Colloques en ligne

Dominique Viart

L’archive substitutive. Poétique de l’approximation historique

À la mémoire de Michael Sheringham

1Le recours à l’archive est devenu depuis quelques décennies une pratique très soutenue en littérature française [1]. On en situe relativement précisément les premières manifestations au cours des années 1980 lorsque nombre d’écrivains se sont détachés du programme expérimental des avant-gardes pour renouer avec une écriture plus ouverte sur le monde. Abandonnant l’esthétique « intransitive », décrite par Roland Barthes [2], ceux-ci se sont penchés à nouveau vers des réalités extérieures, dans des œuvres que l’on pourrait dire « transitives » [3], id est : qui abordent des objets extérieurs à elles-mêmes. Mais en renouant ainsi avec ce que les linguistes ont nommé le « référent », ces écrivains se sont interrogés sur les formes de sa présence dans le texte. La critique moderne avait en effet suffisamment mis en évidence les illusions et les impasses de la représentation réaliste pour que l’on ne puisse y revenir sans difficulté. Le réel n’est pas un donné immédiat, c’est une construction, à laquelle l’archive contribue. Y faire référence dans le corps même de l’œuvre permet de prendre une certaine distance avec la mimesis : c’est questionner les modalités de notre rapport au monde.

2Une seconde raison concourt à expliquer la présence insistance de l’archive dans les œuvres contemporaines. Les dernières décennies d’un siècle finissant se sont retournées vers le passé. On ne compte plus les romans et récits consacrés à la Grande Guerre, à la Seconde Guerre mondiale, à la Shoah, plus récemment à la période coloniale et à la décolonisation. Or le roman historique, traditionnellement employé lorsqu’il s’agit de faire littérature de l’Histoire, ne satisfait plus l’esprit contemporain, plus soucieux d’exactitude que d’introduire du romanesque dans les événements [4]. Une grande partie de la littérature de ces dernières années s’est souciée de savoir ce qu’il en était du passé, de comprendre comment celui-ci nous apparaît, quelles traces nous pouvons en désenfouir, y compris en investiguant dans des zones demeurées obscures. L’influence des travaux de Michel Foucault et plus encore des recherches d’Arlette Farge [5] est considérable sur la production littérature contemporaine [6]. Ce tropisme délimite un espace littéraire d’autant plus vaste qu’il ne concerne pas seulement récits et « non-fictions », lesquels délibèrent de témoigner de ce qui est ou de développer une enquête sur ce qui fut, mais également un certain nombre de romans qui trouvent dans la constitution d’archives fictives un dispositif narratif fructueux, susceptible de relancer l’imaginaire. Pour n’en donner qu’un exemple, l’écrivain Alain Nadaud, qui prône justement le développement d’un « nouvel imaginaire » [7], invente dans plusieurs de ses romans des archives apocryphes autour desquelles se construit toute une investigation [8].

3Déplaçant quelque peu la question dans le large domaine ainsi ouvert, je m’intéresse à cette présence des archives dans le texte littéraire non pour les confronter à la réalité effective des archives convoquées, ni même pour réfléchir à ce que peut être une « fiction d’archive », mais afin d’interroger, dans un jeu de va-et-vient entre Histoire et littérature, un recours un peu singulier à l’archive, lorsque celle-ci n’est pas requise pour informer sur ce dont elle témoigne, mais pour tenir lieu d’une information absente. C’est ce que je propose d’appeler « l’archive substitutive ». Mon propos voudrait ainsi ouvrir une réflexion sur la notion d’approximation, en la dégageant des connotations fortement péjoratives que traîne parfois avec lui ce terme appliqué à des questions scientifiques. J’envisage ainsi une pratique commune à certains écrivains et à certains historiens, dans un champ intellectuel qui demeure fortement marqué de dichotomie même si nombre de travaux se sont attachés ces dernières années à en réduire les divisions. Dans ce champ qui distingue, et souvent oppose, histoire et fiction, ou encore preuve et rhétorique, document et description, evidence et evidentia, l’approximation me paraît en effet relever à la fois de ces notions contraires. Elle permet d’élargir les réflexions sur les relations qui se nouent entre histoire et littérature, indépendamment des questions déjà largement débattues de leurs objets communs, de leur commune pratique de la narrativité et de leur recours partagé à la rhétorique et à l’ekphrasis.

La méthode de l’approximation

4L’approximation est une approche. C’est aussi une méthode. J’en retiens ici le sens mathématique, qui désigne « un calcul par lequel on approche d’une grandeur réelle sans y parvenir rigoureusement » [9]. Ainsi, exemple bien connu, de la valeur de π. L’approximation est également une autre manière de nommer ce que l’historien Jacques Revel appelle connaissance « indirecte » et « conjecturale » dans la préface qu’il donne à la traduction française du livre de Giovanni Levi, L’Eredità immateriale, en français Le Pouvoir au village [10] : lorsque l’objet ou l’événement étudié par l’historien est peu ou mal documenté, celui-ci doit en effet recourir à d’autres méthodes, solliciter des archives et des témoignages qui n’ont pas de liens directs avec cet objet ou cet événement. Dès lors, son approche ne se fait plus – ou pas seulement – à l’aide de documents et d’archives qui le désignent directement, mais de manière oblique ou approchée.

5Il en va de même dans un certain nombre d’œuvres littéraires qui se refusent à construire de toutes pièces, par le seul truchement de l’appropriation imaginaire ou de l’invention fictive, un événement historique, une vie ou un épisode biographique, mais cherchent au contraire à en reconstituer les éléments à la faveur d’une entreprise qui conjoint travail d’enquête et travail d’écriture. Quiconque s’est un peu intéressé à la production littéraire contemporaine sait combien de tels livres sont aujourd’hui nombreux. Ils constituent un ensemble, disparate certes, mais insistant, que, pour les distinguer de la forme bien connue du « roman historique », j’ai proposé de nommer « romans historiens » [11]. Ce sont en effet des romans et des récits dont la structure narrative, de type archéologique, remonte du présent vers le passé, et restitue l’enquête, telle qu’un historien pourrait la conduire, au lieu de dérouler linéairement la reconstitution chronologique de l’épisode visé.

6On sait – cela a désormais été largement commenté – à quel point ce type de textes s’intéresse aux archives. « Archives » ou « documents », d’ailleurs, car la littérature est moins scrupuleuse que l’Histoire sur cette distinction notionnelle. L’inventaire serait long de ces boîtes de correspondances (Jean Rouaud, Les Champs d’honneur, 1990), de ces cartes postales (Claude Simon, Histoire, 1967), articles de journaux (Patrick Modiano, Dora Bruder, 1997), photographies (J.M.G. Le Clézio, L’Africain, 2004), herbiers (Olivier Rolin, Le Météorologue, 2014) et autres lettres, cahiers, carnets… qui suscitent des investigations, des enquêtes, des récits et restitutions de tous ordres. Or parmi ces textes, certains mettent en œuvre, à leur manière, une poétique de l’approximation également pratiquée en histoire – et l’on peut être surpris de certaines similitudes parfois très étroites entre les deux disciplines, alors que l’une relève de la littérature et l’autre d’une démarche scientifique.

7En Histoire, l’approximation tente de répondre au défi que constitue l’absence ou le défaut de documents et de traces tangibles d’un événement ou d’un individu dont on se propose de restituer le parcours biographique. Patrick Boucheron y recourt lorsqu’il s’affronte, dans Léonard et Machiavel [12], à l’énigme d’une rencontre dont rien ne témoigne. Les lieux – ce qu’on en sait, ce qu’il en demeure – où ces deux hommes se tinrent ensemble durant quelques mois, seront cette première approximation : « les lieux parlent », écrit Boucheron en tentant de « reconstituer les gestes et les postures » et « complétant avec quelques touches de vraisemblance […] ce que la postérité nous a laissé en miettes » [13] (p.24). De même Alain Corbin, qui s’est donné comme objet Louis-François Pinagot, sabotier du Perche, personne inconnue choisie au hasard et qui n’a pas marqué l’histoire de son empreinte, doit-il « décrire tout ce qui a gravité, à coup sûr, autour de l’individu choisi », individu dont il ne sait à proprement parler à peu près rien, sinon quelques éléments de maigre facture. « Autour » dit ici la méthode mise en œuvre, qui restitue « l’entourage » et les « ambiances » [14] : « l’horizon spatial et temporel », la forêt de Bellême, le « cadre familial, amical, communautaire » [15]. Corbin documente en effet l’ignorance dans laquelle nous sommes de cette vie grâce à ce que les archives peuvent lui apprendre des milieux et conditions dans lesquelles l’existence de ce sabotier se déroula, ou celles de ceux qui entourèrent Pinagot, dans le temps et l’espace proches : famille, communauté villageoise, autres sabotiers, autres forestiers, et qui laissèrent parfois plus de traces que lui. Cette technique est au principe même de la micro-storia : « Il est remarquable que le rapport entre la dimension microscopique et la dimension contextuelle soit devenu […] le principe organisateur de la narration » [16], écrit Carlo Ginzburg. Et ce non pas (ou pas prioritairement) parce que la première serait emblématique de la seconde – l’illustrerait ou la révèlerait en quelque sorte – ni simplement parce que la première s’éclaire de la seconde, mais parce que la seconde permet de connaître la première, a fortiori lorsque cette connaissance doit affronter un déficit documentaire.

8Cette méthode de l’approximation est encore celle de Natalie Zemon Davis dans son étude du Retour de Martin Guerre [17]. L’historienne dispose certes du mémoire du juge Jean de Coras qui condamna l’usurpateur d’identité qui s’était fait passer pour Martin, et de l’Admiranda historia de Le Sueur, mais évidemment cela ne suffit pas, et elle aussi doit élargir son enquête à d’autres documents, moins directement liés aux protagonistes de cette affaire : « Quand je ne réussissais pas à retrouver mon homme (ou ma femme) à Hendaye, Sajas, Atigat ou Burgos, j’ai fait de mon mieux pour découvrir à travers d’autres sources le monde qu’ils avaient dû voir, les réactions qui avaient pu être les leurs » explique-t-elle [18]. Elle a certes bien conscience d’excéder la rigueur de la référence documentaire, mais justifie ce « pas au-delà » par la cohérence même de son approche : « ce que j’offre ici, ami lecteur, est en partie une invention, mais une invention canalisée par l’écoute attentive du passé » [19].

9Ce qui vaut en Histoire, surtout pour des époques lointaines ou des trajectoires mal documentées, est aussi pratiqué en littérature quand l’écrivain ne se satisfait pas de reconstituer imaginairement ni de rêver un trajet, mais tente d’en fournir une version aussi proche des faits que possible. Exemple canonique : Patrick Modiano qui s’efforce grâce à de semblables approximations de retrouver quelques traces de Dora Bruder [20]. Comme Boucheron (il faudrait plutôt dire Boucheron comme Modiano, pour respecter la chronologie), l’écrivain restitue les lieux fréquentés par Dora : quartier, hôtels meublés, rues, pensionnat, square. Comme Corbin, même si c’est de manière moins systématique, il recueille des informations au sujet de la famille de Dora, de sa communauté, des autres élèves du pensionnat qu’elle fréquentait. Je pourrais convoquer d’autres exemples, moins célèbres sans doute, mais très semblables dans leur enquête, comme Le Météorologue, d’Olivier Rolin [21], qui cherche à réunir toutes les informations disponibles autour d’Alexeï Féodossiévich Vangengheim, météorologue et stalinien convaincu, déporté cependant aux îles Solovki en 1934, où il mourut – et dont ne restent que les dessins et herbiers qu’il envoya à sa fille Eléonora durant sa captivité. L’écrivain prétend ainsi « raconter aussi scrupuleusement qu’il a pu, sans romancer, en essayant de s’en tenir à ce qu’il savait » [22], mais lui aussi a besoin d’élargir le champ de son investigation pour nourrir un récit trop lacunaire.

10À chaque fois, dans chacun de ces exemples, l’information collectée ne documente pas l’événement ou le trajet biographique envisagé, mais elle le cerne. Elle l’entoure d’un savoir dans les rets duquel l’écrivain ou le chercheur tente d’enserrer son objet, selon des approches que l’on pourrait dire concentriques. La relation qui s’établit alors – que l’écrivain et l’historien établissent eux-mêmes – entre les documents et l’événement étudié est d’ordre métonymique. En élargissant l’enquête, l’écrivain comme l’historien fait venir à lui les pièces qui viendront éclairer par défaut les épisodes demeurés sans traces.

De la métonymie à l’analogie

11La métonymie ne relie toutefois que plus ou moins étroitement l’objet et l’information. Dans la préface qu’il accorde à son ouvrage, Carlo Ginzburg note ainsi que « la tentative de Natalie Zemon Davis, s’efforçant de combler les lacunes grâce à une documentation d’archives toute proche dans le temps et dans l’espace de celle qui s’est perdue ou ne s’est jamais matérialisée, n’est qu’une des nombreuses solutions possibles » [23]. Il en est donc d’autres. Mais l’historien glisse immédiatement à une critique de l’invention sans développer ces autres « solutions possibles ». Or, entre l’approximation métonymique par constitution d’un « entour », qui produit des archives, des documents ou des informations indirects, et l’invention, existe un autre type d’approximation qui n’hésite pas à solliciter des documents parfois moins immédiatement légitimes. Les écrivains surtout y recourent volontiers, et la métonymie peut alors se distendre en allant chercher non d’autres documents historiques, mais des œuvres littéraires.

12Celles-ci peuvent toutefois s’avérer « documentaires » à certains égards, quand bien même ce sont des œuvres littéraires. C’est le cas du Vertige, premier volume de l’autobiographie d’Evguénia Ginzburg [24], auquel renvoie Olivier Rolin [25] pour imaginer comment son protagoniste a pu vivre son transfert en train vers le camp d’internement. Ou encore de Tout passe de Vassili Grossman [26], roman informé par l’expérience de l’auteur, plusieurs fois sollicité dans Le Météorologue [27]. La relation entre le sujet traité et l’archive substitutive est à la fois métonymique en ce que les auteurs ont vécu, au cours de la même période, des expériences proches de celles du météorologue évoqué par Olivier Rolin, et relation de similitude, ce qui à certains égards en renforce la pertinence. De même Patrick Deville a-t-il parfois besoin de Loti ou de Conrad pour se figurer les voyages de Yersin dans Peste & choléra [28] ou ceux de Savorgnan de Brazza dans Equatoria [29]. Le recours emprunte alors à des fictions et non plus à des témoignages personnels. Le lien se distend même quand, dans Rimbaud le fils, Pierre Michon emprunte à Hugo pour évoquer Rimbaud durant la Commune, « petit tambour en haut de la barricade [qui] mangea la soupe avec les misérables » [30], comme s’il s’agissait de Gavroche. Il s’agit alors moins de documenter une réalité dont nul n’est sûr que d’imaginer un événement qui contribue au mythe du poète.

13Or cette licence substitutive, qui cherche dans la bibliothèque de quoi décrire une scène dont nul ne témoigne, n’est pas l’apanage de la seule littérature. Les historiens aussi la partagent. Cherchant à compenser l’impossibilité radicale dans laquelle il se trouve de savoir comment s’exprimait Louis-François Pinagot, Alain Corbin se propose ainsi « d’entendre, en imagination, les échanges verbaux dans lesquels il baignait » [31]. L’historien établit alors dans un premier temps les « quatre circonstances [qui] s’offraient à [Pinagot] pour déployer son aptitude à la conversation » [32]. II substitue une nouvelle fois à son objet –­­­ la parole de Pinagot – ce qui se tient autour d’elle (circum-stare) ; mais cela ne suffit pas, et après avoir évoqué les vraisemblables « circonstances » des conversations de Pinagot, il en appelle à un texte de nature littéraire : des saynètes écrites par un abbé, l’abbé Fret, dans un almanach, Le Diseur de vérité [33], dont Corbin cite abondamment « Une veillée au Perche » et « Un dîner de famille ». Autre exemple, dans L’Ère du témoin, Annette Wieviorka, après avoir évoqué le découragement de « l’historien des Juifs de Varsovie » Jacob Shatzky, en appelle à un romancier, Adolf Rudnicki, pour dire « cette double disparition (du peuple juif et de ses lieux de vie) », considérant que « la littérature y parvient peut-être mieux qu’un récit historique » [34].

14Le même genre d’approximations substitutives se rencontre de manière encore plus soutenue dans Histoire des grands parents que je n’ai pas eus d’Ivan Jablonka [35] qui élabore une part du récit qu’il consacre à ses grands-parents, Juifs polonais réfugiés en France au moment des pogroms puis déportés à Auschwitz, à partir de mémoires écrits par des individus ayant eu des parcours similaires : « De l’état d’esprit de l’accusé [il s’agit de son grand père Matès], je regrette de ne rien pouvoir dire. Pour pallier cette lacune, j’aurais recours aux Mémoires d’un révolutionnaire juif de Hersh Mendel […] » [36]. L’approche se construit alors par extrapolations qui dessinent, par similitude ou par contraste, le parcours de Matès. De nombreux moments sans traces sont ainsi restitués par l’intermédiaire d’autres témoignages d’écrivains, qu’il s’agisse d’Isaac Peretz (p. 41 sq.), de Jean Amery (p. 123), de Manès Sperber (p. 180 sq.), d’Arthur Koestler (p. 92) ou encore du Sonderkommando Zalmen Gradowski (p.345). Comme l’écrit Carlo Ginzburg, « les procédés narratifs sont comme des champs magnétiques : ils provoquent des questions, et « attirent de possibles documents » [37]. Jablonka ne signale toutefois ces emprunts que d’une simple note, renvoyée en fin d’ouvrage, sans autre marque diacritique : l’absence de guillemets citationnels produit alors un effet de vérité certes plus fort, mais usurpé. C’est que l’emprunt n’est plus une citation : il tient lieu du récit absent, pratique envers laquelle les Historiens sont d’ordinaire plus réservés. Mais pas les écrivains : Pierre Michon est ainsi connu pour enchâsser dans ses livres des bribes de citations sans rien qui les identifie.

15Avec ce type de recours, on ne peut plus véritablement parler d’approximation par métonymie. Les références sollicitées (qui ne sont certes pas des archives, pas même toujours des documents), relèvent plutôt de l’analogie. À y bien regarder du reste, les substitutions précédemment convoquées reposaient déjà sur la conviction d’une analogie. Louis-François Pinagot, le sabotier de Corbin, devait vraisemblablement vivre sur les mêmes modalités que les autres sabotiers de son espèce, de sa région et de son temps. Ils étaient ses voisins, ses proches (métonymie), ses semblables (analogie). Dans « l’histoire au ras du sol », que j’ai déjà citée, Jacques Revel relève, parmi les méthodes développées par la recherche microhistorique : « des modes d’énonciation, des manières de citer, des jeux de métaphores » [38]. Le terme de « métaphore » cautionne la notion d’analogie, mais la formule vaut aussi parce que parce qu’elle met l’accent sur l’énonciation et les manières de citer.

16Dans les exemples que je viens d’évoquer en effet, l’approximation a donc subrepticement changé de nature (passant de la métonymie à l’analogie) et de fonction : elle ne relève plus de ce qui concerne l’établissement et l’accumulation des connaissances, mais de leur présentation. Elle n’est plus seulement un acte heuristique mais aussi un geste énonciatif. Jacques Revel écrit encore qu’il s’agit d’« un mode d’exposition qui contribue explicitement à la production d’un certain type d’intelligibilité » [39]. C’est dire, en d’autres termes, que le geste énonciatif peut lui-mêmes’avérer heuristique.

17Je voudrais y réfléchir pour terminer en traitant des références qu’écrivains et historiens font à des images en relation analogique avec leur objet. Arlette Farge disait dans son intervention lors de nos rencontres – mais elle n’a pas développé ce point – que « la lecture des archives produi[sait] des images mentales très vives ». Il faudrait savoir ce que sont ces images « mentales », et ce que l’historienne en fait. Indépendamment de ces suscitations imagées, elle-même en sollicite aussi de bien réelles : des tableaux de Greuze dans Effusion et tourment. Le récit des corps [40], de Fragonard ou de Chardin dans Le cours ordinaire des choses [41], ou encore, dans le même ouvrage, des « gravures urbaines représentant les rues et les marchés, les ponts et les bordsde Seine » qu’elle donne à voir par le truchement du présentatif : « voici l’encombrement essoufflé des espaces et des rives par lescoches et les carrosses, les animaux et les enseignes, les puisoirs et les outils,la paille et le regrat » [42]. Or ces tableaux, ces images allégués représentent une scène analogue à ce que l’historienne veut décrire et non la scène elle-même.

18Ils participent ainsi d’une approximation analogique, qui à la fois renseigne (fonctionne donc à la manière d’un document, voire d’une preuve) et exprime (fonctionne sur le mode de l’ekphrasis). De même, dans Histoire des grands–parents que je n’ai pas eus, Ivan Jablonka sollicite les photographies de Roman Vischniac pour décrire les « années crépusculaires » que traverse la Pologne à la veille de la guerre [43]. Il évoque également le camp d’extermination où parviennent ses grands-parents déportés grâces aux tableaux peints après-guerre par le peintre David Olère emportés dans le même convoi [44]. On peut certes considérer que le peintre et le photographe ont vu ce que Matès et Idesa ont vu (photos et dessins sont décrits mais non reproduits dans le livre). Mais il me semble que l’effet va plus loin. Je le soulignais dans une précédente étude [45] : dans ces visages et ces corps décharnés, tordus d’angoisse ou de douleur, dans ces silhouettes désemparées, ces yeux agrandis par la faim, c’est, en surimpression, quelque chose du visage des absents eux-mêmes qui se donne à voir. Une présence fantomatique, où l’un vaut pour l’autre, en fait figure.

Représentation vs Figuration

19C’est là, me semble-t-il, un point décisif. L’approximation acquiert alors une troisième fonction : non plus de documentation indirecte que ce soit par métonymie ou par analogie, non plus simplement d’expression, mais de figuration. Un exemple est fourni par les Vies minuscules de Pierre Michon. Dans une relation semblable à celles qui seront plus tard mises en œuvre par Arlette Farge ou par Ivan Jablonka, mais plus distendue en ce qu’elle annule explicitement la stricte fonction documentaire, l’écrivain requiert la peinture pour figurer une scène non documentée. Il décrit le départ de l’un de ses personnages, André Dufourneau, pour l’Afrique [46] à l’aide du tableau de Greuze, Le Fils ingrat [47] : « J’imagine une composition dans la manière de Greuze, quelque “départ de l’enfant avide” nouant son drame dans la grande cuisine paysanne que la fumée boucane comme un jus d’atelier […] » [48]. Si je parlais plus haut de métonymie, c’est au modèle de la métaphore qu’il faudrait ici plutôt recourir. Métaphore in absentia plus précisément, car la scène réelle, historique, le comparé en quelque sorte, a disparu. Il y va d’un « déplacement » en effet, comme le dit l’étymologie du mot. Et même de plusieurs. L’écrivain change de registre esthétique, d’époque, d’espace, de genre artistique. Il ose le dialogue entre des données lointaines.

20Aussi ne peut-on plus parler de « représentation ». Car il ne s’agit pas de prétendre à quelque mimesis, ni même de « peindre » comme Balzac le répète dans l’avant-propos de La Comédie humaine, mais d’aller chercher un équivalent pictural déjà disponible qui puisse donner à voir tout en préservant de l’illusion d’avoir vraiment vu. Dans une telle poétique de l’approximation, l’historien, l’écrivain ne façonnent pas leurs figures, ils empruntent. Ils les puisent dans la bibliothèque et la pinacothèque. Ils écrivent avec. Et ils maintiennent ainsi très explicites l’absence et l’inaccessibilité de ce qu’ils évoquent. Les choses ne sont donc ni présentées ni re-présentées, elles sont figurées. Terme qui convient doublement à dire cette pratique : on a vu en effet leur similitude avec les tropes de la rhétorique, avec ces « figures » qui, comme le rappelle Pascal, « portent présence et absence » à la fois. Ce geste, poétique par excellence, que Michel Deguy célèbre volontiers en « écriture du comme »,construit ainsi une esthétique de l’approche et de l’approximation, fondée sur la semblance [49].

21En prenant ainsi distance avec les requêtes fictionnalisantes de la représentation, qui imposeraient le recours à l’imagination, la figuration assume au contraire la subjectivité profonde de l’écrivain (« j’imagine… » écrit Michon), elle revendique même explicitement une certaine part d’« arbitraire », sans que cela nuise à son efficacité ni ne la réduise à de l’invention pure. Car dans ce type d’analogie, la distance – l’approximation – qu’implique la similitude doit être maintenue et déclarée comme telle – sans quoi il y a duperie du lecteur. Bien au contraire, comme l’écrit Michel Deguy dans Donnant donnant : « Le comme garde ses distances avec. L’énoncé qui le comporte ne se prend pas pour la Vérité. » [50].

22Or cette déclaration suppose que l’auteur affiche sa présence. Ce que fait ici Michon, mais aussi Arlette Farge dans Le Cours ordinaire des choses. Cette présence de l’auteur qu’impose l’énonciation explicite des truchements par lesquels celui-ci produit son récit, est de plus en plus manifeste en Histoire. Krzysztof Pomian le reconnaît : l’histoire où l’auteur s’efface derrière les faits qu’il rapporte laisse désormais place à une histoire dans laquelle l’historien est présent [51]. Et de même Carlo Ginzburg invite explicitement son lecteur à distinguer certaines des parties hypothétiques de ses travaux [52] : « les obstacles rencontrés dans la recherche sous la forme de lacunes ou de distorsions de la documentation doivent faire partie du récit » [53]. La substitution, donc, ne se dissimule pas. Elle est toujours formulée comme telle. Et même justifiée par l’auteur – qui en argumente le bien-fondé. Ainsi Corbin explique-t-il longuement pourquoi les saynètes de l’abbé Fret ont quelque pertinence à figurer des conversations dont on ne conserve aucune trace [54]. Ce faisant, il les convoque comme document analogique mais, en même temps, il les tient à distance.

23C’est d’« une plus grande conscience de la dimension narrative » du récit historiographique que procède l’intensification de ses possibilités cognitives, écrit Carlo Ginzburg [55]. À cette remarque de bon sens, j’ajouterais volontiers que c’est dans la prise de conscience affichée de leurs approximations qu’écrivains et historiens s’affranchissent de l’invention et des faux-semblants de la représentation au profit d’un geste cognitif. Afficher la comparaison comme telle, c’est, paradoxalement, ne pas succomber à son charme et c’est aussi la rendre plus efficace. Dans une méditation sur Baudelaire, Michel Deguy note que l’image est « recrudescence d’une chose dans sa semblance » [56]. De fait, c’est bien « la semblance » qu’une telle poétique de l’approximation donne à voir – et non une pseudo-représentation de la chose. Et, ce faisant elle donne plus de force à son évocation. À tel point qu’un Pierre Michon y voit un paradoxal surcroît de présence pour ses personnages, ainsi qu’il le confie dans un entretien : « […] si mes personnages m’échappaient, ou s’ils étaient en danger d’insignifiance, de banalité, d’erreur, il me suffirait parfois de les transvaser tout entiers dans un tableau, d’essayer d’imaginer qu’ils étaient un tableau, ce que serait la voix d’un tableau si les tableaux parlaient : L’Alchimiste ou le Jérémie pour le père Foucault, Breughel et les petits Hollandais du Grand siècle pour la Vie des frères Bakroot, la lumière diurne de Cézanne pour la Vie de la petite morte, etc. » [57]

24C’est exactement ce qui se passe dans le chapitre des Vies minuscules intitulé « Vie du père Foucault » (chapitre particulièrement apprécié par Arlette Farge, et pas seulement à cause du patronyme du personnage [58]). Pour évoquer un vieillard rencontré lors d’un séjour à l’hôpital, vieil homme analphabète atteint d’un cancer que son handicap dissuade d’aller se faire soigner à Paris, Pierre Michon sollicite Rembrandt, tient l’analogie, puis la corrige : « Certains lettrés de Rembrandt, pareillement enfenestrés, rivés à leur siège d’ombre mais la face baignée des larmes du jour, et mêmement stupéfaits de leur propre impouvoir, lui ressemblent davantage ; mais ce sont des lettrés ; le vieux, autant qu’on en pût juger sur son pantalon de velours et sa veste de droguet, la pesanteur de ses mimiques aussi, était du petit peuple » [59]. L’adversatif vient ici paradoxalement conforter la figuration en en soulignant la partielle inadéquation.

25On pourrait considérer qu’il y a là un geste que seul l’écrivain peut s’autoriser mais dont l’historien se préserve. Or nous retrouvons cette même référence, quasiment dans les mêmes termes, au début du livre d’Ivan Jablonka, pour figurer (c’est son mot) le père de son grand-père : « Je me figure Shloymè comme un vieillard nimbé de lumière, à la manière de Rembrandt, mais peut-être est-il sourdingue et puant » [60]. D’un livre à l’autre, c’est le même balancement binaire de la phrase, louangeur d’abord puis finalement déceptif. De même, le portrait que l’historien dessine alors de cet arrière-grand-père et de ses semblables, « penchés sur leurs grimoires dans une arrière salle de synagogue ou dans une chaumière dont les planches disjointes laissent filtrer la lumière des bougies » [61] emprunte évidemment au Saint Jérôme de Georges de la Tour que Pierre Michon sollicite aussi par ailleurs à ses propres fins.

26Le recours à la figuration relève sans discussion de l’enargeia [62] et mobilise donc un procédé rhétorique : l’analogie. Dans le premier chapitre de Le Fil et les traces, Carlo Ginzburg mentionne d’ailleurs La galerie de tableaux de Philostrate et les éloges que Plutarque fait de la « vivacité picturale » de Thucydide [63] comme illustration de la puissance de l’enargeia : « le meilleur historien est celui qui, grâce au pathétique et aux caractères, donne à son récit le relief d’un tableau » [64]. Mais la particularité du procédé que je viens d’étudier est qu’il fournit un tableau au lieu d’en susciter un par la seule puissance du style. La figuration prend donc exactement place entre ces deux notions opposées que traduisent evidence (en langue anglaise) et evidentia : entre production de documents (fussent-ils sans autre rapport avec l’objet étudié qu’analogique) et pure puissance de l’écriture. C’est ce que laisse entendre ce propos d’Arlette Farge, qui emploie justement le terme – mais en français – d’ « évidence » lors de son entretien avec Pierre Michon : « il y a une résonance, et non seulement une résonance mais une évidence très forte d'un lien avec la peinture, notamment avec Greuze particulièrement et ses scènes de famille déchirantes et aussi avec ces espèces d'ustensiles de rien que vous comparez aux objets peints par Chardin, […]. Ainsi dans les Vies minuscules, par flash, tout à coup, arrivent des tableaux, des peintres, des couleurs, des scènes de genre désossées par votre écriture. » [65]

27Dans ces cas les plus extrêmes, le document allégué est donc scientifiquement impertinent. Il ne constitue pas une trace objective de l’événement. Le rapport qu’il entretient avec lui n’est construit que par le texte, assumé par l’auteur, et présenté comme tel. Distinctes de l’événement auquel son discours l’associe, l’image peinte ou gravée, la photographie n’expliquent rien, ne témoignent pas et ne prouvent rien. Mais elles donnent à voir. Ou, s’agissant de textes fictifs sollicités en lieu et place de témoignages avérés, ils donnent à imaginer ce qui n’a pas été décrit, ce qui ne saurait l’être avec les seuls moyens du discours historique. Or ce geste n’est pas vain, y compris sur le plan heuristique. Comme le souligne Michel Deguy, « une configuration, une comparaison, une association, un rapprochement […] fera reconnaître ce pas-encore-connu » [66].

28Telle est la fonction des approximations analogiques. À chaque fois il y va d’une suggestion d’image, d’une allégation à vocation figurale. Car il s’agit bien de figurer et non de présenter ni de représenter. La méthode de l’approximation confine donc à une poétique. Elle propose une écriture de l’Histoire qui, selon la formule de Mallarmé, travaille « avec comme pour langage » [67]. Mais l’on peut aussi s’accorder avec Patrick Boucheron pour considérer que cette « poétique de l’histoire n’affaiblit en rien son régime de véridicité » [68].

29François Hartog intitulait il y a quelques années un livre « évidence de l’Histoire » [69]. L’évidence totale, à supposer qu’elle soit accessible, c’est lorsque les choses sont mises en pleine lumière par l’acte de la recherche : production de documents, articulations et interprétations, mais aussi par la mise en texte. Certes, il demeure toujours, c’est inévitable, des parts d’ombre, que l’on désigne sans pouvoir les éclairer. Certaines, on le sait bien, resteront sans doute pour toujours dans la nuit qui les entoure. Mais d’autres, grâce à ces méthodes d’approximation que vient soutenir une poétique de la figuration, laissent apercevoir quelque chose : une silhouette, un contour. Leur obscurité alors s’éclaire un peu. Comme chez Rembrandt, finalement.