Colloques en ligne

René Démoris

Critique d’art et pathologie : Diderot et ses prédécesseurs face au corps malade

Extrait de Littérature et pathologie, sous la direction de Max Milner. Presses Universitaires de Vincennes. 1989, p.79-96.

1Il ne s'agit ici que de présenter quelques réflexions sur ce qu'il en est de l'évocation du corps en situation pathologique dans la critique picturale des siècles classiques, notamment mais non exclusivement de Diderot, et en me limitant au domaine français. Je ne puis manquer d'autre part de voir dans le présent travail le prolongement ou le complément d'une étude antérieure sur Diderot et la cruauté en peinture (publiée dans les Actes du Colloque International Diderot), où je tentais d'analyser la signification et les motivations de ce goût pour l'horrible que l'auteur des Essais sur la peinture ne fait aucune difficulté à confesser1.

2Peut-être est-ce en raison de ce point de départ que me revient, avec insistance, le commentaire de Stendhal au Massacre de Scio, de Delacroix, dans le Journal de Paris d'octobre 1824 : « J'ai beau faire, je ne puis admirer M. Delacroix et son Massacre de Scio. Cet ouvrage me semble toujours un tableau destiné originairement à représenter une peste, et dont l'auteur, sur le récit des gazettes, a fait un Massacre de Scio2». Lecture, en somme, au travers de la toile présente, d'un autre tableau (on songera, si l'on veut, à celle que proposa Salvador Dali de l’Angélus de Millet...) — d'un tableau que Stendhal refait par l'écriture : « Il fallait un Turc fanatique, beau comme les Turcs de M. Girodet, immolant des femmes grecques d'une beauté angélique, et menaçant un vieillard, leur père, qui après elles va tomber sous ses coups. Scène exemplaire, où s'affronteraient claire­ment le bourreau et les victimes, scène de violence à laquelle ne manque ni le meurtre du père, ni le fanatisme tant apprécié par Diderot dans les ta­bleaux de martyre, et où la sexualisation du rapport est assez claire pour se passer de commentaires. Mais le peintre a eu le tort de laisser subvertir ses inventions héroïques par la représentation du corps malade qui, dans le texte de Stendhal, semble en quelque sorte s'épanouir malencontreusement dans un sujet qui ne l'exigeait pas. Tout se passe comme si Delacroix avait essayé, mais en vain, de camoufler sous un massacre la peste qui constitue­rait l'état originaire de l'œuvre, son fond, en somme. D'où un titre déplacé, pour le plus grand déplaisir du spectateur. Il n'est pas inintéressant que ce spectateur soit un écrivain qui sait plaider la cause du beau moderne, y distingue la place de la mélancolie et de la faiblesse, ignorées de l'antiquité tout comme de l'école de David, et annonce, à bien des égards, une vision baudelairienne où la maladie sera porteuse de spiritualité (« Rembrandt, triste hôpital... »). Mais plus que vers l'avenir, c'est vers le passé que semble regarder cette réflexion de Stendhal, vers ce dix-huitième siècle auquel il tient si fort.

3Que son texte marque ou non l'instant d'un clivage, il est certain que la représentation du corps infirme ou malade fait question, depuis longtemps, face à cette redécouverte émerveillée de la beauté corporelle due à la Renaissance italienne. Car la réflexion sur la beauté s'appuie sur celle que possède un corps désirable, dans une perspective néoplatoni­cienne qui fait de la fureur amoureuse — il fuoco amoroso, selon Pico della Mirandola — un moyen d'accéder au divin, même s'il est recommandé de savoir s'élever du domaine de la Vénus vulgaire à celui de la Vénus Céleste... On sait les mesures prises par le Concile de Trente contre les di­verses formes d'une telle idéologie. Il n en reste pas moins que le culte d'une beauté corporelle, liée éventuellement aux modèles idéaux inspirés de l'Antiquité, continue à occuper une place cen­trale dans les théories ultérieures de la peinture. La cause de cette beauté est liée à la catégorie dominante, pour l'époque classique, de la peinture d'histoire, qui fait une large part au sujet mythologique et donc au nu. Plus généralement, pour la période qui nous intéresse, la théorie artistique, que Panofsky qualifie de néoclassique (celle de Bellori, de Félibien, de Roger de Piles, etc....), enjoint au peintre de choisir dans la nature les ob­jets les plus beaux, quitte à réunir en une seule figure les traits de plusieurs modèles (c'est la méthode de Zeuxis pour l’Hélène de Crotone), ou à faire appel aux ressources imaginaires de l’idée3. Une telle position peut s'ac­corder avec une vision chrétienne de l'art, conçu comme hommage au Créateur et célébration de la création elle-même, dont il s'agit de mettre en évidence le caractère admirable, comme le dit Félibien dans une belle en­volée lyrique de son premier Entretien4. Et peut-être si le peintre semble surpasser la nature, ne fait-il que retrouver — un peu, au moins — « les idées de Dieu », comme le suggère Le Blond de Latour en 1669.5

4Simultanément, une solide tradition, du côte de l'iconographie chrétienne, soutient la représentation de l’infirmité, de la difformité ou de la maladie, puisqu'on trouve là une série de thèmes de pestes et d’épidémies, avec ou sans participation thérapeutique de saints personnages, des miracles dont les corps malades ou infirmes sont les bénéficiaires, et des représentations de corps mortifiés qui appartiennent au registre de l'ascèse et du martyre, à commencer par la Passion du Christ. On connaît la réjouissante évocation que fait Diderot de cette thématique chrétienne, dans ses Essais sur la peinture, pour regretter que sa propre sensibilité ait été formée sur d'aussi tristes modèles.6

5De fait, la représentation du corps malade conduit au cœur d'une des contradictions qui parcourt l'esthétique classique, prise entre un culte de la beauté et une tradition religieuse qui manifeste son Dieu sous les fi­gures paradoxales de la souffrance et de la mort (une autre contradiction, complémentaire, se trouvant entre l'appel à la grandeur fait par l'Académie de peinture, et l'humilité du sujet évangélique, qui pourtant se situe au sommet de la hiérarchie des genres…).

6On peut prendre une idée de la manière dont l’époque classique tente de se tirer de cette contradiction dans les Conférences de l’Académie publiées par Félibien en 1668. Il évoque lui-même dans sa Préface la Peste d'Asdod de Poussin pour y approuver l'accord entre les couleurs et la lumière, d'une part, et le caractère — triste et lugubre — du sujet7. Dans la seconde Conférence, Philippe de Champaigne commente une Déposition du Titien :

 M. de Champaigne fit voir que tout ce qui devait paraître dans un corps mort se rencontre parfaitement peint dans celui-ci; qu’on y voit une chute et une pesanteur dans tous les membres, et que la privation du sang et de la vie rendent pâles et li­vides, en sorte que la chair et les veines, les muscles et les nerfs, qui dans un corps vivant marquent de la fermeté et de la rondeur paraissent dans celui-ci mols enfoncés et aplatis.8

7Mais fort curieusement, ces marques physiologiques de la mort sont en quelque sorte masquées par l'ombre portée de l'un des personnages sur le visage du Christ, et Champaigne voit là une intention du peintre :

... pour imprimer davantage sur ce corps les marques de la mort, dont l'ombre et les ténèbres sont une véritable image; et pour faire en sorte que dans l'obscurité des couleurs on y vît moins la face adorable du Sauveur du monde qui ne paraît plus avec ces beautés, qui le faisaient considérer durant sa vie comme le plus beau des hommes.9

8Intéressante occultation du physiologique par le symbolique qui donne l'occasion de rappeler la suprême beauté corporelle du Christ, ici tempo­rairement occultée par les traces d'une mort liée à l'incarnation, et d'autre part, par cet accident de l'ombre portée, qui permet de suggérer, à défaut de mieux, I’irreprésentable10. Le spectateur n'en est pas moins invite à se représenter la beauté originaire du modèle. La démarche est analogue chez Le Brun, dans la sixième Conférence, où il approuve Poussin d'avoir su traduire, dans la Manne, l’état d’abattement et de carence où se trouvent les Hébreux, tout en préservant la beauté in­trinsèque des corps. Négligeant l'argumentation historique qu'on lui pro­pose (les Hébreux ont déjà reçu les cailles du Seigneur), il préfère montrer que le corps d'un vieillard s'inspire du Laocoon, tout comme celui d'un homme malade :

Que c'est sur cette même proportion qu'il a forme le corps de cet homme malade, car bien qu'il soit maigre et décharné, on ne laisse pas néanmoins de reconnaître dans tous ses membres un juste rapport capable de former un beau corps.11

9Et de s’étendre ensuite sur la manière dont le peintre a su rendre les di­verses passions suscitées par l'état de famine. Dans la septième conférence où, du même Poussin, est examinée la toile des Aveugles de Jericho, une personne non nommée, après avoir admire Poussin pour la manière dont il sait traduire les sentiments au moyen de « choses insensibles », poursuit :

Ces aveugles que d'autres Peintres auraient cru devoir rendre difformes et contre­faits pour mieux faire paraître leur misère et leur mendicité, n’ont rien de laid ni de fâcheux à voir, et cependant ils ne laissent pas d'avoir des marques évidentes de leur pauvreté...12

10On voit ici que la théorie poussinesque des « modes », qui sert à montrer la valeur expressive d'un paysage triste et douloureux (et qui, à ce titre, pourrait provoquer un déplaisir), ne s’étend pas jusqu'à la représentation de la difformité, que le peintre a eu raison d’épargner à son spectateur. L’infirmité sera donc plutôt suggérée par les marques sociales auxquelles elle est souvent liée, c'est-à-dire la « pauvreté » et la « mendicité », qui ne sont pas en rapport direct avec le corps, et du reste aisément idéalisables dans l'univers de l’Évangile. Hors de là, il se pourrait que la difformité re­présentée induise tout simplement le rire, comme on le voit dans le com­mentaire que donne Félibien, dans le septième Entretien, de l'œuvre de Callot :

Et comme il savait que ce qui peut faire rire, se trouve toujours dans quelque dif­formité ou dans quelque défaut, il jugeait fort bien que l'unique moyen de divertir et de donner du plaisir à ceux qui verraient ses Caprices, était de marquer quelque chose de défectueux et de difforme; mais pourtant de le marquer d’une manière qui ne fût pas défectueuse.13

11Se trouve ici complètement passée sous silence la dimension d'horreur que nous reconnaissons volontiers dans les gravures de Callot.

12Ces quelques échantillons permettent de saisir un peu de quoi s'autorise alors la représentation du corps malade ou infirme: le respect des données de l'histoire, bien entendu, mais aussi les exigences de l'ex­pression. On discerne également les limites assignées à cette représenta­tion. A ma connaissance, le corps malade, en tant que tel, n'accède guère, à cette époque, à un niveau tragique (alors qu'il pourrait être un moyen de faire jouer un des ressorts tragiques, celui de la pitié). Félibien ne touche qu'à peine au pathologique, lorsque, évoquant la question du bizarre et de l'affreux à propos de Piero di Cosimo, il suggère son possible rapport avec celle du tragique 14.

13Il y avait cependant chez Félibien une notion qui pouvait ouvrir — au moins de loin — sur le corps malade : celle de grâce, qui domine le pre­mier Entretien, notion peu définissable — c'est le « je ne sais quoi » — mais qui du moins autorise un écart par rapport à une beauté obéissant aux proportions, et donc par rapport à une norme, ou à une normalité, cette grâce ayant du reste partie liée avec l'âme, celle du modèle et tout à la fois celle de l'artiste. Il faut reconnaître que cette notion cependant ne se déve­loppe pas, chez Félibien, dans le sens d'une éventuelle annexion du do­maine de la pathologie.15

On l'entend, s'il faut ainsi dire, crier de toute sa force; on lui voit les yeux renver­sés et presque hors de la tête. Ses veines enflées, et sa peau tendue d'une manière toute extraordinaire, sont des marques des grands efforts qu'il fait, et des peines qu'il endure.16

14Ce n'est pas un hasard sans doute si l'une des descriptions les plus précises de Félibien vise l'enfant possédé de la Transfiguration de Raphaël, c’est-à-dire un cas ou le corps est ostensible­ment aux prises avec un événement spirituel, fût-il de nature diabolique. Et que les exemples aient mêle, de façon quasi indiscernable, l’infirmité, la maladie, la vieillesse, la torture. S'il se représente côte a côte la Peste d'As­dod et L'Enlèvement des Sabines de Poussin, le spectateur ne peut guère manquer d'être frappe par la parente formelle des deux œuvres. D’après ce qu'on sait de Poussin, et ce que dit la dessus au moins une de ses lettres, on a tout lieu de penser que l’équivalence n'est pas seulement formelle17, La peste renvoie a une volonté divine tout comme la scène de violence aux exigences d'une nature qui doit en passer, au moins provisoirement, par le bouleversement de l'ordre civil. Trouvant sa place dans une histoire, le corps malade des habitants d'Asdod ne ramène pas moins que celui, guer­rier, des Romains, a un certain ordre de l'univers. Les corps malades que retient la représentation classique supposent l’extériorité ou la transcen­dance de l'agent pathologique (Dieu ou la nature, en dernière analyse), permettant de penser la maladie, interdisant, en une certaine mesure, de la soigner (l’attention portée aux guérisons miraculeuses n’est pas ici sans intérêt — et l'on se demandera si le sarcasme moliéresque a l'endroit de la médecine n'est pas un moyen de conjurer ce qui menace ce rapport-là a la pathologie...). D'une certaine manière, la Peste et l'Enlevement relèvent d'un même savoir. Et si le corps malade est évoque dans un autre registre, cette évocation est punie par le rejet dans le comique: voir la manière dont Félibien envisage Callot, mais aussi comment, dans le Malade imaginaire, le ridicule Argan se perd dans la folie de vouloir guérir. Que ce rejet chez Molière n'aille pas sans quelque angoisse, il serait difficile de le nier.

15Or, de quels secteurs du savoir, pour un Encyclopédiste, relève­raient les scènes représentées dans les toiles évoquées plus haut ? Une ré­ponse sommaire pourrait être : d’un côte, la médecine ou la biologie, de l'autre, l’histoire politique...

16En ce qui concerne le dix-huitième siècle, je rappellerai, m'ap­puyant sur les résultats d'études antérieures, qu’il a mis au premier plan de ses préoccupations l'effet paradoxal produit par la représentation de la souffrance, comme en témoigne exemplairement le début des Réflexions critiques de l’abbé du Bos en 1719.18 La où Saint-Réal ne voyait qu'une preuve de plus de la perversité de l'âme humaine, du Bos discerne les effets providentiels d'une identification à l'autre, qui fonde entre les hommes un rapport non égoïste et non prédateur. Ainsi peut se développer une esthétique du pathétique, dont Diderot fournit un des plus illustres exemples. Ses premiers grands enthousiasmes en peinture sont pour les martyres de Deshays, sacré en 1761 « premier peintre de la nation », et, dans la suite, le corps déchiré, blessé, mutilé, fait ses délices. Je renvoie pour plus de détails à mon article de 1985 sur « Diderot et la cruauté en peinture », où j'ai tente d'analyser la signification de cette jouissance sadique, dans son rapport à l’érotisme et à la pulsion scopique.19 Ce goût de la violence et de l’horreur physique s’étaie d'un recours aux idéaux collectifs, chez Diderot tout comme, avant lui, chez La Font de Saint-Yenne, qui propose en 1753 une série de sujets de tableaux empruntes à l'histoire romaine, où la thématique du dévoue­ment et du sacrifice autorise la représentation du corps mutile (Diderot, quant à lui, pouvant dénoncer la « folie » de ces idéaux — par exemple, le fanatisme des martyres — tout en avouant ne pas se soustraire a l'effet de la représentation.20

17Le malaise qui s'exprime, en revanche, quant à la représentation picturale du corps malade, difforme ou infirme, n'en est que plus sensible. Diderot est ici exemplaire : il a, pour son époque, une formation médicale approfondie (une de ses premières entreprises fut la traduction d'un dic­tionnaire de médecine), et elle se trahit dans nombre de ses œuvres, aussi bien que dans sa capacité à décrire a Sophie Volland la maladie dont souffre sa sœur21. Or autant il apprécie les morts violentes, autant son in­satisfaction se montre à l’évocation en peinture de la dégradation naturelle du corps. Ce peut être parce que le peintre n'a pas su rendre cette dégra­dation. Ainsi a propos d'une Piscine miraculeuse de Vien, en 1759 :

Un malade assis par terre qui fait de l'effet. Il est vrai qu'il est vigoureux et gras. Et que ma Sophie a raison quand elle dit que s'il est malade, il faut que ce soit d'un cor au pied.22

18Ou de la Charité Romaine de Lagrenee :

Le vieillard est beau, trop beau certainement, il est trop frais; plus en chair que s'il avait eu deux vaches a son service. Il n’a pas l'air d'avoir souffert un moment, et si cette femme n’y prend garde, il finira par lui faire un enfant.24

19Un reproche analogue vise un Saint Benoît mourant. Le ton reste celui de la plaisanterie. Indice peut-être que l'erreur du peintre répond a quelque souhait secret du critique, qui suggérait en 1761 que Doyen aurait pu « rendre ces cadavres fraîchement égorgés moins livides » et méditait ainsi devant le Lazare de Deshays :

Dites-moi aussi pourquoi tous ces ressuscites sont hideux ? Il me semble qu'il vaudrait autant ne pas faire les choses a demi, et qu'il ne coûterait pas plus de rendre la santé avec la vie. Voyez moi un peu ce Lazare de Deshays. Je vous assure qu'il lui faudra plus de six mois pour se refaire de sa résurrection.24

20Au Salon de 1765, une autre Charité romaine, de Bachelier, aurait pu ré­pondre à l’idéal d' « humanité pathétique » souhaité par Diderot. Qu'en advient-il ?

vous avez voulu que votre vieillard fût maigre, sec et décharné, moribond, et vous l’avez rendu hideux à faire peur: la touche extrêmement dure de sa tête, ses os pro­éminents, ce front étroit, cette barbe hérissée lui ôtent la figure humaine, son cou, ses bras, ses jambes ont beau réclamer, on le prend pour un monstre, pour l’­hyène, pour tout ce qu’on veut, excepté un homme...25

21On remarquera le refus de ce glissement vers l'inhumain. Diderot pourra féliciter en revanche Van Loo de la discrétion avec laquelle, au moyen d'un seul incident — une jeune fille soulevant un moribond — il a su évoquer la peste qui désole toute une ville26. Mais peut-être pourrait-on s'arrêter sur une réflexion d'un comique involontaire, a propos d'une autre peste, de Vien: « Cette fille expirante entourée de ses parents, est froide d'expression, on ne sait ce qu'elle veut, ce qu'elle demande »27. C'est bien encore d'inhumain qu'il s'agit : le corps malade ou mourant perd cette lisibilité psychologique qui est une des exigences majeures de Diderot. Se dévoile ici une des origines au moins du malaise : on ne sait ce que ce corps demande.

22Plus que le commentaire de toiles représentant le corps malade, est caractéristique chez Diderot le retour en force d'un vocabulaire anato­mique et pathologique, a propos de tableaux représentant des corps sup­posés sains. De façon quasi obsédante, la référence médicale sert alors a designer les défauts de l'œuvre, le critique affligeant de toutes sortes de maux des personnages qui n'en peuvent mais. Ainsi un Enfant endormi de Bachelier fait l'objet d'un double diagnostic : son ventre tendu indique a la fois une indigestion de raisins, et un séjour au fond de l'eau, après noyade.28 Pour Julliart, en 1767: « Votre enfant Jésus a le ventre tendu comme un ballon ; il est attaqué de la maladie que nos paysans appellent le carreau29. Un « vilain gueux » de Le Bel a sans doute « le scorbut ou les hu­meurs froides » et Mme de Marigny un « air maladif » qui s'accorde avec ses « bras livides »… et la mollesse de la touche30. On ne sait plus trop, dans la Bacchante de Pierre, ce qui appartient au peintre ou au modèle :

C'est une grande nudité de femme ivre, âgée, chairs molles gorge flétrie, ventre affaissé, cuisses plates, hanches élevées fade de couleur, mal dessinée, surtout par les jambes, moulue, dont les membres vont se détacher incessamment, usée par la débauche des hommes et du vin... 31.

23Une grâce de Van Loo a « les pâles couleurs n, un Joseph est « hydro­pique », une Hélène de Challe, avec son teint verdâtre « a l'air d'une catin usée et malsaine », à laquelle Diderot ne se fierait pas...32.

24La liste serait à compléter par les pieds qui ne s'emmanchent pas, les bras ou les poignets cassés, les membres disloqués, les cuisses exostosées… Il arrive même qu'un paysage de Vernet devienne victime du critique-mé­decin : « Autre composition malade d'une maladie plus dangereuse : c'est la bile verte répandue... »33. Le rejet du corps malade dans la représentation peinte n'exclut donc pas sa présence obsédante dans le texte même de Diderot, qui le reconnaît, à la manière de Stendhal, aux en­droits ou l'artiste n'entendait pas le représenter.

25Il arrive que sa représentation effective ne compromette pas le plaisir : on pensera bien entendu au Paralytique de Greuze, ou un déluge de bons sentiments parvient a conjurer ce dégoût, qui est le terme ou l'effet d'hor­reur ou de pitié se perd. Le défaut physique est aussi accepte dans le cas du portrait de Mm' Greuze, en 1763, mais c'est parce qu'il signale son état de future mère et peut être disjoint de la pathologie - la même sera du reste jugée bien plus sévèrement en 1765, en raison d'une « gorge jaune »...34. On songera enfin a ce Miracle des Ardents de Doyen, auquel, dans le Salon de 1767, sont consacrées de nombreuses pages admiratives, ou Diderot produit ses énoncés les plus caractéristiques de son goût de l'hor­rible. On voit pourquoi se trouve ici une relative satisfaction: l’intensité des passions exprimées balance l'horreur du corps malade (voie déjà tra­cée par les critiques classiques), mais aussi l'œuvre exhibe une relation avec la tradition, sous forme d’emprunts que Diderot, ici, ne songe pas a blâmer :

Les bras sont dessinés comme les Carrache. Toute la figure est dans le style des premiers maîtres d’Italie. La touche en est mâle et spirituelle. C'est la vraie cou­leur des malades que je n’ai jamais vus, mais qu’importe. On prétend que c’est une imitation de Mignard. Qu’est-ce que cela me fait.35

26Un emprunt a Poussin est traite avec la même désinvolture. On remarque une indifférence assez surprenante au critère de vérité. De fait, Diderot ac­cueille avec plaisir ce qui irréalise le corps malade, pour apprécier le res­pect de la grandeur et de la beauté plastique; ainsi a propos d'une femme morte: « O la belle, la grande, l’intéressante figure ! Comme elle est simple ! Comme elle est bien drapée ! Comme elle est bien morte ! Quel grand ca­ractère elle a ! ».36 Cette grandeur, qui porte trace d'un héritage culturel, conjure un risque, celui de l'ignoble qui s'attache a la maladie. Risque au­quel Diderot est fort sensible : il blâme le choix du « local » (un hôpital) et s'indigne de trouver la femme du gouverneur, personnage important, « au milieu de la plus vile populace, parmi les gueux ». Et de s'exclamer : « Monsieur Doyen, et les convenances, et les convenances. » Curieuse ré­flexion de la part de l'auteur des Entretiens sur le fils naturel qui déplorait la tyrannie des bienséances...

27Remarquons en outre que ce Miracle des Ardents marque le mo­ment ou Diderot met en doute son esthétique du pathétique, et se dit que ce type d'œuvre violente est peut-être le plus facile, le plus susceptible en tous cas de plaire a la multitude, autrement dit a ce qui, parmi les specta­teurs, représente le peuple. Et de se retourner vers le tableau plus sage et moins génial de Vien, qui constitue l'autre pôle du Salon, pour rêver en­suite au plaisir que procure la représentation d'une « belle femme endor­mie »37. Retour en quelque sorte compensatoire a l'image d'une chair saine et désirable, au rêve d'un Éros heureux, que serviraient les prestiges de la couleur et de l'harmonie que Diderot a découverts avec Chardin. Que l'on pense au chapitre des Essais sur la peinture consacre a la couleur ou Diderot affirme que la plus belle couleur qu'il y ait au monde, c'est « cette rougeur aimable dont l'innocence, la jeunesse, la santé (je souligne), la modestie et la pudeur coloraient les joues d'une fille ».38 On est aux an­tipodes de la maladie.

28Cette apologie de la santé ne se rencontre pas que chez Diderot. En 1748, l’auteur des Observations sur les arts écrit ceci : « la couleur que les peintres doivent imiter dans l'homme, est celle des corps bien organises, bien sains qui ont reçu une fraîcheur animée et remplie de vie ».39 Watelet, de même, établit un lien entre la santé et les grâces : « Ce que j'ai dit suppose encore l’équilibre des principes de la vie qui produit en nous la santé. Cet état commun a tous les âges, dans les rapports qui leur conviennent, est favorable aux grâces et sert de lustre a la beauté ». Avec cette insistance sur le terme de santé, la critique du XVIIIe siècle se dis­tingue de celle du XVIIe, qui se contentait d’éviter le problème ou de ne le pas poser.

29Ce qui est neuf ici est l'exclusion, au moins souhaitée, de la maladie par rapport au champ du représentable en peinture. Il convient sans doute de lier cette réaction a l'émergence d'une conscience médicale qui prend acte de son ignorance.

30Au Miracle des Ardents, au caractère providentiel de l'épidémie, Diderot et Watelet ne peuvent plus croire. L'agent pathologique est a l’in­térieur du corps lui-même, sans lien avec un ordre de l'univers lui-même largement sujet a caution. Car le corps est pris dans la même vision verti­gineuse qui s’épanouit dans le Rêve de d'Alembert. Tout peut s'y produire, alors que l'espoir thérapeutique est encore bien mince. D’où une tendance a refouler la maladie de la représentation, qui se paie chez Diderot par le retour obsédant du pathologique dans le langage même du critique. Que l'expression des passions aide a supporter la vue du corps malade, cela se comprend : on débouche dans une zone réputée claire, ou le corps perd de son opacité pour laisser place a l'âme. Dans le catalogue des passions qu’élabore Watelet, en 1761, dans ses Réflexions (il y affine et démultiplie, jusqu'au moindre détail, l’entreprise taxinomique de Le Brun), l’auteur parvient à exclure toute mention nosologique et réduit systématiquement les peines du corps à celles de l'esprit.

31Si le champ de la mutilation et de la blessure subissent un traite­ment diffèrent, c'est parce qu'ils appartiennent a un domaine héroïque, mais aussi parce que le rapport de cause a effet est a la fois visible et li­sible. Cela se laisse comprendre. Tout comme le système anatomique, que Watelet examine longuement dans l'article « Figure » de l’Encyclopédie et dont Le Mierre exalte l’étude dans son poème de La Peinture41. Mécanique en somme rassurante que le jeu des os et des muscles, même s'il faut passer par les horreurs de la dissection — lieu où le sujet prend conscience d'un ordre, et ou la pulsion de savoir peut se donner libre cours. Ce qui n'empêche pas, chez Watelet, la symbolique du squelette, d'être encore active :

telles sont les apparences charmantes sous lesquelles la Nature cache ces os, dont la seule idée semble nous rappeler l'image de la destruction, et ces muscles dont la multitude et la complication effrayeraient la plupart de mes lecteurs, si je leur en faisais le dé­tail.

32Que doit faire le peintre, sinon masquer cette redoutable mortalité ? À quoi bon, dès lors, introduire, avec la maladie l'image d'une destruction infiniment plus angoissante, parce que mystérieuse en son processus même ?

33Cette question du corps malade, Diderot ne l'aborde jamais que de biais. Il en est proche cependant au premier chapitre des Essais sur la peinture, lorsqu'il conteste les proportions académiques et examine le cas d'une femme devenue aveugle, dont tout le corps s'adapte à son infirmité et possède une unité, qui est une des exigences de la beauté. On reconnaît ici la démarche de l'auteur qui voulut tenir compte, au théâtre, de l'âge et des conditions des personnages. Reconnaissons cependant que Diderot ne se résout pas à préférer cette « correction » de la Nature, de façon décisive a celle de la tradition.

34Plus intéressants pour notre propos, encore que de façon indirecte, sont les longs développements lyriques et parfois confus que Diderot consacre en 1767 à la notion de « modèle idéal » :

le modèle le plus beau, le plus parfait d'un homme ou d'une femme serait un homme ou une femme qui serait supérieurement propre à toutes les fonctions de la vie, et qui serait parvenu à l’âge du plus entier développement, sans en avoir exercé aucune.42

35Peu importe que ce modèle n'existe pas, car il incombe aux artistes de le retrouver, par tâtonnement, puisque Diderot exclut la voie de l'imitation servile (autrement dit se refuse à adopter la position académique, qui identifie ce modèle premier aux antiques). L’homme de génie quêtera en lui-même ce modèle idéal, situe hors de l'histoire, par rapport auquel les conditions, les travaux, les fonctions ont un effet déformant. On ne peut manquer de mettre en rapport cette image d'un corps qui n 'a jamais servi avec ce qui est dit aux premières pages du même Salon sur l’énergie et le besoin de la dépenser, considérée comme une espèce de maladie (et l'on pensera à la place grandissante tenue dans la pensée de Diderot par l’idée d’énergie).43 Le peintre doit donc prendre pour modèle un corps idéal narcissiquement préservé de toute atteinte, intact. Mais, des lors, si le corps en question est idéalement sain, ce sont toutes les manifestations de la vie qui risquent de rentrer dans le registre de la maladie. Car des qu'il cesse d'être idéal, le corps est affligé de la maladie d'exister. La quête de l'art sera celle de ce corps qui aurait le privilège de vivre, sans avoir jamais vécu, et comblerait le fantasme narcissique d’immortalité. Il conviendrait de se demander dans quelle mesure ce corps est celui que tente de faire voir la peinture néoclassique, David et ses épigones, qui mettent un terme, avec Lessing, a la dépense inconsidérée de l'expression des passions. Nul besoin de dire qu'on est aussi loin que possible, dans cette perspective, de la représentation du corps malade...

36Pour faire pendant au Massacre de Scio, j’évoquerai pour conclure un tableau de Chardin, intitulé La Garde attentive ou les Aliments de la convalescence, œuvre peu commentée à l'époque sinon par l'abbé Le Blanc qui reconnaît au peintre, en 1747, « l’art de traiter des sujets fami­liers sans être bas ». Dans une antichambre, une femme seule, debout, brise la coquille d'un œuf. Le malade est ailleurs, dans une chambre voisine, suppose-t-on. Point d’expression. De quoi se demander pourquoi le titre de l'œuvre apparaît aussi pertinent. Il y a seulement cette figure attentive, protectrice peut-être (mais n'est-ce pas déjà trop dire ?). Rien de plus discret, mais rien peut-être de plus capable de rendre sensible le phéno­mène même dont j'ai tenté d’évoquer quelques traits, de la forclusion, au moins partielle, du corps malade en peinture au siècle des Lumières.