Colloques en ligne

Alexandra Saemmer, Université Paris 8, CEMTI

Rachel Charlus, profil de fiction sur FacebookTentative d'épuisement d’Un Monde Incertain de Jean-Pierre Balpe

1Rachel Charlus écrit, même lorsqu’elle se tait. Le réseau social numérique Facebook continue à raconter sa vie à partir de ses traces, même si Rachel Charlus elle-même arrête d’en produire. Lorsqu’elle se connecte sur Facebook le 11 décembre 2017 s’affiche ainsi, tout en haut du « journal » accueillant ses posts personnels, une « rétrospective vidéo » dont elle n’a jamais passé commande. Une vie sur Facebook, c’est « bien plus que 365 jours », décrète Facebook, le producteur de la vidéo : défilent les photos de nouvelles amitiés contractées en 2017 ; s’ensuivent des vœux d’anniversaire et autres « petites marques d’attention » amicales emballés en cadeaux surprise. « Une année, ce n’est pas seulement le temps qui passe » : une feuille tourne sur le calendrier, une année, « ce sont toutes les personnes avec qui vous l’avez passée ». Un feu d’artifices d’effigies se déclenche, puis s’affiche un message de clôture : « Merci d’être là ! De la part de toute l’équipe Facebook ». Rachel Charlus se raconte à travers son réseau. Son journal est composé de ses publications personnelles, écrites ou partagées, ainsi que de gestes effectués sur l’interface et automatiquement transformés en micro-récits par le dispositif (le 7 décembre, par exemple, « Rachel Charlus a changé sa photo de couverture »). Les gestes des « amis » sont également relayés : « Anna-Maria Wegekreuz a partagé une publication sur le journal de Rachel Charlus » constitue une action qui n’est pas racontée par Anna-Maria Wegekreuz, mais par Facebook. Le 29 novembre 2017, Rachel Charlus avait annoncé, sur fond noir : « S’abstenir sans disparaître ». Ce vœu se trouve exaucé grâce à la propension de Facebook à transformer le moindre geste en récit.

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Post de Rachel Charlus, 29 novembre 2017.

2Rachel Charlus est une fiction littéralement émergente. Plus elle alimente le dispositif de traces, plus le dispositif s’applique à donner sens à sa vie. Ce qui peut paraître anodin à l’usager, dans la mesure où un partage de post ou de lien s’effectue par simple clic, ne l’est nullement pour Facebook : lorsque le dispositif génère la compilation vidéo des activités passées, il fournit par là même une preuve tangible que toutes ces traces ont été enregistrées, stockées et hiérarchisées pour devenir signifiantes. Si Facebook adresse à l’usager ses remerciements, et que la vidéo de fin d’année mobilise à plusieurs reprises la symbolique du paquet cadeau, c’est parce que Facebook tient à présenter la relation entre « l’équipe » et l’usager comme équitable : le dispositif fournit un savoir-faire technique permettant de s’écrire à l’écran, de s’adresser (potentiellement) à des millions de lecteurs et d’échanger avec eux. Il tisse des relations entre les traces, et promet même une suite de l’histoire, au-delà de la disparition de l’auteur : les profils sont stockés à durée illimitée. En échange, l’auteur cède ses traces à Facebook. Bien que les conditions d’utilisation, très détaillées, informent sur l’étendue de cette récolte de traces (allant de l’adresse postale, du numéro de téléphone, des textes et photos jusqu’aux durées de connexion en passant par la géolocalisation), l’usager n’est pas renseigné sur l’identité des partenaires tiers auxquels ces données sont transmises et revendues.

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Rachel Charlus, 30 décembre 2017. La phrase « Rachel Charlus a partagé la publication de Germaine Proust », automatiquement générée par Facebook, narrativise un geste effectué par simple clic.

3Le storytelling trivial généré par Facebook à partir des goûts, affinités, habitudes et fréquentations partagés donne lieu à des exploitations politiques et marchandes, allant du profilage publicitaire aux droits de surveillance accordés à des structures gouvernementales.

4Facebook a adressé en automne 2017 un sondage à ses usagers germanophones, leur demandant s’ils approuvaient l’affirmation que « Facebook est bien pour le monde ». À travers les discours de son fondateur Mark Zuckerberg qui ne cesse de souligner la raison d’être philanthropique du dispositif1, à travers le design smart et friendly incarné de façon emblématique par le célèbre « pouce levé2 », à travers la dominance de la couleur bleue réputée reposante, à travers la terminologie utilisée pour les rubriques, « Journal », « Accueil », « Retrouver des amis », l’entreprise cherche à euphoriser les enjeux politiques et marchands qui trament de l’intérieur son fonctionnement techno-sémiotique.

5L’ambiance générale invite à la confidence : « exprimez-vous », encourage l’interface tout en haut du fil d’actualité, se référant à la fois à une culture séculaire de l’aveu censé libérer l’âme3, et à l’utopie libertaire des débuts de l’Internet ayant prôné un droit d’expression pour tous4. La polysémie du terme « Journal » qui éditorialise les traces personnelles de l’usager fait appel au réceptacle traditionnellement intime de l’écriture autobiographique. Il partage par ailleurs son appellation avec le support médiatique qui, pendant des siècles, a dominé la diffusion de l’information quotidienne dans l’espace public. N’oublions pas que Facebook a certes cédé ces derniers temps quelques parts du marché de la confidence à Snapchat et Instagram, mais qu’il est devenu en même temps, pour beaucoup5, l’intermédiaire le plus utilisé pour accéder à l’information quotidienne. Lorsqu’on se rappelle par ailleurs que des écrivains ont toujours figuré parmi les chroniqueurs de presse, et que le roman-feuilleton a d’abord eu comme support privilégié le journal papier, il ne paraît guère étonnant que les réseaux sociaux numériques aient rapidement été investis par des expérimentations littéraires6.

6Dans cet article, je m’intéresserai à l’une de ces expérimentations, l’extension Facebook de l’œuvre Un Monde incertain signée par l’auteur Jean-Pierre Balpe, et menée à un rythme quotidien depuis 2011. D’un point de vue méthodologique, je m’appuierai à la fois sur la théorisation du dispositif par Michel Foucault7, sur les approches critiques du capitalisme linguistique par Franco Berardi8, sur les écrits théoriques de Jean-Pierre Balpe9, et plus généralement sur la narratologie post-classique qui, selon Gerald Prince10, ne pose pas seulement la question traditionnelle de savoir ce qu’est un récit et en quoi consiste sa narrativité, mais problématise aussi les rapports entre l’architecture narrative et les formes et figures sémiotiques, leur interaction avec les savoirs, allants-de-soi et idéologies, la fonction sociale, politique et économique du récit en tant que processus performatif en contexte, et surtout le rôle du support techno-sémiotique conditionnant les contextes de production, d’édition et de réception. Pour analyser ce dernier point, le concept d’architexte, développé par Yves Jeanneret et Emmanuël Souchier11 pour circonscrire le pouvoir des modèles imposés à la production scripturaire par les logiciels et plateformes numériques, me sera d’une grande utilité.

7Certains récits Facebook, twitter-poèmes et instagram-novels ont donné lieu à des publications papier, consécration ultime de l’œuvre dans le champ littéraire. Beaucoup d’autres sont portés par des écrivains amateurs, qui les partagent sur les réseaux sociaux numériques avec des cercles de lecteurs leur assurant une certaine reconnaissance. Quelques-unes de ces entreprises sont signées par des profils correspondant à l’identité civile de l’auteur : Chloé Delaume, par exemple, orchestre via Facebook une part de la promotion de ses publications ; François Bon publie des traces photographiques et vidéo de ses activités d’animation d’ateliers et de ses performances littéraires, qui complètent son activité d’écriture multimédiatique sur le site letierslivre et sur YouTube12 ; Stéphane Vanderhaege publie des traces autobiographiques romancées qui, au jour le jour, invitent les lecteurs dans son atelier d’écrivain ; Clara Beaudoux, journaliste de profession, reconstruit dans son œuvre Twitter intitulée Madeleine project13la biographie d’une femme décédée dont elle a trouvé les traces – lettres, photographies, objets personnels –, à l’occasion d’un déménagement. D’autres auteurs publient sous pseudonyme : le profil Facebook d’Elena Ferrante, par exemple, auteure italienne à succès qui préserve strictement son identité civile, met en garde ses lecteurs « qu’elle n’est pas Elena Ferrante », laissant planer, ici comme ailleurs, un doute qui converge avec la construction littéraire de son personnage. Une dernière catégorie d’œuvres est portée non pas par l’auteur en tant que personnage, mais par un personnage de fiction. Le récit de vie de Rachel Charlus sur Facebook est de cette nature.

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Image de couverture du profil Rachel Charlus, 30 décembre 2017.

8À travers cette brève catégorisation, nullement exhaustive, des expérimentations littéraires sur les réseaux sociaux numériques que je viens d’esquisser, se dessine un premier faisceau de problématiques. Se pose d’abord, de façon évidente, la question de l’identité numérique de l’auteur qui, sur les réseaux sociaux numériques, est constituée non pas seulement par les traces expressives qu’il laisse volontairement en écrivant et en partageant des posts, mais aussi par des traces compilées, renarrativisées et rendues exploitables par le dispositif : traces qui, comme l’exprime Louise Merzeau14, le suivent comme une ombre et donnent lieu à des processus qu’il ne maîtrise pas. J’essaierai de cerner le positionnement de l’auteur Jean-Pierre Balpe, créateur du profil Rachel Charlus et d’une vingtaine d’autres profils de fiction, face à cette perte de maîtrise.

9Dans l’adoption du pseudonyme Rachel Charlus s’amorce en effet d’abord un jeu du chat et de la souris avec le dispositif qui, quant à lui, est surtout intéressé par les « vraies » traces de vie postées par de « vrais gens ». Rachel Charlus s’amuse d’ailleurs, de temps à autre, des pièges que le dispositif lui tend pour permettre une exploitation renforcée des goûts et préférences du profil par des partenaires tiers. Elle participe par exemple fréquemment aux « oracles » qui proposent à l’usager de calculer, à partir des données de son profil, sa compatibilité amoureuse avec des stars, ses chances de devenir célèbre, le métier qui lui correspond le mieux, ou sa ressemblance physique et psychologique avec des personnages de blockbusters. Grâce à l’un de ces oracles, Rachel Charlus découvre quelle sera son apparence physique dans cinquante ans. Le prix à payer pour cette prédiction est la cession des données personnelles du profil au producteur de l’oracle. Le résultat publié par Rachel Charlus sur son journal n’est pas seulement comique parce que l’apparence physique est générée ici à partir d’un dessin célèbre sur lequel se trouve plaquée l’effigie d’une mamie ronchonne. Il constitue également un détournement des enjeux marchands de Facebook, car les données fournies par un profil de fiction ne valent évidemment pas le même prix que celles d’un usager doté d’un réel pouvoir d’achat.

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Résultat d’un « test » passé par Rachel Charlus, partagé le 30 mai 2016.

10Le détournement de l’exploitation des traces n’est cependant pas la seule motivation de l’expérimentation littéraire engagée par Jean-Pierre Balpe depuis tant d’années. L’activité scripturaire, en partie automatisée par le dispositif à partir des traces, et en partie engendrée par d’autres profils qui ancrent Rachel Charlus dans le fil de l’actualité quotidienne, réalise aussi l’un des plus anciens fantasmes de la littérature : celui du personnage de fiction qui s’autonomise, pour s’introduire dans la « vraie » vie. Si ce fantasme parcourt l’histoire littéraire d’un genre à l’autre, de la littérature fantastique en passant par les livres « dont vous êtes le héros » jusqu’au roman aux récits multiples, et si la métalepse est devenue l’une de ses figures emblématiques, il incarne également avec une force toute particulière une réflexion critique sur le rôle de l’auteur. La déconstruction du statut de l’auteur comme seul maître d’ouvrage de l’architecture logico-temporelle du récit, constitue un paradigme récurrent de la littérature d’avant-garde du vingtième siècle, avec laquelle les auteurs fondateurs de la littérature numérique entretiennent des relations étroites15. De Robert Musil en passant par Alain Robbe-Grillet et Claude Simon jusqu’aux auteurs de textes génératifs, le concept traditionnel d’auteur a été critiqué comme une supercherie, face à un monde perçu comme chaotique : « The center cannot hold, and things have fallen apart, detached from their meaning », constatait William Butler Yeats dès 1920, dans « The Second Coming16».

11Jean-Pierre Balpe, dans ses textes théoriques, a souvent insisté sur l’importance de son engagement contre une certaine doxa de la littérature17, contre un système littéraire fallacieux. La démarche littéraire de Jean-Pierre Balpe se veut sans concessions vis-à-vis de ce système littéraire traditionnel, les industries culturelles de la narration stéréotypée, et le star-system des « grands auteurs ». Elle doit, dans ce sens, être considérée comme résolument engagée. Le 18 décembre 2017, Rachel Charlus affirme au sujet des écrits d’un autre profil de fiction d’Un monde incertain régi par Jean-Pierre Balpe: « Ce que j'aime dans les écrits de mon ami Marc Hodges (ou Maurice Roman, je ne sais trop comment les distinguer) c'est qu'il a délibérément choisi de produire une littérature qui ne peut être racontée à la télévision ». « Je suis partisan d’un certain chaos littéraire », affirme également l’auteur18. Le flux incessant de posts, l’accumulation constante des traces, dote les profils Facebook d’un caractère émergent, impossible à mettre en œuvre sur d’autres supports, comme l’ont montré les tentatives de Louis Aragon auxquelles Jean-Pierre Balpe se réfère19. En même temps, ce flux est, contrairement à ce que l’auteur veut (faire) croire, tout sauf chaotique. Il est savamment ordonné par un algorithme nommé PageRank, qui sur les fils d’actualité de Facebook, hiérarchise les posts selon des paramètres de proximité.

12Rachel Charlus persiste sur Facebook depuis 2011, alors que le dispositif a engagé depuis plusieurs années des démarches de détection et de suppression de « faux profils ». Ne serait-ce qu’en avril 2017, 30 000 profils ont ainsi été supprimés20. Lorsque la sanction tombe, les données ne sont pas restituées à l’auteur – sauf si celui-ci peut fournir une preuve d’identité, passeport, permis de conduire ou autre document officiel, ce qui est bien évidemment impossible pour un profil de fiction. L’intensification des processus d’authentification par numéro de téléphone, géolocalisation et recoupement d’adresses, puis les mesures de censure appliquées à tous les contenus jugés « non conformes », sont justifiées par la présence de discours de propagande islamistes, de fake news, et par la circulation effective d’images pornographiques et haineuses au sein du dispositif. Ont été détectées et effacées ainsi par Facebook des vidéos de décapitation, mais aussi des représentations photographiques du drame des migrants21 ; des images pornographiques, mais aussi nus d’artistes, dont la célèbre « Origine du monde ».

13Comment circonscrire alors cette philosophie Facebook désormais brandie en étendard par son fondateur ? Les discours d’accompagnement de Mark Zuckerberg esquissent la vision d’un monde meilleur, où « la communauté » ne serait plus perturbée par des nouvelles choquantes, des marginalités, des réflexions contradictoires, des rumeurs et autres sources d’incertitude22. Dans la rubrique « À propos » où le dispositif se décrit lui-même, on peut lire la déclaration suivante : « La Page Facebook met en valeur les démarches de nos amis qui nous inspirent, nous soutiennent, et nous aident à découvrir le monde lorsque nous nous connectons23 ». Même si le fonctionnement d’EdgeRank provoque de facto la formation de communautés étanches, Facebook déclare avoir une « mission » : « Donner aux gens le pouvoir de fonder une communauté et rapprocher le monde24 ».

14Écrire de la littérature sur Facebook, ce n’est donc pas seulement mettre au profit d’un projet littéraire une structure technologique performante, propice à réaliser le fantasme d’une littérature émergente. Ce n’est pas seulement, comme l’écrit Jean-Pierre Balpe, mobiliser dans le récit « tous ces fragments de textes sans rapports les uns aux autres mais qui donnent une tonalité d’époque, une instantanéité de l’écriture25». Et ce n’est pas non plus seulement alimenter un dispositif marchand. Écrire de la littérature sur Facebook, c’est se confronter à l’incarnation d’un soft power qui « filtre » la violence, qui censure les contenus jugés non conformes aux valeurs communautaires ; qui se présente comme libertaire en apparence, mais qui est en réalité hautement normatif. Si les enjeux de l’entreprise Facebook sont bien évidemment économiques avant tout, on aurait tort de ne pas prendre au sérieux les ambitions politiques de son fondateur. Toute expérimentation littéraire sur les réseaux sociaux numériques pose la question de la complicité avec ces ambitions. Rachel Chalus peut par exemple, par le biais des représentations de nus qu’elle publie, tester les limites des critères d’acceptabilité appliqués par le dispositif, et établir un diagnostic sur la finesse des filtres. Il est ainsi intéressant de constater que des enluminures médiévales montrant des personnages en train de se faire sodomiser persistent sur le fil d’actualité de Rachel Charlus, sans doute parce que Facebook considère qu’il ne s’agit pas là de représentations « réalistes ». Fatalement dépendant de la structure techno-sémiotique qui lui donne l’existence, le profil ne peut cependant jamais contrevenir à une décision de censure une fois qu’elle a été prise par Facebook.

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Enluminure partagée par Rachel Charlus le 27 décembre 2017 et non censurée par Facebook, malgré son caractère sexuel.

15Écrire sur les réseaux sociaux numériques, c’est faire fonctionner le « dispositif ». L’utilisation des formulaires du profil et du moteur de recherche de contacts, des émoticons et fonctions de commentaire, des boutons de partage et paramètres de confidentialité, options de personnalisation et restrictions de formats, actualise des programmes d’actions qui facilitent indéniablement l’éditorialisation et la publicisation rapide de traces de vie, au jour le jour, en direction d’un public qui peut lui-même intervenir sur les contenus. Mais les règles de normalisation que l’auteur accepte, en échange, au niveau de la forme et des contenus, sont hautement limitatives. Si l’auteur d’un profil Facebook peut par exemple personnaliser sa page par une image de profil, son journal reste en grande partie pré-structuré. Les informations « de base » de chaque profil sont les mêmes, s’articulant autour des rubriques « emploi et scolarité », « lieux où vous avez habité », « informations générales et coordonnées », « famille et relations », de goûts et préférences pour des « équipes sportives », « musiques », « films », « programmes TV » et « livres », et restent affichées même si elles ne sont pas renseignées. Cette structuration, d’une rigidité remarquable, reflète un point de vue sur ce qui « fait une vie ». Elle sert par ailleurs à réunir des communautés d’intérêts, fournissant, grâce à sa rigidité même, des statistiques précieuses sur les modes de vie et tendances. Alors que l’affichage publicitaire dans le métro ou les stations de bus se paie au prix fort sans pouvoir garantir l’atteinte de la cible, les usagers de Facebook font une publicité gratuite et hautement ciblée en partageant leurs goûts avec leurs semblables.

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Capture d’écran d’une partie de la structure du profil de Rachel Charlus, 1er janvier 2018.

16Les posts personnels et autres partages entrent certes dans un flux permanent, mais l’affichage des posts sur le fil d’actualité n’est pas simplement chronologique. L’algorithme EdgeRank de Facebook hiérarchise les posts en prenant en compte les likes, commentaires et repartages. Plus les posts d’un « ami » suscitent de réactions, mieux les prochains posts de cet ami se trouveront classés dans le fil d’actualité. Considérant, comme Google, que tout partage ou commentaire constitue une marque de reconnaissance indépendamment de son contenu, l’algorithme Facebook fait de sorte que l’usager recroise prioritairement sur son fil d’actualité ce qui avait déjà capté son attention. Dans un contexte où Facebook a supplanté Google comme intermédiaire pour accéder à l’information d’actualité journalistique26, ce recentrage progressif autour des supposés centres d’intérêt, appelé « bulle de filtre27, » pose la question du rôle de Facebook en tant que média : contrairement à un journal classique qui propose au lecteur un large choix de rubriques et de thématiques, Facebook anticipe sur son choix et l’empêche, par là même, de sortir de sa zone de confort. Comme toujours sur Facebook, ces enjeux d’intermédiation recouvrent les intérêts marchands du groupe.

17Michel Foucault définit la gouvernementalité comme un principe qui consiste à imposer des comportements sans recours à la force28. Si des auteurs littéraires acceptent de se « compromettre » sur Facebook, c’est parce qu’un profil sur ce réseau permet d’asseoir leur identité d’écrivain, les dote d’une aura d’accessibilité, se charge de la promotion de l’œuvre, et surtout – et c’est là un point fondamental pour comprendre Un Monde incertain de Jean-Pierre Balpe, parce qu’il met à leur disposition des savoirs techniques permettant de réactualiser des expérimentations littéraires parmi les plus transgressives du xxe siècle.

18Revenons à Rachel Charlus, profil de fiction. Ce profil d’une femme au prénom et au patronyme proustiens, résidant dans un manoir à Quimperlé et affichant un goût prononcé pour les représentations picturales de la nudité, fait partie d’un vaste réseau de personnages alimenté par Jean-Pierre Balpe, l’un des auteurs fondateurs de la littérature numérique et spécialiste de la génération automatique de textes. Maurice Roman, profil d’auteur décédé, Marc Hodges, éditeur des écrits posthumes de Maurice Roman, Germaine Proust, éditrice de haïkus, Charles-Emmanuel Palançy et Sylvestre de Saint-Loup, producteurs de vidéo-séries, ont également des rôles actifs dans le cercle, alors que d’autres profils semblent plus en retrait. Tous les profils de fiction communiquent entre eux, et à travers les repartages racontent leurs relations. Chaque profil est ami avec un grand nombre d’autres amis, 371 par exemple pour Rachel Charlus. Moi, Alexandra Saemmer, auteure de cet article, fais partie de son réseau. D’autres profils, également de fiction de toute évidence, Anna-Maria Wegekreuz et Marga Bamberger par exemple, y sont connectés sans faire partie d’Un Monde incertain.

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Deux autres profils de fiction d’Un Monde incertain, captures d’écran du 1er janvier 2018.

19Tous ces profils partagent des écrits personnels, des articles d’actualité issus de journaux et de chaînes de télévision, des goûts et préférences pour des productions culturelles : bref, ils utilisent le dispositif d’une façon qui ressemble à celle des profils signés par une identité civile. Au moment des attentats de Paris en 2015, certains profils d’Un Monde incertain ont par exemple adopté, sur leur image de profil, le drapeau bleu-blanc-rouge proposé par Facebook pour marquer la solidarité avec les victimes ; d’autres se sont abstenus ; d’autres encore ont fabriqué leur propre drapeau de commémoration. Certains se montrent intéressés par l’actualité littéraire, d’autres par la photographie, d’autres encore sont peintres et publient leurs créations sur le dispositif. Les profils marquent plus ou moins d’intérêt pour les écrits des uns et des autres, et s’inspirent parfois également des partages de leur auteur, Jean-Pierre Balpe, qui alimente par ailleurs un profil signé de son identité civile. La communauté fonctionne. Le lecteur s’y croit, sans être dupe.

20Jean-Pierre Balpe affirme dans un texte théorique que la fiction nécessite, non pas une prise en compte du monde tel qu’il est, mais « la simulation d’un fonctionnement linguistique suffisamment crédible pour que le lecteur accepte de le considérer comme vrai29 ». Sur Facebook, cette simulation s’adresse d’abord au dispositif. L’auteur m’a confié qu’en réponse aux sollicitations de plus en plus insistantes de Facebook, il avait fourni pour chacun de ses personnages de fiction un numéro de téléphone portable, dont le dispositif se contente pour le moment sans essayer de le composer réellement30. D’autre part, la simulation s’adresse aux lecteurs, qui peuvent converser avec chacun des profils de fiction « pour de vrai ». Certains lecteurs réguliers remarquent et commentent d’ailleurs l’absence prolongée d’un profil, réagissent aux faits d’actualité partagés, visionnent les vidéo-séries, laissent aussi des marques d’empathie confirmant la philosophie du care,si chère au dispositif. Qu’est-ce pourtant que prendre soin d’un personnage de fiction ? Que peut-on attendre en retour ?

21L’auteur ne se cache pas de tirer les ficelles de ses personnages (des fragments textuels et vidéo-séries sont regroupés sur le site web Un Monde incertain signé Jean-Pierre Balpe31). Il ne tient pas pour autant à ce que leur caractère fictionnel soit révélé de façon trop directe, dans les commentaires par exemple : lorsque Rachel Charlus se demande, le 27 novembre 2017, « et si je m’octroyais une pause Facebook », la remarque d’Anna Wegekreuz selon laquelle s’agirait là d’une « pause d’existence » est effacée par Rachel. Les profils de fiction de Jean-Pierre Balpe lancent un défi à la vraisemblance de toute construction d’identité sur les réseaux sociaux numériques, que celle-ci converge avec l’identité civile de l’auteur ou pas. Comme toutes les œuvres de Jean-Pierre Balpe, ils matérialisent ainsi une « littérature de la littérarité, de ce qui fonde le faire littéraire32 » et, plus particulièrement, de ce qui caractérise un récit de fiction. On aurait néanmoins tort de sous-estimer l’investissement existentiel de l’auteur qui émerge derrière ce diagnostic.

22En effet, l’auteur alimente Rachel depuis des années avec une régularité de métronome, comme si sa vie en dépendait. La démarche de Roman Opalka, artiste plasticien ayant fait pendant des décennies le décompte de sa vie en alignant des chiffres sur des tableaux de plus en plus blancs, n’est pas éloignée de celle de Jean-Pierre Balpe lorsqu’il écrit tous les matins dans Un Monde incertain. « L’homme se rêve immortel », constate Jean-Pierre Balpe dans, un texte intitulé « S’émanciper dit-il33 ». Facebook promet de repousser la mort grâce à l’obligation du travail d’écriture qui s’impose à l’auteur, au jour le jour. La force de frappe industrielle de l’entreprise garantit un stockage illimité des données, leur exploitation et leur enrichissement, dépassant de loin ce que l’auteur seul pourrait engager.

23L’auteur abandonne ses personnages au dispositif au sein duquel ils se développent, avec ou sans lui, parce qu’il « s’agit alors de concevoir, non plus une fiction définie et fixe, mais un espace ouvert de fictions proposant de multiples possibles dans l’espace lui-même ouvert d’Internet », affirme Jean-Pierre Balpe en 201334, réactivant le paradigme du récit « non-linéaire » cher à grand nombre d’auteurs de littérature numérique. « Enfin on sort du roman linéaire, formaté », résume-t-il en 201735. La réalisation effective du paradigme a néanmoins un prix, « comme si », écrit Jean-Pierre Balpe bien avant son expérimentation avec les réseaux sociaux numériques, « dans cette longue cohabitation entre l’écriture et sa technologie, le triomphe seul de la technologie permettait d’assurer celui de l’écriture sur la permanence du monde36 ». Les personnages, une fois alimentés par l’auteur, s’auto-génèrent. Le dispositif garantit leur persistance. Les profils de fiction de Jean-Pierre Balpe fonctionnent à merveille grâce à une technologie qui, en termes politiques et économiques, n’est nullement neutre. Cette technologie leur donne une existence qui, dans les années à venir, s’autonomisera sans doute encore : dès à présent, des robots conversationnels peuvent prendre en charge une partie de l’activité scripturaire d’un profil. Mais leur performativité techno-sémiotique montre bien aussi ce que Michel de Certeau a prédit bien avant l’existence de Facebook : « le système scripturaire marche auto-mobilement ; il devient auto-mobile et technocratique ; il mue les sujets qui en avaient la maîtrise en exécutants de la machine à écrire qui les ordonne et les utilise37. »

24Les écrits de Rachel Charlus combinent deux systèmes génératifs : d’une part, ceux de Facebook, qui encadre les posts de micro-récits automatiquement générés, du style « Rachel Charlus a changé sa photo de couverture » ; d’autre part, des générateurs conçus par Jean-Pierre Balpe et fonctionnant sur des serveurs externes à Facebook. Les sentences et maximes de Rachel Charlus, du style « Ce sont les femmes qui rappellent aux règles de la vie humaine », ou « Ce que l’intérêt conseille, la raison l’ordonne », sont produites par un générateur que Jean-Pierre Balpe a rendu accessible sur son site web personnel38. Les « phrases inutiles » de Rachel proposant des micro-récits, par exemple

(je vais bizarrement déjeuner tard ce matin, il est vrai que ma bonne Aeglis a son jour de congé et que c'est Pierre qui va préparer notre collation) : Le peuple était trop friand d'un spectacle gratuit, donné chaque soir

25sont elles aussi générées automatiquement par un dispositif conçu par l’auteur. Tous ces automates textuels sont basés sur des processus de formalisation de la signification qui séparent la langue de sa valeur d’usage.

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Deux « phrases iutiles » publiées par Rachel Charlus, 2 décembre 2017 et 30 novembre 2017.

26Jean-Pierre Balpe a fourni ces dernières décennies une contribution importante à la recherche en génération automatique de textes ayant comme première visée une description conceptuelle générale de la langue. Si les maximes de Rachel Charlus paraissent crédibles au lecteur et si les « phrases inutiles » lui semblent acceptables d’un point de vue grammatical et sémantique, c’est parce qu’une part du fonctionnement de la langue peut effectivement être formalisé. Le pouvoir démystifiant de la génération automatique réside là, dans un geste d’auteur pris en charge par la machine calculatrice ; dans le constat que la machine est capable de produire un texte qui simule le sens. Ce geste questionne incontestablement l’aura du « génie créateur ». Il met au défi des conceptions séculaires de l’écrit comme incarnation de la subjectivité.

27Une étape importable, préalable à la génération automatique de textes par l’ordinateur, se trouve résumée dans la réinterprétation du modèle du signe linguistique par Ferdinand de Saussure que Jean-Pierre Balpe propose dans son texte théorique « Modèles en génération automatique de textes39 ». Jean-Pierre Balpe y insiste sur la nature fondamentalement arbitraire du signe linguistique, affirmant « qu’il n’existe aucun rapport naturel entre le signifié (le concept) et le signifiant (l’image acoustique), en d’autres termes entre le sens et sa réalisation visuelle et acoustique (le mot) ». Il omet de préciser que pour Saussure, l’image visuelle et acoustique du mot est pourtant une image mentale, fondamentalement incarnée par l’esprit humain. La génération textuelle par ordinateur nécessite cette formalisation réductrice du sens. Elle tend vers l’idéal d’un « texte-cristal40 » faisant fi des ambiguïtés que provoque fatalement toute incarnation du signe dans une pratique individuelle et sociale. Comme l’explique Franco Berardi dans son ouvrage visionnaire The Uprising41, ces processus de formalisation séparent l’épiderme du signe de sa chair, font abstraction de la force désirante de l’énonciation, suppriment son côté instinctif pour rendre l’énoncé compatible avec des grilles, des formats. Les principes fonctionnels des générateurs de texte convergent par là même avec les objectifs du capitalisme linguistique actuel qui, lui aussi, a tout intérêt à séparer le signe linguistique de sa valeur d’usage afin de réussir à le normaliser, en vue de son exploitation automatisée.

28Bien évidemment, la recherche de Jean-Pierre Balpe ne visait nullement l’exploitation de la langue par le système capitaliste. Son œuvre théorique et littéraire s’inscrit dans les mouvements qui, tout au long du xxe siècle, ont contesté les paradigmes traditionnels de la représentation, paradigmes qui se trouvaient mis en question parce qu’ils avaient contribué à consolider les systèmes de pouvoir politiques et religieux de la modernité. Questionner l’idée que le mot, l’image ou la photographie puissent fidèlement refléter la réalité des choses, c’était d’abord mettre en cause les mécanismes de reproduction des pouvoirs en place. L’adoption du concept d’« arbitraire du signe » allait de pair avec une réflexion sur les règles et conventions qui régissent le lien entre signifiant et signifié dans une société donnée, et sur leur consolidation par le système littéraire tel qu’il se reflète, par exemple, dans la structure « classique » du roman naturaliste. Lorsque les générateurs narratifs de Jean-Pierre Balpe produisent des textes qui pourraient avoir été prélevés dans des romans papier, ils démontrent de façon saisissante à quel point la structure traditionnelle du récit est normalisable, par le fait même d’être normalisée. Au lieu de proposer une sortie émancipatrice de ces structures, ils les exacerbent cependant, et constituent ainsi l’une de ces « prophéties dystopiques » dont Franco Berardi problématise les finalités dans The Uprising.

29Et pourtant, Rachel Charlus n’est pas qu’un robot. Contrairement aux agents conversationnels, purs produits du capitalisme linguistique dont l’objectif est de se faire passer pour des humains, Rachel ne fait pas semblant d’exister, mais réfléchit sur ce qu’exister veut dire sur les réseaux sociaux numériques. Certains posts de Rachel sont issus de processus de génération automatique de textes. Mais le but n’est pas de faire passer Rachel Charlus pour un auteur humain et de tester l’acceptabilité des textes générés par les lecteurs. Libre de tout devoir d’incarner une quelconque croyance moderniste en l’innovation technique, Rachel Charlus doit d’abord être lue comme un pastiche postmoderne de la génération automatique industrialisée. Comme l’explique Jean-Pierre Balpe :

30S’il y a un espace pour la littérature générative, c’est celui de la saturation, du défi, de la participation ouverte en réponse à la saturation informative devant laquelle nous placent désormais les technologies numériques42.

31L’œuvre participe activement à la saturation du dispositif. En likant et en commentant les posts issus d’Un monde incertain, le lecteur peut faire en sorte que son fil d’actualité se trouve entièrement colonisé par les productions de profils qui forment la constellation d’Un Monde incertain, aux antipodes de la philosophie de Facebook prônant le bannissement de l’incertitude.

32Rachel Charlus aurait néanmoins depuis longtemps épuisé son auteur et ses lecteurs si elle n’était qu’un pastiche de l’automatisation. Si ses micro-romans et maximes sont ennuyeux à mourir, l’auteur affranchit par moments son personnage de sa tâche d’encombrer l’espace info-sphérique de Facebook, et l’autorise à avoir de la repartie. Le 21 décembre 2017, Rachel Charlus constate avec humour qu’« On se lasse de tout… même de moi ». Le profil Nicolas Vermeulin commente : « Heureusement il te reste le ça », attribuant à ce personnage de fiction le privilège d’être doté d’un inconscient. Rachel Charlus ne se prive pas de répondre que « C’est toujours ça en effet ». Les personnages d’Un monde incertain sont souvent drôles, animés par une ironie postmoderne qui subvertit les concepts mêmes qu’elle met en jeu. Ils sont troublants, lorsqu’ils expriment leurs condoléances à l’auteur qui vient de perdre sa femme. Ils sont touchants parce qu’ils incarnent, à travers leur activité scripturaire quotidienne, un travail d’auteur contre la disparition.

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Post publié par Rachel Charlus, le 21 décembre 2017, et réponse.

33Le prix à payer pour cette persistance émergente est lourd, l’auteur en est conscient. Se sachant espionnée, tracée et traquée par le dispositif tout en jouissant des modes d’existence que Facebook lui confère, Rachel Charlus partage le 21 décembre 2017 un article publié par Valentin Blanchot dans la web-revue Siècle digital, consacré aux processus de reconnaissance faciale expérimentés par Facebook43. L’entreprise justifie la mise en place, pour le moment encore très partielle, de ces processus, par la nécessité de freiner l’usurpation d’identité par des « faux profils » à partir de textes et photos prélevés sur de « vrais profils ». Si ces usurpations d’identité existent et peuvent engendrer de la souffrance, la mise en place de la reconnaissance faciale, proposée pour le moment en option et seulement dans certains pays, risque cependant à plus long terme d’être utilisée comme procédure d’identification généralisée de l’usager. Elle rendra impossible l’existence de profils de fiction comme celui de Rachel Charlus. Le « monde » crée par Jean-Pierre Balpe est non seulement « incertain », il est foncièrement précaire, soumis à une gouvernementalité qui, à long terme, engendrera sa disparition. Si Rachel Charlus peut s’amuser de ses conditions d’existence, elle n’est pas en mesure de s’en émanciper – à moins de se déconnecter.