Colloques en ligne

Philippe Hamon

Préambule

1Le thème qui est proposé à notre réflexion collective (« Raisons d’agir, passions et intérêts dans le roman français du xixsiècle ») ne va pas de soi, et demande certaines précautions pour le circonscrire et l’aborder. En effet les quatre notions de l’intitulé (« raison », « agir », « intérêt », « passions »), quatre notions « massives » redoutablement encombrées par une longue tradition philosophique, psychologique et théologique, réclament quelques précisions si on veut les réutiliser dans une nouvelle approche spécifiquement littéraire.

2Ainsi comment, à nouveaux frais, reprendre la question de l’« action », dont on sait qu’elle est centrale et prioritaire sur celle de personnage dans la Poétique d’Aristote (mais Aristote parle du théâtre où les « actions » sont réelles et concrètes), mais dont il pourrait paraître totalement vain d’essayer d’établir une « théorie » unifiée ou un recensement ou une typologie générale exhaustive ? Qu’est-ce qu’une « action » ? « Sortir à cinq heures », « se suicider », « se mettre en colère », « rire », « se gratter le nez », « tuer son voisin », « promettre » – et tous les speech acts présents dans les dialogues –, « sculpter une statue », « préparer du boudin aux pommes », « ruer » – pour un cheval –, « refluer » – en parlant de la mer –, « se lever » – en parlant du soleil –, sont bien toutes, a priori, des « actions » susceptibles d’être rencontrées représentées en fiction. Mais il faudra bien, à un moment de l’analyse :

3– les identifier : une « action » est-elle toujours obligatoirement « humaine » ? « Agir » est-il toujours l’évaluation par quelqu’un de moyens en fonction d’une fin ? Un événement climatique (la pluie d’Une vie de Maupassant, de l’incipit du Curé de Tours, d’Une belle journée de Céard1) est-il une « action » ? Une « chose », un « objet », un pistolet posé sur une table, une porte entrebâillée, une maison en ruine, un bouquet de fleurs dans un vase, ne constituent-ils pas des sortes de gisements d’actions latentes qui forment comme un halo de passions, d’intérêts, d’accidents, de modes d’emploi, d’événements passés, virtuels, possibles, probables autour de l’objet2 ?

4– les opposer à des non-actions : mais qu’est-ce qu’une non-action ? la mort ? un rêve ? le sommeil ? des « états » d’âmes ? des ataraxies ? Mais ne pas agir peut constituer aussi une « action » : se retirer sous sa tente (Achille), ou « oublier son parapluie » (le curé de Tours Birotteau), sont-ils des « actions » ? Le « je préfèrerais ne pas » du Bartleby de Melville est-il une « action » ? « Puis venait une file de minces bouleaux inclinés dans des attitudes élégiaques3 » est-il une « action » ? ;

5– les réduire ou les réaffecter : toute action itérative d’un personnage, toute routine professionnelle par exemple, n’est souvent qu’une façon pour l’écrivain de poser une qualification permanente du personnage ;

6– les trier et les hiérarchiser : « incendier Moscou », « tirer sur Madame de Rênal », « louer une baignoire aux Italiens » relèvent sans doute, on peut le prévoir, d’échelles et de niveaux d’analyse à distinguer. Seuls les rédacteurs des dictionnaires de cas de conscience – ils sont encore nombreux au xixe siècle, que ce soit les très laïques « Morales en action » des Hetzel-Stahl et autres, ou les très catholiques volumes de l’Encyclopédie Migne, t. 18 et 19, qui leur sont consacrés – ont cru pouvoir étiqueter, énumérer, classer et comptabiliser l’intégralité des « actions » humaines.

7Autre question : faut-il prendre par exemple la passion dans son sens « classique » de « toute affection subie de l’extérieur » (celui du Traité des passions de Descartes, du traité sur L’Usage des passions du père Senault, du Dictionnaire des passions de L’Encyclopédie théologique Migne, t. 39, 1849, pour n’en citer que quelques-uns), ou faut-il l’assimiler à une « pulsion » venue de l’intérieur, à un simple moteur de l’action, voire la restreindre à son sens « amoureux » ? Est-elle, au sein de l’opposition classique cœur-raison, explicable par des « raisons », ou avoir statut de « raison d’une action », ou n’est-elle pas par essence déraisonnable, antinomique de la notion même de « raison » (voir Pascal : « Le cœur a ses raisons que la raison de connaît point ») ? Comment l’opposer à l’intérêt, et faut-il réduire l’intérêt à son sens financier comme on peut réduire la passion à son sens « amoureux » ?

8Et puis, qu’entend-on par « raison », et « la » raison (comme faculté de compréhension) est-elle opposable, à des niveaux d’analyse très différents, à son pluriel « les » raisons (comme les « causes », comme les origines nommables de quelque chose) ? Une rationalité métalinguistique, construite de l’extérieur, celle du critique et de l’analyste qui vont élaborer des modèles théoriques pour étudier passions et intérêts des personnages du roman ? Une obligation permanente de tout être pensant, de tout être moral (chrétien ?) devant faire son « examen de conscience »4 ? Ou une rationalité incorporée, interne au texte, purement structurelle, un « effet systémique » déductible de toute structure, à fonction cohésive de mise en lisibilité du texte ? Ou un métadiscours plus ou moins bavard, pris en charge par des personnages ou des narrateurs, qui va accompagner et « expliquer » (donner des raisons à) les actions représentées dans le texte, et là aussi faudra-t-il distinguer entre les raisons d’une action données par le personnage de sa propre action (des auto-raisons5), des raisons données par un personnage des actions d’un autre personnage (des allo-raisons), des raisons données par le narrateur des actions d’un personnage (des méta-raisons) ? Là aussi, il est peut-être vain de vouloir conter, compter ou comptabiliser les raisons d’un seul et même acte, ou de privilégier le couple passion et intérêt, tant les raisons d’agir peuvent être multiples et diverses, tant elles peuvent être plurifactorielles : on peut agir par bêtise, par désœuvrement, par omission, par souci esthétique, par obligation, par tactique, par devoir, par vengeance, par désintéressement, par nécessité, par routine, par altruisme, etc. On peut agir sans raison (voir le fameux motif du « crime gratuit »). Le Jacques, dans La Bête humaine de Zola, tue Séverine par fêlure héréditaire, et par vengeance atavique et féminicide venue du fond des cavernes préhistoriques (dixit Zola).

9Il paraît prudent, au moins en un premier temps, de revenir à la littérarité et à la textualité de nos objets, de rappeler que « actions », « raisons », « passions », « intérêts » sont des représentations (d’actions, de raisons, de passions, d’intérêts), des êtres de papier, des « figures », des constructions sémiotiques, à la limite de simples « thèmes » comme n’importe quel autre qu’il faut se garder de traiter d’emblée comme des realia. Pour certains, d’un point de vue général, la narratologie et la poétique du siècle dernier (disons, celles qui vont de Propp à Greimas) auraient largement clarifié (réglé définitivement ?) la question : selon elles, l’« action » d’un personnage-sujet-de l’action ne peut se déclencher qu’après la mention d’un manque (la disjonction d’avec un objet de valeur), puis de l’acquisition, par conjonction avec plusieurs destinataires, de modalités (un vouloir-faire, un savoir-faire, un pouvoir-faire), modalités qui transformeront le sujet-de-l’action virtuel en un sujet-de-l’action actualisé défini par la liquidation du manque et sa conjonction/disjonction avec l’objet de valeur (valeur positive attractive, ou valeur négative répulsive). La « passion » serait alors la dénomination de tout actant destinateur d’un vouloir-faire, l’« intérêt » serait l’appellation de tout destinataire-bénéficiaire pouvant coïncider avec l’actant sujet. Actions, raisons d’agir, intérêts d’agir, passions d’agir n’ont donc de sens qu’à l’intérieur d’une part d’une mise en récit (une grande syntagmatique, une suite de contenus orientés et corrélés) et d’autre part d’une mise en axiologie (une grande paradigmatique, une échelle de normes prescriptives positives et de contre-normes négatives) renvoyant donc nécessairement : a) à une théorie de la narrativité ; b) à une théorie de la valeur6.

10À revenir plus précisément au texte, on voit rapidement que l’exposé de ces fameuses raisons d’agir prend la plupart du temps la forme du remplissage explicatif d’une concaténation, la forme d’un ensemble de commentaires, soit axiologiques (toute raison d’action peut être qualifiée de « bonne raison » ou de « mauvaise raison », toute action est expliquée, justifiée et commentée par la mention de la valeur attractive ou répulsive, positive ou négative, attribuée par le personnage à l’objet de sa quête, par l’évaluation de la valeur des moyens – donc des actions – qu’il va mettre en œuvre pour se conjoindre avec cet objet, et par l’examen de la valeur du résultat en fonction du projet initial), soit logiques et vraisemblabilisants : c’est le « ergo propter » du modèle « post hoc ergo propter hoc », le remplissage « ergotant » et explicatif – toujours plus ou moins facultatif7– entre les maillons de la concaténation logico-sémantique de la mise en récit : X fait cela parce que Y a fait cela ; si A, …alors B ; B se produit à cause de A ; A choisit le moyen B pour effectuer C ; X est en colère parce que Y l’a offensé ; X fait cela parce qu’il croit que…, pense que…Y a fait cela, etc. Si un personnage est « impliqué » dans telle action (par passion, par intérêt, par ordre, par routine, etc.), cela a toutes les chances d’être accompagné, dans le texte, par une grande fréquence de structures logico-syntaxiques-narratives d’implication8. Donner une « raison », c’est toujours peu ou prou poser une relation, mettre en relation deux parties disjointes d’un même ou de deux énoncés (on retrouverait là la figura d’Auerbach, caractéristique selon lui du régime réaliste), un projet antécédent et une mise en œuvre ultérieure, un résultat et un projet, une action et une norme de conduite (positive ou négative : toute évaluation est une mise en relation avec une norme, une loi, une règle, une dominante, un usage, une interdiction, une obligation), un moyen et une fin, un désir et un objet, un passé et un avenir, un antécédent et un subséquent...

11D’où sans doute plusieurs régimes de la mise en raison du romanesque : celui où les « trous » entre les actions ne sont pas comblés ni explicités ni évalués ni commentés : les actions se succèdent sans raison, on « saute » de l’une à l’autre, la parataxe domine, les « raisons » ne sont pas nommées : voir Stendhal, de nombreux textes lyriques ; voir les « sans raison », les « comme contraste », les « tout d’un coup », les « à l’improviste », les « soudain », les « brusquement », les « sans qu’on sache pourquoi », les « inexplicable » qui, multipliés chez Goncourt dans un roman fragmenté comme Chérie, font passer telle action à telle autre sans explication9 ; autre régime, celui au contraire de l’hypertrophie des commentaires et explications (des raisons sans actions : la syntaxe domine)10. Injecter des « raisons », fabriquer un texte « raisonnable / raisonné », ou ne pas le faire et privilégier le décousu, donner une raison unique à des actions multiples, ou donner de multiples raisons à une unique action, ou une unique raison à une unique action, ou de multiples raisons à de multiples actions, c’est varier la rythmique du roman, et c’est aussi accentuer de la prévisibilité ou au contraire de la surprise dans la structure, c’est donc, fondamentalement, agir sur la dimension pragmatique du texte.

12Problème : jusqu’où, dans la chaîne des causalités et des implications, faire remonter la « raison » d’une action passée d’un personnage (par exemple dans la recherche des « raisons » d’un suicide11, ou d’un crime passionnel), ou son « intérêt » à faire quelque chose dans l’avenir? Aux contraintes du genre littéraire dans lequel il apparaît ? À l’influence du milieu, c’est-à-dire à la mention d’un actant collectif influenceur qui se présentera sur la scène du texte comme une « description », un « paysage », une « atmosphère », donc toujours comme une partie antécédente du même texte ou d’un autre texte diffus (un topos par exemple) ? À un type professionnel, social ou caractériel ? ainsi tel bourgeois agira en bourgeois, tel avare en avare – voir le tour balzacien bien connu : « c’était une de ces femmes / un de ces hommes qui… qui… comme on en voit… » ; de même, montrer des travailleurs travaillant, c’est en faire les supports d’une série d’actions prévisibles entièrement déductibles de leur profession (ce que la narratologie appelle un « rôle thématique », par opposition à l’actant et à l’acteur). Ainsi si Zola souhaite (consigne du dossier préparatoire) « montrer Octave actif » dans son grand magasin « Au Bonheur des dames », il nous le montrera en train de commander à ses employés de faire un étalage, de faire l’inventaire, de chercher des capitaux, de compter la recette12.

13Mais si le même Zola nous montre, à la première page de La Bête humaine, tel personnage attendant sa femme en retard, être incommodé par la chaleur de la pièce, ouvrir la fenêtre, aller s’accouder à cette fenêtre, et regarder « intéressé » le paysage de la gare Saint-Lazare (« Pendant un instant, Roubaud s’intéressa » : suit une description de la gare), c’est parce que Zola veut décrire (« poser ») la gare dès le début de son roman, conformément à une auto-consigne du dossier préparatoire. Roubaud doit aller ouvrir la fenêtre et être « intéressé » parce que Zola veut placer une longue description du cadre de son action13. La raison de l’action du personnage est la conséquence de la volonté d’un acte d’écriture du romancier. L’action dans le roman (ce que font, pensent, disent les personnages, sur eux-mêmes ou sur les autres, pour prendre sans doute les trois formes principales d’« action ») est donc peut-être à distinguer de l’action du roman (sur le lecteur, sur la production de l’« intérêt romanesque » pour paraphraser Charles Grivel14), de l’action du roman sur l’écrivain ( le fameux « mon livre m’a fait » de Montaigne) et de l’action de l’écrivain sur son roman. Cela fait beaucoup d’« actions » en interaction, de statuts sans doute très différents, à démêler.

14Dernière prudence que réclame notre objet de réflexion : je crois qu’il faut, si l’on traite du xixe siècle et du statut des « raisons d’agir » telles qu’elles sont représentées dans le roman, tenir compte, ce qui rend la réflexion plus compliquée encore, de trois « cadrages » indispensables.

Un cadrage épistémique

15Il est constitué de l’émergence, vers le milieu du siècle, de nouvelles « psychologies » qui vont fournir aux écrivains de nouveaux modèles explicatifs, de nouvelles légitimités scientifiques, de nouveaux vocabulaires (voir les termes employés par Zola en 1871 dans la préface à ses Rougon-Macquart : efforts, volonté, poussée, sentiments, jouissances, désir, passions, appétits, impulsions, instincts15) : la vieille théorie des tempéraments de l’homme humoral laisse la place aux théories physiologiques de l’homme câblé (les nerfs), Taine avance sa théorie de l’esprit comme « polypier d’images » (De l’intelligence), Zola préparant ses Rougon-Macquart lit et met en fiche la Physiologie des passions de Letourneau, les « maladies de la volonté » (Ribot) et le vouloir-faire (Schopenhauer) polarisent les débats et réflexions. Les « raisons de l’action » se problématisent, se démultiplient, le sujet agissant se clive et se voit dépossédé de ses initiatives au profit d’archi-sujets et instances plus ou moins situables et pensables, plus ou moins collectives et anonymes, qui le conditionnent, le manipulent, comme la réclame (César Birotteau) l’opinion, l’hérédité (Zola ; voir de Voguë : Les Morts qui parlent), l’atavisme (La Bête humaine), le milieu, la société (voir Tarde et sa théorie générale de l’imitation), la Nature (Schopenhauer), le capital (Germinal), l’Histoire, l’inconscient (premier titre de La Bête humaine), les foules (Psychologie des foules de Gustave Le Bon ; Le Mystère des foules,1895, de Paul Adam). Le personnage n’est plus à l’origine de son vouloir-faire individualisé, il est soumis à de nombreuses forces commanditaires plus ou moins nommables, plus ou moins démultipliées et plus ou moins conscientes, il n’a plus que des devoir-faire initiés hors de lui-même. Comme l’ont bien vu les innombrables pasticheurs du roman naturaliste, l’écrivain ne dira pas de son personnage qu’il « se met en colère » parce que ceci ou cela, mais l’écrivain dira de lui qu’« une fureur le prit ». D’où un « soupçon » qui se met, en littérature, à affecter toute action ou passion individuelle, et qui va s’incarner de deux manières : la première en multipliant certains types de personnages incarnant ce soupçon, présentés comme en marge, ou en excès, ou en défaut, ou en déviance, ou en manque de toute « action », de toute « passion », de tout « intérêt » : le monomaniaque balzacien « sur- ou hyper passionné », le dandy « dé-passionné », l’enfant sauvage, Gaspard Hauser (« pré-passionné »), l’asthénique aboulique et spleenétique « a-passionné », l’esthète (Des Esseintes) et le velléitaire cyclothymique (le Frédéric Moreau de Flaubert, le Lazare d’Une page d’amour de Zola) « pluripassionnés », le blagueur antipassionné (pour qui rien n’a de valeur, rien n’a d’« intérêt »). On a là le personnel dominant du siècle. La seconde en mettant une dissonance ironique, valant évaluation négative, entre les « noyaux » de l’action, par exemple en faisant « rater » un résultat par rapport à son projet, ou par rapport à sa mise en œuvre (c’est ce qu’on pourrait appeler la « structure Bouvard et Pécuchet ») : Bouvard et Pécuchet sont pris d’une passion honorable (le jardinage, la collection d’antiquités, la lecture de la littérature, etc.), mettent tout en œuvre (lectures, voyages, consultations d’experts) pour la mettre à bien et à terme, et ratent ce qu’ils ont entrepris.

16À côté du principal modèle causal, logique (le « parce que » du « post hoc ergo propter hoc ») du « remplissage » syntagmatique, on peut sans doute voir trois nouveaux modèles explicatifs, qui peuvent se combiner, se mettre en place dans le roman du xixe siècle sous l’influence des « nouvelles sciences » :

17– un modèle « atmosphérique » en trois dimensions, volumétrique pourrait-on dire, modèle lyrique incarné par le « moi » baudelairien (Mon cœur mis à nu) fait de l’alternance de dilatations et de rétractations, de « centralisations » et de « vaporisations »16, de mouvements centripètes et de mouvements centrifuges ;

18– un modèle sensoriel-impressionniste fait d’impressions successives, mais non coordonnées logiquement, pouvant apparaître en « flux » chaotiques d’images du monde extérieur (le « polypier d’images » de Taine17) ; la rectiligne passion des monomaniaques balzaciens semble, dans la deuxième moitié du siècle, remplacée par l’émotion discontinue ;

19– un modèle sémiotique-herméneutique, vertical, inspiré des séméiologies médicales : l’explication des « raisons » invisibles d’une action se fait à partir du déchiffrement des signes, traces, empreintes et symptômes visibles produits par cette action (phrénologies, physiognomonies, vestignomonies diverses)18.

Un cadrage politique 

20Balzac, Zola, les Goncourt, Bourget écrivent dans un temps « de démocratie » (préface de Germinie Lacerteux, 1864 ; du Disciple, 1889) et dans un genre « démocratique » (le roman), pour un public démocratique. Donc dans un temps de délégation du vouloir-faire, de « représentation » de ce vouloir-faire. Les grands romans qui traitent du monde parlementaire et politique (Son Excellence Eugène Rougon de Zola, Le Mystère des foules de Paul Adam, Les Morts qui parlent de De Voguë, Le Démon de midi de Bourget, Numa Roumestan de Daudet) le présentent souvent comme un monde de la théâtralisation, de la dépossession, de la représentation et de la fiction (les « acteurs » récitent un rôle écrit par d’autres et produisent des actions réglées en coulisses). La « raison de l’action » s’externalise, toute action est celle d’un comédien sans le savoir (Balzac), toute action est soumise à la tyrannie de ce nouvel actant anonyme et collectif qui a nom l’opinion19. On peut même se demander, dans ce cadre-là, si l’exploration littéraire des causes et effets des « passions » n’en devient pas elle-même politique, au sens le plus partisan du terme. Le roman de la passion individuelle, individualisée et individualisante à la Barbey (le « catholique hystérique » selon Zola) serait « de droite » (?)20 et le roman démocratique à la Zola, le roman des foules manipulées et des rituels collectifs, qui rêve parfois de construire des romans « sans héros, sans intrigue, sans passion, sans passion amoureuse », serait « de gauche » (?). Plus généralement, le xixe siècle phalanstériste, saint-simonien, progressiste et positiviste développera, on le sait, de nombreuses et ferventes idéologies de l’action dont les ingénieurs de Verne et l’« Octave actif » Mouret de Zola (Pot-Bouille, Au bonheur des dames), par opposition aux divers asthéniques, seront les incarnations21. Pour la pensée chrétienne (voir L’Envers de l’Histoire contemporaine de Balzac), les raisons des passions sont l’amour égoïste de soi et elles doivent donc être « domestiquées » par la Charité et par l’altruisme.

Un cadrage générique

21Les « raisons d’action » des actants et acteurs de l’œuvre littéraire semblent bien varier selon les contraintes inhérentes à chaque genre. On ne « raisonne » pas sur ses actions en régime lyrique, volontiers paratactique22, comme on « raisonne » sur les actions en régime autobiographique, ou dans le régime du roman d’aventures, ou du roman policier (« mobiles », « preuves » etc.), ou sur les actions dans le « roman d’analyse psychologique » (Paul Bourget, préface à La Terre promise, 1892) ou sur les « déraisons » et l’inexplicable dans le cadre du genre fantastique. Dans le roman de la folie, les « raisons d’agir » peuvent être multiples, intermittentes et innommables, alors que dans le roman-feuilleton elles sont toujours nommables, permanentes et uniques (par exemple la vengeance, voir Edmond Dantès).

22Terminons ce préambule (sans conclure : on ne conclut pas un préambule) par une suggestion : il serait peut-être intéressant, histoire de vérifier sur pièces la pertinence et l’existence de ces questions, de faire une étude de cas, de s’arrêter sur un moment (autour de 1890) qui paraît polariser exemplairement toutes les problématiques littéraires et toutes les questions que je viens rapidement et sommairement d’évoquer, moment que l’on pourrait construire autour de plusieurs publications relevant d’un genre littéraire inventé par le siècle, le roman policier, qui tourne entièrement autour de la recherche des « raisons d’agir » d’un meurtrier, sur les « mobiles » de l’action centrale ; moment des premières études de criminologie (Tarde, Lombroso) sur les « raisons » des crimes (« innées » ? « acquises » ? « héréditaires » ? « ataviques » ?) ; moment de bascule (voir le témoignage de l’Enquête sur l’évolution littéraire de Jules Huret en 1891) entre le roman de mœurs réaliste et naturaliste d’une part (l’explication des « raisons d’action » par le milieu, le moment et l’hérédité) et le roman d’analyse psychologique (le dernier Maupassant, Paul Bourget, Henry James) attaché à décrire « l’obscur travail caché des plus minuscules ressorts intimes […] la mise à nu de ces ressorts […] la décomposition des phénomènes de la vie morale »23. C’est aussi le moment des débuts (grâce à des traductions, grâce au Roman russe de De Voguë, 1886, ou au recueil d’essais d’Émile Hennequin : Écrivains francisés, 188924) de l’influence du roman russe, de Dostoïevski surtout, et de ses nouvelles façons d’aborder la « psychologie » (et Crime et châtiment, 1865, traduit en français en 1885, comme Les Frères Karamazov, 1879, traduit en français en 1888, sont des romans policiers qui semblent ne discuter que des raisons et motivations de toute action : on connaît le célèbre aphorisme de Raskolnikov : « Si Dieu n’existe pas, tout est permis ») ; moment de La Bête humaine de Zola (1890), roman naturaliste de la machine à vapeur et de l’« inconscient » (l’un des premiers titres retenus un moment par Zola pour son roman) qui est aussi un roman policier écrit explicitement (voir les autoconsignes que se donne Zola dans son dossier préparatoire) « en réponse » d’une part aux romans de Dostoïevski (qui, même si Dostoïevski se refusait à endosser le statut de romancier psychologique, parlent beaucoup de « psychologie » – voir le titre de chapitre des Frères Karamazov : « La psychologie à toute vapeur »25) et en réponse d’autre part à la théorie de l’innéité du crime chez Lombroso (L’Homme criminel est traduit en français en 1887, Zola s’y réfère explicitement, et Lombroso commentera La Bête humaine en 1892). Théories de la valeur de l’action, des raisons d’agir, explications de la logique des enchainements de l’action, récits de la reconstitution logique des mobiles dans le cadre du genre policier, tout y est.