Colloques en ligne

Nathalie Kremer

La fin infinie. Stratégies de durée narrative dans Les Mille et Une Nuits

Résumé

1Si la fin peut être définie comme « la limite d’une durée » (TLF), comment le récit se développe-t-il en tant que durée à l’intérieur de cette limite ? Et comment cette limite elle-même apparaît-elle au sein de la durée, pour autant que celle-ci ne se définisse pas comme abolition sans cesse rejouée de la limite ? Je propose d’étudier cette question de la fin et de la durée dans LesMille et Une Nuits, où la mort de Schéhérazade est inscrite au début du récit comme la fin de l’histoire, mais où l’histoire parvient à faire déjouer cette fin en la différant sans cesse par la narration. La narration des Mille et Une Nuits en effet persiste à « faire durer » une histoire en évitant soigneusement de l’amener à sa fin. J’entends ici le terme de « durée » en trois sens différents : celui de continuer (en amplifiant l’histoire), celui de retarder, différer la fin (en déviant vers des histoires secondaires, qui deviennent principales), enfin celui de « gagner du temps » (en interrompant le cours nécessaire des choses par l’interposition d’une autre histoire qui « interrompt » la trame existante).

La mille et unième nuit

 « Le sultan des Indes ne pouvait s’empêcher d’admirer la mémoire prodigieuse de la sultane son épouse, qui ne s’épuisait point et qui lui fournissait toutes les nuits de nouveaux divertissements par tant d’histoires différentes.
Mille et une nuits s’étaient écoulées dans ces innocents amusements ; ils avaient même beaucoup aidé à diminuer les préventions fâcheuses du sultan contre la fidélité des femmes ; son esprit était adouci ; il était convaincu du mérite et de la grande sagesse de Schéhérazade ; il se souvenait du courage avec lequel elle s’était exposée volontairement à devenir son épouse, sans appréhender la mort à laquelle elle savait qu’elle était destinée le lendemain, comme les autres qui l’avaient précédée.
Ces considérations et les autres qualités qu’il connaissait en elle le portèrent enfin à lui faire grâce. ‘Je vois bien, lui dit-il, aimable Schéhérazade, que vous êtes inépuisable dans vos petits contes ; il y a assez longtemps que vous m’en divertissez ; vous avez apaisé ma colère, et je renonce volontiers, en votre faveur, à la loi cruelle que je m’étais imposée ; je vous remets entièrement dans mes bonnes grâces, et je veux que vous soyez regardée comme la libératrice de toutes les jeunes filles qui devaient être immolées à mon juste ressentiment.’ »1

2Ainsi finissent Les Mille et Une Nuits dans la version d’Antoine Galland, publiée entre 1704 et 17172. On voit tout ce qu’a de paradoxal cette fin du récit, qui laisse la vie sauve à l’une des plus talentueuses conteuses de l’histoire littéraire. Pourquoi la mille et deuxième nuit ne serait-elle pas l’occasion d’un nouveau conte, comme le furent les mille et une précédentes, même si la princesse n’a plus l’épée de Damoclès (ou plutôt de Schahriar) au-dessus de la tête ? La fin pose en effet tacitement la continuité de l’histoire, ou plutôt des histoires, précisément parce que Schéhérazade ne meurt pas. Cet appel à une suite n’aura pas échappée à l’esprit pétulant de Théophile Gautier, qui suppose dans sa nouvelle La Mille et Deuxième Nuit (1842) la visite inopinée de la sultane à court d’idées, venue chez lui « en toute hâte chercher un conte, une histoire, une nouvelle » car, explique-t-elle au romantique :

« cet imbécile de Galland a trompé l’univers en affirmant qu’après la mille  et  unième nuit le sultan, rassasié d’histoires, m’avait fait grâce ; cela n’est pas vrai : il est plus affamé de contes que jamais, et sa curiosité seule peut faire contrepoids à sa cruauté. »3

3Mis à part le fait que Gautier ne semble pas avoir bien lu la fin des Mille et Une Nuits de Galland, puisque celui-ci n’affirme nullement que le sultan ne réclamera plus de contes, mais ‘seulement’ qu’il fera grâce à son épouse précisément en vertu de son talent de conteuse, on remarque que la « suite » qu’il donne au recueil transforme la fin des Mille et Une Nuits de Galland en fin intermédiaire, dans la mesure où l’histoire est censée continuer dans la Mille et Deuxième Nuit de Gautier, et bien au-delà ; même si Gautier, de peur peut-être d’être interpolé à son tour, a pris ses précautions en relatant à la « fin » de sa nouvelle la possible mort de la sultane — mort dont il serait responsable, puisque le conte qu’il a recommandé à Schéhérazade n’a apparemment pas trouvé grâce aux oreilles de Schahriar :

« Telle est en substance l’histoire que je dictai à Schéhérazade par l’entremise de Francesco.
‘Comment a-t-il [Schahriar] trouvé votre conte arabe, et qu’est devenue Schéhérazade ?
- Je ne l’ai plus vue depuis.’
Je pense que Schahriar, mécontent de cette histoire, aura fait définitivement couper la tête à la pauvre sultane. »4

4Nous ne commenterons pas davantage ici l’imitation de Gautier, ni d’autres versions ou traductions des Mille et Une Nuits, pour nous concentrer sur la seule version d’Antoine Galland qui, comme l’a magnifiquement montré Jean-Paul Sermain, reste le texte de référence majeur pour notre culture européenne, malgré les trois cents ans et la dizaine de traductions supplémentaires survenues depuis lors5. C’est donc dans cette traduction seule que nous essayerons d’étudier de plus près la façon dont le récit, en tant que texte fini, parvient à mettre en place une histoire infinie.

5Les Mille et Une Nuits ne finissent donc pas, du moins pas dans la version de Galland, puisqu’on peut supposer que Schéhérazade continuera de débiter à son mari des contes de son cru, ou forgés par d’autres. La fin est une fin infinie, précisément symbolisée par le chiffre 1001 dans le titre, comme le rappelle Borges dans un autre essai sur Les Mille et Une Nuits :

« […] le mot ‘mille’ est presque synonyme d’“infini”. Dire “mille nuits”, c’est parler d’une infinité de nuits, de nuits nombreuses, innombrables. Dire “mille et une nuits” c’est ajouter une nuit à l’infini des nuits. »6

6Si « [l]’idée d’infini est […] consubstantielle aux Mille et Une Nuits », comme le souligne Borges, c’est parce que l’infini porte sur les ressources inépuisables de l’imagination, à laquelle aucun impossible n’est impossible. En effet, c’est bien « la mémoire prodigieuse de la sultane […] qui ne s’épuisait point »7 qu’admire Schahriar en son épouse, et qui l’amène à lui faire grâce. Si la fin est changée en infini, c’est-à-dire en un temps continu, qui ne finira pas, c’est donc parce que la narration a le pouvoir de transformer l’histoire narrée en durée infinie.

La fin et l’infini

7L’histoire-cadre des Mille et Une Nuits est en effet l’histoire d’un rapport de force entre la fin et l’infini, qui recouvre celui d’une lutte en sourdine entre les époux. Deux sortes de pouvoir s’opposent dans le couple royal : celui de la force du despote qui détient le sort de sa sujette entre ses mains capricieuses, et celui de la ruse de l’imagination que lui oppose l’impuissante victime. Le bourreau n’a en vue qu’une seule chose, la fin de la vie de la sultane ; celle-ci n’a pour unique ressource que la narration d’histoires imaginaires pour différer le plus possible cette fin imminente. Dans les échanges de paroles entre les époux, cette lutte entre la fin et l’infini s’observe très littéralement : alors que Schahriar ne pense qu’à en finir avec les histoires, Schéhérazade ne cesse de vouloir les poursuivre. Ainsi, au lendemain de la première nuit, dès que la sœur de Schéhérazade a réclamé la suite du premier conte qu’elle a entamé la veille, le sultan intervient pour dire : « ‘Achevez […] le conte du génie et du marchand ; je suis curieux d’en entendre la fin.’ Schéhérazade prit alors la parole et continua son conte en ces termes […] » (t. I, p. 47). Schahriar réclame la « fin » de l’histoire, Schéhérazade la « continue ».

8Si l’on observe les arrêts et reprises de parole de Schéhérazade, on constate que le sultan agrée chaque matin la suite dans le seul désir « d’entendre la fin ». Ainsi lit-on après la deuxième nuit : « Le sultan, résolu d’en entendre la fin, laissa vivre encore ce jour-là Schéhérazade » (t. I, p. 49). Et au bout de la troisième nuit : « Schéhérazade, en cet endroit, apercevant le jour, cessa de poursuivre son conte, qui avait si bien piqué la curiosité du sultan que ce prince, voulant absolument en savoir la fin, remit encore au lendemain la mort de la sultane » (t. I, p. 50). C’est donc bien la curiosité du sultan, et à travers lui, des lecteurs, qui rend possible l’existence des contes, toutefois elle porte moins sur le comment ou le pourquoi des histoires que sur leur fin. « Savoir la fin » suppose une continuité déterminée : c’est-à-dire un début et une limite marqués. Or chaque histoire a bien toujours un début, mais si le début implique pour le sultan une fin, il implique pour Schéhérazade une continuité, comme le prouve notamment la fréquence des termes « poursuivit », « reprit », « continua », etc., pour qualifier les reprises de parole par Schéhérazade8.

9Tel est donc le rapport de pouvoir entre la fin et l’infini qui prend forme dans le récit-cadre à travers les échanges entre les époux : tandis que le regard du sultan scrute horizon comme une limite ultime à atteindre, tout l’art de la parole de Schéhérazade consiste à déplacer cet horizon à l’infini, en assurant un début perpétuel à sa parole. Schéhérazade doit transformer la curiosité de la fin en plaisir d’écouter le fil, et elle ne peut le faire qu’en transformant chaque fin en fin intermédiaire, par le prolongement d’une narration qui s’amuse à « différer » la fin… à l’infini. Il ne nous faut pas attendre la mille-et-unième nuit pour toucher à cet infini de la narration. Le stratagème en effet réussit assez vite, comme on peut le mesurer à l’évolution de l’attitude de Schahriar, qui se manifeste déjà nettement dès la quinzième nuit :

« XVe nuit
‘Ma chère sœur, [dit Dinarzade,] si vous ne dormez pas, je vous supplie, en attendant le jour qui paraîtra bientôt, de me conter un de ces beaux contes que vous savez. – Ma sœur, répondit la sultane, je vais vous donner cette satisfaction. – Attendez, interrompit le sultan, achevez l’entretien du roi grec avec son vizir au sujet du médecin Douban, et puis vous continuerez l’histoire du pêcheur et du génie. – Sire, repartit Schéhérazade, vous allez être obéi.’ » (t. I, p. 78, nous soulignons)

10Dans ce passage, le sultan n’a pas renoncé à son désir de la fin, mais il incorpore lui-même la demande d’une continuité dans la demande même de la fin de l’histoire : « achevez » ce conte-ci, dit-il, et ensuite vous « continuerez » celui-là.

11Il est à noter que le stratagème marche si bien qu’au bout de plusieurs centaines de nuits, la fin d’une histoire peut coïncider avec la fin d’une nuit, sans que Schahriar ne donne l’ordre d’exécuter son épouse, dans la seule attente d’une autre histoire. C’est ainsi que le début de l’histoire d’Aladdin coïncide avec le début d’une nuit, et non avec la fin d’une nuit précédente qui aurait mis en marche ce nouveau conte pour attiser la curiosité du sultan pour la suite. Le sultan est ici manifestement déjà « gagné » par le pouvoir doux des histoires imaginaires de Schéhérazade9. C’est ainsi que graduellement, au bout de mille et une nuits, Schéhérazade est arrivée à sa fin : celle de ne jamais finir.

12Les Mille et Une Nuits offrent donc un magnifique exemple du pouvoir fonctionnel de la narration, c’est-à-dire d’une narration qui n’est pas seulement le support d’une histoire, mais qui remplit aussi un rôle dans l’histoire qu’elle raconte, en modifiant son cours. Si Schéhérazade est entièrement soumise à Schahriar et condamnée à être exécutée par son ordre au début de l’histoire, elle parvient en effet à infléchir sa tyrannie grâce à la narration d’histoires imaginaires. Yves Citton décrit cette force la parole narrative en affirmant qu’au cœur des récits se trouve toujours un pouvoir de scénarisation, c’est-à-dire de redisposition des éléments d’une situation donnée, qui affecte les croyances et influe sur les comportements des actants :

« Raconter une histoire à quelqu’un, parvenir à capter son attention et à lui faire suivre les détours d’un script et les finesses d’une écriture, cela permet simultanément de contribuer à frayer les enchaînements d’actions et de pensées (croyances) qui articuleront ses comportements à venir, et de reconditionner les investissements de désirs et de valeurs qui caractérisent son économie des affects. Comme on l’a vu, cela ne suffit nullement à le faire agir […] ; cela contribue toutefois à pousser ses comportements dans telles directions plutôt que dans telles autres […]. En ce sens, raconter des histoires c’est donc bien contribuer à scénariser les conduites à venir de ceux à qui on s’adresse. »10

13Pousser les comportements dans un sens, c’est plier les croyances et les opinions du récepteur jusqu’à les faire ployer : voilà le pouvoir de Schéhérazade, ce pouvoir à l’action indirecte de l’imagination, qui n’affronte pas dans la violence mais qui reconditionne les désirs et les opinions. Si donc la mort de Schéhérazade est inscrite au début du récit comme la fin de l’histoire, c’est par le pouvoir de la narration que l’histoire parvient à faire déjouer cette fin en la faisant différer sans cesse, en l’occurrence, en transformant la tyrannie de Schahriar en un sentiment de clémence et de pardon joyeux.

14Toutefois dans ce processus de scénarisation du sultan, un facteur apparaît comme tout à fait déterminant : le temps. Dans sa hâte d’en « finir » avec la vie de Schéhérazade dans la série de ses mariages, Schahriar manifeste une forme d’impatience, et la vraie difficulté que doit vaincre Schéhérazade concerne cette imminence de la fin qu’elle doit parvenir à changer en un temps qui dure. Il importe dès lors d’étudier de plus près par quels moyens narratifs cette durée est mise en œuvre afin de produire son effet. Autrement dit, par quels moyens le récit trouve-t-il son pouvoir de durer, et de transformer la fin imminente en fin cesse différée, en fin infinie ? Il semble qu’on peut observer dans le recueil trois formes de création de la durée, c’est-à-dire trois façons de faire différer la fin, qui consistent pour Schéhérazade à continuer (1), dévier (2) ou intercaler (3) des histoires. Ces trois modalités de la narration sont donc trois formes de rapport au temps, c’est-à-dire trois façons d’en assurer la durée en repoussant la fin. Nous allons d’abord les éclaircir successivement à l’aide d’exemples tirés du recueil, pour indiquer ensuite comment chacune de ces stratégies narratives touche à sa façon à l’infini de l’histoire.

Continuer, dévier, intercaler

1. Continuer en étoffant le fil de l’histoire

15Chaque matin, la princesse demande au sultan la permission de continuer à raconter ses histoires, que l’aube vient interrompre : on peut en ce sens repérer mille fins intermédiaires aux histoires racontées, et autant de reprises ou de continuations après l’interruption du jour11. Ainsi, le passage de la douzième à la treizième nuit se marque clairement par l’alternance des termes relevant, dans la douzième nuit, de la finalité (indiqué par les mots « cessa », « fin », « achever »), et dans la treizième nuit de la continuation (« continuer », « reprit », « poursuivit »), transformant par là l’idée de fin projetée dans la douzième nuit en une finalité intermédiaire :

« À ces mots, Scheherazade, remarquant qu’il était jour, cessa de poursuivre son conte. ‘Ma sœur, dit Dinarzade, je ne sais quelle sera la fin de cette histoire, mais j’en trouve le commencement admirable. – Ce qui reste à raconter en est le meilleur, répondit la sultane ; et je suis assurée que vous n’en disconviendrez pas, si le sultan veut bien me permettre de l’achever la nuit prochaine.’ Schahriar y consentit, et se leva fort satisfait de ce qu’il avait entendu.
XIIIe nuit
Sur la fin de la nuit suivante, Dinarzade dit encore à la sultane : ‘Ma chère sœur, si vous ne dormez pas, je vous supplie de continuer l’histoire du roi grec et du médecin Douban. – Je vais contenter votre curiosité, ma sœur, répondit Scheherazade, avec la permission du sultan, mon seigneur.’ Alors elle reprit ainsi le conte : ‘Le roi grec, poursuivit le pêcheur, … » (t. I, p. 74)

16Les mêmes termes reviennent dans la transition entre la treizième et la quatorzième nuit : « … si le sultan veut bien que j’achève de raconter cette histoire », prononce Schéhérazade sur la fin de la treizième nuit, après quoi nous lisons au début de la quatorzième nuit : « … vous en allez entendre la suite… Sire, continua-t-elle… » (t. I, p. 76).

17Pour prolonger les histoires et par là même sa propre vie, Schéhérazade doit poursuivre la narration en assurant au fil narratif une substance digne d’intérêt et de curiosité pour la suite à l’égard du sultan (et du lecteur12). La conteuse s’attache à construire une intrigue dont le fil de départ s’étoffe, s’amplifie en une trame immense au fur et à mesure que l’histoire progresse. Cette amplification de la narration tient à plusieurs procédés narratifs : le plus souvent, c’est par l’accumulation de détails, parfaitement inutiles du point de vue de la nécessité poétique mais assurant à la fois une couleur et une épaisseur à l’histoire13. La continuation peut également prendre forme à travers la narration d’aventures qui se répètent selon un principe de variations. L’histoire de Sindbad, par exemple, est une façon exemplaire de poursuivre le fil narratif en l’amplifiant, par la narration des sept voyages qu’il fit et qu’il raconte successivement, la continuité assurant la variété, et ainsi la durée de l’histoire.

18Enfin, lorsqu’une histoire touche à sa fin, comme celle de Sindbad au bout de ses sept voyages, une autre histoire est annoncée comme non moins « surprenante » ou « inattendue » que la précédente, inscrivant l’histoire dans une série, et la fin de cette histoire dans l’attente d’un début. Le principe de continuité ne se joue donc pas seulement à l’intérieur d’une histoire, de nuit en nuit, que la sultane s’attache à prolonger le plus possible en multipliant les détails et les aventures, mais aussi entre les différentes histoires qu’elle raconte. Ce qu’on appelle le principe de la surenchère, qui consiste à promettre ou présenter des histoires toujours « plus surprenantes », « plus merveilleuses », « plus inattendues » que les précédentes, est bien sûr autant une façon de s’assurer la curiosité du sultan pour la suite, que de cultiver la continuation dans la durée14. La preuve en est que cette promesse de la surenchère ne se vérifie pas toujours (les histoires sont certes variées mais non pas forcément « plus » extraordinaires que les précédentes, et parfois même elles le sont « moins »). La surenchère fonctionne donc plutôt comme un mirage poétique, cultivé par Schéhérazade comme moyen d’appâter son auditeur. C’est donc davantage en fonction de la variété infinie des possibles promis que les fins des histoires sont transformées en fins intermédiaires, internes au récit-cadre — fins qui n’ont le statut d’intermédiaires que tant que Schéhérazade n’atteint pas le terme de son existence.

2. Dévier en démultipliant les fils des histoires

19Dans Les Mille et Une Nuits, une histoire en amène une autre, et souvent même plus d’une. À l’opposé de la raison unificatrice, l’imagination est un principe de démultiplication, tant à l’intérieur d’une même histoire qu’entre celles qui sont racontées. Cette accumulation des histoires consiste à dédoubler le fil principal en plusieurs fils (histoires) parallèles, qui se font concurrence. Nous avons déjà cité le mot impatient de Schahriar, lorsqu’il incite la princesse à finir une histoire puis à reprendre une autre : « achevez l’entretien du roi grec avec son vizir au sujet du médecin Douban, et puis vous continuerez l’histoire du pêcheur et du génie » (t. I, p. 78). Ce principe de déviation consiste donc à démultiplier les fils d’une trame par un procédé digressif. Les digressions sont souvent amenées par un enchâssement narratif, mais pas uniquement. Ainsi, dans l’« Histoire du prince Camaralzaman », ce prince, ayant aimé deux femmes en même temps, reçoit de chaque union un fils « la même année, presque en même temps » (t. II, p. 215), dont le récit va s’attacher à nous relater la destinée dans l’histoire suivante, l’« Histoire des princes Amgiad et Assad ». La déviation ne s’opère ici donc pas par un relais narratif, comme c’est le cas par exemple dans les histoires du calife Haroun-al-Raschid, qui a coutume de sortir incognito la nuit dans sa ville, et qui ne manque pas à ces occasions de rencontrer des personnages de toutes sortes et de récolter d’un coup leurs différentes histoires (t. III, p. 122)15.

20La déviation a ceci d’intéressant qu’elle nous place face à un paradoxe dont Schéhérazade parvient à tirer profit : en effet, elle opère un dédoublement du temps en plusieurs temporalités concurrentes. Or, on ne peut raconter que successivement des histoires, même si elles se passent simultanément les unes par rapport aux autres, ce qui permet à Schéhérazade de faire durer considérablement le temps de sa vie…

3. Intercaler en interrompant l’histoire en cours

21Il reste une troisième stratégie narrative pour différer la fin, qui consiste à intercaler une histoire en ‘coupant’ l’intrigue en cours, dans le but de créer un intervalle qui pourra se remplir d’une autre histoire. C’est peut-être la stratégie la plus habile pour tromper l’impatience du bourreau et gagner du temps : la continuation par amplification ou la déviation par la démultiplication ne font que mettre à l’épreuve la patience en l’allongeant, pour ainsi dire, dans le premier cas, ou en la détournant de son objet dans le deuxième (car l’on sait bien que divertir, c’est « faire dévier » l’attention16), tandis qu’ici, on feint de céder à l’impatience17 en accordant la fin, pour mieux pouvoir rompre le cours nécessaire des événements vers cette fin. Par exemple, dans l’« Histoire du pêcheur et du génie », dans laquelle un pauvre pêcheur délivre inopinément un génie enfermé depuis des siècles dans un vase de cuivre jeté à la mer, celui-ci, par pure colère d’un si long emprisonnement, décide de le tuer pour l’avoir délivré18. Le pêcheur tente d’abord par tous les moyens de faire revenir le génie de sa mauvaise décision (cette partie de l’histoire correspond alors à la première stratégie de la continuation par amplification), mais en vain, le génie le presse de plus en plus et finit par interrompre les raisonnements du pêcheur pour lui imposer l’imminence de la fin :

« ‘Ne perdons pas de temps, interrompit le génie ; tous tes raisonnements ne sauraient me détourner de mon dessein. Hâte-toi de dire comment tu souhaites que je te tue.’
La nécessité donne de l’esprit. Le pêcheur s’avisa d’un stratagème. ‘Puisque je ne saurais éviter la mort, dit-il au génie, je me soumets donc à la volonté de Dieu. Mais, avant que je choisisse un genre de mort, je vous conjure par le grand nom de Dieu qui était gravé sur le sceau du prophète Salomon, fils de David, de me dire la vérité sur une question que j’ai à vous faire.’ » (t. I, p. 69, nous soulignons)

22Le pêcheur oppose au « hâte-toi » du génie un intervalle temporel du « avant que » : au désir du génie de faire écouler le temps au plus vite vers sa fin, le pêcheur parvient à conjurer l’inéluctable fin de sa vie en intercalant entre le présent et la fin une nouvelle temporalité, celle d’un nouveau récit, qui forme la clé de sauvetage pour échapper à la fin de celui qui est en cours, puisqu’elle l’interrompt.

23Aux paroles du pêcheur font écho celles de Dinarzade à la fin de cette même dixième nuit :

« ‘J’espère que le sultan, notre seigneur, ne vous fera pas mourir [avant] qu’il n’ait entendu le reste du beau conte du pêcheur. – Le sultan est le maître, reprit Scheherazade ; il faut vouloir tout ce qui lui plaira.’ Le sultan, qui n’avait pas moins d’envie que Dinarzade d’entendre la fin de ce conte, différa encore la mort de la sultane. » (t. I, p. 69)

24C’est ici encore un nouvel intervalle temporel qui est réclamé, indiqué par le syntagme adverbial « avant que », c’est-à-dire : « avant que d’arriver à la fin, commençons un autre début ». La stratégie narrative consiste ici donc à opérer un clivage temporel qui permet de mettre à la place de la fin imminente le début d’une nouvelle matière narrative, donc une nouvelle durée. La force du procédé repose sur la feinte capitulation devant la fin inéluctable, qui donne en apparence le plein-pouvoir au bourreau et lui procure l’impression d’avoir déjà gagné la partie, comme il ressort des paroles de Schéhérazade souvent répétées, telles que par exemple on les lit au matin de la quatorzième nuit : « ‘Je voudrais continuer de vous divertir, répondit Schéhérazade ; mais je ne sais si le sultan, mon maître, m’en donnera le temps’ » (t. I, p. 78).

Imbrications narratives

25Continuer, dévier et intercaler s’avèrent ainsi trois grandes stratégies de création de la durée : la première est un étirement du temps, une façon de glisser sur sa pente vers la fin mais en la faisant durer le plus longtemps possible, en ralentissant donc son cours ; la seconde est une façon de faire dévier le cours du temps vers un faisceau d’autres temporalités (celles des nouveaux récits racontés à la suite de la première qui les engendre) ; la troisième, enfin, consiste à opérer un clivage dans le temps en cours pour, dans cet éclatement temporel même, permettre à de nouvelles histoires d’advenir en lieu et place de la première. Les trois stratégies narratives consistent donc pour ainsi dire à dilater le temps, multiplier les temps ou arrêter le temps, créant par là une gigantesque toile narrative dans les fils de laquelle Schahriar se trouve bientôt pris au piège, s’éloignant de la fin au fur et à mesure qu’il croit s’avancer vers elle.

26Ces trois modalités de la durée narrative qu’on peut observer dans Les Mille et Une Nuits ne sont pas exclusives l’une de l’autre, loin s’en faut. Si nous les avons distinguées pour la clarté du propos, il faut souligner qu’elles interagissent souvent pour concourir à la prolongation de l’histoire. Ainsi, on les observe très bien à l’œuvre ensemble dès les premières histoires racontées par Schéhérazade. Par exemple, celle du « Marchand et du génie » trouve une continuité à travers les huit premières nuits, mais en déviant vers les histoires de trois personnages subsidiaires (les trois vieillards), qui elles-mêmes sont rendues possibles grâce à l’intercalation d’un délai demandé par le marchand. C’est en effet dans l’intervalle de temps d’une année qui est accordé par le génie au marchand avant le moment de sa mort, que les autres histoires, les déviations donc, peuvent advenir, assurant par là la durée du récit et l’annulation de la fin :

« Sire, quand le marchand vit que le génie lui allait trancher la tête, il fit un grand cri, et lui dit : ‘Arrêtez ; encore un mot, de grâce ; ayez la bonté de m’accorder un délai : donnez-moi le temps d’aller dire adieu à ma femme et à mes enfants, et de leur partager mes biens par un testament que je n’ai pas encore fait, afin qu’ils n’aient point de procès après ma mort ; cela étant fini, je reviendrai aussitôt dans ce même lieu me soumettre à tout ce qu’il vous plaira d’ordonner de moi. […] » (t. I, p. 47)
« Enfin l’année s’écoula, et il fallut partir. […] Pendant qu’il languissait dans une si cruelle attente, un bon vieillard, qui menait une biche à l’attache parut et s’approcha de lui. […] » (t. I, p. 49)
« Sire, dans le temps que le marchand et le vieillard qui conduisait la biche s’entretenaient, il arriva un autre vieillard suivi de deux chiens noirs. […] Il s’assit auprès des autres ; et à peine fut-il mêlé à leur conversation qu’il survint un troisième vieillard […] » (t. I, p. 50)
Les vieillards demandent alors au génie de laisser la vie sauve au marchand si leurs histoires s’avèrent chacune « plus merveilleuse et plus surprenante que l’aventure de ce marchand » (p. 51).

27S’il faut tenter de concevoir le rapport formel entre ces trois stratégies narratives, on constate qu’elles forment un rapport d’imbrication, qui reflète la structure d’emboîtement du recueil. C’est en demandant à Schahriar un délai de vie, durant lequel elle fait dévier son attention vers les histoires, que Schéhérazade parvient à assurer la continuité de sa vie. L’intercalation apparaît ainsi comme un cas particulier de la démultiplication de la trame, qui elle-même est une façon, par la déviation, d’étoffer, d’amplifier l’histoire pour la faire durer. Ce rapport d’emboîtement ne les oblige en rien à apparaître ainsi dans le recueil des Nuits, puisqu’elles peuvent très bien être mis en œuvre séparément. Toutefois, que leur rapport intrinsèque soit celui d’un emboîtement nous semble fondamental, puisque la fonctionnalité des histoires (donc leur effet sur l’histoire-cadre) tient à la structure enchâssée, et qu’on sait que « l’enchâssement brise la linéarité du récit et permet à Shéhérazade de lutter contre le cours du temps », comme le souligne Edgard Weber19.

La durée dans l’infini

28En continuant, déviant et intercalant des histoires selon le goût et la curiosité du sultan, Schéhérazade parvient à faire durer sa vie jusqu’à atteindre la rémission. Or les trois stratégies narratives que nous avons relevées contiennent chacune en soi la possibilité de toucher à l’infini.

291. L’ellipse narrative emblématise l’infini dans la stratégie de la continuité. On en trouve un exemple dans l’histoire du Marchand et du génie, en lieu et place de l’histoire du troisième vieillard qui vient après celle des deux premiers. En effet, cette histoire tant attendue par le génie dans l’histoire, de même que par Schahriar et Dinarzade et à travers eux, par le lecteur, Schéhérazade décide de ne pas nous la raconter :

« Racontez-nous [le conte] du troisième vieillard, dit le sultan à Scheherazade ; j’ai bien de la peine à croire qu’il soit plus merveilleux que celui du vieillard et des deux chiens noirs. – Sire, répondit la sultane, le troisième vieillard raconta son histoire au génie ; je ne vous la dirai point, car elle n’est pas venue à ma connaissance ; mais je sais qu’elle se trouva si fort au-dessus des deux précédentes, par la diversité des aventures merveilleuses qu’elle contenait, que le génie en fut étonné. » (t. I, p. 63, nous soulignons)20

30En ne racontant pas l’histoire mais seulement en affirmant son existence et son intérêt, la sultane pose le caractère infini des histoires possibles. Autrement dit, l’ellipse figure l’infini des possibles imaginables, à travers laquelle la vie de Schéhérazade, comme celle du marchand, peut durer.

312. Pour ce qui est du principe de la déviation, où on observe une démultiplication de la trame première par un procédé digressif, il a pour effet de laisser l’histoire initiale en suspens, comme dans un temps arrêté. On pourrait croire que la fin est atteinte lorsque les fils divergents d’une trame qui a dévié vers des histoires secondaires se rejoignent. Tel semble être le cas dans l’histoire du prince Camaralzaman, qui dévie vers celle de ses deux fils (« Histoire des princes Amgiad et Assad »), et qui finit dans un grand rassemblement des personnages principaux, lorsque quatre armées royales se rejoignent dans la ville où vivent les deux fils de Camaralzaman, permettant la réunion de tous les personnages (t. I, p. 254). Pourtant, même dans cet exemple « pur » de la réunion des fils divergents d’une trame familiale, on remarque que plusieurs choses restent inachevées, et donc en suspens. L’histoire de Camaralzaman faisait ainsi une très grande place aux deux femmes qu’il a épousées et dont il a eu ses deux fils, mais ces deux mères sont comme oubliées à la fin de l’histoire, sans qu’on sache ce qu’elles sont devenues. Plus conséquemment, dans l’histoire de Camaralzaman et de la princesse Badrour, les événements tournent autour de la nécessité d’occuper le trône en Chine, mais lorsque les deux personnages finissent par quitter le pays, on peut se demander ce qu’il advient de la succession de ce trône qui motivait pourtant toute l’intrigue. La même question peut se poser par rapport à l’île de l’Enfance que Camaralzaman a également quitté au cours de son histoire. La réunion finale des personnages n’aborde en tout cas pas ce problème politique, qui reste donc inachevé.

32Nombreux sont les fils d’une histoire qui sont abandonnés, c’est-à-dire laissés en suspens, lorsqu’elle dévie vers d’autres intérêts, sans qu’ils ne soient repris ni, dès lors, conclus. Plus surprenantes sont peut-être les interruptions d’histoires qui semblaient promettre de riches aventures mais qui seront délaissées, toujours au moyen du principe digressif, au profit d’autres récits qui parfois même sont sans lien avec la première histoire qui les a engendrés. Comme le note Jean-Paul Sermain, en prenant l’exemple de l’« Histoire du roi grec », qui est intégrée à l’« Histoire du pêcheur et du génie », mais qui est sans aucun rapport avec elle : « ce malheur génétique empêche de donner une fonction à tous les éléments du récit et engage le lecteur sur des voies de garage. »21 Non seulement les nouvelles histoires laissent en suspens celles qui les ont engendrées, mais, comme le souligne encore J.-P. Sermain, elles « suscitent un nouveau mystère » : « La première histoire est oubliée au profit d’une autre, les premières énigmes sont laissées en suspens ». Par exemple, toujours dans l’« Histoire du pêcheur et du génie », au moment où le pêcheur s’apprête à frire les poissons de couleur qu’il a péchés, une dame sort du mur et dialogue avec lui : « d’où vient la figure qui sort du mur ? que signifie son discours ? », remarque Jean-Paul Sermain. À la fin de l’histoire, ces questions ne seront pas résolues : les problèmes semblent abandonnés, ou plutôt laissés en suspens, par un récit qui a déjà glissé vers d’autres histoires. Cette suspension des histoires, qu’elles soient ou non le résultat d’un « brochage maladroit de contes séparés » par un traducteur forcé même de devenir, par moments, un auteur, comme l’a souligné Claude Bremond22, forment néanmoins un infini virtuel pour le lecteur laissé à lui-même.

333. Enfin, la ‘fin infinie’ est également mise en œuvre dans une troisième formule narrative, qui n’est ni ellipse ni suspension, mais mise en abyme d’une situation en miroir, où l’emboîté reflète donc l’emboîtant. Quand Schéhérazade raconte l’histoire du pêcheur que le génie du vase en cuivre veut faire mourir incessamment, et qu’il faut faire preuve d’inventivité pour s’en sortir, c’est évidemment sa propre situation qui est reflétée dans l’histoire qu’elle raconte. Souvent chez Galland, des personnages sauvent leur vie grâce à leur imagination, à l’instar de la conteuse, de sorte que, selon le mot de M. Foucault, « au centre d’elle-même l’œuvre tend une psyché […] où elle apparaît comme en miniature »23, produisant un effet d’infini.

34Dans certaines versions des Mille et Une Nuits cette structure en miroir peut prendre la forme d’une intercalation d’ordre métaleptique. Cette forme d’infini par l’impossible ne se trouve pas dans la version de Galland, mais on sait qu’elle a beaucoup compté pour Borges, qui raconte dans Enquêtes comment il a trouvé dans la traduction anglaise des Mille et Une nuits par Richard Burton (1885) une singularité qu’on appelle « la fameuse six-cent-deuxième nuit » et qui, de manière significative, est le produit d’une interpolation par Burton dans le texte arabe :

« Aucune [interpolation] n’est plus troublante que celle de la six-cent deuxième nuit, magique entre les nuits. Cette nuit-là, le roi entend de la bouche de la reine sa propre histoire. Il entend l’histoire initiale, qui embrasse toutes les autres, qui —  s’embrasse elle-même. Le lecteur aperçoit-il clairement la vaste possibilité, le curieux péril qui naissent de cette interpolation ? Que la reine continue et le roi immobile entendra pour toujours l’histoire tronquée des Mille et Une Nuits, désormais infinie et circulaire… »24

35On a donc une situation particulière de mise-en-abyme : en effet par le fait que l’histoire enchâssée est strictement identique, il y a interpénétration de deux mondes dans une circularité parfaite, qui rompt la linéarité initiale. C’est pourquoi cette six-cent-deuxième nuit de Burton tient de la métalepse : avec elle, le livre passe dans le livre.

Conclusion

36Ces jeux sur l’infini des Mille et Une Nuits montrent que la fin, bien loin d’être une clôture, est un ouvroir de littérature potentielle. Si Schéhérazade vit, alors elle peut continuer ses narrations et les faire durer infiniment. Cela, elle a su le faire avec tant d’ingéniosité que les récits qu’elle a laissés à la postérité littéraire25, sont à la source d’« une infinité d’efflorescences, écrites, jouées, rêvées, filmées », comme le notent Jamel-Eddine Bencheikh, Claude Bremond et André Miquel dans les Mille et un contes de la nuit26. Aussi, si la métalepse de Burton produit un livre qui est le livre, l’inverse est vrai aussi : les Mille et Une Nuits est le livre de tous les livres. Inépuisables sont en effet les reprises, imitations, adaptations possibles des histoires de Schéhérazade. Nous observons d’ailleurs à un niveau intertextuel les trois formes de durée narrative que nous avons relevées. Le principe de continuité des Nuits, premièrement, trouve sa forme dans les suites qui ont été écrites, à l’instar de la tradition des récits intitulés La Mille et Deuxième Nuit inaugurée par Gautier (qui s’inspire peut-être d’un compte-rendu d’Alfred de Vigny paru en 1831) et dans laquelle on peut ranger la nouvelle d’Edgar Allan Poe ou le livret d’opérette de Jules Verne (1850)27, ou plus récemment, dans la tradition littéraire arabe, le poème de Mostafa Nissaboury (1975) ou le roman de Hânî al-Râhib (1977)28. La déviation, deuxièmement, caractérise alors les diverses formes d’imitations, des plus sérieuses comme Les Mille et Un Jours de Pétis de la Croix (1710-1712) aux réécritures pastichantes du recueil, comme par exemple Les Mille et Une Fadaises de Cazotte, ou Les Mille et Une Faveurs de Mouhy qui ont paru dès le XVIIIe siècle, mais qui continuent jusqu’à nos jours si on compte aussi les adaptations et variations libres dans la production littéraire mondiale29. L’intercalation, troisièmement, a été réalisée très concrètement du vivant d’Antoine Galland lorsqu’il voit publié à la fin de 1709, dans le tome VIII qu’il a confié à son libraire Barbin, deux autres contes qui sont précisément de la main de son rival, Pétis de la Croix, à savoir l’Histoire du prince Zeyn et l’Histoire de Codadad30. Cette supercherie l’amènera à rompre avec Barbin et à continuer avec Delaulne pour la parution des derniers tomes, qui paraîtront posthumes mais qui comprennent, dans les manuscrits mêmes de Galland, plusieurs histoires elles-mêmes intercalées dans des histoires antérieures, puisque à la suite de sa rencontre avec un maronite syrien, Hanna, qui raconte à Galland plusieurs nouveaux contes arabes, celui-ci les met par écrit en les insérant dans les manuscrits existants31.

37Cette prolixité infinie de la matière des Mille et une nuits n’est pas sans jeter le trouble dans l’esprit du lecteur, s’il songe aux limites infinies de l’univers imaginaire dans lequel il est pris… Borges n’avait peut-être pas été le premier à s’en inquiéter, mais il fait confidence du frisson théorique que ce « livre de tous les livres » génère auprès du lecteur :

« Pourquoi sommes-nous inquiets que la carte soit incluse dans la carte et les mille et une nuits dans le livre des Mille et Une Nuits ? Que Don Quichotte soit lecteur du Quichotte et Hamlet spectateur d’Hamlet ? Je crois en avoir trouvé la cause : de telles inversions suggèrent que si les personnages d’une fiction peuvent être lecteurs ou spectateurs, nous, leurs lecteurs ou leurs spectateurs, pouvons être des personnages fictifs. En 1833, Carlyle a noté que l’histoire universelle est un livre sacré, infini, que tous les hommes écrivent et lisent et tâchent de comprendre, et où, aussi, on les écrit. »32

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