Colloques en ligne

Frédérique Chevillot

«Nouvelles-limites»

1J’aurais aimé commencer ainsi :

Dans le discours qu’aujourd’hui je dois tenir, […] j’aurais voulu pouvoir me glisser subrepticement. Plutôt que de prendre la parole, j’aurais voulu être enveloppé[e] par elle, et porté[e] bien au-delà de tout commencement possible. J’aurais aimé m’apercevoir qu’au moment de parler, une voix sans nom me précédait depuis longtemps : il m’aurait suffi alors d’enchaîner, de poursuivre la phrase, de me loger, sans qu’on y prenne bien garde, dans ses interstices, comme si elle m’avait fait signe en se tenant, un instant, en suspens. De commencement, il n’y en aurait donc pas ; et au lieu d’être celui [celle] dont vient le discours, je serais plutôt au hasard de son déroulement, une mince lacune, le point de sa disparition possible. (Michel Foucault, L’Ordre du discours, 7-8)

2J’avais, en effet, prévu de commencer en citant l’ouverture de L’Ordre du discours de Michel Foucault… Mais une autre voix portant un autre nom m’avait déjà précédée. Quelqu’un d’autre avait eu l’idée sans-gêne et géniale de s’immiscer derrière Foucault pour entamer son propre discours. Or, ce quelqu’un n’était autre que le généreux organisateur du présent colloque. Je ne pouvais donc plus décemment amorcer ma propre intervention, en me cachant derrière la merveilleuse citation de Foucault et abandonnais, en quelque sorte, l’idée… J’optai alors pour une autre stratégie et décidai de m’insinuer derrière la phrase-phare d’ouverture de L’incipit romanesque d’Andrea Del Lungo qui, lui-même, tout en la commentant, s’était glissé derrière celle de Foucault. Ainsi notre prise de parole partagée aurait-elle commencé ailleurs, et les ouvertures respectives de nos interventions, orale pour l’une, écrite pour l’autre, auraient-elles déjà pris fin, faute de commencer, pour laisser place à la plénitude du discours.

3Je recommence, donc. Citation :

Éluder la sacralité du commencement, dissoudre l’aura de silence rituel qui l’entoure, échapper aux pièges du discours par un subterfuge suprême et subtil : les paroles de Michel Foucault révèlent le désir irréalisable de fuir la parole, pour se retrouver immédiatement « de l’autre côté du discours », dans une projection fantasmatique typiquement moderne : celle d’un sujet enveloppé par la parole, exonéré de la responsabilité de l’origine, affranchi de la détermination du début. (Andrea Del Lungo, L’incipit romanesque, 13)

4Désir presque réalisé. De commencement à ma communication, il n’y aura donc, peut-être, pas eu.

5Lorsque j’écrivais ma thèse de doctorat, et révélais – à qui voulait bien me poser la question – le sujet de ma recherche : « Cinq problématiques d’ouverture et de clôture narratives dans les romans français des 19e et 20e siècles » – titre avantageusement réduit, depuis sa publication, à La Réouverture du texte (Saratoga: Anma Libri, 1993) – lorsque j’écrivais, donc, ma thèse de doctorat, on me soupçonna d’avoir limité l’envergure de ma recherche, aux débuts et aux fins de romans, pour éviter, me disait-on, de lire les pages du milieu. Cela n’était pas vrai et je tiens à préciser que cela ne l’est toujours pas !

6Et pourtant, lequel, laquelle d’entre nous n’avouera pas avoir consulté exclusivement – en cachette ou non – les pages d’ouverture et/ou de clôture, d’un texte nouvellement publié, ou qui nous soit resté inconnu trop longtemps, et qui nous serait, dit-on élégamment, tombé entre les mains – comme si les livres pouvaient tomber du ciel en pluie ? Ouvre-t-on par hasard un roman, quel qu’il soit, en son milieu ? Rarement. Ce sont les limites du texte qui nous passionnent. Ce sont ces espaces affectifs et stratégiques, de rencontre et de séparation qui nous attirent. Ce sont les origines d’une humanité précisée, arrêtée , en ce début d’histoire, et ce sont les fins de destins particuliers qui nous captivent, et au sens fort du terme, qui nous emprisonnent, le temps d’une lecture, et ce dans les meilleures conditions possibles, de notre plein gré. Le livre est cet espace ouvert dans lequel nous aimerions nous laisser enfermer. C’est aussi, tout simplement, le principe même de la vie, cette contingence qui ne prend son sens que parce que nous disparaissons, nous disparaîtrons. Lire, écrire ou vivre, n’est-ce d’ailleurs jamais autre chose que temporiser ?

7Le temps. Avoir du temps, avoir un temps. Prendre le temps… Dans nos professions académiques, universitaires, éducatives, finalement très privilégiées – et d’ailleurs tout aussi mal reconnues et payées – nous lisons ; nous lisons même beaucoup, peut-être et sans doute plus que la moyenne des personnes qui nous entourent, à moins que celles-ci ne pratiquent la même profession, ou qu’elles ne soient, ceux et celles-mêmes que nous lisons – les auteur/e/s avec –e, comme au Québec, c’est-à-dire aussi avec elles aussi – les femmes et les hommes qui écrivent, qui prennent le temps d’écrire, beaucoup de temps. Et ces plages de temps immenses, consacrées à l’écriture, à la relecture, à la ré-écriture, par ceux et celles que nous lisons, analysons, étudions, à propos des ouvrages desquel/les nous théorisons, critiquons, professons – pontifions aussi, un peu, parfois – ces quantités énormes de moments se retrouvent écrites, arrêtées sur le papier, sur l’écran, mises en pages, figées, pour un temps, jusqu’à ce que notre propre temps de lecture sensible les ré-active, leur redonne virtuellement vie… Mais on ne passe pas d’une énergie de vie à une autre, même virtuelle, instantanément… et sans doute la recherche que j’avais entreprise – il y a déjà un certain temps – sur ces fameuses problématiques d’ouverture et de clôture dans des romans modernes, d’autres dits post-modernes – j’avais analysé des textes de Balzac, Beckett, Robbe-Grillet, Aragon, Roussel, Calvino, Bénabou et Anne Hébert – sans doute cette recherche avait-elle mis en relief les différentes stratégies et techniques visant à atténuer, faciliter, enrichir le passage d’une énergie et d’un temps que l’on attribuerait à notre vie personnelle et quotidienne, à l’énergie et au temps que l’on ré-insuffle, à travers notre lecture, au texte littéraire temporairement évanoui, endormi, en attente de notre attention. De même, en clôture, avais-je tenté d’illustrer les différentes façons dont notre lecture est invitée à négocier la séparation d’avec une écriture que nous quittons et qui voudrait elle-même se retenir tout en nous retenant. D’où l’urgence, l’appel, l’invective de ce que j’avais nommé la réouverture du texte

8Dans ma vie de femme actuelle, active – dit-on, comme si celles qui ne travaillent pas à l’extérieur de chez elles restaient inactives… ce qui est loin d’être la cas –, post-moderne, indépendante, libérée du joug traditionnel de mère-ménagère au foyer, dit-on encore, qui court éperdûment et frénétiquement après le temps, dans l’espoir de réaliser l’équilibre escompté, et toujours plus illusoire, entre vie dite de famille – ou vie tout court – et activité professionnelle, je n’ose plus prendre le temps de lire de longs romans. Sans doute les mauvaises langues de mes années doctorantes avaient-elles finalement raison : pourquoi lire les pages du milieu, lorsque celles du début et de la fin sont bien plus excitantes, travaillées, si satisfaisantes ? Et c’est alors que le texte bref, la nouvelle me parvint.

9La nouvelle est courte et elle doit en dire long. Tout pourrait même se passer comme si lire une nouvelle consistait à ne lire que nos deux espaces littéraires de prédilection : un début et une fin accolés l’un à l’une, l’une à l’autre, sans rien au milieu, sans pages intermédaires. Or, la nouvelle ne serait-elle justement pas que les pages d’un milieu ? Un passage entre deux bornes illusoires, deux  limites artificielles, qui faute de temps, n’ont pas l’occasion de s’épancher. La nouvelle démarre vite et elle ne s’attarde pas.

10Qu’est-ce qu’une nouvelle ? Une nouvelle, c’est une partie de l’actualité, une information, un événement, un fait divers, un scoop. Une nouvelle, c’est une annonce, un avis, un communiqué, une dépêche, un message, un tuyau, une chronique. Une nouvelle, c’est aussi une communication, un exposé, une leçon, une lettre, une missive, une correspondance. Une nouvelle, c’est encore une nouveauté, un inédit, une création, une innovation, quelque chose d’inconnu, d’original, de neuf, d’inattendu, d’inhabituel, de jamais vu, de sans précédent… Mais, une nouvelle, c’est aussi un récit, une narration, un compte rendu, une légende, un mythe, un mensonge, une histoire, un bruit public, une rumeur, un on-dit et/ou un non-dit… Une nouvelle, c’est encore un conte, une fable, un exemple, un fabliau, un lai, une historiette, une anecdote, une scénette… Une bonne nouvelle, c’est une aubaine, un bonheur, une chance, un heureux événement, un miracle, un coup d’éclat, un exploit… et c’est aussi la Bonne Nouvelle, la bonne parole, qui peut devenir le prêche, le sermon, l’homélie… Une mauvaise nouvelle, c’est un contre-temps, une crise, un accident, une calamité, une catastrophe, un drame, un malheur, un coup du sort…

11Toutefois, la nouvelle qui me préoccupe aujourd’hui est celle que l’on qualifie de littéraire. Or, nous le verrons, elle s’enrichit de toutes les connotations et dénotations évoquées ci-dessus. Elle sera d’ailleurs d’autant plus riche qu’elle est inéluctablement liée, de par sa brièveté relative, au concentré, à l’essence, à l’extrait. Elle se fera donc compacte, intense et pleine. La nouvelle littéraire a tout d’un petit expresso particulièrement corsé.

12Je limiterai cependant mon corpus aux nouvelles que je connais le mieux. Dois-je l’avouer, contraitrement à Mallarmé, je n’ai pas encore lu tous les livres ! Je m’intéresserai spécifiquement aux nouvelles contemporaines écrites par des femmes, dans le courant des trente dernières années. Pour toutes aléatoires qu’elles puissent paraître ces spécifications ne le sont pas. Spécialistes des commencements et aboutissements, nous serons les premiers et les premières à dire, qu’en ce qui concerne le statut des femmes dans notre civilisation occidentale, si quelque chose a pris fin dans le courant des années 70, quelque chose d’autre n’a cessé de s’amplifier depuis pour elles, en général, et pour celles qui écrivent, en particulier. Nous ne serons sans doute pas d’accord pour dire exactement ce qui a commencé de se passer : peut-on parler de libération des catégories du genre ? d’émancipation des femmes plutôt que de celle des hommes ? de prise de conscience masculine plutôt que féminine ? des derniers jours de l’oppression sexiste et hétérocentriste ? d’égalité des sexes devant la loi, dans le quotidien ? d’acheminement vers la parité ? de liberté, égalité et solidarité pour tous… et toutes ? Nous en sommes encore loin. Toutefois, comme le chantait Barbara – dans un autre contexte, certes, mais dont je reprendrai pour le compte des femmes la teneur poétique d’espoir : il y a une trentaine années de cela « quelque chose a changé, l’air semble plus léger, c’est indéfinissable… »

13Il est vrai que les femmes ont de tout temps écrit et peut-être parce qu’elles n’avaient pas droit au long discours, ni aux faveurs de l’édition, écrivaient-elles des textes courts, histoire d’oser, histoire de se lancer. Et c’est justement une femme, Marguerite de Navarre, que l’on aime à reconnaître comme la mère fondatrice, au XVIe siècle, de ce qui deviendra le genre du texte bref de langue française. Certes, son Heptaméron s’inpirait du Décaméron de Boccace, qui l’avait précédé de près de deux siècles, et qui donnait, somme toute et peut-être malgré lui, la part belle aux femmes – femmes qu’il n’a pas manqué de ridiculiser ailleurs… Je cite l’incipit de l’ouvrage du Florentin du XIVe siècle : « Ici commence le livre appelé Décaméron, dans lequel sont rassemblés cent nouvelles racontées en dix jours, par sept femmes et trois hommes » (cité par Daniel Grojnowski, Lire la nouvelle, 9). En d’autres termes, la femme non impliquée, de par son statut de sujet de deuxième classe, dans la parole publique, racontant d’abord oralement, puis par écrit, une histoire courte, puisque limitée par un cadre spatio-temporel précis (nous savons que les devisants de Boccace s’étaient réfugiés à la campagne pour fuir la peste qui sévissait à Florence en 1348), est bien présente lors de la naissance de la nouvelle ; elle fait même plus qu’assister, elle génère elle-même du texte. Je ne ferai pas ici l’historique de l’avènement de la nouvelle dans l’histoire de la littérature de langue française ; je vous renvoie aux textes excellents de Jean-Pierre Aubrit (Le Conte et la nouvelle), de Daniel Grojnowski (Lire la nouvelle) et surtout aux nombreuses contributions de René Godenne sur la question. Je tiens seulement à souligner le rôle joué par les femmes dès les origines du genre en question, ici, le texte bref. Sept siècles plus tard, nous sommes à peu près maintenant, entre les années 70-80 du XXe siècle et les années 10 du XXIe, et je voudrais citer les noms de nouvellistes contemporaines avant de plus précisément poser la question du début et de la fin de leurs textes.

14Il n’existe à ma connaissance, à ce jour, que deux anthologies de nouvelles modernes ou contemporaines exclusivement écrites par des femmes. L’une est intitulée Parallèles : Anthologie de la nouvelle féminine de langue française, éditée par Madeleine Cottenet-Hage et Jean-Philippe Imbert (je ne suis pas tout à fait d’accord pour parler d’une « nouvelle féminine » qui tend à essentialiser quelque peu le genre, et je préfère parler de nouvelles écrites par des femmes). L’autre s’intitule Troubles de femmes, publié par Spengler en 1994, qui réunit les textes de « quatorze femmes écrivains libres de conjuguer leur talent au présent de l’érotisme » et se présente plutôt d’ailleurs comme un recueil de « nouvelles inédites et sensuelles ». Tout en renouant dans une perspective féministe avec la tradition médiévale du fabliau grivois, et revendiquant en même temps l’écriture des plaisirs de leur corps, ces auteures ne pratiquent toutefois pas régulièrement l’art de la nouvelle. De son côté, L’Anthologie de la nouvelle féminine de langue française offre un excellent point de départ faisant apparaître non moins de dix-sept nouvellistes dont la plupart ont, en effet, publié des recueils complets.

15Parmi les plus connues, nous trouvons Leonora Carrington, Colette, Maryse Condé, Marguerite Duras, Jacqueline Harpman, Catherine Lépront, Antonine Maillet, Gisèle Pineau, Gisèle Prassinos, Annie Saumont et Marguerite Yourcenar. Parmi les moins bien connues, peut-être, Christiane Baroche, Corinna Bille, Marie Féraud, Anne-Lise Grobéty, France Théoret et Myriam Warner-Vieyra. J’ajouterai à l’excellente sélection de Madeleine Cottenet-Hage et Jean-Philippe Imbert, les noms de Béatrix Beck, Marie Redonnet, Danièle Sallenave, Leïla Sebbar, Andrée Chedid, Anna Gavalda, Marie Nimier, Muriel Cerf, Marie Desplechin, Régine Detambel, Pierrette Fleutiaux… J’ai nommé une trentaine d’auteures et j’espère bien en avoir oublié au moins quelques-unes sinon beaucoup. Car les femmes qui écrivent, les écrivaines – au risque d’infliger une crise d’urticaire à M. Frédéric Beigbeder – écrivent nombre d’excellentes nouvelles et l’on gagnerait tou/te/s à reconnaître davantage la pertinence des styles et thèmes qu’elles y explorent.

16René Godenne, grand lecteur de nouvelles devant l’Éternel, a donné ce qui me semble être la définition la plus précise et la mieux englobante de la nouvelle. Il pose quatre propositions de base :

  • La nouvelle est un récit bref.

  • La nouvelle est un récit fondé sur un sujet restreint.

  • La nouvelle est un récit rapide et resserré (…dont l’entrée en matière est immédiate, précise l’auteur…).

  • La nouvelle est souvent un récit conté. (René Godenne, La nouvelle française, 149-51)

17Je récapitule en changeant quelque peu l’ordre des qualificatifs : récit conté, bref, rapide et resserré, fondé sur un sujet restreint. Je suis d’accord. Je complèterais cette définition avec deux éléments supplémentaires retenus par Daniel Grojnowski (Lire la nouvelle) : qu’il s’agit « d’un récit bref destiné à des lecteurs adultes » [Daniel Grojnowski inclut, j’en suis sûre, les « lectrices », mais pense que cela va sans dire, et je reste convaincue, pour ma part, que cela va encore mieux en le disant, alors je me/nous rajouterai] et, deuxième élément, qu’il s’agit d’un récit « vrai » aussi vrai que notre réel puisse l’être. Ce qui pose d’ailleurs une question philosophique intéressante : qu’est-ce que le vrai de la vie et qui en détient la clé et les femmes qui écrivent auront, c’est le cas de le dire, des nouvelles à nous donner à ce propos. Donc, un récit vrai, conté, bref, rapide et resserré, fondé sur un sujet restreint, et destiné à des lecteurs et lectrices plutôt adultes. J’aimerais alors ajouter à cette excellente définition mon propre grain de « celle/sel » quant aux limites textuelles de ces récits brefs appelés nouvelles.

18Je ne surprendrai peut-être pas en offrant d’ajouter à cette définition deux propositions quelque peu iconoclastes – il en faut. Pour emprunter sa formulation à Foucault, je voudrais envisager ici, qu’en ce qui concerne la nouvelle contemporaine, écrite par des femmes (mais l’on pourrait appliquer le propos à d’autres nouvelles, sinon à une autre période), d’ouverture, il n’y en a pas, et de clôture, il n’y en pas non plus. Ces nouvelles-là, qui rappellent ce que René Godenne a offert d’appeler nouvelles-instants, par opposition aux nouvelles-histoires, ont en effet tendance à embrayer, comme c’est si souvent le cas pour le texte bref, in medias res, au beau milieu, dirais-je, des choses et des êtres de nos vies. L’ouverture du récit « vrai » conté, bref, rapide et resserré, fondé sur un sujet restreint, destiné à des lectrices et des lecteurs adultes, a toujours déjà commencé dans l’avant-texte de nos expériences publiques et privées, quotidiennes, ordinaires, parfois extra-ordinaires, d’hommes et de femmes qui se trouvent être en train de le lire. Certes, lorsque je dis que ces nouvelles-instants, pour bon nombre d’entre elles, n’ont ni commencement ni fin, je tente de cerner ce que j’appellerais le fantasme de la nouvelle. L’absence d’ouverture, la dénégation de la clôture sont ce vers quoi la nouvelle tend à se diriger. À peine, ont-elles alors un semblant de début, de commencement, qui chercherait à s’estomper, à se non-dire. Ceci ne serait alors pas un commencement… De même pour la clôture, parlerions-nous d’un effet de clôture, pour reprendre la classique formulation de Barthes. Une certaine complication semble à peine trouver résolution. Mais même si le texte prend en effet fin, même si une forme de cicatrisation de l’ouverture/blessure initiale semble se résorber, le sens de la nouvelle, son impact cherche à continuer.

19Ainsi, l’incipit-amorce narrative (dont l’étymologie vient de l’idée de « morsure » et n’est pas à prendre dans le sens de « détonateur »), un déclic, un pré-texte à commencer au seuil même du texte. L’histoire, le sens de la nouvelle a toujours déjà été là. Cet incipit-amorce est souvent immédiatement suivi de quelques phrases, parfois d’un paragraphe, d’exposition, de précision du sujet de la nouvelle, comme on expose un flan, offre à voir une douleur, révèle une blessure. Tout se passe comme si notre lecture était portée, pour reprendre à nouveau les termes de Michel Foucault, « au-delà de tout commencement possible » par un discours, une présence qui l’aurait « précédé[e] depuis longtemps ». Notre lecture, très privée, se trouve alors enveloppée dans ce récit qui a déjà commencé, en nous, et en même temps ailleurs, mais nous n’en étions ni conscientes, ni encore averties. Commencer de lire une nouvelle, c’est, comme le dit Foucault pour le discours, « enchaîner, poursuivre la phrase, se loger dans ses interstices, c’est répondre à un signe resté en suspens… »

20Or de clôture, il n’y aura pas non plus. Souvent dans la phase de clôture, dans les derniers mots, l’explicit, dit-on parfois (terme qui prend alors tout son sens, puisque quelque chose a été révélé, extirpé, éclairci), l’explicit marque en général l’aboutissement du texte de la nouvelle, la fin d’une narration. Mais cela est rarement la fin d’un récit ou d’une histoire. Ce fin mot de la non-fin se présente souvent comme ce que l’on a coutume d’appeler une chute, une prise de conscience, on parle également d’épiphanie, de ce qui est rendu éclatant, évident, grandi. Les nouvellistes contemporaines cherchent à attirer notre attention sur justement ce qui reste caché, laid, diminué, dévalorisé et qu’une société moderne, d’abondance et d’hyper-consommation, ne prend pas, en effet, le temps de reconnaître. Au moment de la prise de conscience d’une vérité, par trop humaine, par celui ou celle qui lit, le texte même de la nouvelle peut cesser ; la réalité révélée se poursuit au-delà de notre lecture. Parfois même, elle nous hante. Il n’y a plus de retour possible à une absence de conscience. Ce genre de nouvelle a un côté coup de poing en pleine figure dont on ressort secoué/e, parfois choqué/e, dans le meilleur des cas, transformé/e. De même qu’il y a eu effet d’ouverture, il y aura effet de clôture, et souvent celui-ci renverra au point de départ de la nouvelle.

21Dans une première version de ma communication, j’avais cité plusieurs exemples (donnés ici en appendice) de cette absence d’ouverture et de clôture. Mais je me suis alors rendu compte que pour véritablement exemplifier la non-existence de début et de fin diégétiques d’une nouvelle, il faudrait citer le texte tout entier. Limiter cette absence à la citation d’un paragraphe d’amorce narrative, ou à celui d’une chute rhétorique, reviendrait à suggérer l’idée même d’une ouverture, à expliciter quelque chose qui ressemblerait à une clôture. J’y ai donc renoncé.

22Je voudrais alors vous inviter à découvrir par vous-mêmes ces limites nouvelles ; à faire l’expérience des ces nouvelles-limites. Les femmes nouvellistes contemporaines se donnent pour objectif de sensibiliser leur public à des réalités humaines qui luttent pour être reconnues, défendues, différenciées… Il y est question d’infimes nuances d’une oppression intime aussi perverse que millénaire, aussi nuisible qu’imperceptible, qui ne se révèlera à elle-même, et donc à celui – et souvent même à celle – qui la lit, à travers une lecture qui osera défier sa peur, résister au jugement hâtif qui rassure et sortir du placard de sa propre ignorance. Cela rappelle tout à fait la  chanson d’Anne Sylvestre qui, dans les premiers couplets, annonce à son interlocuteur : « J’ai de bonnes nouvelles à vous donner de nous », et qui conclut dans les derniers couplets avec : « J’ai de bonnes nouvelles à vous donner de vous ».

23Tout se passe alors comme si la nouvelle qui a toujours déjà commencé et qui ne finit jamais avec la fin du texte qui la porte, situe toutefois celui-ci entre deux phases-limites qui se narguent et se complètent. Un effet d’ouverture trouve alors sa réplique dans un effet de clôture souvent tout aussi coup de poing que révélateur, qui ne met de point final à rien. Entre ces deux limites relativement illusoires, un milieu, un transit, un passage, presque un pèlerinage en ces lieux peu visités de l’oubli, du refoulement, du rejet ou du jugement. Je dirais : un travail. Travail de lecture d’autant plus contraignant que le travail d’écriture a été exigeant. Une méditation, prière païenne, un appel à une compassion nouvelle. De ce travail de lecture et d’écriture émerge quelque chose de nouveau, la manifestation d’une latence refoulée. Le paradoxe de la nouvelle serait de ne jamais rien commencer de nouveau, mais de le faire à chaque fois de façon différente : « Le nouveau [ici, la nouvelle] n’est pas dans ce qui est dit, précise encore Foucault, mais dans l’événement de son retour » (L’Ordre du discours, 28).