Colloques en ligne

Nina Hugot

« O l’execrable sexe » : les discours sur les femmes dans Hippolyte et La Troade

1À la lecture des deux pièces au programme, nous trouvons de nombreux discours qui portent sur le féminin et qui peuvent sembler difficiles à interpréter1. De fait, nous vivons aujourd’hui dans un contexte de méfiance absolue vis-à-vis des discours discriminants qui reposent sur un processus de généralisation, ce qui accentue nos difficultés de lecture de ces passages. Or, précisément, pour tenter de saisir ces propos de la manière la plus juste possible, il est préférable de tenter de les replacer dans leurs contextes. Tout d’abord, le contexte discursif qui est celui des contemporains de Garnier et qui conditionne la réception de ces propos ; ensuite, plus spécifiquement, le contexte théâtral contemporain ; enfin, l’hypotexte antique, qui présente déjà beaucoup de discours gnomiques sur les femmes. Au-delà de l’établissement de ces contextes, la question principale que peuvent poser ces discours de généralité – qu’ils concernent ou non les femmes – est celle de leur intégration au drame : surplombent-ils l’intrigue pour la commenter ou, si ce n’est pas le cas, quel est leur raison d’être dans la représentation ? Enfin, s’il est aujourd’hui admis que ces propos ne sont pas spécifiquement assumés par l’auteur, cela signifie-t-il qu’il serait impossible de déterminer un positionnement de Garnier sur la question féminine, particulièrement vive Au XVIe siècle ? Ce sont ces trois ensembles de questions qui nous occuperont successivement.

Des lieux communs sur les femmes

La tragédie comme réservoir de lieux communs

2Pour considérer qu’il y a discours sur les femmes, il faut qu’il y ait un caractère de généralité, c’est-à-dire que le comportement d’un personnage particulier est rapporté à une norme supposée de son « sexe », soit sous forme descriptive, en constatant que le personnage agit conformément aux attentes, soit sous forme prescriptive, en insistant plutôt sur la discordance, et sur ce que la norme attendrait : chez Garnier, la majorité de ces discours sont descriptifs. Dès lors, le discours se présente sous forme de généralisations gnomiques, non démontrées mais affirmées, c’est-à-dire sous forme de lieux communs. Le lieu commun est une notion complexe, fruit d’une histoire tout aussi complexe depuis l’Antiquité et qui évolue fortement à la Renaissance2, notamment sous la plume d’Érasme, qui marque un tournant dans cette histoire, puisqu’il restreint en grande partie la notion de lieu commun à celle de sentence : il « assimile lieu commun et formule gnomique »3. Insistant sur la valeur des mots plutôt que sur l’art du raisonnement4, Érasme invite l’élève à relever ces formules générales pour pouvoir les réemployer de manière adaptée :

His itaque rebus instructus, inter legendum auctores non oscitanter observabis, si quod incidat insigne verbum, si quid antique aut nove dictum, si quod argumentum aut inventum acute aut tortum apte, si quod egregium orationis decus, si quod adagium, si quod exemplum, si qua sententia digna quae memoria commendetur. Isque locus erit apta notula quapiam insigniendus.5

3Ce texte atteste une importance pédagogique des lieux communs au xvie siècle ; l’indication selon laquelle il faut marquer ces derniers d’un « petit signe » montre que la pratique tragique consistant à faire précéder les vers sentencieux de guillemets inversés s’inscrit au moins en partie dans cette pédagogie humaniste. Du reste, Vivès recommande aux élèves spécifiquement la lecture des textes tragiques, parce que les lieux communs y sont appliqués aux « choses de la vie » :

Sed in rebus vitae magnam copiam oratores suggerent et poetae tragici, qui sunt omnis generis argumentis refertissimi.6

4Or, en effet, à la suite des tragédies antiques, mais aussi dans le contexte de cette histoire récente du lieu commun, les tragédies du xvie siècle présentent de nombreuses sentences, et ajoutent par rapport aux hypotextes antiques la marque typographique des guillemets inversés. Les discours que nous étudierons ne se limitent pas aux vers guillemetés : d’abord, parce que certaines sentences peuvent être non marquées, ensuite parce que tout lieu commun ne s’exprime pas en tragédie sous forme de sentences. C’est alors le présent gnomique, l’usage des indéfinis, des termes abstraits, la modalité (déontique par exemple) et plus simplement l’idée générale que nous retiendrons7, même si les tragédies de Garnier présentent de fait un nombre important de vers guillemetés par rapport aux contemporains8.

5Par exemple, après la scène de l’aveu de Phèdre et l’élaboration, par la nourrice, du stratagème consistant à déporter l’accusation criminelle sur Hippolyte, le chœur d’Athéniens anticipe « mainte tempête à venir », dont il explique les causes par les dangers non seulement de Phèdre et de la nourrice, mais bien des femmes en général :

» Qu’une femme, que jalousie
» que hayne, ou qu’amour ont saisie
» est redoutable ! Et que son cœur
» couve de fieleuse rancœur !
» le trét ensoulfré du tonnerre,
» que jupin darde, colereux,
» sur une crimineuse terre,
» ne tombe pas si dangereux.
» la mer, quand elle escume, enflee,
» du nort et d’aquilon soufflee,
» le feu rongeant une cité,
» la peste infectant un esté,
» et la guerre qui tout saccage,
» sont bien à craindre : et toutesfois
» d’une femme l’horrible rage
» l’est encore plus mille fois. (H, 1539-1554)

6Le discours présente les guillemets de la sentence, est entièrement écrit au présent gnomique, et porte sur les femmes en général, représentées ici par un article indéfini à valeur générique (« une femme »), lui-même repris par le pronom « Elle » qui représente la femme archétypale – dans la suite de la tirade, le chœur se concentrera sur la catégorie spécifique des femmes dédaignées. Ce chœur tient donc un discours a posteriori, qui commente ce que le spectateur vient de voir, en rapportant le comportement des deux femmes à une méchanceté générale du sexe féminin.

7Ainsi, ces vers se comprennent d’abord dans le cadre de cet ensemble de discours gnomiques qui sont très présents au XVIe siècle et qui auraient la particularité en tragédie d’être appliqués à des situations. Dès lors, le genre tragique apparaît comme un réservoir de lieux communs, ce qui ne serait pas sans conséquence sur la compréhension du spectacle puisque, comme l’écrit Marie-Madeleine Fragonard :

La tragédie est texte et simultanément métatexte : l’action, lisible, est aussitôt mise en contraste et analysée, et ainsi l’auteur contraint partiellement l’opinion du spectateur. La visée morale ostensible du projet repose en particulier sur le type d’alternance stylistique où les sentences, qui peuvent valoir en elles-mêmes, sont insérées dans les récits, les chœurs, les dialogues, comme des auxiliaires de raisonnement (de l’ordre de présupposés universellement admis qu’on expliciterait et de métatextes dégageant le sens au fur et à mesure de l’action). Elles sont à la fois une forme de l’ornementation, et une forme de quintessence des effets de l’action […].9

8Les sentences ne relèvent pas seulement de l’ornementation, elles sont un outil de réflexion : si nous pourrions nuancer l’idée de « contrainte de l’opinion », la formule d’« auxiliaire de raisonnement » semble plus convaincante, puisqu’en tragédie, la sentence est un outil de pensée qui se rattache à la tradition humaniste, plus précisément érasmienne, du lieu commun.

L’importance du genre

9Si les discours étudiés se comprennent dans le cadre de la pensée du lieu commun, ils appartiennent à une sous-catégorie qui a ses spécificités, celle des lieux sur le féminin. Là encore, ces généralisations sur les femmes se trouvent déjà dans la tragédie antique :

Generalizations about women abound in tragedy, appearing far more often than generalizations about men, whose characters are summed up in accounts of what it means to be human, the broader category that men define.10

10De même, dans la tragédie du XVIe siècle, les propos généraux sur les hommes sont moins fréquents que ceux qui portent sur les femmes, ou alors ils interrogent l’humain, comme on peut le voir chez Thésée :

Thesee. Helas que nostre vie est de fallaces pleine !
Que de deguisemens en la poitrine humaine !
Que les hommes sont feints, et que leurs doubles cœurs
Se voilent traistrement de visages mocqueurs ! (H, 1793-1796)

11Thésée emploie le substantif « homme » dans son sens non sexué, ce dont témoigne l’usage de l’adjectif humaine dans le deuxième vers cité11. C’est le comportement d’Hippolyte que Thésée commente alors, le comportement d’un homme donc, mais qu’il ne rapporte pas tant à son sexe qu’à son appartenance à l’humanité.

12Or, si ce phénomène s’inscrit dans l’imitation des tragédies antiques, il se comprend aussi dans le contexte de la Renaissance par ce qu’on a pu appeler la Querelle des Femmes : depuis le Moyen Âge et encore au xvie siècle, des textes qui défendent l’infériorité des femmes s’opposent à d’autres qui affirment leur supériorité12. La profusion de ces discours renvoie à l’idée du féminin envisagé comme l’autre, celui que l’on définit et que l’on représente, pour se définir soi évidemment, dans le cadre d’une littérature écrite, pour le corpus étudié, essentiellement par des hommes. De fait, les tragédies de la Renaissance sont traversées par des éléments topiques sur les femmes qui renvoient aux domaines médicaux, théologiques et juridiques dont Ian Maclean a montré qu’ils sont aux fondements de la pensée du féminin à cette époque13. Dès lors, les généralités que nous trouvons dans la tragédie font écho à bien des discours contemporains, ce qui accroît, pour les lecteurs-spectateurs de l’époque, leur banalité. Par exemple, le propos du troisième chœur d’Hippolyte sur la rage féminine, dont nous n’avons vu qu’un extrait, court sur environ quatre-vingts vers. Ce chœur intercalaire est issu de Phaedra de Sénèque, puisque le chœur qui suit l’aveu propose également une généralisation, néanmoins celle-ci est beaucoup plus courte :

Quid sinat inausum feminae praeceps furor ?
Nefanda juveni crimina insonti apparat.
En scelera ! Quaerit crine lacerato fidem,
Decus omne turbat capitis, umectat genas :
instruitur omni fraude feminea dolus.14

13Ainsi, Garnier réécrit et amplifie Sénèque, mais il fait également écho à une thématique courante à la Renaissance, celle des dangers des femmes. Nous trouvons par exemple une autre expression de ce topos chez un tragique contemporain, Gabriel Bounin :

» O quelle misere pleureuse
» Quand la femme maline
» Quelque entreprise ruineuse
» Pourpense en sa poitrine.15

14En dehors du cadre tragique, il s’agit bien d’un lieu commun à la Renaissance, que l’on trouve exprimé à plusieurs reprises dans les Adages d’Erasme par exemple16, et que Sarah Matthews Grieco paraphrase ainsi :

Pour le XVIe siècle, la capacité de violence dont fait preuve la femme dépasse de loin toute cruauté commise par l’homme. Pis encore, les voies de sa vengeance surpassent en férocité les supplices des enfers […].17

15Dès lors, non seulement ces généralités font écho aux sources antiques, mais elles se comprennent encore dans le contexte discursif global de la Renaissance. Si ce contexte est difficile à reconstituer, il faut au moins comprendre que les contemporains de Garnier n’ont pas la même méfiance vis-à-vis des lieux communs que celle que nous pouvons avoir aujourd’hui : au xvie siècle, il s’agit d’un outil pédagogique, du point de départ d’un raisonnement, que l’on peut discuter, mais qui n’en reste pas moins un argument jugé valide dans le discours.

16Cependant, précisément, il existe au sein de cet ensemble discursif une spécificité énonciative des tragédies : de même qu’on a pu démontrer que le chœur n’était pas le porte-parole de l’auteur au xvie siècle18, de même plusieurs études critiques ont montré qu’il ne fallait pas considérer que les moments sentencieux seraient particulièrement assumés par le dramaturge19 ; au contraire, ces discours s’inscrivent dans le conflit dramatique.

Les discours au cœur du conflit

17Dans les deux pièces au programme, les lieux communs sont utilisés différemment, mais toujours dans un objectif dramatique, autour du conflit qui oppose les personnages.

Hippolyte : la guerre des sexes

18Dans Hippolyte, la fonction principale des discours sur les femmes est probablement de thématiser le conflit entre les personnages et d’insister sur la dimension genrée de l’affrontement. Cette pièce présente bien quelque chose comme une guerre des sexes, d’abord parce que la répartition sexuée du personnel y est absolue, ensuite parce que les personnages nous invitent d’eux-mêmes à avoir une lecture genrée des événements, précisément en multipliant les sentences à ce sujet. Nous avons évoqué le chœur de l’acte III ; celui-ci soutient de fait le discours misogyne d’Hippolyte, qui se trouve notamment dans son échange avec la nourrice, sur lequel nous reviendrons, mais également après l’aveu de Phèdre, dans une mention plus discrète :

Hippolyte. O femme detestable ! ô femme dont le cueur
Est en mechancetez de son sexe vaincueur ! (H, 1463-1464)20

19Hippolyte rapporte ici la « mechancete » de Phèdre à celle de son « sexe », même si sa belle-mère lui semble surpasser les autres femmes en cette qualité. Le discours misogyne porté par Hippolyte et le chœur tient de fait une place assez importante dans la pièce.

20Néanmoins, ces discours sont contrebalancés, de façon assez exceptionnelle pour une tragédie de la Renaissance, par des discours de Phèdre sur les hommes. À l’acte II, Phèdre reproche en ces termes à un Thésée absent de l’avoir abandonnée, dans une adresse aux dieux :

Phedre. Or allez me louer la loyauté des hommes :
Allez me les vanter. O folles que nous sommes !
O folles quatre fois : helas nous les croyons,
Et sous leurs feints soupirs indiscrettes ployons.
Ils promettent assez qu’ils nous seront fidelles,
Et que leurs amitiez nous li’ront eternelles :
Mais, ô deloyauté, les faulsaires n’ont pas
Si tost nos simples cœurs surpris de leurs appas,
Si tost ils n’ont deceu nos credules pensees,
Que telles amitiez se perdent effacees.
Qu’ils nous vont dedaignant, se repentant d’avoir
Travaillé, langoureux, voulant nous decevoir. (H, 667-678)21

21Cette fois, l’acception sexuée du substantif hommes du premier vers est indiscutable : il s’agit d’opposer un nous féminin à un ils masculin. À partir de l’exemple de Thésée, les hommes sont caractérisés dans leur ensemble par leur inconstance, leur infidélité et leur feinte. L’éditeur n’indique pas de source spécifique, même s’il renvoie à un lieu commun qu’il trouve par exemple chez Catulle (H, p. 231-232). De fait, une héroïne tragique contemporaine de Phèdre propose un énoncé équivalent :

Didon. La foy la foy des hommes
N’est seure nulle part […].22

22S’il s’agit bien d’un lieu commun, non spécifique à Garnier, ce dernier le développe plus que Jodelle : nous l’avons vu, les généralisations sur les hommes restent rares dans les tragédies du xvie siècle, ce qui fait de ce propos de Phèdre une relative exception. De façon générale, Garnier semble, plus que d’autres dramaturges, faire passer le conflit par une joute de sentences, de généralités, comme ici lorsque Thésée veut faire avouer à Phèdre les raisons de son tourment : 

» Thésée. Mais un loyal mary vers sa femme qu’il aime
» N’est pas un estranger, c’est un autre elle mesme.
» Phèdre. Une femme ne doit conter à son mary
» Chose dont il puisse estre en le sçachant marry. (H, 1677-1680) 23

23Thésée invoque le devoir conjugal pour obtenir de son épouse les informations qu’elle retient : si Phèdre pourrait contester l’adjectif « loyal » employé par son mari, son objectif est pour l’instant d’aboutir au faux aveu du viol. Elle réplique alors par une autre sentence, signalée par les guillemets inversés, le présent gnomique et la modalité déontique. Francis Goyet a étudié l’usage particulier du lieu commun chez Garnier, et a précisément montré sa tendance à l’utiliser comme moyen du conflit24. Dès lors, il est difficile d’affirmer que la sentence de l’un des personnages devrait prévaloir sur celle de l’autre ; au contraire, il faut plutôt considérer que le lieu commun contribue à peindre le personnage énonciateur et son point de vue sur l’action, si bien qu’on peut mesurer parfois le décalage entre la situation et la compréhension qu’en a le personnage25. De fait, comme le rappelle Francis Goyet, d’après Quintilien, l’origine de sententia est sentire26, ce qui ramène le lieu commun à l’expression du point de vue. Le lieu commun appartient ainsi au régime de l’opinion – et peut-être notre terme de présent de vérité générale nous induit-il en erreur sur la compréhension de ces phrases. De fait, le raisonnement inductif à l’origine du lieu commun fait l’objet d’une interrogation dans Hippolyte, précisément au moment de la grande tirade misogyne prononcée par le personnage éponyme face à la nourrice, à l’acte III. Avant même de connaître les sentiments de sa belle-mère, Hippolyte revendique un refus absolu de l’amour et une vision très sombre du féminin :

Hippolyte. Je ne sçaurois aymer vostre sexe odieux,
Je ne puis m’y contraindre, il est trop vicieux.
Il n’est mechanceté que n’invente une femme,
Il n’est fraude et malice où ne plonge son ame.
Nous voyons tous les jours tant de braves citez
Flamber, rouges de sang, pour leurs lubricitez :
Tant fumer de Palais, tant de tours orgueilleuses
Renverser jusqu’au pied, pour ces incestueuses :
Tant d’Empires destruits, qui (possible) seroyent
Encore en leur grandeur, qui encor fleuriroyent.
Je ne veux que Medee et ses actes infames
Pour montrer quelles sont toutes les autres femmes. (H, 1263-1274)27

24Les femmes sont à l’origine des guerres et des renversements de cités ; surtout, Hippolyte explicite à la fin de la tirade le processus de généralisation, autour de l’exemple de Médée, d’ailleurs présent dans la source puisque la réplique, moins développée chez Sénèque, s’achève également par cet exemple :

Sileantur aliae : sola conjux Aegei
Medea reddet feminas, dirum genus.28

25Le verbe montrer, absent de la source latine, peut avoir le sens de « montrer à l’esprit », de « démontrer », attesté au xvie siècle, mais peut aussi faire référence aux actualisations théâtrales du personnage, puisqu’une Medee a été composée par La Péruse quelques années plus tôt29. Chez Garnier comme chez Sénèque, l’argument d’Hippolyte est que les crimes de Médée renseignent sur la nature de « toutes les autres femmes » ; en français, plus que le pronom indéfini latin « aliae », le prédéterminant « tout » insiste sur l’absence d’exception. Mais, précisément, la nourrice dénonce le tour de force que représente cette généralisation :

Pourquoy pour le peché de quelqu’une de nous,
Qui a peu s’oublier, toutes nous blasmez-vous ? (H, 1275-1276)

26La nourrice interroge le bien-fondé du passage de « quelqu’une de nous » à « toutes » – pour le bien de l’argumentation peut-être, elle amoindrit quelque peu la gravité des crimes de Médée, puisqu’en perpétrant un quadruple meurtre, celle-ci n’aurait fait que « s’oublier »30 ! Hippolyte répond alors :

Je ne sçay pourquoy c’est, toutes je les deteste,
Je les ay en horreur plus que je n’ay la peste.
Soit raison, soit fureur, soit tout ce qu’on voudra,
Jamais de les aimer vouloir ne me prendra.
Plustost le feu naistra dans la mer escumeuse,
Plustost sera le jour une nuict tenebreuse,
Plustost nostre Soleil commencera son cours
A la mer Espagnole, où se cachent nos jours,
Et plustost sera l’Aigle aux Pigeons sociable,
Que je serve une femme, esclave miserable. (H,1277-1286)

27Si la nourrice dénonce le procédé d’induction, l’argumentation d’Hippolyte en est affaiblie, puisque, plutôt que de proposer un nouveau discours général sur la nature féminine, il se replie sur le simple énoncé d’un sentiment, « je les déteste », construit sur le constat d’une impossible rationalisation : « Je ne sais pourquoi c’est ». L’adynaton final par lequel Hippolyte énonce l’impossibilité de son attachement à une femme se trouve également chez Sénèque, mais Garnier insiste sur le refus de la domination par les femmes : si, chez Garnier, Hippolyte refuse « Qu[’il] serve une femme, esclave miserable », chez Sénèque il indique que l’eau se joindra au feu avant « quam victus animum feminae mitem geram », « Que mon âme soit vaincue et douce envers les femmes ». Garnier ajoute l’apposition « esclave miserable », qui est au mieux contenue en puissance dans l’adjectif « victus ».

28Ainsi, cette longue tirade révèle la dimension genrée de l’affrontement mais elle ouvre aussi le débat sur la pertinence de la généralisation – d’autant que, par rapport à Sénèque, Garnier renforce l’effet de cette objection de la nourrice sur l’argumentaire d’Hippolyte31. Dès lors, non seulement ces discours généraux se répondent les uns aux autres et sont donc au cœur de la guerre des sexes qui constitue la pièce, mais en outre, ils sont bien un objet de la représentation puisque les personnages eux-mêmes en interrogent la validité. Dans La Troade, les lieux communs semblent servir un objectif différent.

La Troade : des préjugés des hommes à la vengeance des femmes

29Dans la seconde pièce, les discours généralisant sur les femmes ne s’intègrent pas à des sentences marquées par les guillemets, mais prennent la forme de mentions plus discrètes. En outre, ils sont réservés aux hommes et même, plus précisément, à Ulysse et Polymestor32, si bien qu’ils servent d’abord à caractériser ces personnages. Ainsi, si Ulysse est le grand représentant culturel de la ruse, dans La Troade son habileté consiste essentiellement à déjouer la ruse d’Andromaque, ce qu’il commente en ces termes :

Ulysse. Employons toute ruse, et ne portons le blasme
D’avoir esté trompez des fraudes d’une femme. (LT, 897-898)

30Nous retrouvons le déterminant indéfini, « une femme », qui contient à la fois la référence précise à Andromaque mais aussi une valeur générique33 ; en outre, Ulysse s’attribue le terme de « ruse » et réserve celui de « fraude », moins positif, à son adversaire féminine. Si cette polarisation des ruses lui est propre – et peut sembler discutable, puisque Andromaque veut sauver son enfant, tandis qu’Ulysse ruse pour le sacrifier –, il n’en reste pas moins qu’elle révèle une différence genrée des ruses : la ruse d’Andromaque est désespérée et peu élaborée, si bien que la reine sait d’emblée qu’elle a peu de chances de réussir ; au contraire, la ruse d’Ulysse consiste en une adaptation perpétuelle aux stratégies d’Andromaque, qu’il finit par faire avouer34. Ici donc, l’association topique du féminin à la ruse, du reste également présente dans Hippolyte (1571-1586), est un outil du conflit et sert, à ce moment-là de la pièce, à thématiser la dimension genrée de l’affrontement – un peu à la manière de ce que l’on trouve dans Hippolyte.

31Polymestor est le second vecteur des discours sur les femmes dans la pièce – nous reviendrons plus bas sur ses propos, et allons pour l’instant nous intéresser à la manière dont Hécube utilise les préjugés du roi de Thrace pour mener à bien sa vengeance, qui est l’un des enjeux centraux de la pièce. Pour se venger de Polymestor, Hécube joue d’abord sur l’avidité de son adversaire : il est vénal, elle lui offre donc de l’or, ce qui permet aussi une forme de rétribution, puisque l’or est la raison pour laquelle il a fait tuer Polydore. Néanmoins, pour qu’il aille dans la tente, un deuxième élément est nécessaire : il doit se sentir suffisamment en sécurité pour y entrer, et pour y entrer seul. En effet, lorsque Polymestor arrive sur scène, près des tentes des captives, il est avec ses gardes. Hécube parvient à se débarrasser de ces derniers lorsqu’il lui demande pourquoi elle l’a fait venir :

Hecube. C’est pour un cas secret, qu’en secret je desire
Avecques vos enfans en ces tentes vous dire.
Faites donc loin d’ici vos gardes retirer.
Polymestor
. Je me puis bien ici sans gardes asseurer.
Retirez-vous, soldats. (LT, 2407-2411)

32Le sous-entendu, encore non explicite, du déictique « ici » est le suivant : c’est parce qu’il n’y a dans ce lieu que des femmes, et même des femmes captives, que Polymestor se sent suffisamment en sécurité pour faire partir ses gardes. Mieux encore, Hécube va justement expliciter ce préjugé mais surtout l’utiliser pour piéger Polymestor :

Polymestor. Qui maintenant y est ?
Hécube. Des femmes gemissantes. (LT, 2436)

33L’adjectif « gemissantes » a vocation à rassurer le roi de Thrace : elle utilise le préjugé de la faiblesse des femmes, qui serait renforcée par leur statut de captives. Or, chez Euripide, c’est Polymestor qui demande à Hécube si les tentes sont « vides de mâles » ; ce n’est donc pas elle qui utilise le lieu commun à ses fins mais lui qui sous-estime de lui-même la force féminine35.  Garnier rend ainsi Hécube plus agissante et, en piégeant Polymestor, la reine discrédite aussi ces préjugés : si les femmes gémissent, elles n’en perdent pas pour autant leur force36. En outre, non seulement ces préjugés sont faux (puisque les femmes sont moins faibles que Polymestor ne l’anticipe), mais en outre, ils causent la perte de Polymestor. Ainsi, les discours topiques de La Troade sont au cœur du conflit, ils ne surplombent pas la représentation mais servent à thématiser l’opposition entre Ulysse et Andromaque du côté d’une guerre des sexes, et, du côté de Polymestor, sont nécessaires à la vengeance d’Hécube, c’est-à-dire au dénouement de l’intrigue.

34Si les pièces présentent, conformément à la tradition antique et renaissante, de nombreux discours de généralité sur les femmes, plusieurs éléments invitent donc le lecteur-spectateur à la prudence. Dès lors, même lorsqu’il prend une forme sentencieuse, le lieu commun n’est pas complètement un commentaire métatextuel, il est un objet de la représentation. Peut-être faudrait-il considérer que la sentence est un intermédiaire entre la situation des personnages et le lecteur-spectateur, en partie à la manière du chœur37. Elle sert d’abord à peindre les personnages énonciateurs eux-mêmes et à les situer dans le conflit dramatique ; dans un second temps, elle est en effet un « auxiliaire de raisonnement », non pas parce qu’elle donnerait une clef d’interprétation mais parce qu’elle contribue à mettre en dialogue les événements représentés, à pousser à la réflexion sans dégager de message moral clair. Faut-il alors conclure à la victoire du dialogisme et à l’impossibilité de trouver, entre les lignes, une posture d’auteur ?

Un discours d’auteur ?

35Trois moyens pourraient sembler plus fiables que les discours de personnages pour déterminer un positionnement de l’auteur : on pourrait confronter les tragédies à leurs sources, aux textes non fictionnels de l’auteur et aux dramaturges contemporains de Garnier.

Le rapport aux sources

36Si l’on compare La Troade à ses sources, on peut constater que Garnier efface plusieurs discours négatifs sur les femmes38. Par exemple, Agamemnon convoque des lieux communs sur le féminin dans une scène d’Hecuba, présente chez Euripide et Bochetel, lorsqu’Hécube tente de persuader le roi de la venger de Polymestor39, qui a tué son fils, et qu’il refuse, elle lui demande de lui « en laisse[r] le faix » :

Agamemnon. Mais comment, di le moy, qu’est ce que tu puis faire ?
Prendras tu en ta main espee pour desfaire
Ce barbare cruel : ou si tu recourras
Au venim, ou secours d’autre main tu prendras,
Ou penses tu amys recouvrer en cecy ?
Hecuba. Des Troyennes grand nombre y a en ces trefs cy.
Agamemnon. Des captives dis tu que les Grecs ont en main ?
Hecuba. Avec elles tueray le meurtrier inhumain.
Agamemnon. Mais comme en femme peult telle force estre mise ?
Hecuba. Multitude est a craindre, ou astuce est comprinse.
Agamemnon. A craindre voirement, mais le sexe n’appreuve.
Hecuba
. Comment ? de tel exploict n’ont fait Belides preuve ?
Qui les filz Egyptus en une nuict tuerent :
Et celles de Lemnos tout leur pais vuiderent
De maris.40

37Convaincu de la faiblesse naturelle des femmes, et de la contradiction du meurtre vis-à-vis de la convenance (« le sexe n’appreuve »), Agamemnon suppose qu’elles ont besoin d’un soutien. Les premières possibilités, selon lesquelles Hécube prendrait elle-même l’épée ou le poison pour mettre à mort Polymestor ne sont envisagées que pour être aussitôt balayées, puisque pour lui, la reine ne peut agir seule. Sans nier la faiblesse féminine topique, Hécube rend compte d’un double moyen pour la contourner, éprouvé par Egyptus qui vit ses fils mis à mort par les Danaïdes : le nombre d’abord, la ruse ensuite. Chez Garnier, ces propos topiques – cette fois en partie descriptifs, et en partie prescriptifs du côté d’Agamemnon – disparaissent, mais, plus largement, cette scène elle-même n’est pas reproduite.

38Plus loin, dans une scène qu’il reproduit pourtant, Garnier efface des propos particulièrement virulents, qu’Euripide et Bochetel font entendre par la voix de Polymestor. Chez Bochetel, ce dernier indique vouloir se venger de ces « furies »41 :

C’est par trop attendu,
Les femmes m’ont perdu,
Voire femmes captives.42

39L’adverbe « voire » souligne le scandale que représente ce revirement du sort pour Polymestor : le statut de « captives » des femmes ajoute encore à la honte d’avoir été vaincu. Il rapporte encore à Agamemnon la « finesse » d’Hécuba43, c’est-à-dire sa ruse, puis passe à la généralisation, comme chez Euripide :

Polymnestor. S’aucun fut qui mesdire
Jadis ayt voulu des femmes, ou en die
Mal a present, ou qui cy apres en mesdie,
En sommaire le tout diray, C’est une sorte
D’animal, que pareil mer ne terre ne porte.
Cil qui affaire y a, bien experimenté,
La tousjours, et sçait bien que je di verité.
Chorus. Ne di rien d’insolent, et a tes maulx n’adjoustes
Le sexe femenin, en les accusant toutes :
Car plusieurs d’entre nous sont de louenge dignes,
Autres sommes aussi du nombre des malignes.
Hecuba. Atrides, il seroit aux hommes necessaire
Que la langue ne peult plus avant que l’affaire […].44

40Polymestor détient la vérité finale (« En sommaire le tout diray ») sur les femmes : « C’est une sorte d’animal », sans équivalent sur terre ou sur mer. Le chœur de Troyennes, qui vient de participer au meurtre de ses enfants et à son énucléation, défend « le sexe femenin » en contestant l’universalité du propos : « plusieurs » femmes sont louables, d’autres sont « malignes ». Réfuter l’universalité de la définition peut sembler être une défense peu virulente, mais l’idée est moins d’indiquer la possibilité d’exceptions que précisément de remettre en question le procédé d’induction. En outre, Hécube à son tour en arrive à des propos généraux, en indiquant le mal qui provient du mensonge des hommes. Dès lors, elle justifie sa propre action : c’est en mentant, en assurant qu’il allait protéger, et avait protégé, Polydore, que Polymestor a scellé son sort.

41Chez Garnier, le récit que propose Polymestor de l’action des Troyennes insiste certes sur la ruse des femmes. Le lexique de la tromperie (« deceptives », « doucereux », « feintes », « feintises », « abusé », « fard ») sature son récit (LT, 2565-2610)45, mais Polymestor n’y produit pas la tirade qu’il prononce chez Euripide et Bochetel. Garnier reverse alors dans une mention plus courte le discours misogyne de Polymestor :

Polymestor. O l’exécrable sexe ! Elles ont mis à mort
Mes enfants innocents, les cruelles furies,
Les pestes, Alecton, brulantes de tûries. (LT, 2466-2468)

42La mention de genre est cette fois moins prégnante chez Bochetel et Euripide :

Polymnestor. Homicides, trop cruelles chiennes,
Malheureuses, malheureuses Troyennes,
Qui m’ont perdu. O traistres inhumainnes !
O les meschantes !46

43De fait, ce constat peut se généraliser à l’œuvre de Garnier : ce dramaturge a tendance à effacer plusieurs discours misogynes présents chez ses sources antiques47. Néanmoins, il n’efface pas l’ensemble de ces discours : comment expliquer alors qu’il en conserve certains et en efface d’autres ? Peut-être garde-t-il ceux qui ont pour lui la plus grande efficacité dramatique ; cela nous montre au moins, si un doute demeurait, qu’il n’écrit pas des textes qui seraient misogynes militants.

Phèdre face à L’hymne de la Monarchie

44Une deuxième méthode possible pour dégager un point de vue de l’auteur consisterait à confronter les tragédies de Garnier à des textes où le dramaturge prend directement la parole en tant qu’auteur. Nous pourrions alors regarder les paratextes, mais ceux-ci ne présentent pas de discours généraux sur le féminin ; reste alors son texte politique, L’Hymne de la Monarchie, imprimé en 1567, qui peut entrer en dialogue avec le débat sur le mariage qui oppose Phèdre et la nourrice à l’acte II d’Hippolyte. Ce passage pourrait sembler être le plus féministe de l’œuvre au sens moderne, dans le sens où on a une revendication féminine de liberté face au joug du mariage. À Phèdre qui considère que l’amour n’est pas un mal, la nourrice rétorque qu’il n’est pas mauvais, tant qu’il reste dans le cadre conjugal (H, 514-515), ce qui ouvre un débat sur le mariage qui ne se trouve pas chez Sénèque48 :

Phedre. L’amour ne se doit pas borner du mariage.
nourrice. Ce ne seroit sans luy qu’une brutale rage.
Phedre. Nature ne nous fait esclaves d’un espoux.
nourrice. Non, mais les saintes loix, qui sont faites pour nous.
Phedre. Les hommes nos tyrans, violant la Nature,
Nous contraignent porter cette ordonnance dure,
Ce miserable joug, que ny ce que les flots
Enferment d’escaillé, ny ce qui vole enclos
Dans le vuide de l’air, ce qui loge aux campagnes,
Aux ombreuses forests, aux pierreuses montagnes,
De cruel, de bening, de sauvage, et privé,
Plus libre qu’entre nous, n’a jamais esprouvé.
Là l’innocente amour s’exerce volontaire,
Sans pallir sous les noms d’inceste et d’adultere,
Sans crainte d’un mari, qui flambe de courroux
Pour le moindre soupçon qu’ait son esprit jaloux. (H, 518-530) 49

45Phèdre se révolte contre l’institution du mariage qui ancre la domination masculine (« esclaves d’un espoux »), et défend une idée radicale de l’amour libre, dont le modèle se trouve dans le règne animal. Dans la nature, la domination masculine (« Les hommes nos tyrans ») ne s’exerce pas : dès lors, celle-ci est contre-nature (« violant la nature »), comme tout le système moral (« les noms d’inceste ou d’adultère ») et institutionnel (« crainte d’un mari »). Les hommes faisant les lois, ils ont imposé aux femmes une soumission, un « miserable joug » qui les contraint50. La reine poursuit :

Phedre. Et n’est-ce pas pitié qu’il faille, que l’on aime
A l’appetit d’un autre, et non pas de soymesme ?
» En ce monde n’y a pire subjection,
» Que de se voir contraindre en son affection.
nourrice. Que dites vous, Madame ? est-ce une chose honneste
D’ainsi vous abjecter aux façons d’une beste ?
Phedre. Nourrice, je me plais en leurs libres amours.
nourrice. Et quelle liberté n’avez-vous eu tousjours
De vostre bon mari, qui vous prise et honore
Vous aime et vous cherist plus que soymesme encore.
Phedre. C’est pourquoy volontiers il est absent de moy. (H, 531-541)

46Pour Phèdre, la liberté se trouve dans la nature, en dehors de toute contrainte sociale. La nourrice a une vision plus restreinte de la liberté, puisqu’elle est celle que la femme peut obtenir de son mari. Le débat se poursuit sur l’infidélité de Thésée, et la nourrice rappelle à sa maîtresse ses devoirs conjugaux :

nourrice. Ainsi, Madame, ainsi vous ne devez laisser
Pour Thesé vostre espoux, qui vous peut offenser,
D’avoir cher vostre honneur : et luy garder loyale,
Jusqu’au pied du tombeau, vostre amour conjugale.
Phedre
. Je ne sçauroy, nourrice, et ne le dois aussi.
Aimeray-je celuy qui n’ha de moy souci ?
Qui n’ha que l’inconstance, et de qui la moüelle
S’enflamme incessamment de quelque amour nouvelle ? (H, 641-648)

47Phèdre défend l’égalité des droits et devoirs des deux époux : si l’époux néglige ses devoirs, l’épouse en est libérée. Lula Mcdowell Richardson étudie ce débat et se demande s’il fait de Garnier un auteur féministe51 : que Garnier fasse entendre la voix d’une Phèdre revendicative de ses droits est une chose, mais il est difficile d’y voir l’expression d’un point de vue de l’auteur, d’abord parce que le débat est parfaitement intégré au drame, ensuite parce que, précisément, les propos de Phèdre font écho à la description négative de l’état qui précède la monarchie dans L’Hymne de la monarchie :

Hymen ny regnoit pont : la douceur du lignaige
Ne les pouvoit coupler aux lois de mariage ;
Tout estoit confondu : les seules passions
Guidoient de leur esprit les folles actions
C’estoit auparavant que cete alme déesse,
Que cete Monarchye amolist leur rudesse.52

48Dès lors, il est difficile de considérer que Garnier validerait les propos de Phèdre… À l’inverse, faut-il aller jusqu’à considérer qu’il condamne implicitement l’épouse de Thésée pour sa défense de l’ordre naturel ? Notons d’abord que ce texte pourrait également permettre de condamner Hippolyte, puisque le retrait de ce dernier dans les forêts entre aussi en débat avec l’idée, développée plus loin par Garnier, selon laquelle la Monarchie a permis aux hommes :

De quitter les forests, de bâtir les Cités,
Et sous communes lois vivre en societé,
D’honorer la vertu, de châtier le vice,
De rendre à tout chacun equitable justice.53

49Enfin, il faut garder à l’esprit que, même dans ce texte politique où il parle en son nom, Garnier déploie une posture énonciative, si bien qu’il ne faut pas nécessairement y chercher des clefs de lecture de ses tragédies.

50La confrontation au texte politique de Garnier oblige peut-être à rester prudent sur l’idée d’un féminisme de l’auteur. Il n’en reste pas moins que Garnier choisit de laisser à Phèdre ce temps de parole au cours duquel elle exprime son point de vue : au-delà du rapport aux sources, au-delà des conceptions politiques de Garnier, le dramaturge s’inscrit dans la pratique tragique contemporaine de défense du « parti des femmes »54.

« Le parti des femmes » ?

51Nous avons montré ailleurs que, depuis Étienne Jodelle au moins, la tragédie contemporaine de Garnier se place largement du point de vue des femmes. En tant que genre, la tragédie ne choisit pas les héros dans leur gloire, mais se situe aux marges de la guerre, dans l’après du combat, ce qui implique dans bien des cas de se consacrer à la représentation des malheurs des femmes, souvent veuves ou sur le point de l’être. Les pièces au programme s’inscrivent dans ce cadre : si Cassandre réfléchit au début de La Troade au relativisme des points de vue, indiquant que tout le monde souffre en temps de guerre (LT, 358-392), la pièce se concentre sur la représentation des multiples souffrances des Troyennes ; de même, si Hippolyte est une tragédie à rôle-titre masculin, probablement parce que c’est Hippolyte qui subit le renversement de fortune principal, la tragédie se place assez largement du point de vue de Phèdre, par exemple en retravaillant sa relation à Thésée. Dans l’ensemble de son œuvre tragique, Garnier se concentre largement sur le deuil des femmes55, plus encore peut-être que ses contemporains, ce qui le conduit nécessairement à explorer la vision féminine des conflits et des guerres représentés.

52Mieux encore, la tragédie de la Renaissance propose en général une présentation relativement positive, au moins ambivalente des personnages féminins – alors même que ce sont parfois ces mêmes figures qui, dans la littérature misogyne, servent à discréditer le sexe féminin. Pour les pièces au programme, la valorisation des figures féminines a pu être démontrée. Ainsi, la critique insiste sur le fait que l’ajout de l’ombre d’Égée transforme l’interprétation de la pièce en déportant la culpabilité de Phèdre vers Thésée56. Concernant Hécube, Tiphaine Karsenti a montré que la présentation donnée en était plutôt positive, en se fondant notamment sur le jugement d’Agamemnon (LT, 2611-1614)57. Du reste, si ces pièces représentent des criminelles, Zoé Schweitzer a pu  montrer que la représentation des crimes féminins est toujours « à double tranchant », puisqu’elle montre la force des femmes58 ; peut-être est-ce ainsi qu’il faut comprendre l’affirmation d’Hécube, que Garnier ajoute par rapport aux sources et qui la situe en partie dans la lignée de Médée :

Hecube. Ce sont là de nos faicts, ce sont de nos proüesses.
Ce sont marques de nous et de nostre vertu. (LT, 2488-2489) 59

53Dès lors, nous pourrions au moins affirmer que Garnier poursuit la tradition, ouverte en France par Jodelle, qui consiste à valoriser le point de vue des femmes : il choisit de s’inscrire dans cette veine tragique favorable aux femmes, majoritaire mais non exclusive, sans que l’on puisse absolument déterminer peut-être si ce choix s’explique dans le cadre d’un discours sur les femmes ou si le discours sur les femmes en est la conséquence60.

Conclusion

54Dans La Critique de l’école des femmes, on lit cet échange entre Climène et Uranie :

Climène. Je ne sais pas de quelle façon vous recevez les injures qu’on dit à notre sexe dans un certain endroit de la pièce ; et pour moi, je vous avoue que je suis dans une colère épouvantable, de voir que cet auteur impertinent nous appelle des animaux.
Uranie. Ne voyez-vous pas que c’est un ridicule qu’il fait parler ?61

55Cette prudence à conserver face aux propos des personnages est essentielle pour l’analyse des textes théâtraux. Pour la comédie, cela nous semble souvent plus évident : sans même passer par des outils de l’analyse littéraire, sans tenter d’objectiver notre sentiment, nous savons qu’Arnolphe ne représente pas le point de vue de Molière. Dans le genre sérieux, la distance se fait parfois moins évidemment sentir, mais elle n’en est pas moins réelle : chaque personnage, y compris le chœur, parle toujours depuis un point de vue spécifique, et c’est bien en tant que tel qu’il doit être analysé. En outre, tout, dans les pièces de Robert Garnier, nous conduit précisément à rester vigilant face à ces discours, qui ne sont pas un commentaire sur la représentation, mais bien un élément du spectacle, situé au cœur du conflit, ce qui ne les empêche pas d’être un support pour la réflexion du spectateur. Dès lors, pour ce qui nous concerne, il est difficile de conclure à une intention militante de l’auteur sur la question des femmes. Mais au-delà de l’intention, le déplacement du regard vers le point de vue féminin, cette importance accordée à la manière dont les femmes vivent les événements restent notables. Si la tragédie n’est pas un genre exemplaire, qui viserait à donner des modèles, elle montre tout de même des femmes agissantes, contestatrices, dont les auteurs défendent souvent le point de vue. Dès lors, on pourrait considérer que les pièces ont de toute façon pu avoir des conséquences non anticipées par leurs auteurs, et rappeler que, étudiant le topos de l’inversion sexuelle en littérature, dans les festivités populaires et dans la vie ordinaire, Natalie Zemon-Davis veut démontrer que son effet a pu dépasser son objectif initial :

I want to argue that the image of the disorderly woman did not always function to keep women in their place. On the contrary, it was a multivalent image that could operate, first, to widen behavioral options for women within and even outside marriage, and, second, to sanction riot and political disobedience for both men and women in a society that allowed the lower orders few formal means of protest.62

56Dans un contexte littéraire et social qui est évidemment très différent – et il ne faut en aucun cas minimiser ces différences – l’idée de l’élargissement des options comportementales peut s’appliquer à la tragédie : la représentation de ces femmes et de leur point de vue, accompagnée précisément de tout cet arsenal de lieux communs souvent mis en défaut, a pu, ou aurait pu ouvrir des perspectives pour des femmes lectrices ou spectatrices, au-delà peut-être de ce qu’envisageait Robert Garnier63.