Colloques en ligne

Tomasz Wysłobocki

Olympe de Gouges à la Comédie-Française : un naufrage dramatique

1L’objectif du présent article est de retracer le combat d’Olympe de Gouges contre la Comédie-Française provoqué par sa pièce Zamore et Mirza, ou l’heureux naufrage1, qui portait sur un sujet très controversé : l’esclavage des Noirs dans les colonies. En 1784, au tout début de sa carrière littéraire et dramaturgique, de Gouges envoie sa pièce au théâtre royal, qui l’accepte. Un sujet moral et politique audacieux, une intrigue bien conçue, des personnages émouvants au goût de l’époque : n’était-ce pas assez pour qu’une pièce réussisse ? Pourtant, pendant cinq ans, les acteurs refuseront, pour bien des raisons, de la porter sur scène ; ils multiplieront les excuses et les prétextes afin de repousser la première. Lasse et consternée de leurs procédés, l’auteure usera de toutes ses entrées pour précipiter la représentation de sa pièce, mais sans succès. Désespérée, elle se résignera à la publier, sans attendre davantage. En 1789, dans le contexte social et politique du début de la Révolution, les comédiens accepteront enfin de porter le drame à la scène. Mais ce qui s’annonçait comme un succès tournera au désastre. De Gouges a dû, en effet, affronter et combattre la malveillance et la jalousie de toutes parts.

2Le présent article tentera de répondre à quelques questions qui se posent sur le conflit qui a opposé la dramaturge débutante et l’une des grandes institutions artistiques de la France de l’Ancien Régime : pourquoi cette temporisation des comédiens ? à quels subterfuges ont-ils eu recours pour retarder la première ? quels moyens de Gouges a-t-elle utilisés pour faire valoir ses droits ? comment a-t-elle lutté contre l’inertie de la Comédie ?

3***

4De Gouges, qui en 1784 approche de la quarantaine2, a fait ses entrées dans la vie mondaine parisienne depuis un bon moment déjà. Habituée du salon de Mme de Montesson, l’épouse du duc d’Orléans, elle y a fait la connaissance, entre autres, de Sébastien Mercier et du chevalier Michel de Coubières, tous deux auteurs dramatiques reconnus. Elle y a côtoyé aussi le redoutable La Harpe, dont les critiques pesaient lourd sur la vie littéraire du temps. Mme de Montesson deviendra par la suite la protectrice de la jeune dramaturge, et grâce à ses connaissances politiques et mondaines, elle lui permettra d’éviter de multiples ennuis, dont la prison.

5Selon les convenances de l’époque, de Gouges a débuté comme auteure en écrivant quelques pièces de théâtre destinées à être jouées par ses amis lors des soirées qu’ils passaient ensemble. Ils les ont tellement appréciées qu’ils lui ont suggéré de faire une tentative auprès de la Comédie-Française, qui était alors la scène la plus réputée d’Europe.

6L’ambition littéraire une fois éveillée chez de Gouges, elle déploiera toute son énergie pour réussir et recherchera la reconnaissance publique sa vie durant. Elle écrira quelque temps plus tard :

La littérature est une passion qui porte jusqu’au délire. Cette passion m’a constamment occupée pendant des années de ma vie. Elle a ses inquiétudes, ses alarmes, ses tourments, comme l’amour... Mais il m’a pris une fantaisie de faire fortune, je veux la faire et la ferai. Je la ferai en dépit des envieux, de la critique et du sort même.3

7Mais les obstacles qu’elle rencontre sur sa route vers le succès scénique et littéraire sont multiples. Le plus pesant est son handicap langagier : née à Montauban, dans une région de tradition orale, fille d’une famille de la petite bourgeoisie4, elle ne connaît pas bien le français, sa première langue étant l’occitan. De plus, elle écrit mal, car dans son enfance, elle n’a jamais reçu de véritable éducation. Ainsi, pendant très longtemps, elle sera forcée de dicter ses textes à des secrétaires, un procédé qui aux yeux de ses nombreux détracteurs corrompait complètement ses productions. Pourtant, de Gouges non seulement a su braver les méchants qui allaient jusqu’à mettre en doute la paternité de ses écrits, mais aussi tourner son handicap en atout :

Il faut que j’obtienne une indulgence plénière pour toutes mes fautes qui sont plus graves que légères : fautes de français, fautes de construction, fautes de style, fautes de savoir, fautes d’intéresser, fautes d’esprit, fautes de génie... En effet, on ne m’a rien appris. Élevée dans un pays où l’on parle mal le français, je ne connais pas les principes, je ne sais rien. Je fais trophée de mon ignorance, je dicte avec mon âme, jamais avec mon esprit. [...] Le cachet naturel du génie est dans mes productions.5

8Ainsi, se servant habilement de l’argument naturaliste, dont le plus grand apôtre était Jean-Jacques Rousseau, son idole et en quelque sorte son parrain idéologique, elle a su se rire des arguments de ses ennemis : en s’autoproclamant fille de la nature, elle soulignait la pureté de ses intentions et l’honnêteté de ses idées.

9***

10En 1784, au tout début de sa carrière, Olympe envoie son premier drame intitulé Zamore et Mirza à la Comédie-Française6. Elle le fait sous l’anonymat, des amis bien avisés l’ayant avertie que les propositions des femmes étaient plus rarement acceptées par les très honorables acteurs du roi7. Quoi qu’il en soit, la pièce doit attendre son tour, car avant de les jouer, les comédiens-français doivent d’abord se prononcer sur les propositions qu’on leur soumet.

11C’est à ce moment, en attendant le verdict du comité de lecture, que de Gouges va voir une pièce qui fait sensation depuis un moment sur la scène de la Comédie-Française : Le Mariage de Figaro de Caron de Beaumarchais. Éblouie et inspirée par le spectacle, elle décide, dans un élan d’enthousiasme, de lui donner une suite. Le lendemain de la représentation (!), elle porte à son imprimeur le manuscrit des Amours de Chérubin ; elle envoie un exemplaire de la version imprimée à la Comédie-Italienne. À sa grande joie, le 4 novembre sa pièce est admise à la lecture ; mais une de ses connaissances au Théâtre-Français lui suggère, si elle ne veut pas compromettre sa cause, de l’en retirer et de la soumettre au jugement des comédiens du roi ; car ceux-ci auraient vu d’un mauvais œil une de ses pièces jouée par leurs grands concurrents. Très soucieuse de la réussite de Zamore et Mirza, elle suit ce conseil.

12Entre-temps, Beaumarchais, alarmé des Amours de Chérubin et bien décidé à attaquer toute personne qui voudra lui voler son succès, lance sans même avoir lu la pièce une campagne diffamatoire contre celle qui a osé récupérer son cher Figaro : il accuse de Gouges de plagiat. Celle-ci, auteure sans grand renom, est censée faire machine arrière. Mais outrée du comportement de Beaumarchais, Olympe décide au contraire de faire imprimer la pièce que ce dernier s’applique à calomnier. Qui plus est, dans la préface à cette publication, la dramaturge décrit le comportement de Beaumarchais à son égard, ce qui le rend plus furieux encore et en fait son ennemi à vie. Il a écrit, entre autres, que la pièce de de Gouges était « insoutenable, dénuée de talent dramatique, sans ordre, sans plan, tout juste bonne à jeter au feu8 ». Quelque temps plus tard, Olympe réfute les accusations de Beaumarchais dans une lettre rendue publique :

Le ressentiment que vous témoignâtes en lisant le manuscrit du Mariage inattendu de Chérubin prouve assez votre désintéressement et l’empressement que vous avez toujours mis à faire briller ce sexe faible et malheureux. La gloire de cet « enfant » ne pouvait flatter ni vos ambitions ni vos intérêts. Mon Chérubin, protégé par vous, aurait pu monter au Théâtre-Italien et avoir même une place à la Comédie-Française pour reposer un peu votre Figaro qui se fatigue plus qu’il ne fatigue le public. [...] Ah ! Caron de Beaumarchais, ah ! Caron de Beaumarchais, vous êtes le véritable ami des femmes ! Permettez-moi de vous dire que vous nous trompez, rien n’est plus faux que vous en faveur de mon sexe...9

13Cette querelle avec Beaumarchais permet toutefois à de Gouges d’acquérir une certaine notoriété dans le tout-Paris littéraire.

14Entre-temps, la paternité de Zamore et Mirza a été découverte aux comédiens. Le fait que l’auteur soit une femme n’a pas fait bonne impression sur une partie de la troupe. Parallèlement, on a signalé le sujet de la pièce à de hauts fonctionnaires de l’État, parmi lesquels il y avait un nombre considérable d’investisseurs dans le commerce colonial, et ils pèseront de tout leur poids sur la décision des comédiens. Ceux-ci s’engagent à faire traîner la chose autant que possible, abusant des privilèges dont ils jouissent.

15Grâce à l’intervention de la mécène d’Olympe, Mme de Montesson, ils acceptent cependant au bout de quelques mois de lire la pièce pendant une de leurs réunions hebdomadaires, prévue pour le 28 juin 1785. Une grande partie de la troupe ne cache pas son hostilité au drame et à son auteure. Voici comment celle-ci l’évoquera quelques années plus tard :

[...] à mon aspect, des ris moqueurs sillonnent les visages ; des chuchotements caustiques, des propos piquants servirent de préface à la lecture ; on ne daigna pas ménager mon amour propre : je vis, j’entendis très distinctement tout ce qui pouvait l’humilier. Cette lecture, disait l’un, nous donnera la comédie ; depuis quinze jours, répondit l’autre, j’ai une insomnie : je vais prendre une bonne dose d’opium. Je dévorais en silence ces outrages cruels.10

16Les acteurs – grâce surtout à François Molé qui va interpréter le texte – acceptent enfin de porter Zamore et Mirza à la scène après avoir demandé quelques corrections mineures. La pièce devra toutefois attendre son tour : il y en a eu d’autres admises avant elle.

17Impatiente et lasse, de Gouges décide de précipiter son succès. Suivant l’usage courant, elle pense se servir de la bienveillance de Molé à son égard et, par son intermédiaire, influer sur les comédiens-français. Sans hésiter, elle comble son bienfaiteur de cadeaux : quatre orangers en fleurs, un jasmin, un rosier, des mets raffinés de chez un grand traiteur, une pièce de porcelaine de Sèvres qui a coûté une fortune... En un mot, elle se ruine pour sa cause. Mais au lieu de voir sa pièce jouée au théâtre, elle doit affronter une nouvelle tempête : quelques collègues de Molé, des femmes, ont fait courir le bruit qu’elle aurait payé de sa personne l’admission de sa pièce à la Comédie, et que Molé en saurait quelque chose. Il s’ensuit une vraie querelle publique, car Olympe fait appel à ses connaissances littéraires et journalistiques. Cette pression sur la Comédie, inhabituelle car provenant d’une femme, indispose fort les acteurs. Un jour, l’un d’eux - « l’illustre Florence » -, aborde de Gouges lors d’une promenade publique et lui lance :

– La Comédie-Française est instruite des propos que vous avez l’audace de tenir sur son compte. Elle a décidé de ne plus recevoir à l’avenir aucune de vos pièces et de ne jamais jouer celles qu’elle a reçues. [...] Quant à moi, poursuivit le furibond ami du prince, en faisant un geste grotesquement énergique, si vous n’étiez pas une femme...
– Vous ne me parleriez pas ainsi, lui a rétorqué Olympe.11

18Quelques jours plus tard, elle écrit à la Comédie une lettre dans laquelle elle se défend des accusations diffamatoires. S’adressant aux acteurs, elle dénonce les injures qu’elle a subies l’autre jour de la part de Florence : « Un mauvais cheval peut broncher mais non pas toute une écurie », écrit-elle12. Cette innocente métaphore bouleverse les acteurs : voilà qu’elle ose comparer la Comédie-Française à une... écurie ! C’en est trop. Usant de leurs entrées dans l’administration royale, les comédiens reçoivent une promesse de faire taire de Gouges pour de bon : le 5 septembre 1785, une lettre de cachet est émise contre elle, la condamnant à la Bastille. Mais encore une fois, grâce au soutien de Mme de Montesson, elle échappe au danger. « Un cachot bien obscur allait m’engloutir, écrira-t-elle après. Encore une légère formalité, et je descendais toute vivante dans ce tombeau. »13

19Outragés et étonnés de l’important soutien dont semble jouir de Gouges, les comédiens rayent sa pièce de leur répertoire. C’est à ce moment que Molé vient frapper à la porte de l’écrivaine :

Qu’allez-vous faire, vous brouiller avec la Comédie ? Songez-vous que c’est le premier théâtre de l’Europe, que votre premier début y a été admis, que la plupart de nos meilleurs auteurs n’ont pas commencé comme vous ?14

20Adoucie par le discours de Molé, Olympe décide, malgré tout ce qu’elle a souffert de la part des comédiens, de leur adresser une lettre réconciliatrice. Dans leur réponse, les acteurs promettent d’oublier le passé, tout en l’assurant « de l’honnêteté et de la droiture » de leurs actions.

21Commence alors une longue période d’attente pour Zamore et Mirza. Ce qui ne veut pas dire que de Gouges se croise les bras. Au contraire, elle écrit entre-temps d’autres pièces suivant le goût du moment – Lucinde et Cardenio, ou le Fol par amour et L’Homme généreux – en espérant qu’elles plaisent aux comédiens.Mais ses propositions sont rejetées l’une après l’autre. Découragée, elle entreprend alors un voyage en province où elle voit enfin jouer certaines de ses productions ; elle est aussi accueillie dans quelques académies locales qui, à l’opposé des institutions parisiennes, admettaient les femmes.

22En février 1787, de retour à Paris, elle s’impatiente derechef : combien de temps lui faudra-t-il attendre encore ? Elle écrit à la Comédie une lettre où elle demande la permission de faire imprimer Zamore et Mirza pour la soumettre au jugement de l’opinion publique. Dans la même lettre, elle fait appel à la complaisance de la troupe royale :

Messieurs,
Les femmes qui ont eu avant moi le courage de se faire jouer sur votre théâtre, m’offrent un exemple effrayant des dangers que court mon sexe dans la carrière dramatique. On excuse volontiers les chutes fréquentes qu’y font les hommes ; mais on ne veut même pas qu’une femme s’expose à y échouer.15

23La Comédie se montre favorable à cette demande ; mais au moment où l’auteure se rend chez son imprimeur afin de voir les premières épreuves, on l’avertit que les acteurs s’apprêtent à jouer sa pièce. Olympe, aux anges, déchire les impressions et se prépare à participer aux répétitions. Mais soudain, une actrice qui devait incarner un des personnages principaux meurt, et au lieu de trouver une remplaçante, on décide de renvoyer la première de la pièce aux calendes grecques.

24Zamore et Mirza se retrouve ainsi dans la file d’attente, tandis que l’on représente entre-temps d’autres pièces qui ont été acceptée après elle. C’est le cas, entre autres, de la Maison de Molière de Mercier. Bouleversée, de Gouges écrit au Théâtre-Français et crie à l’injustice et au mépris des règles. La réponse que Mme Bellecourt lui adresse au nom de la troupe la stupéfie :

Je vous assure Madame que depuis les plus savants littérateurs jusqu’aux plus ignorants barbouilleurs de papier, aucun, hors vous, n’a trouvé extraordinaire l’hommage que nous avons rendu à cet homme immortel. Je suis fâchée, Madame, que mes sentiments s’accordent si peu avec les vôtres ; la vivacité n’exclut point la réflexion, et si vous avez la bonté d’en faire quelques-unes, vous verrez que l’excessive chaleur de vos expressions n’est permise que pour soutenir des droits constatés et non plus les chimères d’une imagination exaltée.16

25Scandalisée par le comportement des acteurs et lasse de leurs subterfuges interminables, impatiente aussi de faire sa grande entrée dans le monde littéraire parisien et français, Olympe se décide à publier tous les ouvrages qu’elle a écrits depuis quatre ans. C’est ainsi que trois volumes d’Œuvres complètesde Mme de Gouges, dédiés au duc d’Orléans, voient le jour dans les mois qui suivent.

26Peu après, au printemps 1789, les comédiens reçoivent une assignation à comparaître dans les huit jours à l’audience au Châtelet

pour voir, dire et ordonner qu’attendu que, contre et au préjudice des règlements qui concernent ladite Comédie, la pièce de la demanderesse intitulée Zamore et Mirza, drame en trois actes, lue et reçue à la Comédie-Française en l’année 1785, n’a point été représentée à son époque, que défense seront faites auxdits comédiens de se permettre de différer ainsi à l’avenir la représentation desdites pièces et d’en préférer d’autres à celles qu’ils ont admises et reçues, qu’il sera pareillement dit et ordonné que dans les vingt-quatre heures du jour de la signification de la sentence à l’intervenir, ils seront tenus de mettre ladite pièce à l’étude, de déclarer quand et à quelle époque ils entendent la représenter sinon...17

27Nous sommes maintenant en 1789, et la situation politique de plus en plus troublée a en réalité déjà poussé les comédiens-français à chercher une issue à cet embarras : ils se sont enfin résignés à jouer la pièce d’Olympe. Mais ce que celle-ci ne savait pas encore, c’était leur décision bien réfléchie, semble-t-il, de la jouer une fois pour toutes.

28Avec les murs de la Bastille, en effet, tombent une grande partie des privilèges et monopoles de la noblesse et des institutions créées sous l’Ancien Régime. La Comédie-Française doit, elle aussi, faire face à cette situation. Elle apparaît dans ce combat comme un vrai rempart des anciens us et coutumes et comme très soucieuse de préserver son monopole. Enfin, mise à l’épreuve par Marie-Joseph Chénier et son Charles IX, elle a dû se débattre afin de protéger sa position, mais a finalement fléchi devant la volonté de l’opinion publique et les exigences des circonstances. Elle subit aussi des coups durs de la part d’une coalition de dramaturges menés par Beaumarchais qui combat pour les droits d’auteurs, ce qui revient à combattre le monopole du Théâtre-Français. Dans ce contexte, les comédiens semblent avoir convenu que le moment était venu de porter Zamore et Mirza à la scène : ils utiliseraient cette pièce pour atténuer un peu leur royalisme trop criant.

29L’annonce de la première d’une pièce de théâtre sur un sujet aussi brûlant que l’esclavage des Noirs ne passe pas inaperçue. De Gouges est consciente des risques qu’elle court, mais en même temps, elle tient à sensibiliser les Français sur le fait qu’au moment où ils recouvrent leur liberté, il y a toujours des esclaves dans les colonies, ce qui la scandalise :

Voici la neuvième année18 que j’essayai de peindre dans un drame toute la rigueur de l’esclavage des Noirs. Il n’était point alors question d’adoucir leur sort et de préparer leur liberté. Seule j’élevai la voix en faveur des hommes si malheureux et si calomniés [...] Si je n’avais à craindre la faiblesse de mes talents et la puissance de mes ennemis, l’époque actuelle du rétablissement de la liberté semblerait me promettre quelque indulgence pour un ouvrage qui la défend. Mais ne suis-je pas encore en butte à tous les protecteurs, fauteurs du despotisme américain ?19

30De Gouges ne se trompe pas. Quelques jours plus tard, elle reçoit une lettre anonyme de la part des colons, qui provoquent en duel les membres de la Société des Amis des Noirs20 avec laquelle elle sympathise... Soucieuse du succès de sa pièce, elle passe outre cette attaque, car elle a conscience qu’une nouvelle polémique pourrait derechef compromettre sa production et lui rendre les acteurs défavorables.

Au moment où je vais être jouée, j’apprends qu’il se forme contre ma pièce un parti redoutable. Les correspondants français de nos colonies, alarmés du titre de l’Esclavage des Nègres [sic], sèment, dit-on, l’alarme dans la crainte que ma pièce ne prêche l’insurrection et ne dispose les esprits à la révolte. Je n’ai point développé dans mon drame des principes incendiaires propres à armer la France contre ses colonies !21

31La première de la pièce, rebaptisée pour l’occasion Esclavage des Noirs, ou l’heureux naufrage, est prévue pour le 28 décembre 1789. Au Théâtre de la Nation, la ci-devant Comédie-Française, un millier de spectateurs arrivent sous une pluie battante. La représentation est très mouvementée. Dès que « la toile se lève, la cabale s’élance »22, se remémore de Gouges. Plusieurs fois, il faut interrompre la pièce à cause du bruit, avec d’une part des sifflements et des huées, et de l’autre, des applaudissements et des encouragements.

32Le lendemain, après les premiers avis parus dans la presse, Olympe entreprend à toute vitesse de remanier son texte et de retoucher les passages qui ont le plus déplu au public et aux critiques. Suivant l’usage courant, elle demande aux comédiens de différer la date de la deuxième représentation, prévue pour le 31 décembre : elle veut donner de la publicité au spectacle. On le lui refuse pourtant et L’Esclavage des Noirs est rejouée devant quelques deux cents spectateurs23.

33La représentation suivante devait être décisive, car si elle ne rassemblait pas un public suffisamment nombreux, les acteurs pouvaient ne plus la jouer et l’enfermer dans le coffre-fort de leur Répertoire. Selon la loi toujours en vigueur, en effet, après trois représentations, le Théâtre de la Nation devenait le seul et unique propriétaire des droits de la pièce avec exclusivité de la faire représenter sur scène... Le coup fatal est ainsi porté à la production de de Gouges le 2 janvier 1790, lors de la troisième et dernière représentation.

34Voici comment l’auteure s’en souvient, pleine d’amertume :

Je ne ferai que quelques coupures à la hâte et sans réflexion ; on choisira des mauvais jours, on jouera trois fois mon drame dans la même semaine avec les coupures informes ; on l’accolera à tout ce que le répertoire offre de plus usé ; on choisira les jours où le public désertera les spectacles, et qui furent les derniers de Favras24 ; et par le résultat de ces bénignes précautions, mon drame tombera dans ce que la comédie appelle ses règles ; c’est-à-dire, qu’il lui appartiendra, parce que la recette n’aura pas atteint telle fixation.25

35Après maints appels aux comédiens pour qu’ils reprennent sa pièce, de Gouges va réclamer justice auprès du maire de Paris, Sylvain Bailly. Celui-ci ne lui vient pas en aide. En outre, il rétorque à l’auteure qu’il trouve sa pièce incendiaire et qu’il a signalé son opinion aux censeurs :

– Je ne vous ai point condamnée, lui dit-il lors de sa visite à la mairie, mais je me suis cru en droit de dire ma façon de penser aux administrateurs chargés de cette affaire.
– Non, Monsieur ! Un juge impartial comme vous, quand il s’est rendu neutre dans une affaire doit de même s’imposer le plus grand silence et laisser agir d’après sa conscience le juge subalterne qui, craignant de déplaire ou de compromettre son supérieur, peut condamner l’innocent et favoriser souvent l’imposture et l’injustice.26

36Scandalisée, de Gouges réfute les accusations : « On m’objecte que mon drame est incendiaire, qu’il peut occasionner une insurrection aux colonies. Eh ! Messieurs, nous sommes à Paris ; ce n’est pas devant les Nègres que mon drame sera joué. »27 Elle répétera son avis deux ans plus tard, en 1792, dans la préface de la nouvelle version imprimée du drame où, encore pleine d’amertume, elle reviendra sur cette affaire : « Cette production est-elle incendiaire ? non. Présente-t-elle un caractère d’insurrection ? non. A-t-elle un but moral ? oui sans doute. »28

37Quelques jours après sa visite à la mairie, lors d’une confrontation entre de Gouges et un émissaire du Théâtre-Français, M. Naudet, il lui est révélé que les colons et autres sympathisants des intérêts coloniaux ont menacé la scène nationale d’annuler leurs abonnements et de rendre plusieurs loges qu’ils louaient à l’année, ce qui aurait pu nuire gravement à la condition financière de l’entière institution29. Quoi qu’il en soit, de Gouges est décidée à se battre pour la justice :

Quels sont mes crimes, mes forfaits, mes torts évidemment reconnus envers quelqu’un pour mériter tant d’infamies ? Quoi ! un sujet dramatique, un ouvrage plein d’humanité, de sensibilité et de justice a soulevé contre moi des gens que je ne connais point ? a excité la calomnie la plus noire, encourage mes ennemis, les acharne de nouveau. Je me vois partout prévenue, déçue et dénigrée par de lâches et vils calomniateurs.30

38Sa voix est néanmoins étouffée. Désespérée, elle va tout décrire dans son Mémoire pour Mme de Gouges contre la Comédie-Française qu’elle ose adresser aux membres de l’Assemblée nationale. Elle écrira aussi une Lettre aux littérateurs français dans laquelle elle exposera ses raisons, ses plaintes et les injustices qu’elle a subies de la part des comédiens. Et elle reviendra par la suite sur cette affaire dans la préface à L’Esclavage des Noirs, publiée encore une fois en 1792. Nous voyons ainsi combien elle se sentait dupée et n’arrivait toujours pas à digérer son grand désappointement. Mais entre-temps, elle a commencé à se passionner pour la vie politique qui, dans les années suivantes, la mènera à l’échafaud.

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40Pour conclure, il faut souligner l’aspect multidimensionnel du naufrage dramatique, dans les deux sens du terme, d’Olympe de Gouges.

41Tout d’abord, il est question d’une femme qui a voulu faire une carrière dramatique et publique dans le plus grand théâtre de son époque, la Comédie-Française, et dans une société où toute femme trop ambitieuse se heurtait au mur de préjugés misogynes des hommes de pouvoir, tels les acteurs royaux qui avaient du mal à accepter les pièces des femmes-auteures dans leur répertoire. De Gouges s’est pourtant déterminée à mener un vrai combat au nom de l’égalité de création artistique. « Les beaux-arts n’ont point de sexe ! 31», a-t-elle affirmé clairement à ce propos.

42En même temps, elle s’est engagée dans une lutte en tant qu’auteure injustement traitée et opprimée par une institution de l’Ancien Régime : elle a osé dénoncer ouvertement et publiquement les subterfuges des comédiens-français, ainsi que leur despotisme et les règles arbitraires dont ils usaient trop souvent. Elle a ainsi suivi la voie de Chénier, de Mercier, de Beaumarchais et des autres littérateurs qui travaillaient alors à abattre le monopole despotique du Théâtre-Français. « L’ouvrage reçu par le public n’appartient qu’au public, a-t-elle déclaré, puisqu’il le paie pour le représenter, et non pour que [les acteurs] aient l’insolence de le rendre à leur caprice et à leur volonté32 ».

43Qui plus est, elle a dû faire face à la critique acharnée de nombre de ses collègues littérateurs, dont Beaumarchais, qui veillaient à ce que personne ne les concurrence trop, et surtout pas les femmes. Ils se plaisaient à voir en elles des êtres intellectuellement faibles, démunis de forces créatrices et de génie dramatique.

44Frustrée et scandalisée par ses nombreuses mésaventures, ayant pris conscience de la place que les hommes réservaient aux femmes dans la société – et que les révolutionnaires n’allaient pas beaucoup changer –, de Gouges s’est enfin attaquée à tous les préjugés contre son sexe dans un texte majeur pour le combat émancipateur féministe, La Déclaration des droit de la femme et de la citoyenne de 1791, où elle déclare : « La femme naît et demeure libre et égale à l’homme en droits ».

45Mais surtout, le drame de cette histoire – et c’est là que réside le vrai scandale – tient à ce que cette bataille perdue l’a été à la fois pour les Noirs, pour la pièce, et pour de Gouges elle-même en tant que dramaturge et femme. Cette affaire autour d’Olympe de Gouges – et il y en aura beaucoup d’autres, non moins tumultueuses – montre combien la France était encore loin de la belle devise de la Révolution, qui prêchait « Liberté, Égalité et Fraternité » pour tous, mais pas pour toutes.

46Certes, de Gouges n’avait pas un caractère facile : dans ses actes, elle était têtue, prétentieuse, orgueilleuse, voire arrogante et impertinente ; elle s’échauffait vite et se plaignait trop. Mais aurait-elle pu faire autrement ? Elle qui était femme en quête de reconnaissance et qui montrait au grand jour ses ambitions littéraires et politiques, devait faire face à un système social et institutionnel qui voyait en elle, avant tout, une femme, c’est-à-dire un être inférieur à tous points de vue, et pas une auteure ou une publiciste. Forte de sa parole courageuse et de son énergie inépuisable, elle a su braver les hommes qui opposaient d’innombrables obstacles à sa carrière. Et elle en a payé le prix ultime.