Colloques en ligne

Jean-Pierre Martin

De la Chanson de Roland à Aspremont (et retour ?)

1« C’est en quelque sorte enfoncer des portes ouvertes que de démontrer que la Chanson d’Aspremont est largement redevable à la Chanson de Roland », écrit Roelof van Waard au début du chapitre consacré dans sa thèse aux sources de notre texte1. En termes d’histoire littéraire, la parenté entre les deux œuvres relève en effet de l’évidence, et avec son ouvrage, les travaux d’André de Mandach2 et l’introduction de l’édition de François Suard3, nous disposons sur la question d’un ensemble d’éléments sur lesquels il serait tout à fait oiseux de vouloir revenir. Aussi mon propos portera-t-il plutôt sur le dialogue que le trouvère d’Aspremont entretient avec son avant-texte. Pour le dire en jargonnant, la question est d’envisager le fonctionnement de sa chanson comme hypertexte rolandien : comment il le réécrit dans le temps, puisque l’expédition de Calabre précède celle d’Espagne ; dans la forme, lorsqu’il en reprend des épisodes caractéristiques ; et dans la thématique en réorientant les emprunts qu’il y opère. Pour recourir au langage de la musique – après tout, ne parlons-nous pas d’une chanson ? – il s’agit de considérer Aspremont successivement comme un prélude, une série de variations et un développement contrapuntique, sinon tout à fait une fugue.

Prélude

2Dès les premières manifestations de l’épopée française, la Chanson de Roland a été perçue comme rapportant un épisode en quelque sorte nucléaire dans le temps mythique où s’enracinait l’imaginaire de la société féodale. L’envergure de ses protagonistes, le caractère exemplaire des événements qu’elle raconte invitaient à développer, explorer, inventer les temps qui l’avaient précédée comme ceux qui le prolongeaient. De même qu’Aymeri de Narbonne, Les Enfances Guillaume ou Les Enfances Vivien ont pu raconter les préalables de la Chanson de Guillaume ou d’Aliscans, Mainet, Girart de Vienne, Fierabras, Gui de Bourgogne ont avec plus ou moins de bonheur visé à illustrer en amont les qualités héroïques de Charlemagne et de Roland. Aspremont est une des plus anciennes chansons à s’être proposé un tel objectif littéraire en relatant notamment les premiers exploits de Roland et les conditions de son adoubement. Y est d’abord souligné le lien privilégié qui l’attache à Charlemagne dans le poème de Turold, et qui en est un des principaux ressorts pathétiques : à plusieurs reprises l’empereur exprime son affection pour lui et sa crainte de le voir trop tôt participer aux combats, ainsi aux vers 945-946 :

« Que nule riens n’est au siecle vivant
Que je tant aim, mais n’ai cure d’anfant. »

3D’où son souhait de le voir empêché de le suivre, et plus tard son hésitation à l’armer chevalier (v. 6904-6908). Attachement réciproque, comme le montre, à partir de la laisse 285, le secours apporté par Roland à Charlemagne en difficulté face à Eaumont.

4 La chanson met ainsi en valeur les traits qui vont particulièrement le caractériser à Roncevaux : son évasion de Laon en compagnie de plusieurs autres adolescents illustre ainsi son audace, son esprit de décision, ses qualités de chef et de meneur d’hommes ; si les conditions dans lesquelles il décide de suivre son oncle rappellent le départ de Guiot à la suite du sien dans la Chanson de Guillaume4, il est notable que cette évasion ait lieu en équipe, comme pour annoncer l’engagement immédiat des douze pairs et de l’arrière-garde derrière lui aux laisses LXIV-LXVII du Roland5. Les épisodes suivants font apparaître d’autres qualités, notamment son respect des règles de la chevalerie :

Il ne daigna nule espee baillier,
Car il n’estoit pas ancor chevalier (v. 4918-4919).

5Il y a surtout, bien entendu, l’acquisition du cor, de l’épée et du cheval avec lesquels on va le retrouver à Roncevaux, tous trois pris à Eaumont après qu’il l’a mis à mort. Peu importe alors la contradiction avec le texte de Turold, où Durendal lui avait été offerte par l’empereur sur l’ordre de Dieu lui-même. C’est cette fois le jeune Sarrasin en personne qui la lui destine aux vers 5407-5408, le trouvère soulignant ainsi le parallèle qu’il établit entre les deux personnages.

6On peut encore relever, parmi une multitude d’autres éléments nécessaires au récit du Roland, la fondation par Charlemagne de l’institution des douze pairs aux vers 7067-7071. Mais c’est aussi le personnel de Roncevaux qui se trouve mis en scène sur le théâtre calabrais, et bien entendu dans un âge plus tendre6. Le plus notable à cet égard est Naimes. Sans doute est-il aussi présenté dans Aspremont comme le principal conseiller de l’empereur (ce qu’indique explicitement le vieux Sarrasin Salatiel au vers 2074), préfigurant ce qui constitue l’essentiel de son rôle lors de l’expédition d’Espagne : il est le premier à intervenir, au vers 48, lors du conseil sur lequel s’ouvre la chanson, ses qualités diplomatiques s’observent notamment dans sa relation avec Balan puis son ambassade auprès d’Agoulant, et c’est à ce titre qu’il est mentionné dès le troisième vers du prologue, avant même que soit prononcé le nom de Roland7. Mais le début de la chanson lui offre aussi l’occasion d’un exploit particulièrement notable avec ses combats contre le griffon et l’ourse, suivis du duel contre Gorhant, et alors il nous apparaît bien plutôt comme combattant émérite : « le duc de Bavière, écrit André de Mandach8, est représenté comme le prince idéal, le guerrier accompli, l’homme de cour parfait. » C’est aussi ce qui attire le regard de la reine sarrasine :

Une grant piece a Nayme regardé 
Jent ot le cors et bel et acesmé,
Camoisiez fu dou hauberc c’ot porté,
Et le chief ot .i. petit fenestré (v. 2161-2164).

7Mais ce début de calvitie n’affecte visiblement pas l’intérêt que lui porte la dame, et ce d’autant plus que, à sa demande, il révèle n’être pas encore marié (v. 2169). Ses exploits, sa vigueur, son état de célibataire, tout cela suggère que le personnage est encore relativement jeune.

8Régulièrement, Naimes est évoqué en compagnie d’une autre figure de la Chanson de Roland, Ogier de Danemark, commandant de l’avant-garde pendant le combat de Roncevaux, puis d’un des corps de bataille contre Baligant et enfin en quelque sorte arbitre du duel judiciaire entre Thierry et Pinabel. Aspremont les mentionne 27 fois ensemble dans le même vers et 4 fois dans deux vers consécutifs, souvent d’ailleurs parce que Charlemagne les invite tous deux à lui apporter leur conseil. Ogier ne bénéficie toutefois pas comme Naimes lors de son ascension de l’Aspremont d’un épisode où il peut faire figure de héros, sans doute parce qu’il est déjà celui d’une légende personnelle9, à laquelle il est fait allusion à plusieurs reprises, soit par lui-même lorsque l’avant-garde de Charlemagne se trouve au contact de celle de Girard :

« J’ai non Ogier, de la Charle messon,
Qui m’a norri com .i. petit garçon » (v. 3434-3435),

9ce qui évoque sa condition d’otage dans les Enfances ; soit plus explicitement, aux vers 3974-3977, avec le rappel de son combat contre le géant Bréhier (Droon dans le texte)10 :

An haute estoire le trove l’an lissant
Q’an la cort Charle n’ot meillor conbatant ;
Droon ocist a Loon lou jaiant,
Qui bien portast une muelle am present.

10Le récit des origines partagées de l’épée Courtain et de Durendal dans la laisse 260 complète cette préhistoire du Danois. Mais à défaut d’exploits fantastiques, sa place éminente dans Aspremont tient aux nombreux combats qu’il livre, et surtout au rôle que, aux vers 7382-7390, lui confie Charlemagne auprès de Roland, ce qui fait de lui en quelque sorte son parrain en héroïsme.

11Le plus important protagoniste de la Chanson de Roland, après l’empereur et son neveu, à figurer dans Aspremont est surtout Turpin, le seul dont la jeunesse soit explicitement indiquée dès les vers 105-106 :

Uns arcevesques conmença a parler ;
Haut home i ot et jenne bacheler.

12Si jeune d’ailleurs que, tout archevêque qu’il soit déjà, le pape ne le connaît pas encore, si bien qu’il doit lui détailler son curriculum vitae aux vers 8055-8070, nouvelle occasion de remonter le temps en amont de la chanson. Quant aux qualités qu’il y montre, elles le destinent évidemment à assumer son rôle dans le Roland : tout à la fois homme d’Église et chevalier commandant à mille guerriers (v. 8076-8090), il est l’homme de confiance de Charlemagne qui lui confie les missions les plus difficiles : garder Roland et ses compagnons à l’écart de l’expédition (v. 947-961) et inviter Girard à y participer (v. 962-1084), ambassade au cours de laquelle il montre à la fois son courage et la vigueur de son tempérament lors d’un échange de lancers de couteau. À part cela sage conseiller : il intervient juste après Naimes lors du conseil initial ; sachant faire passer l’intérêt collectif avant le goût de l’exploit guerrier lorsqu’il se résout à aller chercher les renforts nécessaires quand les autres chefs refusent de quitter le champ de bataille (v. 3317-3323) ou qu’il accepte de porter le bois de la croix face à l’armée d’Agoulant (v. 8072-8074). Ce sont les traits qu’on trouve déjà dans la Chanson de Roland, où il se propose comme messager auprès de Marsile (v. 264-270), montre son sens de la discipline en se rangeant sans hésiter aux ordres de Charlemagne (v. 271-273), exhorte les troupes à combattre (v. 1126-1138), s’interpose lorsque Roland et Olivier sont en conflit (v. 1737-1752) – et comme les autres envoie son lot de païens en enfer. Enfin le trouvère d’Aspremont le montre dans son activité de clerc aux vers 3468-3473, peut-être aussi en voyant en lui l’auteur de l’Historia Karoli Magni et Rotholandi.

13Charlemagne, Roland, Naimes, Ogier, Turpin, à la fin de la campagne de Calabre, sont dès lors prêts à partir pour l’Espagne, encore que d’autres poètes se chargeront de leur offrir de nouvelles aventures préalables à l’expédition de Roncevaux. Même les silhouettes d’Olivier et Aude, dont Roland ne fera la connaissance que dans Girart de Vienne, apparaissent fugacement à deux reprises (v. 3956 et 8540).

Variations

14Cependant c’est souvent la lettre même d’Aspremont qui renvoie explicitement à la Chanson de Roland, à travers de simples échos textuels, comme dans la reprise de motifs ou de scènes.

15Pour une part, les reprises formulaires sont sans doute difficiles à affecter strictement au Roland. L’air de famille que Roelof van Waard11 trouve entre des tours tels que :

La veïssciés tant ruiste colp ferir
Et tant escu estroër et partir
Et tant clavain desronpre et desartir
Et tant vassal trebuchier et cheïr12

16et les suivants :

Franc e paien merveilus colps i rendent,
Fierent li un, li altre se defendent.
Tant’hanste i ad e fraitë e sanglente,
Tant gunfanun rumpu e tant’enseigne !
Tant bon Franceis i perdent lor juvente ! (Roland, v. 1397-1401)

17tient essentiellement à la topique du genre et ne prouve rien d’autre que l’inévitable parenté d’inspiration entre deux récits de bataille, ainsi que l’existence de patrons formulaires partagés par la plupart des chansons de geste13. Il en va de même pour un certain nombre des rapprochements qu’il propose. Mais il est indéniable que les vers 6421-6422 d’Aspremont :

Agoulanz fu corociez et plain d’ire ;
Plore des iaulz, sa blanche barbe tire,

18sont directement inspirés par la fin de Roland :

« Deus ! dist li reis, si penuse est ma vie ! »
Pluret des oilz, sa barbe blanche tiret (v. 4000-4001).

19Cette fois nous n’avons plus affaire à une formule récurrente à travers tout le genre épique, et la citation est littérale.

20Il y a de même une parenté évidente entre les exhortations du pape avant la bataille contre Eaumont :

« Toz vos pechiez voilloiz ci regehir,
La penitance si soit dou bien ferir ! » (v. 3593-3594)

21et, dans Roland, celles de Turpin à l’arrière-garde au moment d’engager le combat :

« Clamez vos culpes, si preiez Deu mercit ! »

Par penitence les cumandet a ferir (v. 1132 et 1138).

22Or cette idée, déjà exprimée par le pape dans la laisse 44 d’Aspremont :

« Vos qui avez en grant pechié geü,
As cox doner au branc d’acier molu
En seroiz tuit quitement asolu » (v. 774-776),

23revient aux vers 4483-4486 dans la bouche de Girard :

Girarz escrie : « Baron, or del ferir !
Se ci morez, vos seroiz tuit martir,
Em paradis vos fera Dex servir,
Avec les anges coroner et florir »,

24où l’on reconnaît aussi le vers 1134 de Roland :

Se vos murez, esterez seinz martirs. »

25On voit bien comment quelques vers de l’allocution de Turpin sont repris et reformulés avec plus ou moins de variations dans les termes et la personne des locuteurs.

26D’autres exemples de telles reformulations sont repérables, par exemple entre les vers 3786 et 4325 d’Aspremont et le vers 1015 de Roland sur le thème du droit incarné par les chrétiens et du tort par les païens ; ou encore, pour mettre en valeur la qualité d’un guerrier sarrasin, les vers 2770-2771, 3986-3987 ou 4560 d’Aspremont et le vers 899 de Roland. Notre trouvère (éventuellement imité par tel ou tel des copistes qui, chacun à sa manière, reproduisent son texte) ne se contente pas de citer son modèle, il joue avec ses citations comme pour montrer sa propre virtuosité dans les multiples modifications de détail et de contexte qu’il leur fait subir.

27À un niveau supérieur, les unités narratives font l’objet d’un traitement analogue. La Chanson de Roland s’ouvre sur une série de motifs bien délimités : conseil de Marsile (v. 10-95), ambassade de Blancandrin auprès de Charlemagne (v. 96-162), conseil de Charlemagne (v. 163-341), voyage de Ganelon jusqu’à Saragosse en compagnie de Blancandrin et entente entre les deux messagers (v. 366-406), ambassade de Ganelon auprès de Marsile (v. 407-500), nouveau conseil pour comploter la trahison et préparer la bataille de Roncevaux, avec participation de Ganelon qui reçoit ensuite divers cadeaux, en particulier de la reine Bramimonde à l’intention de sa femme (v. 501-660). Si l’on examine le début d’Aspremont, on peut retrouver une série apparentée, mais différemment structurée et enrichie de développements divers : cour plénière de Charlemagne (v. 40-191), ambassade de Balan (v. 192-366) continuée par son invitation à la table de l’empereur (v. 367-447), dialogue et entente entre Balan et Naimes (v. 448-500) ; puis, après le retour de Balan à la cour d’Agoulant, la convocation des vassaux de Charlemagne et l’arrivée de l’armée en Calabre, envoi de Naimes en ambassade auprès d’Agoulant, avec les combats contre le griffon et l’ourse, puis contre Gorhant (v. 1536-1872), voyage et début d’entente avec ce dernier (v. 1873-1911), ambassade à proprement parler (v. 1912-2124) et accord pour engager la bataille, suivi de l’offre de divers présents, notamment de la part de la reine qui semble heureuse de le savoir célibataire (v. 2125-2196). On retrouve ainsi les deux ambassades successives, celle du païen précédant celle du chrétien ; l’entente entre les deux messagers, mais sans aucune amorce de déloyauté ; la réunion initiale des conseillers auprès du roi, autour de Charlemagne cette fois, et finalement la décision de combattre, quoique sans trahison, avec cadeaux remis à l’ambassadeur et intérêt de la reine pour sa situation conjugale. On peut en outre repérer des allusions dans le détail, ainsi la colère du roi sarrasin à l’énoncé des conditions transmises par le messager : menaces de sa part, fière attitude de l’ambassadeur, intervention des conseillers pour apaiser leur seigneur :

Li reis Marsilies ad la culur müee ;
De sun algeir ad la hanste crollee.
Quant le vit Guenes, mist la main a l’espee ;
Cuntre dous deie l’ad del furrer getee

Dïent paien : « Desfaimes la mellee ! » (Roland, v. 441-450)

    

Qant li rois l’ot, par poi ne muert d’iror,
Ferir le volt qant dus Naymes i cort… (Aspremont, v. 354-355)

    

Dist Agolanz : « Sarrazin et Escler,
Prenez cest mes que veez ci ester,
Et an mes chartres le faites tost giter ;
Demain matin le faites amener,
Si li ferai toz les menbres couper. »
Naymes l’oï, ne se volt esfreer,
Traite a l’espee por son cors delivrer… (Aspremont, v. 1945-1951)

28d’où l’intervention de Balan :

« Mesage ocire n’est pas evre de roi » (v. 2098).

29Ici encore, on constate que le motif est repris plus d’une fois et avec diverses modifications de détail.

30Des observations similaires pourraient être effectuées pour la désignation de l’ambassadeur : tel ou tel baron se propose, qui se voit opposer le refus de Charlemagne : Naimes, Roland, Turpin dans la Chanson de Roland, Ogier, puis duc et conte et princier dans Aspremont14, avant que son accord se porte là sur Ganelon, ici sur Richier. Aux vers 3257-3323 se répète une situation analogue : sur le point d’engager le combat, l’avant-garde prend conscience qu’elle a besoin de renforts ; Turpin demande à Salomon de désigner le messager qui doit être envoyé à Charlemagne, mais alors ce sont les personnages sollicités qui refusent eux-mêmes l’un après l’autre, jusqu’à ce que l’archevêque se charge personnellement de la mission. La situation est identique, mais les charges de la désignation et du refus ont été inversées15.

31Parmi les divers autres motifs du Roland qui font ainsi l’objet de reprises avec variations, on peut encore citer les vanteries des païens avant la bataille de Roncevaux (v. 860-993), que l’on retrouve dans Aspremont aux vers 1711-1746 et 3060-3108. La variation cette fois consiste à reprendre le modèle en l’inscrivant dans un contexte différent, d’abord celui du conseil (suite d’interventions des conseillers du roi, ici Agoulant, à la demande de celui-ci), ensuite celui de l’organisation des corps de bataille, et donc de le fondre avec une autre structure énumérative.

32Ce sont ainsi les principaux thèmes du poème de Turold qui inspirent notre chanson. Elle traite d’abord, bien entendu, celui de la défense de la Chrétienté, en s’inspirant de sa mise en forme narrative, comme on l’a déjà vu avec la série des conseils et des ambassades. Un autre exemple peut être la division de l’œuvre en deux temps principaux : une première bataille où les chrétiens affrontent les troupes d’Eaumont, et une seconde contre celles d’Agoulant, ce qui rappelle le combat de l’arrière-garde aux ordres de Roland dans une première partie, et dans une seconde la bataille de Charlemagne contre Baligant. On notera simplement, outre le développement considérable du récit, l’inversion complète de la situation : dans la Chanson de Roland, il s’agit d’une expédition de conquête en territoire sarrasin, alors que dans Aspremont, ce sont les païens qui envahissent une terre chrétienne ; et la relation entre Roland et son oncle Charlemagne, celui-ci vengeant dans un deuxième temps la mort de son neveu au terme de la première partie, se retrouve de même déplacée chez les Sarrasins : le fils est tué à la fin de la première partie, et le père conduit la grande bataille de la seconde – mais pour à son tour y perdre la vie.

33Les récits de combat, dans leur déroulement, sont aussi l’objet d’un renouvellement. Nous trouvons toujours, bien entendu, des combats singuliers racontés selon le modèle traditionnel de l’« attaque à la lance ». Voici par exemple celui de Richier contre Ector :

Le cheval broiche, si a brandit l’espiet
Et fiert Hetor qui fu confennonnier ;
Desous la boucle li a l’escut persiet
Et le habert desrout et desmailliet.
Parmi le cors li conduit son espiet,
Li rois chet mors maintenant dou destrier… (v. 2575-2580)

34Nous reconnaissons bien les sept éléments traditionnels définis par l’analyse de Jean Rychner16 : éperonner son cheval, brandir la lance, frapper, briser l’écu de l’adversaire, rompre son haubert, lui passer la lance au travers du corps et l’abattre mort à bas de son cheval. Mais ils ne sont plus le mode quasi unique selon lequel se déclinent dans le Roland les récits de combat. Le trouvère d’Aspremont s’intéresse beaucoup plus aux mouvements des masses, à la tactique, à la prise en compte de la topographie des lieux. Pour ne citer qu’un exemple, voici l’engagement de la bataille contre Eaumont :

Ainz que poïst ses paiens establir
Li viennent Franc qui sont de grant aïr ;
Entre paiens se sont alé ferir.
La veïssez tant haubert dessartir
Et tant paiens trebuchier et morir.
A icest poindre en font .x.m. cheïr…
                 
Ensi con Eaumes poignoit a cel desroi,
Atant ez vos poignant l’autre conroi ;
Devers senestre issent dou brueroi,
Estroit chevauchent, si se tindrent tuit quoi,
Si c’onques Eaumes n’en oï nul esfroi.
Ainz n’en sot mot li rois de pute loi,
S’oï crier « Monjoie ! » derrier soi.
De cele part li ont fait grant anoi,
Plus de .vii.m. en chaïrent tuit quoi (v. 2517-2535).

35Nous ne voyons ici aucun combat singulier, mais une armée païenne soumise à l’attaque concertée des deux unités chrétiennes, qui joue sur la surprise : elle n’a pas eu le temps de se mettre en ordre, d’où les dix mille tués du premier assaut des Francs ; mais ceux-ci se sont au préalable organisés en deux corps, de façon à saisir leurs ennemis en tenaille, ils ont exploité la disposition du terrain en cachant le second dans les taillis, et le narrateur insiste en outre sur le silence de cette troupe qui va prendre les païens à revers. Le seul motif traditionnel auquel il soit fait appel est celui de la « mêlée générale », avec la formule La veïssez suivie de tant pour introduire la quantité des dégâts et des victimes. Plutôt que la suite de plans rapprochés que propose Turold lors de l’attaque sarrasine à Roncevaux, le trouvère d’Aspremont recourt dans ce passage – comme souvent par la suite – à un plan général dans lequel nous pouvons observer le mouvement d’ensemble des différents corps de bataille.

36On voit ainsi comment procède le poète, à la fois pour s’inspirer de son modèle et pour développer sa propre chanson : il reprend des éléments textuels bien identifiables du Roland, et les reproduit à plusieurs reprises au prix de modifications de détail, de décalages ponctuels, notamment dans les fonctions attribuées aux personnages. C’est aussi par là que les variations auxquelles il se livre contribuent à développer, à propos des enjeux de l’ancienne chanson, une thématique largement renouvelée.

Contrepoint

37Si en effet l’auteur d’Aspremont se plaît à rappeler ainsi le poème de Turold tout en modulant de diverses manières les citations qu’il en fait, il n’hésite pas non plus sur certains points à apporter des changements fondamentaux, de véritables renversements qui ne sont sans doute pas dénués de signification. L’un des principaux est l’absence d’un protagoniste essentiel du Roland : alors que Naimes, Ogier et Turpin y sont constamment présents, que même Olivier y est cité sans avoir encore rencontré Roland, il n’est pas dit un seul mot de Ganelon. Les autres chansons dont l’action est située avant l’affaire de Roncevaux, Fierabras et Gui de Bourgogne notamment, n’auront pourtant aucun mal à lui offrir un rôle à la hauteur de sa future trahison. Cette absence est toutefois propre au manuscrit C, représentant de la famille α17; les manuscrits W et L218, qui appartiennent aux deux autres familles, mentionnent son nom à deux reprises (W, v. 1643 et 2897 ; L2, v. 2387 et 3366), d’abord lors de la présentation de l’avant-garde (laisses 89 et 90 de C), puis au moment où elle va s’engager sur les pentes de la montagne (dans un développement absent de C, entre les laisses 141 et 142), Charlemagne lui ordonnant d’attaquer par la gauche (côté symbolique) en compagnie de Gondebœuf alors que dix mille hommes sont envoyés sur la droite. Mais aucun des textes ne parlera plus jamais de lui par la suite, signe que sa présence résulte vraisemblablement d’un ajout, un remanieur ayant pu s’émouvoir qu’un membre aussi éminent du personnel rolandien ait été laissé de côté. Or cette absence, si elle est bien délibérée de la part du trouvère, n’est pas sans signification19. Ganelon se trouve impliqué dans deux thématiques essentielles du Roland : la position du roi par rapport aux grands vassaux, primus inter pares ou représentant de Dieu sur terre, que mettent notamment en scène le conseil initial, la désignation de Roland comme chef de l’arrière-garde et le jugement final ; et les devoirs du chrétien face à l’ennemi sarrasin dans le combat pour la foi.

38On a vu que les épisodes initiaux où interviennent Balan et Naimes reprenaient dans Aspremont la place de l’ambassade de Blancandrin et ses échanges avec Ganelon, qui préparent la trahison de ce dernier. Outre que, comme dans nombre de passages démarqués du Roland, le trouvère renverse les positions actantielles des uns et des autres, en substituant Balan à Ganelon, il présente un Sarrasin qui, bien que gagné à la foi chrétienne dès sa rencontre avec Naimes, refuse de manquer à la fidélité due à son seigneur ; lui ayant confié un cheval dont il veut faire présent à Charlemagne, il ajoute :

« Par tel covent li donez de par moi,
Que je cresrai la crestïenne loi ;
Mais tant li dites que il n’an ait esmoi :
En cest estor ne li porterai foi,
Ainz i morroie et de fain et de soif
Qu’an la bataille por nului me desvoi » (v. 2232-2237),

39faisant ainsi écho aux vers où Roland, à Roncevaux, énonce les devoirs du vassal20 :

« Pur sun seignor deit hom susfrir destreiz
E endurer e granz chalz e granz freiz,
Si·n deit hom perdre e del quir e del peil. » (Roland, v. 1010-1012)

40Il revient à plusieurs reprises sur ce devoir de fidélité, non sans insister en même temps, avec autant de constance que d’insuccès, sur la nécessité de renoncer à combattre les chrétiens, dont il a pu apprécier la force et la vaillance. Il ne se convertit dans la deuxième partie de la chanson qu’après avoir constaté combien ses mises en garde ont été inutiles : son fils tué, lui-même désarçonné par Charlemagne en personne et cerné par les principaux héros chrétiens, il ne peut plus retarder la demande de baptême à laquelle il s’était engagé auprès de Naimes (v. 5075-5100). Alors que l’entente de Ganelon avec les Sarrasins était clairement affectée par les stigmates de la trahison, le passage de Balan au camp chrétien se trouve ainsi marqué d’un signe positif.

41S’il y a néanmoins une figure de traître, c’est, et dans le seul camp sarrasin, l’amustant qui l’incarne en quittant sans crier gare l’armée d’Agoulant et en repartant pour l’Afrique avec ses hommes, non sans avoir détruit au préalable le reste de la flotte pour éviter de se voir poursuivi. Il a pourtant lui aussi un motif légitime pour agir de la sorte, la condamnation infamante de ses neveux après le long procès qui occupe tout le début de la seconde partie (v. 6462-6467, 9284-9316 et 9349-9367).

42Dans le camp chrétien, le seul reflet éventuel du personnage de Ganelon ne pourrait être que Girard, mais avec un comportement presque totalement inversé. Alors que le parâtre de Roland est un des membres éminents du conseil de Charlemagne, Girard insiste d’entrée sur son refus de faire allégeance à l’empereur – et même au pape, puisqu’il va jusqu’à menacer de nommer un antipape à ses ordres ! Mais dès que sa femme l’a ramené à la raison en lui rappelant tout à la fois ses péchés et les devoirs que lui impose sa foi, il se conduit en parfait membre du camp chrétien, ne reconnaissant toutefois l’autorité de Charlemagne que pour le temps de la campagne (v. 3458-3498 et 11140-11146). La trahison de Ganelon tenait au fait qu’il avait porté tort à son seigneur tout en prétendant n’avoir pas manqué à sa loyauté de vassal. Girard au contraire, alors même qu’il se comporte en allié fidèle de Charlemagne, nous est présenté constamment en rivalité avec lui, et donc presque son égal : il est comme lui d’une vieillesse de patriarche (v. 1235 : cf. Roland, v. 524), il gouverne des domaines considérables (v. 1178-1180, 1302-1308, 2056-2062), les douze comtes dont il s’entoure évoquent les douze pairs (v. 2814), ses deux neveux offrent comme un double reflet de Roland, etc. ; même contre les Sarrasins, il se refuse à rester dans son ombre :

« Ferés baron, nobile poigneour,
Ansois que vaingne Charles li rois françous :
Senpres vorroit sor nus avoir l’onnour. » (v. 2910-2912)

43Mais alors que la Chanson de Roland montrait les limites imposées à l’exercice du pouvoir royal par celui des hauts barons et par là suggérait la nécessité d’un nouvel état politique dans lequel le roi ne dépendrait plus que de Dieu pour assurer l’ordre et la paix à l’ensemble de la société, dans Aspremont Naimes définit au cours de la scène inaugurale une conception de la fonction royale inspirée du système trifonctionnel qui permet de dépasser l’opposition entre l’idéologie féodale et la théorie augustinienne du pouvoir : c’est la largesse du roi (troisième fonction), alliée à sa sagesse : respect des lois, souci du bien être commun sous le regard de Dieu (première fonction), et à sa fonction de dux bellorum, auquel est réservé le monopole de décerner l’adoubement (deuxième fonction), qui assure le bon ordre de la société en garantissant en retour le service qui lui est dû par les vassaux21. Deux signes caractéristiques à cet égard sont que les membres du conseil initial se voient conviés à un grand repas, donc que la première fonction soit associée à la troisième, et que Charlemagne y décide seul de la réponse à donner à l’ambassadeur. Sans doute l’attitude de Girard ne s’accorde-t-elle pas avec une telle vision des choses. Mais l’essentiel est ici que, lorsqu’il s’agit de combattre pour la foi, l’ensemble de la Chrétienté soit unie contre les païens : on considère en effet que l’objectif majeur d’Aspremont était d’inciter à la Troisième Croisade, et tel est le sens du mot pelerinage employé par Charlemagne au vers 797 ; il s’agissait notamment de pousser à la concorde entre Philippe-Auguste et Richard Cœur-de-Lion en montrant le rebelle Girard s’accordant avec l’empereur au moins le temps de remporter la victoire sur les païens. Et ce n’est donc plus parmi les chrétiens, comme dans le Roland, mais du côté d’Agoulant que doivent se manifester les dissensions et les désordres.

44 Ce renversement des acteurs est surtout notable avec le personnage d’Eaumont, visiblement conçu, on l’a vu, en parallèle avec le héros de Roncevaux. Comme celui-ci pour la prise de Noples, effectuée sans l’accord de Charlemagne (Roland, v. 1775), c’est à l’insu de son père qu’Agoulant fait appel à des renforts pour relancer la bataille après ses premiers déboires face aux deux armées chrétiennes :

« Si vengerai mon domage pesant.
Gardez nel sache mes perë Agoulant ;
Mielz voil morir qu’estre vis recreant. » (v. 3009-3011)

45Ce dernier vers insiste sur l’orgueil qui motive ce secret délibéré, orgueil relevant explicitement de la démesure, comme ses compagnons le disent à plusieurs reprises, par exemple aux vers 4444-4445 :

« Ja ne verrons lou soleil escousant,
Ceste folie nos sera aparant. »

46Aussi insistent-ils pour qu’il appelle au secours en sonnant de son olifant, et cela dès qu’ils aperçoivent l’avant-garde franque :

« Charles i vient l’oriflambe levee,
Cel olifant sonez a la menee ! »
Eaumonz respont : « Tu as fole pensee,
Que por tel gent que ci voi assamblee
Daignasse fere de ma bouche cornee. » (v. 2482-2486)

47Il ne s’agissait sans doute alors que d’appeler des renforts sans nécessairement impliquer Agoulant et le gros de l’armée, mais on voit bien l’excès de son orgueil à sa réponse et au mépris qu’expriment à l’égard des chrétiens des termes comme tel gent et daignasse. Même lorsqu’il doit affronter l’ensemble des deux armées chrétiennes, il persiste dans son refus, et il s’agit bien alors de cacher son indiscipline à son père. Ses compagnons reviendront à trois reprises (v. 4429, 4572, 4819), la troisième citant presque textuellement le vers 1101 de Roland, sur la nécessité d’appeler ainsi au secours. Lorsque enfin il s’y résoudra au vers 4835, non seulement le son de l’instrument ne parviendra pas à Agoulant, mais, ironie probable du poète, ce sont les chrétiens qui recevront alors des renforts (v. 4866-4874). Or ces derniers, dès le début, se sont au contraire refusés à engager le combat en situation d’infériorité :

Dist Salemons : « Nobile chevalier,
A Charlemaigne nos covient anvoier
Se nos volons vers paiens esploitier.
Qui .i. cop prent por .i. autre amploier,
Il nen est pas sages ne droiturier :
Ne nos faisons folement detrenchier. » (v. 3246-3251)

48Le parallèle avec les deux scènes du cor dans la Chanson de Roland est non seulement évident, mais il implique aussi un jugement de l’auteur d’Aspremont sur l’œuvre de son prédécesseur. Seul Olivier insistait à Roncevaux pour que Roland appelle au secours et, sans le dire explicitement, suggérait au vers 1725 que son refus était un acte de démesure :

« Mielz valt mesure que ne fait estultie. »

49Mais aucun autre de ses compagnons n’élevait le moindre reproche à cet égard, et Dieu lui-même l’accueillait directement dans la gloire du paradis ; Roland mourait bel et bien en martyr de la foi. Il ne saurait être évidemment question de salut dans le cas d’Eaumont, mais aussi bien le souhait plusieurs fois répété des Sarrasins que le comportement prudent des guerriers chrétiens valent cette fois claire condamnation, non seulement du fils d’Agoulant, mais indirectement du neveu de Charlemagne dans le poème de Turold. Symboliquement, l’intervention de Roland pour seconder son oncle en difficulté dans son combat contre Eaumont apparaît comme s’opposant totalement à la situation de l’arrière-garde lors de la bataille de Roncevaux.

50« L’Aspremont, écrit William Calin22, est une méditation continue sur le Roland, adaptant et corrigeant tout ce qui se trouve chez Turold – personnages, attitudes, idées, comportements – face à cette nouvelle situation qu’est l’invasion de la Calabre. » Et en effet, le point de départ lui-même de la chanson inverse celui du Roland : alors que l’expédition de Roncevaux vise (du moins dans le temps carolingien) à l’annexion de nouveaux territoires, de sorte que ce sont les Francs qui se posent en conquérants et que l’enjeu politique du poème se situe prioritairement dans le camp de Charlemagne, le point de départ d’Aspremont est le projet sarrasin de s’emparer de l’empire chrétien, et c’est donc une expédition défensive qui est menée en Calabre, comme doit l’être la nouvelle croisade qu’elle se propose de promouvoir après la prise de Jérusalem par Saladin et la réduction du royaume de Terre Sainte à quelques places fortes côtières. Mais il ne reste rien de l’esprit de sacrifice et de martyre illustré à Roncevaux. Il s’agit à présent d’envisager le combat de façon positive, dans un contexte politique et militaire concret, et c’est à cette condition que Dieu viendra désormais au secours de ceux qui combattent pour Lui – en empêchant l’appel du cor d’arriver aux oreilles d’Agoulant et en envoyant en renfort trois guerriers célestes dans la deuxième partie.

Conclusion

51La relation entre Aspremont et la Chanson de Roland est donc aussi complexe qu’intime. Assurément William Calin a raison d’écrire en conclusion : « il faut lire ou écouter la chanson d’Aspremont avec le Roland toujours à l’esprit mais […] il faudra également lire ou écouter le Roland ayant à l’esprit les événements d’Aspremont qui se sont déroulés avant, la prouesse physique et la pureté morale des Francs avant les sept années passées en Espagne, avant la manifestation de l’humaine faiblesse, du pathos humain qui sont la révélation la plus éclatante du texte de Turold »23. Mais ce n’est pas seulement parce que la nouvelle chanson reprend et réadapte les éléments de l’ancienne. Dans cette fin du xiie siècle, elle en suggère aussi une critique implicite, à la lumière d’un contexte nouveau dans le temps et dans l’espace, et d’une nouvelle pensée politique alors que s’affermissent les pouvoirs royaux dans les États d’Occident. C’est cette double dimension de réécriture qui fait d’Aspremont une œuvre éminemment littéraire, puisque pensée à partir d’un texte et à propos de ce texte, la Chanson de Roland, au demeurant le plus emblématique de l’épopée médiévale française.