Colloques en ligne

Cinthia Meli

Le cas Bossuet. Redéfinir et reconfigurer la littérature

1En quatre ans, entre 2013 et 2017, la Revue Bossuet a publié trois numéros consacrés à la réception de Bossuet aux xviiie, xixe et xxe siècles, pour un nombre total de dix-huit articles1, des études qu’Anne Régent-Susini inscrit, dans ses introductions aux deux dernières livraisons2, dans le prolongement de travaux antérieurs du même type, pour la plupart récents, qui élèvent le nombre total d’études de réception consacrées à Bossuet à près de trente-cinq3. Le phénomène attire l’attention aussi bien par son ampleur que par sa concentration, et il demande à être interrogé dans la perspective qui est celle de ce colloque en ligne de Fabula : pourquoi autant d’études sur la réception de Bossuet ? et surtout, pourquoi maintenant ? quels sont les enjeux épistémologiques et quel est l’intérêt méthodologique de ces publications, prises singulièrement et dans leur ensemble ?

2Il convient en préambule de réinscrire le phénomène dans le cadre plus large des travaux consacrés à Bossuet, qui connaissent également depuis les années 2000 un développement important, mettant fin à près de soixante-dix ans de quasi-silence4. Le fait est d’abord attribuable à des raisons circonstancielles (édition en poche du Carême du Louvre par Constance Cagnat-Deboeuf, en 2001, suivie de son inscription au programme des concours d’agrégation, en 2002, colloques du tricentenaire de la mort de Bossuet, en 2004, et réorientation scientifique de la Revue Bossuet par Gérard Ferreyrolles, à partir de 2010), mais, plus profondément, il atteste peut-être un élargissement du champ des études littéraires à des auteurs de niche, favorisé par un nombre croissant de doctorants et par la valorisation des approches interdisciplinaires5. Quoi qu’il en soit, cet intérêt renouvelé pour Bossuet, de la part de l’édition, des institutions d’enseignement et des chercheurs, s’est peut-être accompagné d’un malaise dont les études de réception pourraient être à la fois le symptôme et le remède : malaise déontologique, d’abord, attaché à l’enseignement d’un auteur associé à une idéologie autoritaire (aussi bien en matière politique que religieuse), que le xixe siècle ressaisissait du reste dans la notion de bossuétisme6 ; malaise épistémologique, ensuite, qui tient à la littérarité problématique de Bossuet, qu’attestent les aléas de sa postérité (Bossuet étant relégué au tournant du xxe siècle, après deux siècles de domination sur le canon littéraire scolaire, dans le camp des auteurs sans autre valeur que stylistique7) ; malaise didactique, enfin, lié à la détermination d’outils d’analyse adaptés à un corpus réduit par l’édition scolaire aux sermons et aux oraisons funèbres8 et, partant, faussement singulier9. À ce triple égard, Bossuet constitue un cas, au sens fort du terme : un hapax auctorial, posant problème à la discipline qui le prend pour objet et appelant en tant que tel « une solution, c’est-à-dire l’instauration d’un cadre nouveau de raisonnement, où le sens de l’exception puisse être, sinon défini par rapport aux règles établies auxquelles il déroge, du moins mis en relation avec d’autres cas, […] susceptibles de redéfinir avec lui une autre formulation de la normalité et de ses exceptions10. » Or la solution, dans le cas de Bossuet, pourrait justement bien passer par l’étude de sa réception, qui permet d’une part de saisir son ubiquité disciplinaire (Bossuet pouvant être considéré comme un auteur, c’est-à-dire une autorité, aussi bien par la littérature que par la théologie, la philosophie et l’histoire) et d’autre part sa vertu opératoire pour l’idée même de littérature (la production de Bossuet interrogeant les critères de littérarité et, partant, les configurations de la discipline qui le prend pour objet).

3C’est dans cette perspective épistémologique que s’inscrira la présente étude, fondée sur les trois livraisons de la Revue Bossuet recensées en ouverture : il s’agira moins de faire le bilan de leurs résultats effectifs, au risque de redoubler les synthèses qui en ont déjà été proposées11, que de rendre compte des méthodes et des modèles sur lesquels elles reposent, pour mettre en valeur leur intérêt et espérer élucider ainsi leurs raisons profondes. Je partirai des difficultés pratiques posées typiquement par les études de réception, encore plus lorsqu’elles sont occasionnelles, comme c’est le cas de celles qui m’occupent12, pour tenter d’en cerner les enjeux d’abord vis-à-vis des auteurs étudiés, et éventuellement des collectivités auxquelles ils appartiennent, et ensuite vis-à-vis de Bossuet et de la littérature, pensée à la fois comme un objet et comme une discipline. La réflexion aura pour enjeu la mise au jour, à partir du cas Bossuet, de trois régimes de littérarité à laquelle textes et auteurs peuvent être ramenés, et entre lesquels la discipline littéraire est peut-être appelée à prendre position.

Terrains, indices, modalités

4On n’insistera jamais assez sur les difficultés soulevées par les études de réception, qui sont du reste souvent entreprises de façon collective, et donc ponctuelle, à l’occasion de la tenue de colloques et de journées d’étude, et paraissent concerner en premier chef les auteurs du xviie siècle13. La première difficulté, qui s’est sans doute posée aussi bien aux contributeurs qu’aux initiateurs des trois numéros de la Revue Bossuet, tient à l’invention de terrains d’enquête : dans quels lieux et dans quels documents mesurer la réception d’un auteur à un moment et dans un espace donnés ? Aux réceptions éditoriales et institutionnelles, qui avaient déjà été en partie étudiées14, les auteurs des études publiées ont préféré la réception par les auteurs et les écrivains, qu’elle soit individuelle ou collective, avec des présupposés et des résultats distincts : les Bossuet de Voltaire, de l’abbé Yvon, de Lamartine, de Maistre, de Balzac, de Lamennais, de Flaubert, de Huysmans et de Green, côtoient au fil des trois numéros le Bossuet des encomiastes, des auteurs didactiques et des encyclopédistes du xviiie siècle, celui des critiques et des universitaires de la Belle Époque, celui des ecclésiastiques modernistes et enfin celui des auteurs antimodernes de la premières moitié du xxe siècle. Reste que, à quatre exceptions près15, la réception envisagée inscrit d’emblée la littérarité de Bossuet et de son œuvre à l’horizon de la réflexion, qu’elle soit pensée explicitement comme l’effet du discours critique qui les prend pour objet, par le jeu des catégorisations, ou implicitement comme l’effet de la postérité littéraire que trouverait l’auteur parmi les écrivains français, et encore plus parmi les écrivains catholiques (encore que cette catégorie ne soit pas toujours aisée à manier) : rien d’étonnant à cela, si l’on tient compte du profil disciplinaire des contributeurs et des initiateurs des trois numéros de la Revue Bossuet. Il n’en demeure pas moins que le choix même des terrains d’enquête atteste une perspective biaisée, tout à la fois française et littéraire16, qui ne s’intéresse jamais à la réception de Bossuet hors de France17 et n’envisage qu’en passant les autres identités qui peuvent lui être attribuées sur la base de ses divers écrits (controversiste, théologien, exégète, historien, philosophe)18. Or ces identités ont fait et font encore de lui une autorité dans d’autres disciplines, qui pourraient inclure l’étude de sa réception dans l’examen de leur propre histoire, en tant qu’il en constitue une des références19. L’usage d’outils numériques, appliqués aux corpus de textes disponibles sur internet, serait susceptible en outre de faire apparaître d’autres terrains d’investigation, qu’ils soient ou non attendus20. Encore ne faut-il pas surestimer l’efficacité de ces instruments de recherche et d’analyse, qui demandent à être développés et affinés pour faire entrer les études de réception dans l’ère du big data.

5La deuxième difficulté posée par les études de réception tient à ses indices mêmes, en particulier lorsqu’ils sont ténus. Car tous les auteurs étudiés dans les trois livraisons de la Revue Bossuet ne consacrent pas, comme Lamartine, comme les auteurs d’éloges du début du xviiie siècle ou comme les critiques et universitaires du tournant du xxe siècle, un ouvrage ou un article spécifiques à Bossuet, dont le titre porte le nom. Chez nombre d’auteurs étudiés, les indices de réception sont plus minces : ils tiennent dans les cas les plus simples à la mention de son nom et / ou du titre de ses ouvrages, et dans les plus compliqués à des citations tirées de ses œuvres ou à des allusions à celles-ci, que seuls une édition critique pourvue d’un bon index ou le hasard de textes numérisés sur internet permettent alors de repérer21. Car il faut oser le dire, au risque du truisme : on ne s’invente pas du jour au lendemain spécialiste d’un auteur aussi prolixe que Bossuet, à l’œuvre foisonnante et hétérogène, et dont la dernière édition complète, qui remonte au xixe siècle, ne compte pas moins de 31 volumes in-8°22. Au-delà de leur caractère hasardeux, la minceur même des indices interroge, d’autant plus lorsqu’elle est couplée à leur discontinuité et à leur hétérogénéité : la réception de Bossuet est-elle dans ce cas significative ? et à quoi tient alors sa signification ? Dans le cas de l’Encyclopédie, étudiée par Adrien Paschoud, c’est bien la « faible densité du corpus bossuétiste » au sein des 72 000 articles que compte l’entreprise qui est en soi significative : elle témoignerait du processus de sécularisation du champ théologico-politique opéré au tournant du xviiie siècle et dont les philosophes seraient les héritiers23. C’est sur cet arrière-plan que les réceptions ponctuelles des œuvres théologiques et oratoires de Bossuet par l’abbé Mallet, l’abbé Morellet et Diderot, ainsi que par d’Alembert, Vauvenargues, Voltaire et l’abbé Yvon24, au sein ou autour de l’Encyclopédie, prennent leur relief : elles dessinent un paysage intellectuel complexe, où le discrédit général qui frappe la figure de Bossuet s’accommode ponctuellement et localement d’une révérence à l’égard de son éloquence et d’un usage, voire d’une instrumentalisation de ses écrits théologiques. Pour leur part, les études consacrées à la réception de Bossuet par Balzac, Flaubert, Huysmans et Green, attestent surtout la place qu’il a pu prendre au xixe et au xxe siècle dans l’institution scolaire25 : Bossuet constitue un auteur classique, réduit pour les deux premiers écrivains étudiés à une collection d’expressions et d’images qui se rappellent à leur mémoire de façon hasardeuse, négligé par le troisième en raison même de son classicisme, et ramené par le dernier à un écrivain qu’il relit certes régulièrement, en raison même de son catholicisme, mais sans que ses œuvres nourrissent profondément sa pensée et sa sensibilité.

6La troisième difficulté posée par les études de réception tient aux modalités de celle-ci, qui peuvent s’inscrire dans toutes sortes de configurations. Dans leur majorité, les indices mentionnés plus haut pointent vers une modalité intertextuelle, de la mention ponctuelle d’un titre de Bossuet à la citation intégrale d’un passage tiré d’un de ses textes. Mais si son ampleur peut varier, du mot au paragraphe, le phénomène est loin d’épuiser les cas de figure repérés au fil des études publiées dans les trois volumes de la Revue Bossuet. Sylviane Albertan-Coppola observe par exemple que l’abbé Yvon, dans son Abrégé de l’Histoire de l’Église (1766), cite à l’appui de son propos ici une phrase, là deux paragraphes tirés du Sermon sur l’unité de l’Église, et qu’il « entrelarde son propre texte de larges extraits de l’auteur, au point d’aboutir à une pure et simple compilation » ; mais elle remarque également qu’il lui emprunte des « images », constitutives de « tout un réseau métaphorique », des « arguments ponctuels », et jusqu’à « la méthode qui sous-tend » tout son texte, c’est-à-dire « son propre plan » : autrement dit des matériaux infra-textuels, que seule une comparaison du texte et de ses hypotextes permet de mettre au jour26. Autre indice phare des études de réception, le nom de Bossuet renvoie à une modalité qu’on qualifiera d’emblématique ou de symbolique27, selon qu’il opère comme une synecdoque (le nom de l’auteur renvoyant à l’un de ses écrits28 et, partant, à l’une de ses identités sociales ou intellectuelles29) ou comme une métonymie (le nom de l’auteur renvoyant dans ce cas à une idéologie, politique ou religieuse30, ou à une catégorie historiographique31). Ces exemples montrent que le nom propre n’est jamais sans connotation, et qu’il désigne toujours une figure de Bossuet projetée par l’auteur qui le reçoit. Comme le résume Maxime Perret en une formule, il s’agit toujours de se demander « de quoi Bossuet est le nom »32, et d’éviter de le désigner par une catégorie anachronique ou une périphrase (l’écrivain, le poète, le philosophe ; l’aigle de Meaux, le Père de l’Église) à laquelle l’auteur étudié ne recourt pas lui-même : aucune d’entre elles n’est jamais neutre.

7Une fois ces emprunts et ces références repérés, encore convient-il de voir l’usage qui en est fait, les citations et mentions ne constituant pas forcément, de la part de l’auteur qui les fait, des signes d’adhésion à la pensée ou à l’esthétique de Bossuet. Adrien Paschoud montre ainsi dans son étude sur l’Encyclopédie que si l’abbé Mallet et l’abbé Morellet trouvent dans l’Histoire des Variations des Églises protestantes et dans la Conférence avec M. Claude de Bossuet des arguments d’autorité pour condamner après lui le sectarisme des réformés et réaffirmer l’autorité de l’Église catholique, Diderot n’hésite pas dans la même publication à instrumentaliser la personne de Bossuet pour condamner la Sorbonne ou saper les fondements théologiques de la morale chrétienne. Ces instrumentalisations ponctuelles de la figure et de l’œuvre de Bossuet sont parfois dénoncées par les auteurs eux-mêmes : ainsi Lammenais accuse-t-il ses adversaires gallicans de faire indûment servir leur cause par Bossuet33. Notons enfin que l’usage de Bossuet et de ses textes dépend dans une certaine mesure des lieux de publication et des genres d’écrits qui accueillent sa réception : ainsi, l’abbé Yvon, si ouvert aux propositions du théologien dans son Abrégé de l’Histoire de l’Église, ne le cite qu’à titre secondaire dans les articles qu’il donne à l’Encylcopédie de Diderot et d’Alembert. Et si Flaubert se montre mitigé à l’égard du style de l’écrivain dans ses déclarations privées et ses brouillons de travail, il n’hésite pas à invoquer son autorité morale lors du procès de Madame Bovary.

Finalités et enjeux

8Une fois ces difficultés identifiées et résolues se pose la question de la finalité des études de réception : à qui profitent-elles ? permettent-elles d’éclairer les auteurs et peut-être, avec eux, les collectivités et les institutions auxquelles ils appartiennent, ou contribuent-elles à enrichir et à approfondir l’appréhension de Bossuet et de son œuvre ? La réponse varie en fonction des échelles d’analyse – individuelle ou collective – des études en question. Lorsqu’elles se restreignent à la réception de Bossuet par un auteur donné, elles tendent avant tout à saisir celle-ci dans sa singularité, comme moyen d’éclairer la pensée, la sensibilité ou encore l’esthétique de l’auteur en question34. Bossuet assume dans ce cas une double fonction d’opérateur d’autorité (en tant qu’il permet à l’auteur qui le reçoit de se placer sous son égide et, partant, de bénéficier de l’autorité théologique ou littéraire qui lui est reconnue) et d’opérateur de singularité (en tant qu’il lui permet de concevoir et de préciser avec, et parfois contre lui, sa pensée ou son esthétique). Plusieurs des études réunies dans les trois numéros de la Revue Bossuet exposent ainsi en termes nuancés la relation d’un auteur à Bossuet, pour saisir au mieux la spécificité du premier : c’est le cas typiquement des articles consacrés à l’abbé Yvon, à Voltaire, à Maistre, à Lamennais et à Green35, qui détaillent leurs adhésions et leurs oppositions à Bossuet, dans une réception qui est toujours partisane, et parfois irrévérencieuse36. Mais si ces études vérifient que Bossuet constitue bien pour les auteurs concernés une référence incontournable, aucun d’entre eux n’adhère jamais complètement à sa pensée et à son esthétique et, partant, aucun n’est un bossuétiste au sens strict du terme, si l’on entend par là, comme Louis Bescherelle, un « partisan de la doctrine et du sublime de Bossuet »37 : à cet égard, sa fonction d’opérateur d’autorité est restreinte. Si le fait n’étonne pas pour ce qui est de Voltaire ou de « l’abbé philosophe » Yvon, il surprend davantage de la part de ces écrivains « catholiques » qu’on aurait bien aimé constituer en une tradition littéraire placée sous l’égide de l’auteur. À cette réception mitigée, une raison essentielle, qui tient au régime d’historicité de Bossuet : la Révolution française a rendu obsolète une pensée théologique et politique indissociable de l’absolutisme, réduisant son magistère comme peau de chagrin38 ; son monarchisme et son gallicanisme, en particulier, ne sont plus dans l’air du temps. À cet égard, c’est-à-dire d’un point de vue idéologique, Bossuet n’est pas un auteur classique, qui s’émanciperait de son ancrage historique pour servir de modèle universel à des générations de lecteurs et d’écrivains : c’est seulement en raison de son style, unanimement loué, qu’il accède à ce statut, mais son appréciation partagée ne permet pas dès lors de faire le départ entre les écrivains « catholiques » et les autres.

9Si la fonction d’opérateur de singularité l’emporte ainsi sur celle d’opérateur d’autorité, elle ne fait pas pour autant de Bossuet un catalyseur qui sortirait inchangé du processus d’individuation dont il fournit l’occasion. L’examen en série des études de réception individuelle fait apparaître en effet un certain nombre de points à partir desquels chaque auteur, peu ou prou, négocie son rapport à Bossuet : son autorité, son éloquence, son style, sa sublimité, sa poésie, son lyrisme, ses sermons, ses oraisons funèbres, son Discours sur l’histoire universelle, sa Politique, son gallicanisme, sa rivalité avec Fénelon. Certes, ces points font l’objet de discours et d’appréciations parfois divergents, mais ils constituent autant de lieux communs de la réception de Bossuet, à partir desquels une comparaison entre les auteurs est possible, et éventuellement, une généralisation de leur réception à une génération ou à une époque ; ils sont les points d’ancrage des opinions des auteurs au sujet de Bossuet, opinions qui, du moment qu’elles sont partagées et admises, se muent en autant de poncifs que les institutions – Église, édition, école – se chargeront de transmettre, de pérenniser et de constituer en faits. De ce point de vue, les études de réception individuelle rejoignent les études de réception collective présentes dans les trois numéros de la Revue Bossuet, qui s’intéressent d’abord à la réception de Bossuet en tant qu’elle traduit une sensibilité et des préoccupations communes, propres à une collectivité et à une époque donnée. Ainsi Bossuet est-il révélateur de l’intérêt des auteurs didactiques et des écrivains de la première moitié du xviiie siècle pour une éloquence sublime et pour une langue profondément personnelle39 ; de même, la comparaison de sa réception respective par les universitaires, par les critiques et par les ecclésiastiques impliqués dans la réédition de ses œuvres fait-elle apparaître un désaccord quant à sa qualité d’écrivain (écrivain catholique ou écrivain tout court ?), que cristallise la question de l’emplacement physique de son monument (cathédrale de Meaux ou Panthéon ?)40.   

10Loin de produire un savoir objectif sur Bossuet, les études de réception réunies dans les trois numéros de la Revue Bossuet mettent au jour les accords temporaires ou pérennes dont il fait l’objet, accords qui se cristallisent dans des catégorisations dont aucune ne va de soi au vu de la réalité historique et sociale de ses activités, et qui peuvent être dès lors remises en cause au gré de ses succès et insuccès posthumes41 : l’évêque devient Père de l’Église, l’auteur écrivain, le prédicateur orateur, moraliste ou poète. Cette dernière catégorie retient l’attention, du fait de son caractère contre-intuitif : elle se retrouve pourtant sous la plume de nombreux auteurs étudiés, de Du Jarry à Lanson, en passant par Voltaire, Diderot, Vauvenargues, Lamennais, Lamartine, Flaubert et Brunetière. Autant que les autres, elle engage à examiner les critères qui la fondent, parce qu’ils varient avec le temps, et qu’ils permettent ainsi d’esquisser une histoire des catégories littéraires et, partant, une histoire de l’idée même de littérature. Davantage, ces catégorisations constituent autant de pistes de recherche sur la personne et sur l’œuvre de Bossuet, parce que, fondées sur des analogies, elles engagent à examiner à nouveaux frais les rapports que celui-ci entretient avec d’autres figures littéraires, des orateurs antiques aux poètes de l’après-guerre, en passant par les moralistes du Grand Siècle42.

   

11Car c’est là le point d’aboutissement de cette réflexion métacritique sur les études de réception consacrées à Bossuet : dans leur ensemble, elles questionnent et refondent le rapport de celui-ci et de ses écrits à la littérature, dans des termes qui sont révélateurs de ce que je propose de nommer des régimes de littérarité, c’est-à-dire des modèles de définition, de délimitation et d’organisation de la littérature, pensée comme une institution culturelle.

12Le cas Bossuet permet ainsi de mettre au jour un premier type de régime de littérarité, dominant, qu’on qualifiera de formaliste, et que révèle l’application, à sa personne et à ses écrits, des catégories d’orateur, d’écrivain ou de poète d’un côté, et de celles d’éloquence, de style ou de lyrisme de l’autre. Certes, ce type de régime peut connaître différentes configurations, parfois contradictoires, mais il consiste toujours à rabattre la littérature sur sa forme, en évacuant tout ou partie de son contenu : ainsi c’est lui qui a permis la conservation de Bossuet au sein de l’institution littéraire, puis scolaire, à partir du moment où sa pensée ne faisait plus l’unanimité, y compris parmi les écrivains « catholiques ». Mais ce type de régime a les inconvénients de ses avantages : à ne considérer dans les œuvres de Bossuet que leurs qualités formelles, il les réduit à des coquilles, ou plutôt à des cathédrales vides, pour emprunter à Valéry son image43, et à des dispositifs sans autres effets qu’esthétiques.

13Le second régime de littérarité que contribuent à mettre au jour les études de réception consacrées à Bossuet pourrait être qualifié d’historique : il consiste à adosser la littérarité de Bossuet et de son œuvre à leur appartenance à une tradition dont il pourrait être le fondateur ou la figure tutélaire. Même si les études réunies dans les trois numéros de la Revue Bossuet questionnent fortement son statut de modèle, il n’en demeure pas moins que Bossuet constitue bien pour les auteurs et les écrivains des trois siècles envisagés une référence obligée, qui atteste de facto son appartenance – même étroitement scolaire – à l’institution littéraire, et motive dès lors la poursuite de son étude par les chercheurs. Le problème de ce régime de littérarité, c’est qu’il ressortit à un raisonnement tautologique, selon lequel Bossuet appartient dans le présent à la littérature pour y avoir appartenu dans le passé. La littérature ne trouve dans ce cas sa légitimité qu’en elle-même, dans une logique autotélique qui pourrait menacer d’entropie l’ensemble d’une discipline en crise, en quête de légitimité sociale, et dont la littérature classique, pour en avoir pendant trop longtemps incarné l’objet par excellence, constitue peut-être bien le talon d’Achille. C’est ce qui expliquerait que les études de réception portent de façon privilégiée sur des écrivains du xviie siècle – à moins bien entendu que ce ne soient les spécialistes du xviie siècle eux-mêmes qui cherchent à justifier leur appartenance à une discipline qu’ils ne dominent plus depuis longtemps.

14Il est enfin un dernier régime de littérarité, dans l’angle mort des études de réception examinées, qui pourrait légitimer autrement, moins l’étude scientifique que la lecture et l’enseignement de Bossuet et de ses œuvres : celui qui fonde le littéraire sur le caractère transhistorique des textes, qui arrache ceux-ci à leurs conditions historiques de production pour leur donner une réception dans le présent des lecteurs, dès lors que ceux-ci réagissent à leurs sollicitations. De fait, c’est bien ce régime qui commande les réactions mitigées, mais toujours passionnées, ou du moins engagées personnellement, de Voltaire, de Maistre, de Lamennais, de Flaubert, de Huysmans ou de Green. La littérarité que définit ce régime est entièrement subjective, et se prête difficilement à l’élaboration d’un savoir scientifique ; elle laisse tout au plus entrevoir la possibilité d’une adhésion collective à une réception ponctuelle de Bossuet, qu’on peut dès lors ressaisir comme une herméneutique, et dont l’enseignement et l’oralité constitueraient sans doute les modalités privilégiées. Ce régime de littérarité a l’avantage, il me semble, de réconcilier dans l’œuvre de Bossuet le fond et la forme, dans une expérience de lecture susceptible de remotiver sa valeur esthétique et éthique, dans et pour le présent ; mais il a l’inconvénient de son caractère temporaire, car sans cesse appelé à être renégocié et, partant, peu compatible avec l’élaboration d’un corps de savoir stable, qui pourrait garantir à la discipline littéraire son rang parmi les sciences humaines.