Colloques en ligne

Maja Vukušić Zorica

Sade dans la poudrière balkanique. Le cas d’Ivo Bresan

1Dans les Balkans, Sade est présent depuis longtemps. L’Imaginaire des Balkans de Maria Todorova1 essaie d’identifier le discours, qu’elle baptise de « balkanisme », qui crée un certain stéréotype des Balkans, où le politique intervient d’une manière significative et organique2. La Croatie ferait partie des Balkans de l’Ouest – encore un lieu commun ambigu, eu égard à l’identité rattachée de l’entre-deux, ni Orient ni Occident, qui, nonobstant la diversité culturelle et le nationalisme de ses prétendus membres, aurait pour dénominateur commun l’héritage ottoman, qui ferait son unité. Inextricablement liés à l’Europe et construits culturellement comme l’Autre, les Balkans ont servi de dépôt (repositorium) des traits négatifs sur lesquels l’image complaisante de l’Européen pouvait être constituée. Pour inaugurer la question posée du destin de Sade dans les Balkans, et se pencher sur le cas d’un écrivain contemporain croate, nous allons reprendre la devise de Todorova, qu’elle a elle-même reprise du comte Hermann Graf Keyserling (L’analyse spectrale de l’Europe3) : « Si les Balkans n’avaient pas existé, ils auraient été inventés ». Entre le réel et l’imaginaire, l’ontologie des Balkans depuis le XVIIIsiècle jusqu’au présent se révèle être une tradition insidieuse, construite, figurée et mythologisée (mythifiée et mystifiée) – d’où une étrange coïncidence avec le destin de marquis de Sade dans la même région.

2Le régime socialiste de l’ancienne Yougoslavie n’a jamais interdit ni censuré ses œuvres. Il y représentait une certaine facette de la liberté « permise », un appel à la révolte, à la transgression « dosée », à la remise en question des « vérités » philosophiques et sociales, renforcées par les séjours répétés des philosophes français comme Sartre. Or, il y avait de la place aussi pour un Guy Debord ou un Daniel Guérin à l’école philosophique de Korčula. Le contexte dans lequel baignait l’ancienne Yougoslavie transposait Sade dans un contexte plus « politique » que sexuel, car le sexuel/l’érotique/le pornographique était considéré comme plus dangereux que le politique ou le philosophique4. Dans les années 1970 paraissent les premières traductions de Sade, notamment celle de Justine par Ivo Klarić, rééditée trois fois (en 1971, Zagreb, Znanje ; en 1984, Zagreb, Naprijed ; en 2004, Zagreb, Globus Media). À l’époque (en 1975), Truda et Ante Stamać traduisent la pièce de théâtre de Peter Weiss, Jean Paul Marat, njegov progon i umorstvo kako ga predstavlja glumačka družina Zavoda u Charentonu pod vodstvom gospodina de Sadea : drama u dva čina (Mogućnosti, god. 22 (1975), 7/8, p. 911-997)5.

3Les seules traductions suivies de Sade dans les Balkans ont été éditées par « Rad » (Belgrade). L’année 1989 constitue une acmé : « Rad » publie, en une seule année, les traductions respectives de Filozofija u budoaru (traduit par Miloš Danić, publiée pour la première fois chez Prosveta, Beograd, en 1980), Julijina povest ili procvati poroka (traduit par Milojko Knežević), Justina ili Nevolje zbog vrline (traduit par Mirjana Zdravković), Zločini iz ljubavi (traduit par Mirko Radojičić), Priče i kratke priče (traduit par Kolja Mičević) et 120 dana Sodome (traduit par Svetlana et Franjo Termačić, publiée pour la première fois, elles aussi, par Prosveta, Beograd, 1981). Cette traduction est presque culte, et seuls les Slovènes en ont fait une nouvelle, en 2012, par Iztok Ilić (Centar za slovensko književnost, Aleph).

4La même année, avant l’éclatement de la Yougoslavie, voit aussi la parution de Uživanje u zločinu : 111 beleški za novu Justinu : razgovor sveštenika i samrtnika (traduit par Jovica Aćin, Čačak, Dom kulture).

5Les discours sur Sade se réduisent, pour la plupart, aux avant-propos et postfaces6, et aux traductions des œuvres de Bataille, Annie Le Brun, Barthes, Lacan et Ihab Hassan. Paraissent aussi L’érotisme et la littérature : les essais sur Marquis de Sade et la littérature française érotique de Ivan Čolović (Beograd, Narodna knjiga, 1990) et L’époque de Marquis de Sade : essais sur l’histoire de la morale et de la littérature en France au XVIIIe siècle de Jerzy Lojek (traduit par Dalibor Blažina, Zagreb, Srednja Europa, 2004), qui fait écho à l’étude classique d’Iwan Bloch, écrit sous le pseudonyme d’Eugen Dühren7 (Der Marquis de Sade und seine Zeit : ein Beitrag zur Cultur. Sittengeschichte des 18. Jahrhunderts : mit besonderer Beziehung auf die Lehre von der Psychopathia Sexualis, Berlin, Leipzig, Verlag con H. Barsdorf, 1900)8.

6Cette petite généalogie de l’accueil de Sade fait voir que l’ancienne Yougoslavie, tout comme la Croatie, la Serbie et la Slovénie d’aujourd’hui, n’ont pas su enlever l’aura mythique – mystificatrice et mythifiante – de Sade, passé du jour au lendemain de « révolutionnaire » à « libertaire ».

7Les Balkans n’ont pas connu Sade dramaturge – ne furent montés que le Marat-Sade de Peter Weiss (Théâtre Ulysses, en 2003, metteur en scène Lenka Udovički) ; Baroque,de Tomaž Pandur, metteur en scène slovène, et Darko Lukić, en 2006, inspiré par Laclos, Heiner Müller et Sade ; et la Marquise de Sade de Yukio Mishima, en 2008 (metteur en scène Ivica Buljan).

8La « balkanisation » de Sade ne se résume pas à la formule d’un imaginaire figé et lisse de l’autre de la culture occidentale. Elle pense ses nuances et différences de l’intérieur. En témoigne l’idée d’Ivo Brešan, écrivain, dramaturge, romancier, essayiste et scénariste croate (1936), d’introduire la figure de Sade dans son roman Les Maudits (Prokletnici, Profil international, 2010), où il joue avec la réduction de Sade au sadisme, en opposant les penchants de Sade au sadomasochisme social d’un pays en transition. Si, en France, le scandale de Sade tient paradoxalement à sa « normalisation », ce dont témoignent le Sade up de Secka, et l’ouvrage de Noëlle Châtelet, et que remettent en question des ouvrages récents qui ont fait date, comme ceux d’Éric Marty et de Michel Delon9, en Croatie, Brešan l’aborde à travers l’histoire de Miran Šegota, metteur en scène âgé qui, selon le nomen est omen (son nom de famille rappelle le verbe familier, aussi en dialecte, « šegačiti », plaisanter, qui provient du mot turc « şaka », plaisanterie, blague, bagatelle), vit une vie « normale ».

9Šegota trouve dans sa maison familiale, à Senj, l’autobiographie de marquis de Sade et apprend que ce dernier est son ancêtre. En remettant en question la sexualité dans le domaine personnel et public, Šegota essaie de mettre en scène les pièces de Sade, ce qui le mène finalement à la folie. Ce n’est pas l’originalité de la trame narrative qui constitue l’intérêt d’une telle réinterprétation, mais le fait qu’elle fait travailler le théâtre de Sade, en remettant en question plusieurs notions : le théâtre, l’illusion théâtrale, la « scène », le « réel » et la folie.

10Obsédé par le biographique mythique, il va le mettre en scène, dans deux sens de la formule. D’abord, le protagoniste va mettre en scène les œuvres de Sade, son ancêtre (les romans ?), pour « abattre les fausses valeurs de la société contemporaine ». Cette idée de l’engagement sent pourtant le moisi, et Brešan la transforme en farce. Les orgies sur scène, d’Artaud à Sarah Kane, sont « gérables » depuis longtemps, et le message de Brešan est que, face à la société contemporaine, le théâtre ne peut plus choquer. Or, Šegota est condamné, par l’état, l’église et les intellectuels bien pensants, et le théâtre, au nom suggestif de « Sodome », qu’il a construit avec l’argent obtenu par la vente de sa maison familiale, est englouti par le feu. Or, Šegota va mettre en scène la biographie mythique de Sade d’une autre façon : sa vie va commencer à ressembler à la vie de son ancêtre, et, à un certain moment, il va commencer à s’identifier à lui. La vie de Šegota, donc, devient théâtre, la mise en scène de la vie du marquis de Sade. Sa vie semble continuer la malédiction de ses ancêtres, qui ont tous péri au moment où ils ont entamé cette autobiographie. Brešan l’écrit, cette autobiographie non existante, mais Šegota, son personnage, va même la continuer. Cette autobiographie imaginée qui prétend à la véracité des faits relatés, tout en posant la question du genre, reflète le désir de Brešan de se tenir à la biographie, mais aussi de remplir les lacunes par des faits possibles et de rendre Sade encore plus « vivant » (Pauvert). D’où un changement crucial, introduit à des fins dramatiques : chez Brešan, Sade tombe vraiment et fatalement amoureux d’Anne-Prospère, sa belle-sœur, et s’enfuit avec elle avant son mariage. Cet amour romantique (décidément « moderne ») et le drame de l’arrestation à Lyon provoquent sa « rage », et le transforment en un personnage de roman psychologique, ce que précisément Foucault rejette et trouve inintéressant dans son Introduction à Rousseau juge Jean-Jacques. Dialogues. Sade, tout « balkanisé » qu’il est, devient « logique », son histoire avec Renée-Pélagie se fait l’histoire d’un « vrai couple », modèle d’un intime trop contemporain (faute de passions, il y a l’attachement10, ce qui est une compréhension quelque peu simpliste de l’intime11), et même ses penchants, qui se réduisent plus au masochisme qu’au sadisme, se trouvent rationnalisés par l’impuissance, l’âge et l’équilibre épicurien entre la douleur et le plaisir/la jouissance et sa satisfaction. Lors de la prise de la Bastille, Brešan laisse Sade à la Bastille et le transforme en un témoin de la Révolution. Brešan relate son aventure italienne (Venise), et lui fait vivre une vraie aventure avant son arrestation à Naples (ce qui est conforme à sa biographie), mais il le fait abandonner ses fils, pour leur propre bénéfice (et le sien aussi). Son rapport avec Marais se transforme finalement en une certaine amitié marquée de respect. Surgit aussi la question du destin de sa fille (inconnu ?), qui se marie, chez Brešan, avec l’un des Šegota à Senj, ce qui est historiquement possible (Senj faisait partie des Provinces illyriques).

11Et cependant, l’intention de Brešan réside ailleurs ; sa palinodie n’est pas foucaldienne – l’abjuration ne « prend » pas, car le Sade de Brešan doit être non pas « normalisé », mais « typé ». Sa jeunesse débauchée se transforme en une suite d’anecdotes drôles et invraisemblables, qu’il vit presque « par accident ». Le Sade de Brešan est un maladroit. Même si ce Sade-là déçoit par un caractère « antimoral » qui fait toujours partie de la morale12, Brešan ne vise pas la disculpation – la société en fait un Candide. Brešan emploie sa vieille recette, comme dans sa pièce culte, La Représentation de ‘Hamlet’ au village de Mrduša-d’en-bas – l’immixtion de la fiction dans la réalité devenue fiction historique hypocrite, pour souligner le contraste entre la France du XVIIIe siècle et la Croatie du XXIe siècle, et subvertir l’image du monde contemporain.

12Ainsi Brešan inclut-il dans son roman les faits divers authentiques de la presse croate des vingt dernières années que Šegota collectionne, des crimes de guerre, des massacres et des viols, jusqu’aux crimes passionnels de l’époque de la guerre ou de l’après-guerre. Et tout ce que Sade a dit et vécu ne semble qu’un mauvais spectacle, même la guillotine, que le libertin compare à une pièce de théâtre pleine des tirades superflues des bourreaux et des victimes. En revanche, son engagement politique est pris au sérieux : il est un anarchiste convaincu qui professe la loi de la nature (et non pas le mal en tant que tel13) et rejette la dévotion, la fétichisation et la religiosité sous toutes ses formes. Il ne s’apaise, dans la vision de Brešan, que vers la fin de ses jours à Charenton (un clin d’œil au Marat/Sade de Weiss14, que le Sade de Brešan, par ailleurs, mentionne dans la partie de son autobiographie écrite par Miran).

13Cette deuxième trame narrative, qui représente la société croate contemporaine, raconte comment Šegota, dégoûté par le théâtre contemporain, veut choquer le public avec les textes de Sade qui, paradoxalement, semblent plus bénins que le quotidien contemporain. De plus, Šegota joue volontairement le descendant fou de Sade. Il affirme publiquement qu’il existe des similitudes extraordinaires entre sa vie et celle de Sade, voire qu’il est lui-même Sade. Il essaie, sans succès, d’expérimenter son côté « sadien » et sadique, de reconstruire avec des prostituées ce qu’ont vécu les personnages sadiens. S’accumulent les scandales : Miran, en citant Sade, fait irruption au théâtre, en s’introduisant sur la scène d’un spectacle du théâtre du mouvement qu’il déteste, et on l’applaudit ; il fait irruption à la session du parlement, et il interrompt la messe des « jésuites », rappelant la théâtralité de Sade, mise en évidence par Annie Le Brun15. Aux yeux du monde, Miran, d’abord maître ès scandale, qui mène un combat de Don Quichotte contre l’hypocrisie de l’état et son administration, et contre l’église, se métamorphose en un fou tout court.

14Ainsi Brešan promeut-il l’insoumission existentielle de Sade – Miran passe au statut de fou, grâce au diagnostic du psychiatre charlatan, M. Žigman, Hochstapler à la devise « mundus vult decipi » (le monde veut être trompé)qui, dans ce monde kafkaïen, rappelle le Vespoli de L’Histoire de Juliette mais aussi Cipolla, le « magicien » grotesque au fouet de Thomas Mann16. Ce charlatan, inventeur d’une méthode du « choc resocialisateur », rappelant « le mythe resocialisateur » et la chute de son idéologie dans le code pénal européen, est aussi un employé du Ministère et l’expert désigné par le tribunal. Il réduit le « cas » de Šegota à l’hérédité, à la folie héritée, étant donné que les membres de la famille vivent une sexualité inhabituelle depuis plus de deux siècles. Le séjour à l’asile de fous devient une occasion de tourner en dérision les « soins », leur brutalité et leur médiocrité – le lavage de cerveau, le gavage par les « médicaments », l’expérimentation avec des méthodes du choc non essayées sur des patients, et un pillage inouï au nom des « services » médicaux. L’asile de fous devient une scène où les mondes entrent en conflit : Šegota, à la différence des « normaux », réussit à aider Žic, un « cas perdu », homme qui passe des journées entières en position de fœtus dans un utérus « bricolé » par le personnel, qui refuse de naître – tout comme sa femme l’aide, lui, beaucoup plus que les médicaments ou les médecins, du moins c’est ce que le lecteur pense au début. Žic devient le laquais de « Sade ». La folie tourne au burlesque, à la farce grinçante et truculente : Šegota réussit à ridiculiser les « normaux » à l’hôpital, qui ont accepté de jouer les Français du XVIIIe siècle au quotidien, et il prouve qu’il a créé le plus grand spectacle que la Croatie ait jamais vu. Or, le triomphe de Šegota ne dure pas longtemps – Žic dit qu’il a tué des Roms en suivant les ordres de Šegota, mais Žigman semble être le cerveau derrière cette initiative.

15De nouveau à l’asile, Miran y écrit le dernier chapitre de l’autobiographie de Sade sous forme d’une grotesque fiction résumant l’histoire du monde en sept scènes improvisées par des fous, sept persiflages : le meurtre de César, l’autodafé des hérétiques en Espagne au XVe siècle, la débauche à Versailles, le destin des « ennemis du peuple », le Grand Octobre, la création de la Yougoslavie socialiste, jusqu’à « Aujourd’hui et maintenant », en mêlant une dernière fois le réel et le romanesque dans une autobiographie fictionnelle dont la structure porte la marque, rappelant Jacques le Fataliste par son tohu-bohu d’anecdotes.

16Le dernier coup de théâtre de Šegota : tout au long du roman, il « jouait » le fou. L’idée de Brešan – opposer les préférences de Sade au sadomasochisme social ex-yougoslave – introduit cette différence essentielle entre la folie « jouée » et la « vraie » folie qui correspond à la thèse fondamentale du roman sur l’horreur de l’époque moderne, inouïe et lisible dans Auschwitz, Jasenovac et Srebrenica. Aussi la malédiction et les folies familiales ne sont-elles pas les arguments de Brešan ; il ne fait que constater que la société n’a pas changé, elle surveille et punit ; les « anormaux » sont toujours condamnés au nom de la conservation de l’hypocrisie générale. À la différence de Sade, Miran n’associe pas le théâtre à une « réhabilitation » sociale et à la gloire17. Par ailleurs, cette différence entre la folie « figurée » et la « vraie » folie de l’époque moderne (la guerre) est attendue, car la folie de Miran reste « extérieure », fonctionnelle, elle n’a rien de la « déraison sadienne » au sens foucaldien. Brešan se tient du côté de la figure blanchotienne de la pure contestation. Son Sade est à la fois « engagé », décidément politique et « moral », et émotionnel, voire sentimental, dans le sens moderne du terme. Il n’y a que le rire et la catharsis finale qui « sauvent le jour ». Les innombrables coups de boutoir que Brešan et Šegota distribuent à la ronde avec un esprit endiablé témoignent de leur quête de la provocation, du blasphème – Brešan, lors de la conversation téléphonique que j’ai eue avec lui, répète ce qu’affirme Šegota à la fin du roman, en citant Oscar Wilde, et son essai The Soul of Man under Socialism18 : peu importe si quelque chose est arrivé ou non ; il porte le dernier coup aux concepts du réel et de l’imaginaire. L’auteur justifie les changements par des raisons esthétiques, et Šegota, par des raisons pragmatiques, par la nécessité de l’engagement de l’artiste.

17D’« Emmelet », revu et corrigé, à Mrduša, village fictif de l’arrière-pays dalmate, et sa tragi-comédie burlesque, sa farce grinçante et sa satire politique pessimiste19, au Sade « balkanisé », réintégré par l’imaginaire à la société croate de l’après-guerre, l’œuvre de Brešan exploite la mise en abyme et souligne la force pratique de la représentation théâtrale qui n’est pas, chez lui, tant une illusion (comme dans L’Union des arts de Sade) qu’une dénonciation, une subversion de l’ancienne Yougoslavie, une métaphore de la bigoterie générale, une ironisation des « sections culturelles » de l’époque (un clin d’œil à la Section des Piques de Sade), qui fait que la bêtise devient son fort20.

18À un profiteur, La Chope, le président du comité local, qui détourne les fonds de la coopérative, sous le masque du faux tyran fratricide (roi fourbe Claudius) en correspond un autre, le psychiatre charlatan Žigman ; aux paysans abrutis, égoïstes, misogynes, copulateurs, gourmands, gueulards, dont la hauteur de vue ne dépasse que rarement le manche de leur charrue, qui révèlent la fourberie de cette caste des apparatchiks de campagne21, le temps d’un instant, mais n’éveillent pas leur propre conscience, définitivement irrécupérable, correspond Šegota, l’intellectuel. 

19Vu son caractère profondément dénonciateur, la compréhension de cette œuvre dépend foncièrement d’une bonne traduction, surtout quand il s’agit d’une pièce de théâtre et non d’un roman. Sinon, la satire tombe à plat, l’humour se perd, la critique n’est plus visible et rapproche la pièce de la fable. Dans le cas de Mrduša, qui a été traduite en français en 2009 (L’Espace d’un instant), par Johnny Kundid, avec la collaboration de Paul-Louis Thomas, il fallait peut-être rendre ce langage par ce qu’il représentait et représente en croate – un mélange étrange de dialecte (quelque chose comme la parlure marseillaise ou celle des « Chtis ») et de la langue de bois d’un Maurice Thorez22 dans sa veine staliniste, ou de l’Humanité des années 50 avec son fameux « Budapest retrouve le sourire » le 4 novembre 1956, le jour où l’armée rouge entre en Hongrie. Rappelons-nous que la pièce elle-même a été écrite en 1965, et a été mise en scène pour la première fois en 1971, l’année du « printemps croate ». Sinon, même avec toute cette parodisation de Shakespeare, que les traducteurs restituent bien23, l’effet est bien faible. Et tous les décasyllabes, les interjections et la phraséologie « modernisée » n’y peuvent rien. Dans le cas des Maudits, l’effet serait différent, mais la tâche du traducteur encore plus dangereuse, étant donné qu’il s’agit d’une réappropriation d’un auteur français dans un autre contexte, différent, balkanique, balkanisé ou pas. Étant donné l’état des choses en France, il serait curieux de suivre l’accueil d’un tel roman. 

20Chez Brešan, pour Sade, tout commence avec Anne-Prospère. Son Sade est un mélange étrange du Sade « engagé », moral-antimoral, presque moraliste, si ce n’est moralisateur, et du Sade « sentimental », maladroit, non seulement émotionnel, mais fatalement contemporain.

21Chez Brešan, même l’intellectuel, Šegota, « plaisante ». Hamlet se termine par des chansons, ni stabilisatrices, ni carnavalesques, ni cathartiques, mais tragiques à cause de la soumission à l’ordre imposé, et Les Maudits par le succès de la pièce de Miran avec des fous qui improvisent à l’asile de l’île d’Ugljan. Paradoxalement, les deux ne connaissent la gloire que dans un asile de fous. Les deux, « malades de la police24 », font leur dernière détention comme hommes de lettres, arbitrairement. Le dénouement « heureux » de la pièce de Miran, et son histoire d’un non-fou à l’asile de fous, rappelle quelque peu les pièces de Sade (Oxtiern, Franchise et Trahison) où, allant jusqu’au bout de leur propre logique, elles aboutissent à une conclusion vertueuse, procédé volontairement insuffisant, et évidemment ironique, qui ne permet qu’un triomphe tout relatif de la vertu. Une seule différence : le non-fou de Brešan faisait semblant de l’être, ce qui fait de sa vie le chef-d’œuvre final de ce metteur en scène : démonstration implacable aussi, qui rappelle celle de Sade, à propos de ses deux sœurs, du renversement absolu qui à la fois nous indigne – droits de l’homme et fétichisations romantiques obligent, par rapport à la violence sadienne dans le sens barthésien du terme, qui « ne marque pas25 » – et nous fait rire. 

22En rejoignant la définition foucaldienne de la fiction historique, Brešan achève le roman par une citation de L’Érotisme de Bataille26, qui devrait témoigner de sa capacité de voir Sade « objectivement ». Et cette citation célèbre refuse de réduire la pensée de Sade à la folie. Elle la nomme « excès vertigineux », « excessif sommet de ce que nous sommes », en rejetant la vie des « ombres apeurées » et rappelant la devise de Juliette :« Le passé m'encourage, le présent m'électrise, je crains peu l'avenir ».Bref, Miran a toujours su qui il est, et qui est Sade ; les hallucinations n’étaient que l’effet des médicaments. Les hallucinations, décrites chez Brešan27, ne sont pas problématisées, et rappellent le One Flew over the Cuckoo’s Nest (Vol au-dessus d’un nid de coucou) de Miloš Forman (1975). Les « ennemis » de Sade et de Miran restent « absurdes28 ».

23La dernière apparition de Sade en Croatie fait voir que Sade n’y est ni dédiabolisé – le renouveau catholique ambiant ne l’a pas permis – ni « normalisé ». Le romanesque y permet de faire se rejoindre le théâtre de Sade, la question de sa mise en scène, de la folie qui y règne et des « restes » des interprétations, tout en y réintroduisant les enjeux contemporains, notamment sociaux (les souvenirs de la guerre récente en Croatie et en Bosnie, entre autres). Le romanesque d’une telle réintroduction de Sade dans la littérature croate inaugure non seulement le rétablissement du pornographico-politique/politico-pornographique traditionnel dans les Balkans, qui n’a évidemment pas assouvi son désir de mythèmes, mais aussi le ludique d’une situation invraisemblable, folle et paradoxale – de Laure de Pétrarque jusqu’à Šegota en passant par La Chevigné, et les implications de la folie de Šegota. Le théâtre serait évidemment tout d’abord une scène, l’un des lieux qui fait naître quelque chose de plus « sadien » que Sade lui-même. 

24La vie devient scène, la scène est vie et devient scène de la vie. Le « traitement moral » de la folie de M. de Coulmier (docteur Tomislav Steinbach chez Brešan) et du docteur Gastaldy, effaçant les frontières entre la raison et la folie (ce qui les rend inadmissibles au professeur Esquirol29), est confirmé par la vie de Miran, et réintroduit Momus, le dieu de la folie (chez Sade : dans L’Hommage de la reconnaissance), léger et optimiste, comme un faire-valoir de l’institution aliéniste, et non pas comme un agent de la satire30. Sade et Brešan confirment l’origine passionnelle de la folie (dans L’Hommage) et le bien-fondé du « traitement moral31 », à l’époque, une thérapie décidément moderne32.

25Balkanisé ou pas, on a encore beaucoup à apprendre du Suzerain33 de la liberté de la folie persécutée et évadée. Autant de transgressions (dont celles de Blanchot, Bataille et Foucault) qui disparaissent au profit de la « limite » qui renvoie à son goût pour la vérité, pour la parrèsia,que Brešan met en vedette.Il semble suivre le précepte de l’Idée sur les romans, qui distingue nettement le « mal dire » de la négation du « dire vrai » : « On n’a jamais le droit de mal dire, quand on peut dire tout ce qu’on veut ; si tu n’écris comme R[estif de la Bretonne] […] que ce que tout le monde sait […], ce n’est pas la peine de prendre la plume : personne ne te contraint au métier que tu fais ; mais si tu l’entreprends, fais-le bien. » Sinon, comme dit Sade, « fais des souliers, et n’écrit point des livres ». Et avec Brešan, Sade, pléiadisé et balkanisé, « normalisé » et « barbarisé » de l'intérieur, « typé » même, maintient la force de sa pensée impossible et son scandale durable.