Colloques en ligne

Claire Fourquet-Gracieux

La fontaine de Jouvence, ou l’Ancien Régime dans Quand le diable sortit de la salle de bain de Sophie Divry

1À la différence de Chantal Thomas ou de Pascal Quignard, Sophie Divry plonge ses fictions dans de la matière contemporaine. Elle entretient même la confusion entre le réel et la fiction dans le roman Quand le diable sortit de la salle de bain (2015) en utilisant un narrateur-personnage très ressemblant à l’état-civil de l’auteur : jeune romancière lyonnaise, journaliste à ses heures, originaire de Montpellier, prénommée Sophie. Le « roman » (que nous abrégerons dorénavant en le Diable), puisque c’est ainsi que se revendique l’œuvre en sous-titre, navigue de bord en bord dans le xxie siècle, du thème du chômage à la structure d’ensemble de l’objet-livre qui emprunte à celle des DVD avec bonus. En trois parties, est racontée la vie de chômeuse en fin de droits de Sophie. Le récit s’ouvre sur un moment de crise : il ne reste plus que 17,70 euros à la jeune femme pour terminer le mois. À partir de cet élément déclencheur, différentes péripéties permettent au personnage de survivre (revendre des objets, relancer l’administration, s’incruster chez une philanthrope, rentrer chez sa mère), jusqu’à trouver un petit boulot. Elles sont rythmées par des pauses dans la narration pendant lesquelles le personnage rêve, imagine, pense. Le narrateur principal passe épisodiquement le relais à un ami de Sophie, Hector, dont les frasques sexuelles tournent à la pornographie.

2Jusqu’à la publication de ce roman, Sophie Divry a plutôt suivi les traces d’auteurs modernes et contemporains, de Gustave Flaubert à Raymond Federman, en passant par Georges Perec. La critique voit ainsi souvent dans La Condition pavillonnaire (2014)la réécriture de l’un des plus célèbres romans du xixe siècle, à tel point que le roman a été traduit en anglais Madame Bovary of the suburbs. L’essai Rouvrir le roman (2017) postule une matrice encore plus récente : le Nouveau Roman y est présenté comme la figure tutélaire dont Sophie Divry cherche à s’émanciper. Le temps de l’écriture de cet essai, la romancière réunit Moyen Âge et période classique (« origines de notre culture1 ») dans un même passé vague et lointain. Son dernier roman Trois fois la fin du monde (2018) a cependant affiché un nouvel horizon en transposant Robinson Crusoé (1719) à trois cent ans de distance. Mais en fait, cet intérêt pour la littérature d’Ancien Régime affleurait déjà dans le roman précédent. En effet, même si aucun épisode du Diable ne se déroule aux xvie-xviiie siècles, se détache un morceau de bravoure que constitue la reprise lafontainienne de Racine, dans le chapitre 14 de la première partie. La présence de la littérature d’Ancien Régime dans le Diable ne saurait cependant être qualifiée seulement d’intertextuelle, ni de ponctuelle : nous faisons l’hypothèse que cet univers culturel innerve également l’idéologie du roman. En effet, la représentation qui naît de ces références est celle d’un idéal où se mêlent foisonnement romanesque, débat sur la langue et « âge de la conversation2 ».

3Partons des représentations les plus explicites. Les patronymes livrent une première image exclusivement littéraire de cette époque.

4Dans le bonus « Index des principaux auteurs cités, pillés ou dissous », sont nommés à destination du lecteur trente-cinq auteurs des citations incrustées dans le roman. Le xxe siècle y occupe une place prépondérante avec 24 patronymes, contre 6 pour le xixe siècle, 4 pour le xviie siècle, 1 pour le xvie siècle et aucun pour le xviiie siècle. Deux périodes se détachent donc : l’Ancien Régime (xvie-xviiie siècles), réduit à 5 noms d’auteurs illustres ; l’époque moderne et contemporaine (xixe-xxie siècles) riche de 30 noms dont la variété témoigne d’un grand éclectisme. Si Sophie Divry possède une connaissance pointue de la littérature américaine et européenne du xxe siècle, ses références classiques datent de ses années de formation scolaire et universitaire où ont été principalement croisées des auteurs canoniques.

5Le siècle des Lumières qui brillait par son absence dans le premier bonus est incarné dans le deuxième bonus « Note d’intention » par deux œuvres, Jacques le fataliste de Diderot et Vie et opinions de Tristram Shandy de Sterne : « Ce sera sans doute un roman dialogique, dans la tradition de Jacques le fataliste. Quelque chose peut-être aussi de Sterne, dans la liberté des digressions3 ». Par ailleurs, si nous nous en tenons au sens historique de l’adjectif classique, qui recouvre la période du règne de Louis XIV, une allusion est faite aux romans de la période dans ce bonus : « C’est aussi un récit classique, qui fait appel à l’empathie, et se déroule en trois parties faites de chapitres courts ». Une telle description nous fait penser au roman autobiographique du xviie siècle, Le Page disgracié (1643) de Tristan L’Hermite, dont les chapitres courts visent à ne pas ennuyer le lecteur4 dans un roman qui cherche l’empathie5, ainsi qu’aux nouvelles et contes de la fin du siècle.

6Dans l’espace du texte, la littérature du xxe siècle domine : sans même parler de la prosopopée de Pierre Bergounioux qui vient habiter le rêve de Sophie, les invendus reflètent la familiarité avec cette littérature : Woolf, Roubaud, Mirbeau, Matijevic. Deux noms propres nous ramènent au xviie siècle, Racine et Cyrano. Mais en définitive, le patronyme de Racine est le seul à faire pleinement référence au Grand siècle6 car Cyrano renvoie à la pièce de théâtre du xixe siècle plus qu’au romancier du xviie siècle : « Je vois bien qu’il y a de nombreux faits, comme dirait Cyrano, beaucoup de faquins, de pieds-plats ridicules7 ».

7Quelle logique donner à la mention de ces patronymes ? Avec les noms de Cervantès, Diderot, Sterne, La Fontaine et Molière se dessine la tradition littéraire sinon facétieuse, du moins peu sérieuse, de l’Ancien Régime. Racine ne fait pas partie de cette filiation, alors qu’il est abondamment cité : il représente ici le style galant. Enfin, tous ces auteurs s’inscrivent dans une tradition essentiellement dialogique : théâtre (Racine, Molière), roman dialogué (Diderot), fable (La Fontaine), roman avec intrusions d’auteur (Cervantès).

8L’étude des citations vient tisser ces fils logiques les uns aux autres. Deux auteurs du xviie siècle sont cités dans la première partie, Molière une fois, Racine à trois reprises. Des textes très connus servent d’intertexte : Phèdre, Andromaque, Bérénice pour les pièces raciniennes, Le Misanthrope de Molière. Mis à part une occurrence dans le récit-cadre, ces citations fonctionnent dans des formes dialoguées : le même énonciateur « Moi » les mobilise dans deux tchats, tandis qu’une joute verbale opposant deux objets puise au trésor racinien.

9Une citation de Pyrrhus de Phèdre est absorbée par le récit-cadre : « Ce qui m’afflige et me nuit (et conspire à me nuire), c’est qu’à chaque produit mis dans mon panier, mon budget se réduise8. » La citation de Phèdre est prise en charge par le narrateur, qui se l’approprie et la prolonge par l’effet de rythme 6/6/6 : « c’est qu’à chaque produit / mis dans mon pani-er / mon budget se réduise ». Cette absorption est héroï-comique au sens où Saint-Amant l’entend dans le premier xviie siècle, et que les travaux de Claudine Nédélec ont mis au jour9 : la situation est à la fois tragique et triviale, sans qu’intervienne l’idée d’une discordance.

10Les citations de Racine (Andromaque, acte I scène 4) et de Molière (Le Misanthrope, acte I, scène 1) incrustées dans les tchats du chapitre 8 se prêtent à une analyse conjointe :

Moi : Me cherchiez-vous, madame ?
rose1118 : Tu me plais bien.
Moi : Un espoir si charmant me serait-il permis ? …]
Moi : Tu n’as jamais été, dans tes jours les plus rares,
rose1118 : T’as une webcam ?
Moi : Qu’un banal instrument sous mon archet vainqueur
rose1118 :Montre-moi des photos de toi aussi ! ))
Moi : Et, comme un air qui sonne au bois creux des guitares
rose1118 : J’ai envie d’un mec tout de suite.
Moi : J’ai fait chanter mon rêve au vide de ton cœur.
rose1118 : Je suis sûre que tu dirais pas nan pour un plan cul.
Moi : Tu as dit nan ?
rose1118 : Je trouve pas ton profil sur messenger.
Moi : Mais quand elles disent nan, ça veut dire oui ?
rose1118 : Tu viens ?
rose1118 : Je t’attends !
rose1118 : Vite, j’ai envie de toi10 !!!

11Le personnage-narrateur emprunte la parole de personnages du théâtre classique, Pyrrhus et Alceste, mais aussi un quatrain de Louis Bouilhet, poète mineur du xixe siècle davantage connu pour sa correspondance avec Flaubert que pour son œuvre. Ces emprunts à des voix masculines permettent au personnage-narrateur féminin de se faire passer pour un homme dans ces tchats. Les citations classiques sont modestes, limitées chacune à deux vers consécutifs, mais elles n’en sont pas moins très visibles et efficaces.

12Très visibles car le niveau de langue soutenu de la galanterie classique et les contraintes de la versification contrastent avec la vulgarité de l’interlocuteur, mais aussi avec le niveau de langue courant voire vulgaire de « Moi », surtout avec Patriciamiamiam. Ces greffes du style galant prennent sans craindre de rejet : non seulement elles ne freinent pas le dialogue, mais plus encore, elles sont appréciées de l’interlocuteur ; en effet, l’adverbe « bien » les suit à chaque fois : « Tu me plais bien » dit Rose1118, « J’aimerai (sic) bien te voir11 » suggère Patriciamiamiam.

13Efficaces, les citations classiques le sont aussi, car le décalage qu’elles provoquent joue plusieurs rôles. Tout d’abord, le choc des citations sert la critique du genre commercial du tchat érotique qui procède par emprunts, dans un échange où la parole est dépersonnalisée, qu’il s’agisse de paroles d’auteurs de toutes époques ou de corps de métier. Par corps de métier, entendons la procédure que Rose1118 et Patriciamiammiam suivent en employant les mêmes mots, les mêmes formules, dans leur métier de séductrice par tchat, dating assistant. Les citations classiques alimentent également une critique plus large de la communication telle qu’elle est pratiquée au xxie siècle : un dialogue de sourds est dénoncé dans la juxtaposition des langages, des genres, voire des siècles, selon la technique du contrepoint. Dans les deux cas, le coup de grâce est donné à cette non-communication lorsque le dialogue se clôt sur trois répliques successives de l’interlocutrice. Or, c’est le moment où l’intensité est croissante, marquée par les points d’exclamation de plus en plus nombreux. L’emballement de la parole n’est donc pas lié à l’intervention de l’autre. Ces dialogues de tchat amplifient les problèmes portés par les dialogues dans ce roman : les nombreux échanges sont souvent vains, présentés selon les techniques du contrepoint ou du soliloque ou dans le contraste entre le discours narrativisé du personnage principal et le discours direct pour les interlocuteurs. La communication est en crise.

14La critique n’est pas stérile car les citations classiques proposent une solution, grâce à la représentation que Sophie Divry se fait de la manière de parler au xviie siècle. Au milieu des dialogues de sourds tout en bestialité, les emprunts aux textes littéraires jaillissent comme une lueur d’espoir et de délicatesse. Ils véhiculent un modèle conversationnel galant et une langue riche, sans heurt orthographique, grammatical ou de prononciation. Par conséquent, la langue littéraire, celle du xviie siècle principalement mais aussi celle du xixe siècle, fonctionne comme un refuge contre le sordide du quotidien.

15La prosopopée entre la bouilloire et le grille-pain est un morceau de bravoure qui prolonge les emprunts par du pastiche, et qui affine les contours de la représentation de l’Ancien Régime. Il s’agit pour le personnage Sophie de choisir parmi les objets de son studio lequel revendre sur le site internet « Le bon coin12 ».

16Les deux protagonistes échangent principalement des vers de Phèdre, Bérénice, Andromaque.

Hypertexte de Sophie Divry

Hypotextes de Racine

« Pourquoi m’assassiner ? Qu’ai-je fait ? À quel titre ? Qui te l’a dit ? »

Andromaque, V, 3, v. 1542-1543, Hermione à Oreste : « Pourquoi l’assassiner ? Qu’a-t-il fait ? À quel titre ? / Qui te l’a dit ? »

« Vaines précautions ! cruelle destinée ! »

Phèdre, I, 3, v. 301.

« Auriez-vous perdu tout le soin de ma gloire ? »

Phèdre, II 5, Phèdre à Hippolyte (v. 665-666)

« Et sur quoi jugez-vous que j’en perds la mémoire,Prince ? Aurais-je perdu tout le soin de ma gloire ? »

« Je brûlais, je languissais pour elle. Ô tendresse ! ô bonté trop mal récompensée ! De quoi m’ont profité mes inutiles soins ? On me remplissait plus, je ne consommais pas moins. »

Phèdre, II, 5 v .634 : « je brûle, je languis pour Thésée ».

Phèdre, IV, 1, v. 1005, Thésée à Œnone : « Ô tendresse, ô bonté mal récompensée »

Phèdre, II, 5, v. 687-688 :

 « De quoi m’ont profité mes inutiles soins ?

Tu me haïssais plus, je ne t’aimais pas moins. »

« Objet infortuné des vengeances célestes »

Phèdre, II, 5, v. 677.

« Mais tu sais aussi de quel œil dédaigneux tout acheteur regarde les objets d’une seconde main »

Phèdre, II, 1, v. 431-432, Aricie à Ismène : « Mais tu sais bien aussi de quel œil dédaigneux / Je regardais ce soin d’un vainqueur soupçonneux »

« De noirs pressentiments viennent m’épouvanter »

Phèdre, III, 6, v. 995, monologue d’Hippolyte.

« Et moi, triste rebut de la nature entière »

Phèdre, IV, 6, v. 1241.

« Que mon cœur, chère amie, écoute avidement un discours qui a peut-être peu de fondement »

Phèdre, II, 1, v. 415-416, Aricie à Ismène :

« Que mon cœur, chère Ismène, écoute avidement

Un discours, qui peut-être a peu de fondement »

« Cependant vous sortez, et je pars »

Phèdre, II, 3, v. 569, Hippolyte à Aricie.

« Hélas ! »

Bérénice V, 7, Antiochus à Bérénice, v. 1506.

17La petite musique racinienne ne tarde pas à jaillir en retour sur le reste du dialogue. En effet, d’une part se détachent huit vers blancs, dont quatre se suivent, tous coïncidant avec une unité phrastique : « Vos ardeurs téméraires augmentent ses factures. Je suis plus économe, mais aussi plus discrète. Vous vous étalez trop sur ce plan de travail. Souffrez que d’autres soient plus utiles que vous13 ». D’autre part, le stock lexical s’enrichit de verbes dérivés de noms de personnages de la tragédie (« pasiphaha », « hippolyta ») et du mot-valise « débéracina » qui joue sur les noms du dramaturge et de la reine de Judée.

18Comme dans la citation de Phèdre incorporée au récit, ces emprunts et pastiches se laissent volontiers interpréter comme un biais héroïcomique pour montrer avec le sourire le tragique du quotidien et de la pauvreté. À cette idée s’ajoute cependant une nouvelle cible : valorisés dans une prosopopée, les objets opposent leur résistance à la société de consommation. En tenant ainsi un discours politique qui s’appuie formellement sur une prosopopée d’objet, tout en citant Racine, Sophie Divry se rapproche parallèlement de La Fontaine14.

19Par conséquent, ces références explicites au xviie siècle et plus largement à l’Ancien Régime sont peu nombreuses et circonscrites à la première partie. Il n’en demeure pas moins qu’elles alimentent la critique de la société contemporaine et l’espoir d’une société plus policée qui est censée caractériser la société d’Ancien Régime à travers ses pratiques littéraires.

20Au-delà des emprunts explicites, c’est le thème de la misère et de la richesse qui est traité à travers le prisme de l’Ancien Régime. La référence au conte du Petit Poucet de Charles Perrault (1697) sert de toile de fond au roman, et les solutions d’écriture qui sont trouvées pour compenser la misère reprennent des pratiques stylistiques d’Ancien Régime.

21Sophie Divry se montre sensible à l’univers du conte. Elle multiplie les allusions à ce genre qui était à la mode à la fin du xviie siècle (« Nous connaissons tous un conte qui commence ainsi : Sur son lit de mort, un père fait trois parts d’héritage pour ses trois fils15 » ; « dans un éclair de génie affamé devant sa lampe d’Aladin16, » « ma bonne fée17 »), et va jusqu’à enchâsser deux contes à l’intérieur du roman. Le premier fait la genèse du conditionnel (I, 15) dans une visée politico-linguistique. Quant au conte du mange-consonnes (II, 4), il a des résonances métalittéraires. Plus généralement, la caractérisation des personnages par des tics linguistiques rappelle la simplicité du trait dans les contes : l’ami Hector antépose les épithètes et la généreuse Bernarde procède par pléonasmes, là où Cendrillon ramassait les cendres et où Candide devait perdre progressivement sa naïveté.

22Cette sensibilité auctoriale au genre du conte fait du Petit Poucet un candidat naturel au titre d’hypotexte du cadre diégétique du roman. Premier point commun, la structure familiale de Sophie est identique à celle du garçon : une fratrie de sept enfants, structure sur laquelle insiste le narrateur qui répète « j’avais six frères18 ». Et à l’égal de Petit Poucet, le personnage occupe dans cette fratrie une position marginale : « J’étais seule avec mes 17,70 euros. Ma souffrance ne leur apportait rien. Leurs succès ne m’aidaient pas19 ». Deuxième écho, la pauvreté et la faim sont centrales dans l’histoire du Diable. De manière facétieuse, ces motifs sont introduits à rebours du conte de Perrault : « Dans mon enfance, le souci de la faim n’apparaissait pas. J’avais six frères, Martial, Gaston, Virgile, Kazan, Élie et Tom20 ». La juxtaposition suggère un lien entre le thème de la faim et le thème de la fratrie, que la connivence littéraire est à même de rétablir. Or, le thème du manque déborde largement la situation conjoncturelle rencontrée par le personnage ; une métalepse d’auteur le présente comme un problème linguistique central :

Il me manque toujours des mots. Il n’y a pas de mot pour dire « du samedi », par exemple, alors qu’il existe un adjectif pour dire « du dimanche », dominical. […] Il n’y a pas de verbe pour dire qu’on a enfilé son vêtement à l’envers. On ne peut pas marquer une différence entre être mouillé par la pluie et être mouillé par la neige. Il manque au restaurateur un adjectif pour qualifier une table-où-on-ne-peut-dresser-que-deux-couverts […]. Il y a d’autres mots qui manquent dans la langue française, merci d’envoyer un inventaire de ces lacunes à l’adresse desmotsquimanquent@gmail.com, je ferai part des meilleures dans mon prochain bouquin. Attention, je ne demande pas d’inventer des mots, je demande de regarder là où il y a des trous dans la langue21.

23Un troisième point commun concerne cette fois-ci le seul personnage principal : Petit Poucet comme Sophie parlent peu mais écoutent beaucoup22. Sophie écoute ses deux frères échanger sur l’éducation des enfants, sans intervenir (II, 5). Cette discrétion est récurrente dans le roman, à tel point que la brièveté du discours narrativisé est attachée au personnage de Sophie. Enfin, un souvenir d’enfance de Sophie rappelle un épisode majeur du conte de Perrault : « Certains soirs, maman et lui échangeaient beaucoup de phrases dont la plupart m’étaient incompréhensibles, qui devaient se rapporter à la gestion du foyer23 ».

24L’hypertexte en reste là : seul le début du conte est réécrit. Les solutions à la misère de Sophie ne sont plus empruntées à l’intrigue de ce conte, mais elles continuent à être liées à l’Ancien Régime car sur le plan de l’écriture, un trait récurrent est exploité pour compenser la pénurie : l’abondance verbale. Or, la copia prend une patine très Ancien Régime.

25Tout d’abord, en effet, les titres des trois parties pastichent ostensiblement les titres de chapitres des romans sentimentaux des xvie et xviie siècles, notamment :

Deuxième partie / Où sont racontées la suite des aventures de l’héroïne, ses conversations avec sa mère et ses tentatives pour que les autres personnages dotés d’obsessions lubriques n’entravent pas le déroulement de nouveaux récits fort pathétiques et de nouvelles digressions fort polémiques24.

26Le pastiche syntaxique à base de propositions relatives et d’énumérations est redoublé par des archaïsmes lexicaux, tels que l’adverbe « fort » marqué comme littéraire, connotant un état de langue ancien. Ces titres portent un effet d’archaïsme. Ce n’est pas la réalité qu’ils désignent qui a disparu, mais la manière de désigner, dans un archaïsme linguistique, et non civilisationnel ou référentiel. De nouveau, l’héroïcomique est présent, mais cette fois-ci entendu comme discordance, et dans sa graphie héroïcomique : l’homéoptote qui réunit « lubriques », « pathétiques », « polémiques », joue dans ce décousu un rôle ironique, pour gonfler d’importance le quotidien d’un personnage à qui il manque au moins deux critères pour être une héroïne : qualité morale ou physique extraordinaire, rôle social fédérateur. Rien d’étonnant dans cette dimension parodique que Sophie Divry se soit inspirée de Cervantès au moment d’écrire ces titres.

27Remarquons que l’écrivain n’est pas la seule à avoir identifié la signature Ancien Régime des titres : Jean-Marie Blas de Roblès les pastiche à son tour, dans Là où les tigres sont chez eux (2008) : « De cette affreuse guerre qui dura trente ans & bouleversa les royaumes d’Europe. Où Athanase fait montre d’un rare courage lors d’une mésaventure qui aurait pu fort mal tourner25 ». Il y ajoute le signe typographique de l’esperluette pour situer son récit à cette époque.

28Ensuite, les fréquentes énumérations rejoignent l’abondance rabelaisienne, surtout lorsque la liste s’accompagne d’un dérèglement de la langue :

Que feront-ils d’autre que de patriotiquement la stériliser, la rapetisser, l’amenuiser, la tétaniser, l’empeser, la nécroser, cette jeunesse, la fatiguer, la calmer, la ralentir, la parasiter, l’adoucir, la distraire, l’enguimauviser, la canaliser, l’àquoibonniser, l’immobiliser, la maîtriser, la pacifier, la calfeutrer, l’endetter et la corrompre26.

29Homéoptotes et invention lexicale se passent le relais dans l’énumération, ce qui fait écho à une addition du chapitre 29 de Pantagruel :

Si pour passetemps joyeux les lisez, comme passant temps les écrivais, vous et moi sommes plus dignes de pardon qu’un grand tas de Sarrabovites, Cagots, Escargots, Hypocrites, Cafards, Frappards, Botineurs et autres telles sectes de gens, qui se sont déguisés comme masques pour tromper le monde. […] Quant est de leur étude, elle est toute consumée à la lecture des livres Pantagruélicques ; non tant pour passer temps joyeusement, que pour nuire à quelqu’un méchantement, savoir est articulant, monorticullant, torticullant, culletant, couilletant et diablicullant, c’est à dire callumniant27.

30Le silence qui entoure le nom de Rabelais n’est pas un oubli : l’auteur nous a personnellement confirmé ne pas être suffisamment familière de l’auteur de la Renaissance pour avoir voulu le pasticher28.

31Pourquoi avancer le nom de Rabelais alors que Sophie Divry n’en parle pas, mais évoque plutôt Yann Moix pour les mots-valises, ou Georges Perec pour les listes ? Ne sommes-nous pas victime de déformation professionnelle et ne retrouvons-nous pas dans ce que nous lisons ce que nous connaissons mieux ? Ne pourrions-nous pas nous en tenir à Naissance (2013) de Yann Moix comme hypotexte plus vraisemblable, dans lequel on trouve conjointement la logorrhée et l’inventivité verbale ?

32Deux raisons nous font maintenir l’hypothèse d’un hypotexte rabelaisien, quitte à l’entendre comme l’hypotexte de l’hypotexte. D’une part, sur le plan stylistique, à la manière de Rabelais, Divry pratique la variété ; elle sait être brève, là où Moix n’est que flux incessant. D’autre part, l’esprit de Sophie Divry est plus proche de la facétie rabelaisienne que du cynisme de son contemporain. Non seulement la dimension ludique de ses énumérations est patente, mais aussi, comme Rabelais, Divry se sert de l’inventivité lexicale pour recréer la réalité en redéfinissant les mots. La jeunesse se trouve en effet redéfinie dans un chapitre du Diable. Elle est opposée dans un premier temps à la vieillesse comme le fait la doxa à travers des formules sentencieuses (« La vieillesse est corrompue, la jeunesse est corruptible. La vieillesse a trahi, la jeunesse est trahissable29 ») ; le mot et l’idée sont ensuite modifiés par l’énumération croissante d’ensembles hétérogènes : coordinations successives de deux éléments (« Où sont les naïfs et les idéalistes ? Les rieurs et les imprévisibles ? Les déchirés et les non-déçus ? Les cavaleurs et les illusions ? ») puis trois (« Où sont les ruptures dans le programme, les catastrophes et les nuits blanches ? Où sont les francs camarades, les fols incendies et les grandes aspirations ? Où se cachent les excentriques, les excédés, les dépareillés ? ») puis quatre (Où sont les agitatrices, les courageux, les têtes brûlées et les exceptions ? »). Cette énumération permet de revenir à un singulier « la jeunesse de mon pays », une fois que le parcours du pluriel « les jeunes » a fait sortir d’une définition sclérosante. Si Rabelais n’est pas l’hypotexte direct de Sophie Divry, il en est l’horizon, ou du moins un maillon important de la tradition d’écriture. Les facilités que le narrateur a d’évoquer le bas du corps confirmeraient cette filiation.

33Un autre type de solution stylistique à la pauvreté est également familière de la fabrique du roman d’Ancien Régime : l’exploitation des possibles. « Laisser libre cours à mon imagination, sans rien m’interdire30 ». De même que le personnage de Sophie l’écrivain se hasarde dans le monde de la restauration pour subsister, de même le roman envisage d’autres voies. Cette réflexion est théorisée dans Rouvrir le roman, où sont envisagées d’autres manières d’écrire un roman que de suivre un fil narratif. Or ce sont alors des auteurs européens des xviie et xviiie siècles qui servent de modèle :

Il suffit de penser à Laurence Sterne ou à Cervantès pour se rendre compte que la narration n’a peut-être jamais été considérée comme l’épicentre du travail du romancier. La narration linéaire n’est pas si évidente que cela comme mode de récit. Il suffit aussi de penser à L’Astrée, roman-fleuve de plusieurs milliers de pages et de dizaine d’histoires enchâssées, paru de 1607 à 1628, qui se ramifie et se multiplie dans des « digressions » qui sont à la base de sa logique et de son succès31.

34En particulier, la digression est fortement présentée comme une pratique du xviie siècle :

Elle provoque une expérience différente ; elle fait passer de l’état d’esprit du lecteur d’un régime de lecture rapide et utilitaire à un régime gratuit et multiple. Sommes-nous aujourd’hui moins ouverts que les lecteurs de 1607 ? N’avons-nous pas moins de souplesse dans notre appréhension littéraire en demandant au récit une rentabilité narrative immédiate32 ?

35En guise de digressions dans le roman, mentionnons l’histoire d’Hector et Belinda, le calligramme gratuit du phallus, mais aussi les nombreux chapitres clos sur eux-mêmes qui contiennent un rêve (le dialogue avec Bergounioux), une description (celle des normaliennes), une rencontre (celle de Dylan l’amateur de serpents) sans conséquence sur le fil narratif et facilement détachables.

36Les métalepses se présentent comme un autre moyen de dilater et d’enrichir le roman, à la manière de Cervantès ou de Diderot. Le récit est interrompu par le narrateur lui-même qui cherche l’image pertinente, revient sur une expression qu’il corrige, ou remet de l’ordre dans son récit. Il est également interrompu et donc distendu par les interruptions de personnages qui se font lecteurs du récit, en particulier la mère et le meilleur ami Hector, voire qui concurrencent le narrateur. Ces métalepses et anti-métalepses qui entretiennent la confusion entre le récit et l’histoire interrompent le fil narratif, mais font gagner en précision et délivrent des solutions :

Attendez, ils commencent à me gonfler, ces deux-là, à intervenir sans mon autorisation.
On pourrait mettre un peu d’ordre ici ?
Les touche-pipi littéraires
À gauche,
Mon récit à droite33.

37Par cette intervention qui met un terme au pastiche flaubertien des comices agricoles, une nouvelle solution est proposée pour montrer la faillite de la relation entre un homme et une femme : chacun des dialogues qui parlent d’amour dispose dorénavant d’une page en vis-à-vis de l’autre et développe un type de défaite, clichés amoureux sous des dehors poétiques du côté de Belinda et Hector, monologue de la part de l’homme rencontré au bar.

38Enfin, les dessins sont utilisés pour concurrencer le fil narratif, voire pour lui enlever de l’importance. Si les calligrammes font penser au poète du xxe siècle Apollinaire, rappelons que l’on trouve également des signes typographiques dans Tristram Shandy, tels : « Il se signa 34 » ; «  ceci remplacera un volume entier à l’usage des parents et éducateurs35 ». Dans le Diable, une croix et la formule rituelle de bénédiction traversent la page pour résumer le baptême du neveu de Sophie36. L’irrévérence affecte le rite religieux mais aussi l’attente du lecteur qui voit expédié un événement annoncé. L’alliance entre la typographie et le jeu romanesque convoque ici le modèle de Sterne davantage que celui d’Apollinaire.

39Par conséquent, l’Ancien Régime apparaît comme une composante culturelle non négligeable du roman Quand le diable sortit de la salle de bain, pour résoudre deux problèmes liés au thème central de la pauvreté : le manque et l’isolement. L’image qui est véhiculée de l’Ancien Régime est celle des possibles narratifs et du modèle conversationnel. Divry ne retient presque que des éléments positifs, des solutions à des problèmes sociaux et littéraires du xxie siècle. Et en effet, sur le plan idéologique, dominent l’esprit d’irrévérence et de liberté, image plus baroque que classique du xviie siècle. On retrouve là l’éclectisme de l’auteur qui dans Rouvrir le roman, ne refuse aucune technique : aucune époque n’est périmée.