse ainsi en petites tragédies farcesques, parfois burlesques : un morceau de viande ou un bouillon deviennent les supports de petits drames en série, servis par une écriture du grossissement qui finit par rendre le réel incongru. Ce qui était détail du texte achoppe, se signale, et devient, par effet de grossissement, une raison d’agir : passion culinaire, rêve petit-bourgeois ou intérêt matériel. L’épuisement de l’ordinaire aboutit ici à une dérision généralisée16, à un rire en quelque sorte proto-beckettien. Ce rire n’allège pas la condition humaine ; au contraire, il permet de prendre conscience de ce que Laforgue appelle en 1885 « l’éternullité »17. Avec les naturalistes, on ne rit pas d’un événement dramatique ou tragique exceptionnel pour le mettre à distance (une mort, un accident), on rit en prenant conscience du dérisoire des existences, rendu visible par la loupe et la farce naturalistes. Par ailleurs, l’asthénie des personnages affecte également la poétique romanesque qui préfère l’à-plat flaubertien au plan zolien, dans une forme d’autodérision quant au genre romanesque lui-même ; dans un geste autoparodique aux accents provocateurs et iconoclastes, le roman met en scène son propre épuisement, sa propre lassitude, ce que ne manquent pas de dénoncer les critiques contemporains.

16La figure du « cas clinique », elle, repose sur une dynamique inverse par rapport à celle du velléitaire. L’hystérique, le maniaque, l’obsessionnel sont des formes de « degré-plus-un » du personnage. Le « cas », de fait, se distingue des autres personnages qui le reconnaissent comme étrange, bizarre, anormal, malade. Un rapide examen des « cas » dans le roman de la deuxième moitié du xixe siècle fait apparaître que tous ces héros et surtout héroïnes agissent en raison d’une sexualité débridée : Germinie Lacerteux chez Goncourt, Nana et Adélaïde chez Zola, Charlot dans Charlot s’amuse ! (1883) de Paul Bonnetain, Angèle dans La Sortie d’Angèle (1883) de Robert Caze, Lucie Tirache dans Chair Molle (1885) de Paul Adam, Jeanne et Eva dans Deux amies de René Maizeroy (1885), le Gaga de Dubut de Laforest (1885) ou encore Juliette Meuriot dans Madame Meuriot (1891) de Paul Alexis. La destinée de tous ces personnages repose sur une arche narrative plus dramatisée que celle des velléitaires. Mais quand on regarde de près la structure des romans « cliniques », comme Germinie Lacerteux (1865) des frères Goncourt, on constate que les scènes qui ponctuent la vie des hystériques et correspondent à leurs crises s’enlèvent en fait sur une trame narrative tout aussi asthénique et « aplatie » que dans les romans de la mollesse décrits plus haut. À l’hystérie du personnage correspond ici l’asthénie du roman. Et plus le roman veut « tuer le romanesque » plus il doit relever l’intérêt du roman par quelques scènes choc. Or celles-ci ont toujours à voir avec l’immoralité : alcoolisme et sexualité détraquée (en regard de la norme) au premier chef. Les hystériques et leurs scènes – ou crises – participent au scandale qui accompagne l’histoire du naturalisme, de la critique antinaturaliste aux procès de Paul Bonnetain, Louis Desprez et Henry Fèvre en 1884 puis Paul Adam en 188518, jusqu’au « Manifeste des Cinq » publié dans Le Figaro en 1887. Le scandale est en effet un point nodal du naturalisme, toutes générations confondues ; il est tout à la fois une rhétorique, une thématique, une poétique, une posture et une stratégie.

17Mais au-delà du « coup » médiatique et d’une volonté de provocation manifeste, comment expliquer que les deuxième et troisième générations naturalistes aient à ce point enflé les crises des hystériques et étalé la platitude de la vie des (neur)asthéniques dans leurs fictions ? Ferdinand Brunetière propose une piste d’analyse fort intéressante quand il invente l’étiquette « petits naturalistes »19, parmi lesquels il compte J.-K. Huysmans, Guy de Maupassant, Henry Céard, Léon Hennique, Jules Case. Selon le critique, ces jeunes écrivains radicalisent les deux défauts majeurs du grand naturalisme : d’une part le manque d’intérêt des romans, d’où un enfoncement dans la banalité et la médiocrité (c’est-à-dire l’asthénie dans notre perspective) ; d’autre part l’obscénité et la pornographie (c’est-à-dire l’hystérie). Asthénie et hystérie sont les supports de deux caractéristiques essentielles du corpus : le comique (de la banalité devenue farcesque) et l’immoralité (des scènes choc qui provoquent le scandale). Plus encore, la scène immorale serait une forme de compensation du défaut d’intérêt du roman. Au fil de ses trois générations, le roman naturaliste se dégraderait en une sorte de stéréotype truffé de « tics », selon une double dynamique d’asthénisation de la composition narrative et d’hystérisation de la scène obscène et immorale. Pour les romanciers naturalistes, il ne s’agit évidemment pas d’une dégradation ou d’une délittérarisation de l’écriture, mais au contraire d’une poétique (irrévérencieuse, parfois volontairement scandaleuse) autoparodique20 qui se définit par l’excès et le surcodage21.

18Mais ces « cas » naturalistes sont-ils, précisément, des monstres de la nature, des exceptions – comme le crient leurs détracteurs – ou bien des exemples tout à fait représentatifs de l’individu moyen – comme le revendiquent les romanciers, en dépit de leur poétique de l’excès ? Pour le dire autrement, leurs raisons d’agir sont-elles bizarres ou banales ?

Monstre ou quidam ? Psychopathologie et phénoménologie naturalistes

19Appartenant au régime « réaliste », le personnage naturaliste doit satisfaire aux exigences de référentialité et de représentativité, sans quoi le roman basculerait vers les sous-genres romanesques de l’imaginaire. Or les naturalistes et leurs détracteurs divergent sur cette question. L’examen de leurs arguments permettra de penser le corpus à nouveaux frais, notamment dans une histoire littéraire et culturelle plus fine.

20Du côté des auteurs, leur visée réaliste et leur volonté de se situer au plus près du réel les conduit à privilégier des personnages qu’ils estiment représentatifs ou emblématiques de la société contemporaine et du discours social. En ce sens, les « cas » naturalistes sont les héritiers des types balzaciens. De Frédéric Moreau, qui incarne un « jeune homme de [la] génération »22 de Flaubert, à Folantin qui incarne le pessimisme de celle de Huysmans, tous les personnages sont pensés par rapport à une existence moyenne, un mode de vie médian, un « partage du sensible »23 qu’ils donnent à voir. Sur le versant « clinique », on observe un même phénomène : Nana, par exemple, n’est pas un « cas » isolé puisqu’elle est l’allégorie du Second Empire et représente « toute une société se ruant sur le cul »24, selon les mots de Zola dans l’« Ébauche ». Dans les deux cas, aboulique et hystérique, la perspective phénoménologique ne peut s’envisager que corrélée à un discours politique : qu’il s’agisse de la mollesse que Flaubert dénonce et dont Lamartine, avec son « lyrisme poitrinaire »25, est le représentant, ou qu’il s’agisse de l’obscénité du Second Empire pourfendue par Zola. Autrement dit, si dans une perspective phénoménologique les personnages permettent de saisir le ras des expériences, dans une perspective politique ils incarnent une norme moquée et rejetée par les écrivains. Les raisons d’agir des personnages sont donc à chercher dans le propos politique des écrivains, surtout pour les première et deuxième générations de naturalistes, c’est-à-dire Flaubert, Goncourt, Zola puis Huysmans, Maupassant, Céard, Hennique, Alexis. Par rapport à ces deux groupes, la troisième génération portée par Paul Adam, Paul Bonnetain, René Maizeroy, Lucien Descaves, Gustave Guiches, Louis Desprez, etc., va se « spécialiser » dans le scandale pornographique et se réapproprier les passions et intérêts des personnages des générations naturalistes précédentes en invisibilisant le politique au profit du ludique. C’est le fameux rire protobeckettien que j’évoquais plus haut. Or c’est précisément la représentation d’existences médiocres, moyennes, largement partagées dans la société qui, du point de vue des auteurs, donne leur exemplarité aux destinées d’un Folantin, d’une Lucie, d’un Charlot.

21Du côté des critiques, c’est au contraire le caractère exceptionnel et monstrueux des personnages qui est reproché aux romanciers trahissant ainsi le « contrat » réaliste. Pourquoi donc fatiguer le lecteur avec un roman ennuyeux ou, pire, se vautrer dans l’obscénité puisque ces « cas » sont monstrueux et pas du tout représentatifs des existences moyennes, de la vie ordinaire, des pratiques courantes ? En un mot, quel est l’intérêt romanesque et littéraire d’un récit où le personnage est animé par des passions et des intérêts non seulement immoraux mais hors de la norme et rares dans la société contemporaine ? On comprend que ce reproche débouche logiquement sur le suivant : les écrivains naturalistes ne provoquent le scandale que par stratégie autopromotionnelle. Selon les critiques, en somme, les raisons d’agir du personnage naturaliste sont intéressées – par le coup médiatique – et n’ont rien de bien sérieux, ni sur le plan moral ni sur le plan littéraire.

22Mais le manque de sérieux et la dérision sont justement l’une des marques de fabrique des naturalistes de la troisième génération, héritiers de la « blague » flaubertienne et goncourtienne. Non seulement ils n’ont aucune prétention au sérieux mais ils revendiquent même un certain ludisme et cultivent un rire de connivence (les blagues de « garçon » notamment) qu’ils partagent avec d’autres écrivains de leur génération, les symbolistes et les décadents. Il n’est pas inutile de rappeler que naturalistes et symbolistes partageaient les colonnes de La Revue indépendante et ce qu’on appelle « l’esprit petite revue »26, avec ses sociabilités, ses blagues, son style potache27. Cette proximité entre les groupes naturalistes et symbolistes, en termes de sociabilités mais aussi de contenu des fictions28, montre que les attaques contre le naturalisme ne sont pas tant une affaire de thèmes, de personnages, d’intrigue, qu’une question de destination et de diffusion des romans. En effet, là où le rire, la blague et l’ordure décadentes sont considérés comme des traits légitimants dans le cadre de sociabilités artistes et d’une diffusion restreinte (petites revues), le rire, la blague et l’ordure naturalistes sont, eux, considérés comme des traits délégitimants et délittérarisants dans le cadre de sociabilités plus larges et d’une diffusion grand public (feuilletons de quotidiens et « littérature industrielle »). Le scandale, ce n’est pas que le roman raconte le bas, le sexe, la mollesse et l’inaction (cela rejoindrait le réalisme farcesque repéré par Erich Auerbach avant la rupture du xixe siècle), c’est qu’il les traite comme des traits ordinaires, communs, partagés dans la société française contemporaine.

23On voit donc bien que le reproche d’exception et de monstruosité des « cas » avancé par les critiques contemporains tombe, quand on envisage le corpus en synchronie, dans les entrelacs des discours sociaux, dans l’histoire des idées et l’histoire culturelle. En ce sens, le roman naturaliste ne tire pas seulement sa valeur des cas qu’il représente et de la pertinence de la psycho-patho-phénoménologie qu’il développe. Son intérêt repose également sur la banalisation des mœurs, des pratiques et des modes de vie qu’il invente d’un point de vue littéraire ; une banalisation à laquelle il participe en même temps dans le discours social contemporain.

24Le personnage de Frédéric Moreau et plus largement L’Éducation sentimentale témoignent de l’articulation entre asthénie et hystérie dans le processus de banalisation des mœurs contemporaines et de représentation des existences ordinaires. En effet, c’est sur ce point précis que la figure de Frédéric Moreau a été pourfendue par la critique lors de la publication du roman : « C’est un être inconsistant, mou, fluide, qui se dissout, pour ainsi dire, à tous les bourbiers qu’il rencontre en sa vie »29. Autres exemples :

Cœur vide et avide, ayant des sensations et pas un sentiment, des appétits et pas une attache ; des lectures et pas une idée ; cet être flottant, qui n’est adhérent à rien, parce qu’il ne se tient pas debout avec lui-même, et que sa pensée est sans consistance ; cet amas frivole de petites aspirations et de petites inflammations qui se prennent à tout et meurent d’un souffle, je le connais aussi ; mais qui donc a créé ce jeune homme sans jeunesse30 ?
   
Ainsi l’a voulu M. Flaubert : il a rejeté volontairement de son tableau les physionomies morales par trop accentuées et dans le bien et dans le mal. Ni géants, ni pygmées, ni démons, ni anges : une humanité moyenne, le roman des médiocres31.

25Ces comptes rendus sévères à l’égard de Flaubert font néanmoins apparaître de manière pertinente le rapport entre personnage « inconsistant, mou, fluide » d’une part et développement « des sensations », « des appétits », chute dans « tous les bourbiers » d’autre part. L’asthénie et l’hystérie entretiennent un lien de contiguïté, que confirme le corpus romanesque de la deuxième moitié du siècle. En effet, pour le dire en termes plus littéraires que médicaux, dans le monde des quidam que représente le roman du réel, l’ennui (mollesse, passivité, etc.) provoque le dérèglement des sens, du corps et des pratiques, là où en régime artistique, dans le monde des « génies », le « mal du siècle », le spleen et la mélancolie sont nécessaires à la création et font l’objet d’une transfiguration artistique. D’une part, l’asthénie aboutit à faire se mouvoir le corps, d’autre part elle produit une œuvre de l’esprit. D’un côté, le corps populaire, médiocre, réaliste puis naturaliste, de l’autre côté, l’esprit et l’élite artistes, romantiques,, puis symbolistes et décadents. On voit ici comment se positionne le corpus naturaliste par rapport à la distribution sociale et axiologique d’un même « mal du siècle ».

26L’hypothèse que je soutiendrai in fine est que le roman asthénique et hystérique, de Flaubert et Goncourt jusqu’aux derniers naturalistes, serait un moment du xixe siècle où les écrivains banalisent, normalisent et démocratisent le mal-être et la mélancolie artistes en un ennui médiocre, générationnel, commun, dont l’enjeu politique et social est d’autant plus fort. En témoigne le couple Frédéric Moreau-Marie Arnoux chez Flaubert : la velléité, la mollesse, l’immobilisme sont une version banalisée – donc dégradée mais plus vraie – de la mélancolie ou du « mal du siècle » romantiques. Le couple ne se distingue pas de la masse ou de la foule, tels le « Desdichado » de Nerval ou le flâneur baudelairien ; au contraire, ils sont représentatifs de cette masse et leur ennui moyen fait ironiquement pendant à la mélancolie géniale des artistes. Héritier de Flaubert sur trois générations, le naturalisme se situe entre élite artiste et culture de masse et occupe, sous la IIIe République, une position « moyenne » dans le champ littéraire. Avec ses héros médiocres et ses intrigues banales destinés à un large public, le roman naturaliste ne se définirait-il pas comme un genre « middlebrow32  » ?

Un roman naturaliste moyen ou middlebrow ?

27Pour envisager un roman naturaliste « moyen », nous pouvons tout d’abord reprendre à Boris Lyon-Caen une question qu’il posait dans l’argumentaire du présent colloque, « Raisons d’agir » : « Faut-il en croire Deleuze et Guattari, pour qui “un grand romancier est avant tout un artiste qui invente des affects inconnus ou méconnus, et les fait venir au jour comme le devenir de ses personnages” ? »

28Le corpus naturaliste fait effectivement « venir au jour » des « affects inconnus ou méconnus » que les écrivains inventent au contact des savoirs médicaux et sociaux contemporains. Par effet retour, ceux-ci accompagnent les discours d’escorte du naturalisme, notamment dans les préfaces et les articles de presse33. Cependant, le roman naturaliste est aussi remarquable par la manière dont il a participé à banaliser ces « affects » et à les faire passer des milieux artistes à la culture moyenne. C’est le cas, on l’a vu, de l’ennui comme version banalisée de la mélancolie. C’est le cas aussi de l’expression sexuelle féminine comme version scandaleuse – et d’autant plus scandaleuse que la sexualité est ordinaire – du penchant amoureux avec ses pudiques pommettes rosées. Plus flaubertiennes que zoliennes de ce point de vue, les deuxième et troisième générations naturalistes vont largement participer à cette banalisation de l’éros féminin mais aussi masculin.

29Car avec Zola, les pulsions et les élans du corps ont certes quelque chose de fascinant, mais qui reste immoral. Le romancier les représente mais il les réprime34. Si l’on pense au duo Renée-Maxime dans La Curée, on constate que Zola ne « normalise »pas leur mode de vie qui ressortit à une forme d’otium moderne, à mi-chemin entre élite artiste et élite sociale. Les deux personnages sont même châtiés à la fin du roman qui solde leurs destinées respectives : déchéance pour Renée, retour à la norme pour Maxime. Il en va de même pour Adélaïde, Gervaise, Nana, et tous les « cas cliniques » féminins chez Zola.

30Les naturalistes de la troisième génération se sont certes singularisés dans le champ littéraire via une stratégie de scandale mais ils ont surtout participé à banaliser des pratiques et des passions secrètes, non dites, réservées à une élite artiste et sociale. Du libertinage pour happy few à la « pornographie » naturaliste, de l’otium aristocratique à la mollesse moyenne, on voit se jouer un geste de banalisation dans le contexte d’une libéralisation de l’espace public sous la IIIe République. Avec Juliette, Lucie et Angèle, les romanciers Paul Alexis, Paul Adam et Robert Caze35 représentent le corps féminin dans tous ses états, maltraité, fatigué, désirant, satisfait, et plaident pour l’émancipation des femmes. Dans ces romans, il ne s’agit pas de blague potache et de jeu de « garçons » mais d’une véritable dénonciation de l’oppression subie par les femmes et de la normativité (masculine) qu’on leur impose. En représentant une société et des pratiques injustement répressives à l’égard des femmes, les trois naturalistes plaident pour une normalisation de l’expression féminine et pour une libéralisation de leur existence dans l’espace à la fois privé et public. Le grossissement farcesque de la loupe naturaliste et la poétique autoparodique des romanciers ne sont pas contradictoires avec un engagement social et politique du côté des femmes (au moins dans ces trois romans). Autrement dit, le rire des romanciers de la troisième génération, leur ton provocateur et leur esprit fin-de-siècle n’ont pas annihilé la dimension politique de leurs œuvres, certes plus discrète que chez leurs prédécesseurs. Il y a encore du « réalisme sérieux »36, selon la formule d’Auerbach, chez ces écrivains-là.

31Dans Charlot s’amuse (1883), Paul Bonnetain a l’audace de proposer « une étude de la masturbation »37 masculine : « sous le polémiste, un écrivain s’est révélé »38, selon Henry Céard, qui en rédige la préface. Avec ses « égouts » et sa « vidange dont les puanteurs soufflent arbitrairement au début [du] livre »39, Paul Bonnetain flirte certes avec « le procédé » et manifeste clairement « une volonté d’attirer l’attention du public et la curiosité des imbéciles »40. Cependant, malgré cette stratégie du scandale, Paul Bonnetain se révèle en tant qu’écrivain sérieux en ce qu’il représente la banalité de la masturbation et plus largement du sexe. Selon Céard, il suffit de penser à « la Bible, [aux] Confessions, [à] la maison de France »41. Charlot s’amuse dénonce l’hypocrisie généralisée d’une société faussement pudique et puritaine alors même que, sous la forme de « nudités photographiées qu’on expose sous le gaz des vitrines »42, des images de sexe sont partout visibles dans l’espace public. En écrivant cette scène où Charlot s’adonne à une forme de lèche-vitrine, Paul Bonnetain participe par effet retour à la double dynamique de banalisation et de « visibilisation » du corps et du sexe dans la culture moyenne :

Plus loin, dans les bâtiments qui flanquaient la bibliothèque nationale, d’autres vitrines l’attiraient encore, plus étranges celles-là, et dont les scandaleuses exhibitions arrêtaient des groupes serrés des passants. Les femmes dont les photographies s’y étalaient avaient posé avec un loup de velours, mais ce masque constituait à peu près leur seul costume, et renversées dans des attitudes lascives, ou retroussées devant des glaces qui réfléchissaient ce que leur posture ne laissait qu’imparfaitement deviner, elles s’offraient impudemment, comme des filles soumises dans le salon d’une maison de tolérance. Au premier rang des curieux, des enfants, la pupille dilatée, les dévoraient du regard, et le groupe des passants grossissait, sans que les premiers venus songeassent à s’arracher à la contemplation de cette chair. Les gens étaient silencieux, mais ils avaient les lèvres tirées, les joues pâles et les yeux comme des braises. Charlot les devinait en rut comme lui43.

32Le roman témoigne d’un certain air du temps et de la banalité des représentations du sexe dans l’espace public. Ce qui existe, qui est tout à fait banal et s’expose même dans les vitrines fait l’objet d’une littérarisation dans le roman de Bonnetain ; or, c’est cette littérarisation qui provoque le scandale dans la mesure où le roman participe d’un circuit de diffusion large. Certes publié à Bruxelles chez Kistemaeckers, Charlot s’amuse appartient au cercle naturaliste et, par extension, au cercle zolien, notamment via Henry Céard : il s’éloigne donc de fait de l’édition confidentielle bruxelloise réservée à quelques happy few. Son procès pour « outrage aux bonnes mœurs », en 188444, ne fera qu’accroître sa notoriété. Or c’est précisément parce que Charlot s’amuse est un roman « moyen » au sens anglo-saxon de middlebrow, qu’il suscite le scandale et que son procès l’installera, par effet retour, dans le paysage médiatique et la culture moyenne.

33Parce qu’il se situe entre « la maison de France » et les trottoirs de la Goutte d’Or, entre « la Bible » et le roman érotique sous le manteau, le roman naturaliste correspond à un moment de l’histoire littéraire où, sous la IIIe République, les naturalistes héritent du maître Flaubert, déjà canonisé par l’histoire littéraire, empruntent certains traits aux productions sérielles (le saphisme, les prostituées, etc.) tout en cherchant doublement à se légitimer dans le champ littéraire : d’une part comme des écrivains ayant une identité propre et pas seulement comme flaubertolâtres, d’autre part comme des écrivains sérieux dont les œuvres sont scientifiquement et sociologiquement pertinentes. En ce sens, le roman (petit) naturaliste est bien un roman middlebrow, n’appartenant ni au roman-feuilleton, ni aux avant-gardes. Il a les thèmes et motifs de l’un, le rire et le ton provocateur des autres ; ses intrigues sont plutôt « canailles » et son esprit plutôt « fin-de-siècle » ; sa diffusion et son retentissement sont larges, pour le grand public, alors même que ses éditions sont souvent restreintes et hors du territoire français. Entre l’élite artiste romantico-symboliste et le roman à succès d’écrivains-journalistes au tournant des xixe et xxe siècles, le naturalisme occupe une position – une posture ? – et un territoires médians, formés dans le creuset de la IIIe République.

   

34Ce détour par l’histoire littéraire et culturelle nous permet in fine de reprendre à nouveaux frais la question des raisons d’agir dans le roman du xixe siècle. Le corpus naturaliste, que l’on distinguera plutôt en trois générations qu’en termes de grands et de petits écrivains, participe à nommer des passions et des intérêts qui, tout à fait courants et d’autant plus courants que l’espace public se libéralise, sont pourtant longtemps restés dans le circuit restreint des sociabilités artistes. À cet égard, le naturalisme a permis d’une part de jeter un regard sérieux sur l’asthénie et l’hystérie, articulés à un discours politique et médico-social fort. D’autre part, il a représenté et nommé avec une audace toute ironique, parodique même parfois, des raisons d’agir et des désirs qui sont progressivement entrés dans les imaginaires et la culture moyenne. Tout à fait ordinaires à l’échelle des pratiques, ces passions et intérêts étaient bannis des discours « grand public » et réservés au roman libertin, frénétique puis décadent, selon une logique d’autonomie de la littérature que le naturalisme a remise en question sous la IIIe République. En nommant telles qu’en elles-mêmes des pratiques et des réalités du temps, il a contribué à les rendre acceptables du point de vue des mœurs et de la morale, mais il a également participé à libéraliser la langue romanesque et le genre du roman pour le grand public.