Colloques en ligne

Jeff Barda

Le corps en lecture publique : techniques et « re-physication de la pensée »

L’image que fournit alors le poète, lisant, de lui-même, ne peut être que singulière, au mieux captivante. Et cela même s’il lit « mal » ! Qu’importe en effet, car vient s’inscrire, à cet instant précis, l’image cruciale, bonne ou mauvaise, mais à tout le moins toujours révélatrice, de son écartèlement entre les feuillets, le texte, son texte, qu’il tient devant lui, et l’obligation dans laquelle il se trouve, précisément, d’avoir à l’en arracher, afin, à haute voix, de le dire, de le communiquer et de le projeter – en lui en sus –, à découvert très nu1.

1Debout au pupitre, assis sur une chaise, derrière la table, à genoux, en marchant, couché, de dos dans le noir, dans un coin de la salle, le corps est une composante majeure de l’acte poétique dans les lectures publiques et les performances2.  En France, la lecture de poésie entretient parfois un rapport très perméable avec la « performance » ou le « happening » au point parfois de s’y confondre, si bien que très souvent lorsqu’il s’agit d’événements culturels, les mentions de « Poésie-Performance » ou « Performance-poétique » font florès. Si cela peut s’expliquer par des raisons « institutionnelles » ou « politiques » associées aux lieux où se déroulent aujourd’hui ces lectures – centre d’art, musée, salle de concert, universités ou encore cafés – ce brouillage terminologique3 s’explique aussi par des éléments contextuels et historiques. Tout d’abord, le développement des lectures de poésie dans les années 1960 fut concomitant de la naissance de la « performance » et du « happening », de cette révolution culturelle dont l’un des principaux passeurs fut le néo-dadaïste Jean-Jacques Lebel. Ensuite, parce que le développement de ces pratiques fut lié à l’émergence de nouveaux lieux d’accueil de la poésie : l’émission radiophonique « Poésie ininterrompue » dirigée par Claude Royet-Journoud en 1975, les lectures publiques organisées par Emmanuel Hocquard à l’ARC, ou encore la création de festivals tels « Polyphonix » (1979) – ce « souk libertaire4 » selon l’expression de Gilles Deleuze – qui avait pour objet de confronter diverses tendances expérimentales allant des poètes beats américains (Allen Ginsberg) aux poètes sonores (Henri Chopin, Bernard Heidsieck) en passant par d’autres poètes liés à la revue TXT comme Valère Novarina ou Christian Prigent. Or si ces lectures prenaient des formes, des fonctionnements et statuts différents, elles se fondaient sur une volonté commune tout d’abord d’en finir avec le mythe de la lecture silencieuse et privée, avec l’académisme, la « récitation » ou le « récital littéraire », c’est-à-dire un mode de lecture théâtral basé sur la mémorisation et non pas la lecture, pouvant servir à des comédiens (le modèle « Gérard Philipe » de l’époque ou le modèle « Fabrice Luchini » pour aujourd’hui) : elle se voulait « directe » en opposition à la « poésie indirecte », c’est-à-dire « la poésie d’abord écrite, puis imprimée, puis éditée, puis mise en librairies5 ». Cependant, sortir de l’intimité feutrée du livre ne signifiait pas nécessairement « en finir avec le livre » mais inventer peut-être une nouvelle forme de visibilité du texte par le corps, capable de reconstituer le mouvement de l’écriture, le battement du sens que suggère l’espace de la page, de donner une corporalité au poème.

2« Bio-medium6 » qui mobilise les ressources musculaires (les organes, réseaux neuronaux) pour Jean-Pierre Bobillot, le corps est en effet plus qu’un « being » (« l’existence d’un corps ») ou un « doing » (« l’activité de ce corps ») : c’est un « showing-doing », c’est-à-dire un signe et une action, une sémiotique et une pragmatique7.  Si ce dernier façonne la représentation auctoriale et participe des conditions de réception d’une œuvre, les gestes participent à des « techniques du corps 8 ». Comme le rappelle Vincent Broqua dans son article sur Charles Bernstein, Stacy Doris et Robert Grenier, ces techniques sont « des mouvements et des positions qui ne retiennent pas l’attention parce qu’ils sont apparemment communs ou ordinaires 9» et ajoute, en référence à Marcel Mauss qu’elles « correspondent […] à ce que l’on fait dans la langue quand on se crée un idiome : on s’invente un langage à soi fait de techniques singulières 10». Ces techniques qui relèvent sans doute plus de l’anthropologie que de l’esthétique à proprement dire, certains poètes comme Heidsieck11 ou Jean-Jacques Viton12 les ont répertoriées allant même jusqu’à proposer des descriptions phénoménologiques du relâchement du diaphragme, des contractions musculaires lors des lectures.  Ainsi, en partant des hypothèses avancées par Broqua, je souhaiterais montrer dans cet article comment ces « techniques du corps » permettent non seulement de réfléchir à la disposition corporelle des poètes mais aussi d’observer une « re-physication de la pensée ». Cette re-physication, expression que j’emprunte à Philippe Beck, est une expérience du corps qui réactualise à un temps différé l’expérience d’écriture où « le poème se réinvente et s’élucide par la voix 13». Cette opération répond en effet à trois lois progressives : « la physication » (« le corps doit se remontrer dans le sens et comme lui, pour dire et prouver la physique d’une pensée 14» ; « la réflexion » (une manière de faire revivre l’expérience d’écriture) et enfin « l’explication » (une interprétation du texte a lieu par la lecture). Ainsi en interrogeant ces trois paramètres, il ne s’agira pas dans cet article de penser « le corps » comme lieu d’une intériorité, d’une psychologie ou d’une nature – approche qui impliquerait un retour vers une conception organiciste-lyrique du corps contraire à l’ethos de ces pratiques – ni d’offrir une simple description de la syntaxe corporelle chez quelques poètes français contemporains, mais plutôt de s’interroger sur la manière dont ces techniques permettent de révéler une physique, une réflexion et une explication du poème. à partir de trois exemples distincts, et suivant une approche diachronique, trois axes seront envisagés : « la dramatisation du corps de l’écrit » chez Christian Prigent, « la dissociation du corps et du texte » chez Christophe Tarkos et enfin le rapport « corps et technologie » chez Anne-James Chaton.

Christian Prigent : la dramatisation du corps de l’écrit

3Figure emblématique de l’avant-garde des années 1970, auteur de nombreux romans, de poésies et d’essais, Christian Prigent fonde avec Jean-Luc Steinmetz la revue TXT au tournant des années 1970. La poétique de cette revue s’inscrivait dans l’héritage du Textualisme de Tel Quel et s’intéressait aux « grandes irrégularités de langage », aux inventions de formes carnavalesques allant d’Antonin Artaud à Denis Roche en passant par Raymond Queneau, James Joyce ou Andréi Biely, pour n’en citer que quelques-uns. Elle fondait sa « politique » sur le principe de textes jugés a priori « illisibles » et qui déconstruisaient les fondements de la rationalité occidentale et les repères habituels de lecture. Comme l’affirme Christian Prigent au sujet de TXT, « c’était surexcité, grossier, obscène, maladroit, cuistre, mal embouché, arrogant15 ». Les textes de Christian Prigent sont eux aussi des mises en œuvre de cette non-transparence du langage, de cette négativité, de cette violence où langue et corps s’affrontent. Ainsi dans « Une leçon d’anatomie16 », un texte figurant dans l’ouvrage Écrit au couteau, accompagné de planches médicales anciennes de corps disséqués, les poèmes qui encadrent ces illustrations ne relèvent pas d’une fonction ekphrastique, illustrative ou paraphrastique, mais fonctionnent comme un espace d’expérimentation formelle, un moyen de trouer le corps de la langue en prenant le corps pour objet :

Scie des troncs,
Torsion.
 
Bras cassé.
Bras trop court
  
Porc, scion d’crâne,Nuque arquéeCasqué cul– Dehors les corps !
  
Vers l’exigu, !
le boyau
   
qu’enfile ma sœur
  
la peur17.

4Disposé en strophes irrégulières, le poème se construit à partir d’éléments hétérogènes faisant clairement référence au corps et à la thématique classique des membra disjecta. Mieux, le poème entretient non seulement un rapport direct avec la matérialité sonore (homophonies, écholalies, anagrammes, paronomases, paronymies, inversion ou polyptotes comme autant de figures pour trouer la langue par effets de contaminations, de greffes, d’accrétions) mais aussi avec la matérialité graphique du poème (la scission du vers, le bras cassé). D’un côté une décomposition du mot en syllabes, de l’autre un travail de recomposition prosodique. Pourtant un élément inattendu, fonctionnant ici comme l’indice d’une subjectivité ironique (critique), vient interrompre cette cascade : la présence d’une voix, d’une injonction appelant à un « dehors » plutôt qu’à un dedans, le vœu d’une profération du langage. Dans un texte important intitulé « La voix-de-l’écrit18 » portant sur la lecture publique, Prigent insiste sur l’importance de la voix lors de la lecture de ses textes, et sur ses opérations d’écriture en rapport avec le corps :

Un certain emportement s’impose souvent quand on s’essaie à lire autrement que de façon expressionniste ou oratoire : la vitesse dénaturalise la voix, empêche la consistance des effets d’expression, jette la performance vocale dans un rythme où ne consiste plus que la dimension vocale elle-même […] à l’inverse : rétention du débit vocal : lâcher la langue sous pression, avec sa passion […] Faire entendre quelque chose de l’incarnation et de la difficulté verbale en rentrant au maximum la voix, tous orifice bouchés, diaphragme noué, corps tassé et plié pour lancer l’expression verbale à partir de ce blocage et de cette surdité : raidi et tronçonné, l’autre corps, le corps écrit19.

5Prigent semble à première vue prendre à contre-pied la doxa et la politique des auteurs proches de Tel Quel selon lesquelles la littérature devait s’émanciper de la voix, jugée linéaire, associée à une présence et une tradition logocentrique, au profit de l’écriture. De plus, comme le souligne Bobillot, cet intérêt pour la voix, le souffle et le rythme se distingue des intérêts de ceux prônant « la poésie sonore », « la lecture silencieuse » ou « théâtralisée » en ce sens que Prigent ne cherche ni à faire sortir le poème de la page, ni nécessairement à le confiner à son espace feutré. La lecture n’est ainsi pas une sortie du texte vers la scène ou une mise en scène spectaculaire, mais une manière de rendre palpable la scène de l’écriture : « scriptotextes » plutôt que « vocotextes20 ». Cette distinction en suggère une autre. La lecture publique brise la conception substantialiste de la voix comme expression d’une intériorité puisqu’elle rejette toute dimension psychologique. Ce qu’elle met en scène, ce n’est donc pas la voix naturelle, ordinaire, socialisée, intime ou privée, mais l’autre, c’est-à-dire la voix « écrite », anonyme, dé-subsantialisée et dé-psychologisée.

6Dans une vidéo-lecture21 disponible sur le site P.O.L., et portant sur l’ouvrage Une phrase pour ma mère, cette relation entre voix et écriture se précise dans la relation au corps. Le dispositif de la lecture est somme toute classique : une chaise, une table, un micro. La chaise et la table établissent une première homologie avec l’acte d’écrire. Le corps assis n’est ni tourné vers le public, ni face à lui, c’est-à-dire dans une posture d’action ou d’illocution directe, mais recroquevillé sur lui-même de sorte à neutraliser le pathos. Comme l’indique Prigent dans une récente interview : « ce n’est pas d’abord face au public que je me sens placé. Je suis posé face à mon texte (ce pourquoi je lis assis, nez sur la feuille). D’une certaine manière, c’est à la hauteur du texte que je dois être, c’est lui que je ne dois pas décevoir22 ». Le texte est donc le référent, réalité première, et la lecture publique ne cesse en effet de rendre compte de ce travail – par ratages, erreurs, faux départs – mais aussi de faire gonfler la langue en volume sonore et de rendre perceptible la « profération », les vibrations de la gorge, du nez, du souffle diaphragmé. Mais c’est bien ici la main qui joue une fonction essentielle dans ce processus. Le geste de la main, partagé aussi par Guyotat et plus récemment par Simon Alloneau23, alterne entre « supination » et « pronation »24 puisque le radius tourne autour de son axe longitudinal de sorte que la paume de la main s’oriente antérieurement (la paume en avant) et que le dos de la main s’oriente postérieurement (le dos de la main regarde derrière). Cette main n’est donc pas la main qui écrit mais la main qui rythme, donne la scansion du texte. Elle le sculpte et lui donne corps. Comme l’explique Paul Zumthor, les codifications gestuelles jouent un rôle crucial dans la réception d’une œuvre, elles relèvent d’une fonction cognitive : « Un certain modèle gestuel (souvent strictement codé) fait partie de la compétence de l’interprète et contribue à créer chez l’auditeur les conditions psychophysiologiques de la participation25 ». La lecture publique chez Prigent serait donc plus une affaire de « corps du texte » que de « langage du corps » avec ses articulations, heurts et malaises. Si la lecture peut paraître parfois spectaculaire, ce qui est livré au spectateur c’est le malaise du corps aux signes, l’asphyxie, l’obstacle à travers lequel « voix et pensée » se frayent un passage. Cette voix verbalise l’expérience du monde autrement que par la voix subjective, elle ouvre sur un réel qui met en branle le chaos, saisit la conscience de la fuite du présent. En proposant le paradoxe par lequel la profération sonore permet à la fois d’atteindre quelque chose d’essentiel dans l’écrit et en même temps de figurer son chaos, son vide ou son silence, Prigent nous permet de penser que ce qui est réellement dramatisé, ce n’est pas le corps en tant qu’entité matérielle mais le texte lui-même dans sa lutte déchaînée avec l’univers des signes, c’est-à-dire le texte comme trace écrite, phonique, rythmique. On voit donc ici comment le corps participe de cette re-physication de la pensée, puisque la lecture illustre une certaine spontanéité de l’acte d’écriture, permet de rendre palpable le travail d’écriture et fournit une interprétation – ce que Prigent appelle « un dessin stylistique » – c’est-à-dire un tracé dont la préoccupation première est de refléter l’autonomie physique du poème.

Christophe Tarkos : dissociation du corps et du texte

7À l’inverse du paradigme de la « voix-de-l’écrit » ou de certains modèles expressifs et spectaculaires associés à la « poésie en chair et en os » (Julien Blaine), s’est développé au début des années 1990 en France un autre modèle qui ne mettait l’accent ni sur la condensation expressive de la trace écrite ni sur la dramatisation du corps, mais au contraire sur une volonté de dissocier le rapport corps/texte26. Ce type de lecture qui prônait une sorte d’horizontalité atonale, de langue prosaïque, trouve notamment son illustration dans le travail de Christophe Tarkos. Ce poète a joué un rôle majeur dans la reconfiguration du champ poétique des années 1990 et a occupé la scène de la performance en France et ailleurs, multipliant interventions et lectures, comme le suggère la récente publication de L’Enregistré édité par Philippe Castellin27, un volume comportant les transcriptions de ces performances accompagnées d’un DVD. À cette époque, le surmoi esthétique français se réduisait à deux tendances : d’un côté le retour du lyrisme, d’un autre la permanence de ce qu’Olivier Cadiot et Pierre Alferi ont appelé avec humour « la tête de Queneau sur le corps d’Artaud28 », à savoir le modèle de TXT. Dans un des premiers numéros de sa revue RR, Tarkos édictait son programme poétique selon les termes suivants : « nous allons au-delà du mutisme, nous/dépassons le mutisme, pour atteindre le faire/face […] cela est le premier/mouvement littéraire d’après d’au-delà du/mutisme29 ». Si cette approche refusait le babil-glossolalique, elle s’insurgeait aussi contre le « degré zéro de la lecture » pratiqué par certains poètes comme Anne-Marie Albiach, associés à « la modernité négative », prônant une voix blanche, absente, une poésie épurée, ascétique. Entre le cri et le silence, Tarkos préfère la transformation d’un langage dans un flux continu, parfois monocorde, atone, objectiviste, pince-sans-rire. Prenons ici l’exemple de la performance : « Tambour & Tombola » (1997, cipM) disponible dans le volume L’Enregistré30 :

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8Contrairement au système classique de la transcription du discours, développé par exemple par l’analyse conversationnelle et qui reproduit la rétroaction, les ponctuants du discours, les tours de parole mais aussi les réparations et l’ouverture, ici Philippe Castellin se réfère à un système assez rudimentaire qui ne rend pas compte des différences de ton ni du débit ou de la durée. La lecture permet cependant de repérer des marqueurs essentiels de l’improvisation et des structures du « parlé », comme par exemple, les problèmes de dénomination et de reformulation, les pannes lexicales ou les répétitions à l’intérieur d’une même unité macrosyntaxique etc. Quand bien même on serait en droit de supposer qu’il s’agit ici d’une semi-improvisation en termes de représentation, cette pratique établit une dissociation du corps et du texte. Elle indique tout d’abord une volonté de prendre la parole mais surtout le choix conscient de ne pas se référer à l’écrit comme convention du poétique et plus largement au modèle du « texte ». Ensuite, l’improvisation, cet acte contingent fait d’hésitations, de maladresses et d’erreurs, accompagné ici d’un comique proche d’un Fernand Raynaud ou d’un Raymond Devos, produit un écart avec ce qui est institutionnellement reconnu comme identifiable à « la poésie » : Tarkos remplace « l’oral » par le « parlé », « l’artifice » par le « naturel ». Ce faisant, l’improvisation résiste à la publication et Tarkos s’est longtemps insurgé contre la transcription de ses performances. Certes, le poétique naît au sein de ces hésitations, de ces espacements tonals qui creusent, reflètent ou interrompent le discours, mais ces discontinuités en réalité révèlent une conception des enjeux du langage et des mécanismes de la pensée :

J’écris sur la lecture pour qu’en lisant on sache que c’est un texte sur ce que l’on est en train de faire puis je lis à haute voix ce que j’ai écrit ou ce que je n’ai pas encore écrit qui me traverse la tête pour faire ce qu’un texte fait sans l’écrire, mais cela seulement lors d’une lecture publique à haute voix où je ne suis pas obligé de lire alors je ne parle pas de la lecture, je lis dans ma tête sans feuilles31.

9Cette dissociation entre corps et texte relève d’un processus de pensée particulier : le discours n’émerge ni d’un ensemble de règles prédéterminées ni d’une réalité matérielle, qu’elle soit textuelle ou corporelle, mais du mental (de la « tête », « je lis dans ma tête »). Tarkos rejette ainsi la présence du texte matériel suggérant que le travail mental est analogue aux mécanismes d’un texte (« la tête pour faire ce qu’un texte fait sans l’écrire », « je lis dans ma tête sans feuille »). Ce « dire » sans « lire » suggère une scission entre le corps et le texte et montre que ce que met en jeu la lecture ce n’est pas une interrogation entre un intérieur et un extérieur ou un dehors, mais un dialogue immanent avec soi-même. Ce dialogue cependant n’est ni le signe d’une endophasie ni la réactivation de l’automatisme surréaliste, modèle qui suggérerait un retour vers une intériorité ou un au-delà intangible. Comme l’automate spirituel de Spinoza, Tarkos montre que les idées diffèrent de la conscience psychologique puisqu’elles obéissent à une certaine autonomie qui a sa cause au sein de la pensée32 :

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10Cet automate spirituel, en opposition à la définition traditionnelle d’un processus mécanique, révèle le devenir de la pensée (« je me mets là et je parle, une improvisation se fait »). Le poète rend palpables, lors de la performance, des conditions de genèse sensuelle de la pensée. Ici le mot « impression » peut être compris de deux manières : d’un côté, il reflète métonymiquement une image de la pensée où la sensation est un stimulus antérieur au langage ; d’un autre côté, il implique que la réalité est perçue seulement comme « impression », c’est-à-dire comme surface sans profondeur du présent, sujette à un devenir (« une impression devenue une improvisation est devenue un texte »). Ce que révèle cette approche c’est une certaine manière d’articuler sensation et pensée, une manière de s’auto-émouvoir (auto-maton). Mais elle révèle aussi que la pensée suit ses propres lois et modes spécifiques d’action, indépendamment de toute réalité matérielle extérieure. Cette visée inscrit ainsi la parole comme l’indice d’une réflexivité jubilatoire d’une pensée parlée rendue sensible à voix haute.

Anne-James Chaton : corps et technologie

11Si l’exemple de Tarkos démontre une volonté de détacher la voix de l’écrit en mettant l’accent sur l’usage de la « voix parlée » plutôt que sur la « voix orale », qu’en est-il alors lorsque le corps est capté par la technologie et la voix transformée ? Anne-James Chaton, qui refuse le qualificatif de « poète sonore », est un artiste polymorphe dont le travail explore les territoires limitrophes où les genres et media se côtoient, se mêlent ou s’opposent. Il est l’auteur d’un roman, de nombreux recueils de poésie, de pièces sonores et visuelles et collabore régulièrement avec des musiciens33. En effet depuis 2003, Chaton a effectué plusieurs premières parties du groupe de free rock hollandais The Ex, avec lequel il a, par la suite, enregistré l’album Turn et publié un livre-CD aux éditions Al Dante. En 2004, il a entamé un projet associant texte, image, guitare et son électronique avec Andy Moor, Yannis Kyriakides et Isabelle Vigier. De son propre aveu, Chaton reconnaît avoir été impressionné par les travaux de Georges Perec portant sur l’infra-ordinaire, mais aussi et surtout par Heidsieck et son poème « Qui je suis en 1 minute » (1967) dans lequel le poète sonore, en toute hâte, se met à lire son permis de conduire, sa carte d’immatriculation de la sécurité sociale, sa carte nationale d’identité etc. Chaton partage avec le chantre de la poésie d’action cette pratique d’écriture qui consiste à ponctionner des artefacts dans le monde contemporain ainsi que le montage sériel au magnétophone qui permet de mettre à distance le pathos expressionniste tout en rendant perceptibles les modes d’engendrement des pièces sonores34. Alors que les premiers poètes sonores tentèrent de sortir du graphocentrisme et du « Texte » pour développer une écriture asémantique, Chaton, quant à lui, travaille dans le sillon d’Heidsieck, à la récupération de « documents » ou à l’élaboration de documents poétiques35. Ce faisant, il entreprend d’étendre ces documents à d’autres outils d’écriture, qu’ils soient musicaux, radiophoniques ou électroniques : « par exemple, pour Événements, j’ai choisi un très mauvais micro de basse intensité parce que je savais qu’avec ce type de micro cela créerait des bruitages dans le son et par la suite des beats. Donc je les utilise comme le ferait un auteur. Les micros sont comme des stylos36 ».

12Cet acharnement à faire ce qu’il ne faut pas faire en matière de communication ou de « bon usage », permet à Chaton d’inventer dans Événements 9937 une technique de superposition à partir du croisement de deux types de textes différents : l’un pré-enregistré et synchrone avec la lecture, l’autre destiné à la lecture « en live » où Chaton, debout, tient bien visiblement les feuillets dactylographiés devant le visage38 comme dans Événement n°139. Ce dispositif que Bobillot appelle « lecture-diffusion, action » fait coïncider d’un côté la poésie scénique (voix/action) et de l’autre la poésie enregistrée (voix/technologie)40, la voix organique et la voix technologique, mais aussi et de surcroît établit une différence entre le corps et la machine, le vivant et le non-vivant, l’organique et le mécanique, l’authentique et la médiation, la présence et l’absence. S’il y a donc d’un côté une volonté de rendre audible la voix comme telle, il y a aussi un refus d’un naturalisme de la voix qui se caractérise par une volonté d’étendre les capacités sonores de celle-ci par un jeu de techniques et de modulations. Du côté de la « voix organique », la diction de Chaton se rapproche davantage de celle de Jacques Donguy et rappelle la neutralité de certaines pièces sonores de Michèle Métail41. Du côté de la « voix technologique » s’opère une recontextualisation de la voix (réverbérations, cut and splice, remix, transformation de la voix…) qui permet de repenser les rapports entre corps et technologie. En effet comme l’affirme Miriama Young, « la voix comme objet sonore abstrait est exploitée et contrôlée, mise en boucle, coupée, reconstituée à travers le montage, re-cadrée ou recontextualisée […] le corps, maintenant, éradiqué, devient flottant, suspendu […] Là, la voix existe seulement comme objet abstrait, un échantillon42 ». Cependant, dans son refus du spectaculaire – le corps hiératique – Chaton ne cherche pas à créer un effet de rotation, de chute libre ou d’extase comme Heidsieck, mais à montrer que l’apparente distinction entre la « voix organique » et la « voix technologique », c’est-à-dire entre deux « corps », révèle un rapprochement essentiel. En effet, dans Événement n° 1, la voix pré-enregistrée scande quatorze fois le slogan « Washington dérape » avant de délivrer l’énoncé intégral « Washington dérape en Iraq » ; la « voix organique », quant à elle, en continu, dresse l’inventaire des traces de l’ensemble des échanges économiques réalisés par le sujet. Cette différence entre d’un côté le « corps géopolitique international » et de l’autre le « corps économique », entre la « macro-histoire » et la « micro-histoire » (à la fois le plus intime et le plus banal), révèle l’image d’un sujet pris dans le flux transactionnel et globalisé de la prose du monde. Olivier Quintyn y voit, à juste titre, l’indice « d’un marxisme mélancolique », où « la césure entre le sujet-économique, réduit à l’état de consommateur/producteur privé, et le sujet acteur/producteur d’une Histoire […] se fait de plus en plus incomblable43 ». Pourtant, au-delà de la traçabilité de l’individu, quelque chose de plus fondamental se joue ici dans le rapport entre corps/voix et écriture. En lisant dans la voix organique des énoncés tels que « I lettre « orangeTM – LG 2-25.06.09 LA POSTE- 91 EVRY CTC – CI 027 TF 5158162/482 2xHNS 69 T 102088 », Chaton montre d’abord que la raison d’être de l’écrit n’est pas d’être le reflet de la parole. Ainsi, il ne s’agit pas de rendre compte d’une monstruosité stylistique de l’écrit, mais plutôt de rendre audible le surgissement d’une voix inouïe au sein de la voix « organique », c’est-à-dire d’oraliser des énoncés qui ne correspondent à rien dans la langue parlée. Ce faisant, la « voix organique » évacue « la présence » au sens métaphysique du terme, la jonction entre phono-logos-présence, puisqu’elle rend palpable pour la première fois, l’irruption du signe (l’expression) et de l’indice (la trace) dans leur singularité. En ce sens, la voix n’échappe pas à la logique du supplément : la parole prononcée et la voix sont une écriture qui s’écrit de part en part où les signifiants sont produits par une différenciation interne mais « inscrite » en eux, différences de différences. Mais la « voix technologique » révèle autre chose : elle abolit d’abord – et cela à un autre niveau – le mythe de la présence. Comme l’affirme Young, « intégrée par la machine, la voix n’est plus la voix comme telle – elle est le son de la machine, opérée par des entités vocales mécaniques44 ». Ensuite, elle permet de penser le déplacement entre « la voix orale » associée à l’écriture et « la voix sonore », voix qui se réinvente, s’altère sans cesse par l’infini jeu des modulations, hauteurs et vibrations (« le devenir sonore de la voix commence dès l’équalisation. Les sifflantes de la langue percent différemment l’oreille dès lors qu’elles sont écrites en High, Mid, Low, en Hz et Db45 »). Cette tension entre deux matérialités de la voix invite à repenser la physicalité expressive et communicative de celle-ci en évacuant tout signifié ontologique, solipsisme ou transcendance.

Conclusion

13Ainsi, dans cet article, j’ai tenté de montrer trois formes de « rephysication de la pensée ». Entre codification et invention, rituel et accident, spontanéité et contrainte, s’inventent des gestes, des postures – des techniques – propres à chaque poète où le corps joue le rôle d’une « opération de transmission 46». Ces lectures montrent que la relation entre le corps et le texte est complexe : dans le premier cas, le corps n’est pas le véhicule d’un langage du corps, mais plutôt un moyen de faire surgir le corps de l’écrit, l’obstacle au travers duquel voix et pensée se frayent un passage ; dans le deuxième cas, il s’agit de détacher le corps du texte pour laisser place à l’improvisation comme indice d’un devenir de la pensée du poème ; dans le troisième cas, l’interaction entre corps et technologie permet de repenser le rapport entre présence et conscience au travers d’une réflexion sur la voix. Ces trois modèles participent différemment d’un mode de lecture physique qui vient reconstituer ce qui se joue dans le mouvement de toute écriture. Qu’elle soit textuelle, mentale ou sonore, elle traduit une expérience commune que le corps reconstitue et complète indéfiniment.