Colloques en ligne

Siba Barkataki

Etude de la narrativisation des sons dans Présence de la mort.

1Les romans de Ramuz s’ouvrent tous sur des images : celle d’une ville dans L’Amour du Monde, un timbre dans La Beauté sur la terre, un personnage dans Les Signes parmi nous et ainsi de suite. Présence de la mort est le seul roman qui s’ouvre sur un bruit : celui du grand message. Il s’agit d’un message sonore qui annonce l’apocalypse. La qualité cinématographique de cette évocation sonore est notable. En lisant l’incipit, le lecteur peut entendre des chuchotements incompréhensibles en voix off. Ils constituent le prélude de l’histoire et comme sa préparation. En effet, le matériau sonore du roman révèle les différentes manières dont le lecteur peut appréhender le monde fictif dans le récit.

2Ce fond sonore (qui se compose du silence, du bruit de la vie mondaine et de celui de la nature, etc.) fait progresser l’histoire. Il constitue un système sémiotique qui n’a pas comme seul but la mise en oeuvre d’une sensation, mais se présente comme un élément narratif indispensable pour souligner pleinement la présence de la mort.

3L’écrivain fait appel à un corpus qui se compose des prises de son, des prises de vue et des procédés métaphoriques suggérant des sensations ou des mouvements. L’emploi des procédés poétiques – le ton, le rythme et la composition de l’image – vise à construire une narration sonore et accompagne la conduite esthétique de Ramuz qui consiste à construire un « roman-poème »1. De plus, le rythme changeant du récit représente une prise de conscience qui témoigne d’une transformation et suspend l’identité des personnages en perpétuel devenir. Sur le plan esthétique, cette métamorphose atteint son apogée dans la scène finale de la résurrection symbolisant la transformation ultime, qui outrepasse le cadre de la vie.

4La narration sonore dans Présence de la mort représente non seulement un nouveau mode d’expression mais aussi un nouveau mode de réception ; un nouveau contrat de lecture à l’aide des sons éveillés dans l’imagination. La couche sonore intégrée dans le récit témoigne d’une recherche stylistique complexe qui semble le résultat d’une longue méditation sur les relations entre la musique et le langage. L’harmonie entre l’image auditive et l’image visuelle a toujours été un élément clé du dispositif artistique de Ramuz. Dans Présence de la mort, il pousse cette étroite correspondance à son apogée.

5Dans cette étude, on se concentrera sur des lieux du roman pour mener à bien l’enquête. On commencera par étudier le son comme un signe ouvert à l’interprétation. On soulignera ensuite le rôle de la subjectivité dans la construction de l’intrigue. Nous répertorierons ensuite les différents sons pour déterminer leurs fonctions au sein du texte ainsi que les diverses temporalités qu’ils apportent au récit. On étudiera enfin le rôle de la musique dans la construction d’une nouvelle conduite narrative. Dans le cinquième passage, on s’intéressera à la métaphorisation du rythme.

L’incipit ou l’établissement du contexte et du cadre sonore

6Le roman s’ouvre sur le bruit du « grand message » Or, nous n’avons ni l’image ni le contenu du message : « La grande nouvelle chemina […] au-dessus des eaux par des questions et des réponses. Pourtant, rien ne fut entendu. »2 Il ne nous parvient que la sensation du bruit. Par ailleurs, le narrateur ne distingue pas ce bruit comme des « voix », ni ne les range comme des « rumeurs », au début. Il réitère que « Les grandes paroles passèrent inaperçues, […] dans un complet silence. » (PM, 3) Le silence constitue la condition auditive nécessaire pour la réception du bruit. Ainsi, dans l’incipit même, le narrateur nous présente-t-il un signe phonique qui se constitue de deux éléments clés de son dispositif esthétique : le son et la sensation.

7L’auteur introduit à dessein ce signe phonique comme premier élément perceptible du roman. Ce faisant, il cherche à dévoiler le fond sonore qui prend véritablement corps dans le récit. De plus, le contexte établi par le son du « grand message » offre un cadre formel de représentation des sons au sein duquel les signes phoniques peuvent varier dans le processus de la construction du sens.

8Sur le plan esthétique, la répétition et la disparition soudaine du signe phonique visent, à la fois, à créer un effet d’immédiateté encourageant « l’expression directe »3 de la sensation insolite de l’apocalypse et à mettre en oeuvre l’intrigue.

9Au niveau de la réception, la révélation partielle du message par une image sonore sans aucune explication supplémentaire trouble le lecteur. Ce dernier se retrouve au même niveau d’inquiétude que les personnages. L’auteur fait fond sur la pulsion propre à tout lecteur de vouloir interpréter et d’avoir horreur du vide. Comme le personnage, le lecteur sera en effet porté à remplir le vide par son imagination. Comme les anthropologues et les sémioticiens ont pu le montrer, dans tout récit on fait appel à la fonction fabulatrice de l’homme afin de construire des liens causaux entre les micro-récits qui se juxtaposent. L’imagination devient alors la première ressource où puise le lecteur, à l’instar des personnages, pour construire la signification du message. Le narrateur évoque à plusieurs reprises cette force de l’imagination humaine à l’oeuvre dans le récit :

10Et :

11Par ailleurs, le signe sonore va faire l’objet d’un apprentissage. En évoquant un phénomène acoustique comme le premier motif de signification, le narrateur renvoie le lecteur à la méthode d’« apprentissage du regard » cher à Ramuz. On témoigne d’un approfondissement du savoir-voir ramuzien où l’apprentissage du regard reste inachevé sans l’appréhension du monde sonore ordinaire. Il s’agit d’ouvrir des zones auriculaires dans l’imagination pour recevoir l’univers sonore de Ramuz. Par conséquent, dans ce roman, le signe phonique est indispensable pour le déchiffrage et la révélation de la grande nouvelle. Ses conditions d’apparition, ses modes d’émergence et d’expression mettent en oeuvre des directives qui apprennent « à écouter les mots autant qu’à les comprendre »4. Le mot est matière phonétique à appréhender autant que forme sémantique à interpréter. Le narrateur souligne cette valeur illocutoire performative du signe phonique : « Ce qui devait être dit l’a été ; le silence. » (PM, 4)

12Sur le plan symbolique, ce silence évoqué suivi de l’explication scientifique et religieuse du phénomène par le narrateur témoigne de l’incompréhension et de l’incrédulité des villageois. Ces derniers ne savent pas comment réagir à une nouvelle qui lie un accident dans le système de gravitation à la prophétie apocalyptique de fin du monde. L’explication religieuse comme l’explication scientifique de la chaleur croissante sont complètement éloignées de leur réalité. D’ailleurs, ces informations ne suscitent ni intérêt ni curiosité. N’oublions pas que Ramuz met en scène des êtres instinctifs habitant une nature rudimentaire riche en signes. Le ressenti, le déchiffrage et l’interprétation des signes de la nature sont pour eux des nécessités quotidiennes. Le narrateur décrit en quelques phrases l’incrédulité et l’insouciance des villageois.

13Et encore :

14L’insouciance des personnages révèle implicitement leur besoin des signes pour éprouver la grande parole par la voie de la sensation plutôt que par celle de la raison. La chaleur et la sécheresse ne s’avèrent point malignes. Ils ne les considèrent pas comme des signes. Ce sont en effet des « vérités proprement intellectuelles », pour emprunter cette formule à Gilles Deleuze, que les personnages ne considèrent qu’après coup. Il faut, écrit Deleuze, « d’abord éprouver l’effet violent d’un signe, et que la pensée soit comme forcée de chercher le sens du signe. »5 Cette thèse n’est pas éloignée de ces propos de Ramuz : « Il faut aller du particulier au général, de la sensation à l’idée. Je ne parle pas de l’idée classique, mais de quelque chose qui serait un mélange d’idée et de sensation. »6

15C’est enfin la violence du signe phonique qui force l’intelligence à déchiffrer la signification de l’événement évoqué dans l’incipit. Le silence du lac s’avère l’élément déclencheur qui vient perturber le calme du départ. À cela viennent s’ajouter la chaleur et la sécheresse, comme éléments secondaires et comme preuve de la véracité de la finitude. On commence enfin à s’inquiéter. À partir de ce point tournant, le texte ne cesse pas de produire des signes à déchiffrer :

16Il y a deux types de silences dans ce passage. Le premier silence se présente quand « un arrêt s’est fait dans les bruits ». Il divise le passage ci-dessus en deux moments d’audition : un avant et un après, insinuant un changement d’état. Le premier silence est aussi le moment de la prise de conscience de la rémanence du deuxième silence ; celui de la nature : « il y a longtemps qu’on ne l’entend plus ». Le premier silence à caractère provisoire est la condition auditive nécessaire pour apercevoir le silence plus permanent de la nature. La lecture s’arrête mais nous ne cessons pas d’ouïr. Nous sommes conduits à contempler le silence du lac qui semble étrangement perdurer, ce qui conduit le lecteur à attendre et à anticiper ce qui va suivre. Ce silence se charge donc d’une forte angoisse affective et ne laisse personne indifférent. L’aphonie de la nature est la métaphore de la menace apocalyptique.

17De plus, la rémanence du silence représente la persistance de cette menace dans l’esprit des personnages, du narrateur et du lecteur : « Il est de l’espace sur l’espace, pour reprendre les mots de Jean-François Richer, une méta-topologie par laquelle notre conscience appréhende le monde d’en-dessous, celui des choses. »7 Puisqu’il semble s’éterniser, le silence évacue progressivement la vie et crée une « vacuité phonique »8 qui devient l’état sonore du récit. Cet état sonore est représentatif du titre même du roman Présence de la Mort. Tout bruit qui se produit dans le récit où règne le silence devient un événement chargé de signification et de forte connotation affective. Le son de la cloche, les coups de revolver, le son de la musique sont autant d’événements sonores qui se succèdent dans la structure temporelle du récit aboutissant à la révélation.

La construction de l’intrigue par le biais de l’événement sonore

18L’alternance du bruit et du silence participe de la succession dramatique des événements: elle provoque une coupure dans la progression du récit et contribue à la dramatisation de ce dernier. Ces coupures sonores – la suspension et la reprise du bruit – se déroulent dans des durées précises et vont de pair avec la technique de la juxtaposition des micro-récits. Cet agencement produit un effet de resserrement et de relâchement de la pression dans le récit. La succession de ces événements sonores relie le tout dans une relation de causalité qui laisse anticiper, à la fois, l’apocalypse et la vie. Tendons l’oreille à cet événement sonore qui représente le premier signe d’avertissement :

19Un silence préalable –  le silence de la nuit – règne dans cette description. Le bruit du claquement des contrevents et des portes, etc., détruit le calme de la nuit. À cause de sa soudaineté, ce bruit se voit doter d’une forte charge sémantique. Il devient un événement qui va de pair avec l’angoisse affective du sujet percevant. Ces explosions inattendues polarisent l’attention sur l’étrangeté de la production sonore. La temporalité de l’événement est d’ailleurs mise en relief. Il se déroule vite « parce que c’était déjà fini ». L’intensité de la production sonore alliée à sa soudaineté font que l’événement ne passe pas inaperçu. Il se démarque d’emblée de l’ambiance acoustique habituelle représentée par le son ordinaire du « tic-tac de la montre », provisoirement masqué pendant le battement des contrevents. Le son de la montre précède le battement des contrevents et le suit. Il apaise les personnages et le lecteur et rétablit la paix et l’ordre intial. En raison de leur juxtaposition dans le récit, la différence qualitative des deux sons – tension et détente – est distinctement perçue et retenue.

20Ces signes sonores sont ainsi narrativisés: deux événements sonores contrastés sont placés dans une situation d’écoute narrative pour créer un schéma analogue au schéma de tension et de détente d’une oeuvre musicale. En outre, la trame narrative qui s’attache à une telle composition acoustique ne cherche pas à offrir une explication de l’événement. L’événement est considéré du point de vue de sa dimension expressive et non explicative. Le lecteur construit lui-même l’intrigue en reliant les événements sonores dans une relation de causalité. Dans le passage ci-dessus, la prégnance de l’expérience acoustique laisse planer le doute sur l’éventualité de l’apocalypse annoncée par le télégraphe, grâce au schéma « tension-détente ». Il est d’ailleurs nécessaire de souligner que le doute est le motif récurrent du récit.

21L’analogie entre l’allure ramuzienne du discours et le schéma de tension et de détente de l’ambiance sonore du roman est à mettre en relation avec l’étude de la musique du point de vue narratologique. Dans son ouvrage consacré à la sémantique musicale, Ole Kühl définit le principe de la narrativité musicale à la fois comme « la pulsion intérieure à donner une cohérence à une expérience et le fait de donner un sens à une série d’événements sonores. »9 De même, le plan sonore du roman n’est pas un simple accessoire subordonné à la trame explicative qui se borne à raconter une histoire. Ces événements sonores qui mobilisent l’attention auditive du lecteur ont le pouvoir de provoquer une prise de conscience de la possibilité de la fin imminente du monde. En incitant le lecteur à fabuler sur un possible à partir de données climatiques et acoustiques, le récit dépend entièrement de la fonction fabulatrice de l’homme pour construire l’intrigue. Ce processus est inhérent à la nature humaine et l’article de Jean-Jacques Nattiez a su le souligner: « Lorsque nous mettons en branle une conduite narrative pour établir un lien entre les objets d’une chaîne linéaire, notamment non-linguistiques, c’est une intrigue que nous construisons. »10

22Il est d’ailleurs nécessaire de souligner que l’intrigue même s’enrichit grâce aux procédés esthétiques employés par l’auteur. Tendons l’oreille à ces événements sonores qui scandent le récit et contribuent à l’ellipse. Il s’agit d’un déplacement du regard motivé par le son :

23Et :

24Les images auditives déclenchent des images visuelles dans l’imagination du lecteur. Le lecteur se représente toutes les actions qui se déroulent sur scène sans que ces images soient décrites dans le récit. Le récit accomplit donc une tâche poétique: le lecteur qui s’attache au plan sonore pour déchiffrer l’intrigue y contribue.

25Au terme de cet examen, je tiens à souligner l’observation de Michel Dentan sur le rapport privilégié entre le lecteur et le récit ramuzien : « L’oeuvre, écrit Dentan, s’offre comme un espace où, dans l’élaboration du discours poétique, le moi, construisant l’oeuvre, se construit lui-même.11 » La visualisation de l’intrigue dépend entièrement de la conduite esthésique du lecteur, si bien qu’il est obligé de puiser dans sa subjectivité afin d’éprouver la charge affective du signe sonore. Puisque la création de la tension dramatique est accompagnée des sollicitations sensorielles, ne peut-on pas parler d’une intrigue vécue ?

Le répertoire du signe sonore : précurseur de la mort ou condition pour la vie ?

26Dans Présence de la mort,le bruit du cadre naturel est une présence absente. Le narrateur ne cesse pas d’évoquer la nature sonore tout au long du roman, mais il le fait en nous rappelant un passé et en soulignant l’absence du son de la nature dans le présent du récit :

27Et :

28Et ailleurs :

29L’évocation du souvenir du signe phonique d’un temps révolu (« le ruisseau qui parlait beaucoup », « c’est le moment où les contrevents battaient », etc.) signifie une évolution et un changement d’état. Le présent diégétique a évolué. Il est désormais marqué par l’absence du son car « ce qu’on conserve, dans le souvenir, ce n’est pas l’objet qu’on a perçu, mais son signe. »12 Ce décalage implique la suspension du temps cyclique du paysan ramuzien. La vie est désormais soumise à la linéarité aboutissant à une fin définitive. Le paysan habile à l’interprétation des signes de la nature voit dans l’absence du signe phonique un mauvais présage. Les verbes « dire » et « parler » font allusion à cette interaction privilégiée entre la nature et l’homme qui n’existe plus. Il est important de souligner que le son de la nature est, pour le paysan, un signe important dont la bonne interprétation est une preuve de son intégration dans l’ordre naturel. Par corollaire, l’absence sonore est la négation de l’ordre naturel qui produit un effet d’aliénation dans le roman responsable du dépaysement des personnages : « […] on n’a plus de centre, on n’a plus sa connaissance, on ne sait plus ce qui est, ni qui on est […] » (PM, 55).

30Par ailleurs, le silence qui sous-tend l’évocation de la nature sonore – évoqué par l’emploi des temps verbaux du passé – crée un vide que viennent remplir l’imagination sonore du narrateur, des personnages et du lecteur. L’écrivain fait appel non pas à l’ouïe mais à l’imagination, plus précisément, à l’ouïe de l’imagination. Nous constatons ici un prolongement du concept d’intrigue vécue. Le lecteur ne dépend plus de la description du narrateur. Il remplit l’espace du récit par les sons venant de sa propre subjectivité. Le narrateur ne caractérise pas le son car celui-ci devient une expérience partagée. En dépassant la pure subjectivité des personnages, l’espace qui produit le son devient également un espace vécu par tous, y compris le lecteur.

31Ironiquement, le silence précurseur de la mort recourt à la condition auditive indispensable pour apercevoir la présence de la vie. Le récit devient en effet le lieu d’un double jeu sonore. D’un côté, il est accablé par l’immobilité et une aphonie généralisée : on n’entend plus les clochers, le vent n’a pas soufflé, le lac est silencieux, l’eau, morte, etc. De l’autre, le silence détourne l’écoute à l’arrière-plan du récit et met en évidence une autre vie au niveau acoustique réduit :

32Ces événements auditifs attestent de la qualité cinétique de l’écriture ramuzienne. Sans changer de scène, un tout petit son évoqué peut diriger l’attention du lecteur de la perspective globale à un tout petit détail du récit. Il s’agit d’un mouvement de l’oreille et du regard, qui va du global au particulier, selon une technique qui pourrait s’apparenter à celle du zoom. Ce déplacement de l’attention vers un objet infime ou un mouvement subtil du personnage ne montre-t-il pas la prédilection de l’auteur pour la chose « ordinaire » ?

33Par ailleurs, le silence précurseur de la mort met en relief la condition préalable pour l’épanouissement de la vie, notamment l’interaction entre les éléments de la nature : une poule chante pour dire qu’elle a fait l’oeuf, la voix du torrent commence un discours qui ne finit pas, on entend dans les arbres le remue-ménage des oiseaux qui ne veulent pas sortir de leurs cachettes, les cochons grognent parce que l’heure est venue où on leur apporte à manger, etc. Composé de voix perceptibles mais à peine entendues, cet univers sonore donne à entendre et à voir non seulement l’élémentaire cher à Ramuz, mais aussi la communication extra-linguistique qui contribue à l’atmosphère de la vie quotidienne.

La musique

34Par sa position dans le récit et le rythme de son déroulement, la musique touche à la profondeur cosmogonique de la philosophie ramuzienne. Je vais m’attarder sur la représentation de la géographie spatio-temporelle du monde ramuzien pour montrer comment la musique introduit le provisoire dans l’éternité de l’univers ramuzien. Cela permettra de dévoiler deux couches temporelles dans le récit.

35De roman en roman, le paysage et les personnages ramuziens font preuve d’une continuité, laquelle est même constatée par le narrateur de Présence de la mort : « Ils considèrent une certaine fixité des choses comme étant tellement fixe qu’elle ne pourra jamais changer » (PM, 8). Ramuz valorise le geste paysan. Or, en raison de leur rapport synecdochique, le geste rend la figure du paysan éternelle. Par une sorte de symbiose entre métier, identité et matière, les personnages se croient éternellement liés à la terre, ce qui leur interdit de mesurer les limites organiques qui empêchent leurs corps de durer : « Et durable, ce ciel, semble-t-il, oh ! si durable ! On se disait : “ C’est pour toujours… » (PM, 5). Cette association a des retentissements esthétiques sur la perception de l’espace, sur la notion du temps et sur celle de la mémoire chez Ramuz.

36D’après Maurice Halbwachs, l’auteur de La Mémoire Collective, l’individu a « la conscience de la durée, puisqu’en lui se succèdent des états différents »13, chaque état ayant un rythme distinct. Or, tel n’est pas le cas du paysan ramuzien dans ce roman. Son incrédulité vis-à-vis de la grande nouvelle annonçant l’Apocalypse en est la preuve : « Ça n’est pas pour nous, c’est trop grand. […] Le maître, ayant lu, regarde autour de lui avec un peu d’inquiétude peut-être au commencement ; l’inquiétude s’en va. » (PM, 9). De surcroît, sa vie communautaire devient le dépositaire d’un souvenir commun, indistinct et intemporel. Cette mémoire paysanne influe sur la perception de l’individu de sorte que le passé et le présent se superposent, ce qui explique peut-être cette observation ambiguë du narrateur, ci-dessus, vis-à-vis de la nouvelle annonçant l’Apocalypse. Le personnage, dans notre passage, regarde le paysage comme l’aurait vu son aïeul : une étendue vaste, calme et éternelle. Il perçoit le temps comme « réversible et récupérable. »14 Dans ce tout homogène, l’on ignore que le temps s’écoule et il est même difficile de mesurer la durée : « […] il n’y a point de temps, parce qu’il n’y a point de changement » (PM, 27). Il se peut qu’on soit proche de la notion bergsonienne de l’immesurabilité et de l’indivisibilité du temps vécu.15

37Dans Présence de la mort, il faut le souligner, c’est par le biais de la musique que Ramuz oppose la linéarité de la vie humaine à l’éternité de la nature. Au niveau de la représentation, il n’y pas de meilleur moyen d’introduire la sensation et la notion linéaire du temps que par le biais de la musique qui d’ailleurs « partage avec le récit une dimension linéaire.16 ». De surcroît, ce signe phonique permet à l’écrivain de percevoir la notion du temps comme une matière quantifiable. Le déroulement narratif de la musique inscrit le texte dans la durée. Contrairement au temps qui ne passe pas pour le paysan, la représentation structurelle de la musique introduit dans le récit un temps mesuré susceptible d’accélération ou de ralentissement.

38La musique apparaît pour la première fois dans le chapitre neuf. Le chapitre même commence par le verbe « entendre » (« On entendit »), qui souligne par avance le rôle primordial de la musique. Le verbe sollicite une attention aiguisée au plan sonore exprimant le déroulement des actions ponctuelles. En effet, le narrateur évoque simultanément deux scènes : celle de la fuite des villageois, et celle où l’on voit un groupe de personnes chanter et jouer de l’accordéon.

39La représentation de la musique introduit une nouvelle conduite narrative. La description de la fuite des villageois est enveloppée dans la séquence musicale. En vertu de ce rapprochement, cet événement se trouve ancré dans une situation narrative sonore. Par conséquent, le déroulement narratif de la musique narrativise également la description de la fuite. D’ailleurs, la perception auditive de la musique influe sur la perception visuelle de l’exode, et vice versa. Le ton du récit devient cynique et l’accélération du débit représentée par la vitesse du rythme de l’accordéon resserre la description de l’exode. Elle montre aussi son urgence.

40Cette accélération aiguise aussi la tension en mettant au jour la rapidité du démantèlement de l’ordre social. La linéarité de la musique à laquelle s’ajoute son rythme accéléré est une représentation métaphorique de l’irréversibilité du temps et de son déroulement vers une fin définitive.

41La description des bas quartiers accentue le cynisme. À cette description s’ajoute le rythme accéléré de l’accordéon qui vient souligner la sensation d’étouffement éprouvée par une population désemparée et affaiblie. Les contours rythmique et intonatif du plan sonore (« Tant mieux, si tout saute !… », et « […] aujourd’hui on change ») véhiculent un contenu sémantique évoquant le chaos. En effet, chaque apparition de ce signe phonique saisit le récit à un moment spécifique de la narration pour mettre en évidence à chaque reprise un nouvel aspect du chaos : l’anarchie, la folie, le démantèlement de l’ordre et de toutes les conventions sociales. Ces thèmes s’entremêlent et nous laissent entrevoir l’aspiration à un nouvel ordre. Le germe de la construction se trouve ainsi profondément enraciné dans la destruction.

42Par sa position et son organisation structurelle dans le récit, la musique organise le temps humain. La peur provoque la perte de toute rationalité et l’émergence d’un instinct primitif semblable à celui de l’animal qui cherche d’abord à fuir le danger. Le rythme ascendant de la musique précipite le retour de l’homme à l’état de nature pré-social et pré-légal évoqué par Rousseau. Mais ce recul vers l’état de nature ne serait-il pas la condition qui permettrait de faire renaître un monde élémentaire basé sur l’instinct ? Pourrait-on donc supposer que le roman sert de laboratoire esthétique à un auteur qui se donne pour objet d’étudier la peur et ses répercussions sur la conduite humaine ?

Les sons du rythme

43La notion du passage de temps est primordiale pour la réalisation d’un récit cataclysmique. Puisque la conscience du passage du temps va de pair avec le sentiment du rapprochement de la mort, il est inéluctable que le rythme du récit s’élève du niveau de « métalangage – le rythme comme configuration temporelle organisée »17 pour devenir un phénomène perceptible. Présence de la mort témoigne d’une telle transformation. Le passage du temps y est une sensation physique. En effet, c’est par le biais du son et de l’image que le rythme devient un objet sensible animant le récit comme un milieu vivant. Dans le récit, le rythme est le symbole de la fugacité du temps. Et quelle meilleure façon de l’associer à l’éphémère que de le représenter par le biais du son de la cloche et celui de l’horloge ou de la montre ?

44Paradoxalement, ces mêmes sons diminuent l’impact de la peur d’apocalypse. Dans le mouvement vers le paroxysme de la souffrance, ces signes phoniques détournent l’attention du lecteur de la menace globale pour se focaliser sur un espace physique particulier du récit, un tout petit détail ordinaire qui contient pourtant le germe de la vie : « Et puis voilà qu’il a sonné 8 heures et, encore une fois, Besson le cocher a attelé son cheval devant la remise, avec des jurons, beaucoup de paroles, le bruit du seau qu’il traîne sur le pavé. […] et puis le temps, le temps qui va… » (PM, 20). Le son de la cloche oriente l’activité auditive vers un monde quotidien qui a quelque chose de rassurant par sa stabilité.

45Mais le son de la cloche mobilise aussi la conscience de l’intervalle ; celui entre deux productions sonores, ainsi que la conscience de l’intervalle qui est la vie : un intervalle entre le néant d’avant la naissance et le néant d’après la mort. Dans le récit, les coups de cloche donnent l’impression d’un prolongement de cet intervalle – de la vie. Les personnages s’attachent à ce son pour s’assurer que la mort est provisoirement remise à plus tard. Par conséquent, son absence trouble la quiétude de toute la communauté :

46La locution répétitive : « On ne les a pas entendues » montre la croissance de la panique que renforce l’absence du vent du nord. La peur monte. La présence de la sonnerie de la cloche est donc inéluctable pour maintenir l’équilibre du village et pour que ce dernier ne tombe pas dans le chaos total. Le son de la cloche rétablit la paix intérieure des personnages et du récit. En effet, compte tenu de son effet apaisant, l'écrivain l’emploie pour suggérer le dénouement positif du roman. Les trois coups de la cloche annoncent étape par étape la résurrection du monde à la fin du roman, c’est-à-dire le rétablissement du cosmos harmonieux, marqué par la durabilité et la continuité temporelle symbolique du temps paysan :

47Représenté dans des situations humaines bien définies, le son de l’horloge et celui de la montre provoquent la sensation du passage de la durée vécue. D’un côté, le mouvement cadencé du « tic-tac de la montre » apaise les personnages telle une berceuse, de l’autre, le son de l’horloge qui scande le récit aboutit à la matérialisation de la peur :

48Et:

49Le son particulièrement intense de l’horloge masque tous les autres sons ambiants. De plus, la voix narratrice insinue l’élargissement et la concrétisation de la dimension de la peur : « Il y a ces images qui se sont formées au-dedans de vous ; on ne peut déjà plus empêcher les dehors de se mettre à leur rassembler, ayant été influencé par elles. Une crainte est née en vous ; tout l’accroît. » (PM, 23). Les signes phoniques sont l’étincelle qui éveille l’imagination dormante du sujet percevant.

Conclusion

50Chez Ramuz, il n’y a pas un roman qui ne bruisse. Si le visible accompagné du matériau sonore nous offrent une représentation totale du réel18, c’est que l’image, le son et l’allure ramuzienne de la phrase rendent vivantes les sensations et les émotions qui resteraient fermées les unes aux autres dans la vie réelle. Dans Présence de la mort, les éléments non-linguistiques – bruit, musique, silence – s’intègrent au récit et restaurent la primauté de la geste créatrice dans un récit annonçant la destruction.

51Ce romandevient, pour Ramuz, un terrain propice pour mener à bien des expériences esthétiques. Il vise à interrompre la continuité de la durée pure, indivisible et réversible du monde intemporel, et à introduire un temps relatif à la notion de la finitude. On peut même s’interroger sur le véritable objectif de la grande nouvelle dans le roman.

52Pourquoi faire référence à l’Apocalypse, si ce n’est pour réveiller les personnages à leur condition mortelle ? Par conséquent, on secoue cet engourdissement de l’imagination qui s’exprime à plusieurs reprises dans le récit: « Il essaie d’imaginer ; c’est difficile ; il y renonce. » (PM, 10). Surtout dans le cas de Jules Gavillet, qui, d’après le narrateur, ne vivait pas car la porte de son imagination avait « toujours été tenue fermée » : « Il n’y avait jamais pensé, il n’avait pas compris encore : on a tout, on n’a rien ; on n’a rien parce qu’on a tout. » (PM, 19).

53Le roman est apocalyptique dans la mesure où la prophétie de l’Apocalypse est saisie par le récit et accordée à une image esthétique. Il y a pourtant un décalage entre l’idée de l’apocalypse comme fait « réel »19 et sa représentation au sein du récit. Dans Présence de la mort, l’apocalypse est une prise de conscience plus qu’une fatalité : « [..] là où il y a la conscience, avec le sentiment que tout a un commencement et a une fin. Alors, si c’était la fin ! » (PM, 24). Le narrateur y ajoute une nuance supplémentaire en présentant l’apocalypse comme l’étape indispensable pour le recommencement de la vie : « Au moment qu’il va cesser d’être, il se tient comme quand il a commencé d’être : il se fait finir en se ramenant au tout premier commencement de tout » (PM, 70). Le narrateur met en relief la nature complexe de la représentation de la fin imminente du monde qui va de pair avec le caractère irréductible de l’existence : « […] la vie fut là, mais en même temps la mort fut là […]. L’une ne vient pas sans l’autre. L’une vient, l’autre vient aussi. » (PM, 19). Ainsi l’écrivain problématise le rapport réel/représentation par le titre même du roman. Cette dualité permet une réévaluation ontologique de l’objet de la création esthétique d’après laquelle :

54L’image de la mort offerte par le récit véhicule en même temps le germe de la vie. Or, l’auteur ne cherche pas à rendre une image définitive du néant. Il déploie un système de signes – visuels et sonores – dont le déchiffrage et l’interprétation contribuent à la construction d’une scène propre à invoquer la mort en tant que prise de conscience de la vie.