Colloques en ligne

Pascal Pierlot

Du marquis de Sade au sadisme : de l’antonomase aux définitions médicales en France et en Allemagne autour de 1900

Introduction : intérêt de la médecine pour Sade à partir de 1885

M. de Sade était pour moi un des personnages curieux de l’époque de la dernière moitié du dix-huitième siècle ; curieux par ce que j’en avais entendu dire, car je n’avais pas encore lu ses livres, quoique je les connusse, fort imparfaitement il est vrai, par tradition. Mais certes, je dois dire, rien ne pouvait me faire soupçonner en lui l’auteur de Justine et de Juliette ; il ne produisait en moi d’autre effet que celui d’un vieux gentilhomme altier et morose1.

1En 1814, le jeune docteur Ramon assiste à la mort de Sade. S’agissant d’un exposé sur tout ce que les médecins ont pu ensuite écrire sur Sade, je voulais commencer par ce témoignage d’une neutralité bienveillante exemplaire, même si, certes, il est encore imprégné de la naïveté d’un jeune médecin de dix-neuf ans, qui écrira en 1867 ses Notes sur M. de Sade. Avant le silence du déni puis la diabolisation déferlante. On connait aussi le testament de Sade écrit en 1806, exprimant ce désir tant commenté que les traces de sa tombe disparaissent de dessus la surface de la terre et que sa mémoire s’efface de l’esprit des hommes. Le XIXᵉ siècle semble en effet avoir d’abord obéi à cette injonction sadienne, par un silence, une difficulté à lire ses textes non réédités et, comme l’écrit Éric Marty, le XIXᵉ n’a donc pas pris Sade au sérieux. Je voudrais repartir de cette phrase du préambule de Pourquoi le XXᵉ siècle a pris Sade au sérieux, qui a engagé ma réflexion : « Le XIXᵉ siècle a moins affaire à Sade qu’au sadisme, qu’à son propre sadisme, à son Mal singulier2. »

2Certes il a eu quelques exceptions et de nombreux écrivains ne se sont pas tu sur Sade : Sainte-Beuve, Flaubert, Huysmans surtout dans À Rebours qualifiant à propos des Diaboliques de Barbey d’Aurevilly le sadisme de « bâtard du catholicisme » et écrivant à Edmond de Goncourt : « Un homme comme Charcot devrait faire une préface aux œuvres du joli Marquis et expliquer médicalement l’aberration furieuse de cette cervelle », Villiers de l’Isle-Adam, Baudelaire…. Le sadisme du XIXᵉ siècle a donc déclenché une alternance de réactions d’attraction-fascination et de répulsion-scandale, de Jules Janin en 1834 n’osant prononcer le nom de Sade ou ne l’écrire qu’en tremblant au risque de tomber dans la mare de sang et de vices, à Algernon Swinburne faisait l’apologie en 1862 dans sa chaumière Dolmancé d’un Sade martyr, bienfaiteur de l’humanité, Beatissimus Donatianus éternel adorateur du phallus. Tout ceci a été largement commenté et peut en effet ne pas sembler très sérieux.

3Mais un nouveau discours sur Sade, marqué par la scientificité, apparaît dans les quinze dernières années du siècle ; il est initié en 1886 par Krafft-Ebing en Allemagne, et en 1887 par Charles Henry en France. Ce discours médical peut être accusé d’être au service d’un certain ordre moral et social, d’être avant tout « médico-légal » (les auteurs l’ont d’ailleurs fortement revendiqué), et d’être finalement plus taxinomique et clinique que psycho-pathologique. On a pu aussi l’accuser d’être hégémonique (Maurice Heine publiera en 1936 un Recueil de confessions et observations psycho-sexuelles avec un avant-propos résumant toutes les théories scientifiques de l’époque des paresthésies avec un arbre des perversions), au moins jusqu’en 1914, lorsqu’Apollinaire puis les surréalistes infléchiront ce discours. C’est néanmoins une rupture épistémologique sur les perversions d’une part, et sur Sade, l’homme et l’écrivain, d’autre part. Les théoriciens de la sexualité autour de 1900 dont nous allons parler ont adopté une méthodologie précise et quasi-identique sur la forme associant quatre points : exposé de la vie de Sade, études de ses textes dissociant les textes avoués et clandestins, puis et seulement ensuite, nosographie des perversions et essai de psychopathologie du sadisme. Les actes réels de la vie du divin marquis, et les textes de théorie sexuelle qualifiée de « sadisme imaginaire » sont donc nettement distingués. Ces ouvrages médicaux sont donc en rupture avec le catalogue nosographique des cas cliniques de Krafft-Ebing et surtout uniquement consacrés à Sade. Juste avant la naissance de la psychanalyse freudienne, on a finalement commencé à ne plus plaisanter (pour reprendre un mot de Bataille) sur Sade, peut-être avant les philosophes de la modernité du XXᵉ, à travers ces études scientifiques de la fin du XIXᵉ.

4Le cadre géographique choisi est celui de la France et de l’Allemagne. Il aurait fallu aussi parler de la Russie (Benjamin Tarnowsky, L’instinct sexuel et ses manifestions morbides), de Havelock Ellis qui écrit Studies in the Psychology of Sex et de Vienne bien sûr, que j’ai volontairement négligé, préférant privilégier la période préfreudienne. D’ailleurs Freud s’est plus intéressé, lui aussi, au sadisme qu’à Sade. Le catalogue de la bibliothèque Freud du Museum de Maresfield Gardens et la collection du Docteur Shatzsky de New York3 ne comprennent aucun ouvrage de Sade. En revanche, dans la rubrique Sexual Life, si on ne retrouve qu’une seule biographie scientifique sur Sade, celle d’Albert Eulenburg, sont présents tous les ouvrages cités par Freud, dans sa note sur le titre du premier chapitre des Trois essais de 1905 Die sexuellen Abirrungen : Krafft-Ebing, Moll, Schrenck-Notzing, Eulenburg, Hirschfeld…

5Freud va exposer en 1905 sa première théorie du sadisme dans Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie. Il remet d’abord en question les rôles de la dégénérescence et de l’hérédité4. D’autre part, il utilise comme concept opératoire la sexualité infantile, étudie les stades de l’ontogénèse de la vie sexuelle et les passages du prégénital à la sexualité adulte, de l’auto-érotisme à l’homo-érotisme à l’hétéro-érotisme. Les concepts de fixation et de régression permettront d’élaborer une psycho-pathologie (la perversion sexuelle peut être occasionnellement à coté Neben de la vie sexuelle normale, elle est pathologique si il y a fixation et exclusivité) et une nosographie des perversions en fonction de deux termes, Objekt et Ziel, objet et but sexuels. Le sadisme est défini par « le désir de faire souffrir l’objet sexuel par humiliation et soumission », selon Krafft-Ebing, alors que l’algolagnie5 insistait d’abord sur le plaisir lié à la cruauté. Il n’est qu’un développement excessif de la composante agressive de la pulsion sexuelle. Surtout, le lien entre sadisme et masochisme, déjà souligné par Krafft-Ebing, y est forgé : « Un sadique est toujours en même temps un masochiste, ce qui n’empêche que le côté actif ou le côté passif de la perversion puisse prédominer et caractériser l’activité sexuelle qui prévaut6. »

6Freud montre donc en 1905 que le pervers n’est pas un monstre, que le sadisme infantile de l’enfant pervers polymorphe fait partie de l’évolution normale, et que chez l’adulte il peut être présent occasionnellement. Le pervers n’est pas celui qui a dévié, mais celui qui n’a pas dépassé la sexualité infantile et ses conflits, affronté l’épreuve de la castration. C’est en ce sens que le pathologique sert à définir le normal : le normal est celui qui n’en est pas resté à la sexualité infantile. La névrose est enfin définie comme le négatif de la perversion, avec des symptômes se formant par conversion des pulsions sexuelles dites perverses qui, refoulées, ne peuvent pas trouver une expression dans des actes imaginaires ou réels.

I – L’onomastique

L’antonomase

7Freud nous a montré que notre narcissisme, faute de pouvoir investir les objets du monde, et plutôt que de n’investir que le moi, trouve un moyen terme en investissant les mots. Le schizophrène, explique Freud, désinvestit pulsionnellement la représentation inconsciente de chose qui devient abstraite, tout en survalorisant la représentation consciente de mot pour essayer de récupérer l’objet perdu. C’est pourquoi il doit se contenter de mots à la place de choses. C’est souvent ce qui a été fait avec Sade et le sadisme. Nous nous sommes comportés en schizophrènes, en effaçant l’homme et l’écrivain par un concept scientifique pourtant issu de lui. La personne et ses actes d’une part, son nom – D.A.F de Sade – d’autre part, l’écrivain et ses textes enfin, les trois ont été condensés et confondus, pour ainsi dire subsumés, sous le nom de sadisme, au point que l’on ne retient de Sade que les fantasmes sadiques les plus terrifiants auxquels il se serait livré comme les personnages de ses textes, et donc comme s’il s’appelait Sade parce qu’il était sadique et non l’inverse. Comme l’a dit Michel Foucault au sujet de Sade sergent du sexe, il peut y avoir du Sade sans sadisme et du sadisme sans Sade7. Mais le sadisme est devenu pour certains un concept opératoire qui sert de prêt-à-penser.

8Pascal Quignard formule autrement, mais dans le même sens, ce qu’il appelle « la possibilité d’une rare onomastique » à propos d’abord de Sacher-Masoch, mais justement en doublon avec Sade.

Paradoxalement ce n’est plus le texte (l’œuvre de Sacher-Masoch) que désigne le nom conceptualisé (le masochisme) mais le nom de l’auteur. Le nom est un texte projetant à partir de son nom un texte qui n’est pas l’œuvre. Le texte est recouvert sous le texte d’un nom, et est de plus l’ombre et le double inversé de Sade8.

9On pourrait en effet envisager les textes scientifiques sur le sadisme et le masochisme s’appuyant sur des noms propres, comme recouvrant les hypo-textes de l’œuvre littéraire de Sade et de Sacher-Masoch. Deleuze, dans la présentation de Sacher-Masoch Le froid et le cruel écrit aussi : « À quoi sert la littérature ? Les noms de Sade et de Masoch servent au moins à désigner deux perversions de base. Ce sont des exemples prodigieux d’efficacité littéraire9. » Mais il remarque que ce sont souvent les médecins qui donnent leur nom à des maladies, commettant ainsi un acte à la fois linguistique et sémiologique. Si le mot maladie convient mal pour le sadomasochisme, Sade et Sacher-Masoch sont surtout, selon Deleuze, des anthropologues qui ont proposé une conception de l’homme et des artistes : Sade l’instituteur qui démontre, impose plus qu’il ne veut convaincre par des processus inductifs voire injonctifs, et Masoch l’éducateur plus pédagogue qui décrit.

10Sadisme, masochisme et narcissisme sont les trois concepts psychanalytiques issus d’une antonomase. C’est une question d’incarnation du mot. Mais le narcissisme est né d’un mythe, ce qui est bien différent. Le Narcisse d’Ovide est plutôt touchant, meurt de sa double erreur d’avoir confondu image et réalité d’une part, soi et l’autre d’autre part. En fait, il n’est pas même pas narcissique puisqu’il n’arrive pas à s’aimer. L’antonomase le concernant est donc d’une certaine manière caduque et non auto-incarnée10. La véritable incarnation freudienne du narcissisme a été d’ailleurs celle de Léonard de Vinci. L’Œdipe de Sophocle a donné naissance à un complexe. Si Marivaux a laissé son nom à une conduite amoureuse, Don Juan a servi de modèle à la perversion narcissique, et Emma Bovary est devenue une figure de l’hystérie, le donjuanisme, le marivaudage et le bovarysme ne sont pas des concepts médicaux. D’ailleurs, Sade n’aurait jamais eu la liberté de dire « Dolmancé, ou Juliette c’est moi ! ». Sade n’a jamais connu le mot sadisme, mais a théorisé sur les passions, les taquineries, les goûts cruels, les plaisirs de la cruauté et emploie parfois le mot « pervers ». Le masochisme a été employé du vivant de Sacher-Masoch qui a eu son mot à dire là-dessus, pour le réprouver. Sacher-Masoch et son fils regrettèrent en effet « profondément le choix du terme masochiste » fait par Krafft-Ebing sans consentement de l’auteur. Lorsqu’on fit le reproche à Krafft-Ebing « de couvrir d’ignominie le malheureux auteur autrichien de son vivant11 », il se défendit en rappelant que le nom d’une certaine anomalie de la vue, le daltonisme, ne porta aucun préjudice à l’honneur du célèbre physicien, qu’il l’avait découverte. C’était dénier la charge sexuelle du « passivisme » et jouer sur le fait que le concept de masochisme est de toute manière propre à engendrer plutôt la compassion voire la pitié sur les malheureux humains qui ne savent que souffrir… Le sadisme a finalement la fortune critique la plus passionnée, a été rapidement incarné dans un nouveau Sade véhiculant tous les fantasmes et légendes, comme si les textes n’avaient servi qu’à prouver ses exactions. Réutilisé scientifiquement en 1886, le concept de sadisme a tenté d’être rattaché à un Sade plus historique que fantasmatique.

Premières définitions et occurrences du mot sadisme

11Nom utilisé pour la première fois en 1834, vingt ans après la mort de Sade, la définition du dictionnaire de Boiste dans la version de Charles Nodier n’est pas médicale, elle apparaît en plein romantisme et marque au fer rouge le sadisme : « Aberration épouvantable de la débauche, système monstrueux et antisocial qui révolte la nature12. » Cette courte définition condense les trois problématiques qui ne quitteront plus la question du sadisme : l’anormalité et le pathologique, la dangerosité pour l’ordre social et la condamnation éthico-religieuse. Aucune gradation ni nuance n’y est faite alors.

12Krafft-Ebing n’a donc pas inventé le mot Sadismus ni d’ailleurs celui de Masochismus13. En 1870 paraît Venus im Pelz, La Vénus à la fourrure, volume du Legs de Caïn du hongrois Leopold von Sacher-Masoch, futur antonyme de Sade, lançant un éternel débat sur la symétrie des deux perversions. C’est un Berlinois anonyme qui, en 1889, adresse à Krafft-Ebing une autobiographie sexuelle dans laquelle il se qualifie de masochiste. En fait, Alfred Binet a le premier, en 1887, dans une étude sur le fétichisme14, évoqué la question. S’intéressant longuement au cas de Rousseau et de la fessée de Melle Lambercier, il en conclut que le fétichisme peut avoir pour objet non seulement la belle matière, mais aussi l’esprit, l’âme, l’intelligence, le cœur, en un mot une qualité psychique. Ce fétichisme spiritualiste porte l’heureux et énigmatique nom de volupté de la douleur15. En 1877, le psychiatre Charles Lasègue, lançant ainsi la mode de désigner les perversions par des noms en « isme », commence un article sur les exhibitionnistes par :

Notre langue médicale manque d’expression pour désigner les états si nombreux entre raison et folie. Sous ce rapport comme sous tant d’autres, la langue populaire est plus riche ; et cependant malgré la richesse de son vocabulaire, on est forcé de recourir, à l’occasion, à des néologismes16.

II – La psychiatrie allemande et Sade

Richard von Krafft-Ebing et Albert Moll

13Voici la première définition du sadisme comme perversion, Anomalie der Geschlechtstrieb (anomalie des pulsions de reproduction) :

On peut dire d’une personne qu’elle manifeste du sadisme si, pour obtenir une excitation sexuelle et parvenir à l’orgasme, elle doit commettre, se figurer, accomplir, ou regarder, ou imaginer d’autres êtres vivants faire au moins l’une des actions suivantes : effrayer, terroriser ; humilier, souiller ; dominer, soumettre complètement ; maltraiter physiquement, martyriser ou tuer des êtres humains ou des animaux17.

14Krafft-Ebing décrit huit formes de sadisme (assassinat par volupté, nécrophilie, mauvais traitements infligés aux femmes, le penchant à souiller les femmes, le sadisme symbolique, portant sur enfants, sur les animaux et enfin le sadisme chez la femme). Il le définit (comme le masochisme) en tant que perversion parce que contraire à la procréation.

15Né en 1840, exactement cent ans après Sade, médecin de l’asile d’Illenau puis à Vienne en 1889, il est considéré comme le premier à avoir décrit des troubles de la vie sexuelle dans son célèbre ouvrage Psychopathia sexualis dès 1886 et comme le cofondateur d’une nouvelle discipline, la science de la sexualité ou « sexologie » en Allemagne. Iwan Bloch, en 1907, crée le terme Sexualwissenschaft qui sera employé en France en 1911. En 1913, Albert Eulenburg, Magnus Hirschfeld et Iwan Bloch fondent la Ärzliche Gesellschaft für Sexualwissenschaft und Eugenik. Psychopathia sexualis est un corpus complexe d’observations médicales (Beobachtungen) présentées sous forme taxinomique avec une théorisation. Il existe de nombreuses éditions du vivant de Krafft-Ebing, mort en 1902, de plus en plus enrichies : partant de 45 observations en 1886, la huitième édition de 1893 est considérée comme la dernière version pure de Krafft-Ebing avec 60 observations. Les éditions suivantes sont des partitions à plusieurs voix et comporteront 447 observations, dont 230 d’Albert Moll. Cette œuvre couvre, de 1886 à 1924, une large période charnière de l’histoire de la médecine de l’âme, avec l’effondrement de la psychiatrie classique organique et génétique et la découverte de la psychanalyse freudienne18. En fait, il existe une toute première Psychopathia sexualis datant de 1844, écrite en latin par un médecin viennois d’origine russe Heinrich Kaan, publiée à Leipzig, et curieusement passée sous silence par Krafft-Ebing : c’est donc entre 1844 et 1886, en quatre décennies, que va se constituer la première sexologie qu’André Béjin appelle « proto-sexologie19 », plus soucieuse de nosographie, de psychopathologie que de thérapeutique, et surtout, axée sur le lien entre les dégénérescences et les aberrations sexuelles et l’eugénisme, néologisme inventé par un cousin de Darwin, Galton, en 1883. Cette première sexologie a été considérée par Michel Foucault20 et dans une thèse d’Irène Cagneau21 comme un passage de la casuistique à la médecine, de la confession auriculaire à la médecine de l’âme, déplacement supposant une médicalisation de l’aveu et des péchés et ayant pour corollaire un vaste archivage des pratiques sexuelles. Les interrogatoires, consultations, récits autobiographiques, lettres, sont ainsi transcrits, classés, répertoriés en dossiers, commentés. Là où le christianisme interprétait la volupté érotique comme un péché, certains égarements sexuels (Verirrungen) sont vus comme des perversions et des maladies. On peut donc voir Psychopathia sexualis comme un petit catéchisme des perversions à l’usage des médecins et des experts judiciaires, qui annonce la couleur dès le titre : « Étude médico-légale à l’usage des médecins et des juristes ». Psychiatre expert en médecine légale, Krafft-Ebing utilise d’ailleurs un titre latin et évite la langue vulgaire pour les passages choquants, pour ne pas inciter les profanes à la lecture des descriptions de perversions. Si cet ouvrage a permis une avancée scientifique dans la description de la vie sexuelle par le biais de la pathologie, c’est que le médecin peut et doit « tout voir et tout dire ». Krafft-Ebing écrit : « C’est le triste privilège de la médecine et spécialement de la psychiatrie de devoir étudier sans cesse l’envers de la vie (Kehrseite des Lebens), la faiblesse et la misère humaine22. »

16Tout voir, tout dire sur la sexualité, c’est ce que Sade a fait. Il ne fut pas effrayé, comme ne doit pas l’être un scientifique, par la misère humaine et la complexité de la psyché. Certes la démarche est autre : le catalogage de tous les fantasmes sert à choisir sans risque d’omission et à découvrir ainsi ses désirs. Mais tout dire aussi en conservant un peu de « gaze » permet à l’imagination de fantasmer. Psychopathia sexualis a suscité à l’époque de violentes critiques. Karl Hauer, dans la Revue die Fackel (la torche, le flambeau) de 1906, a même souligné le « dilettantisme » des travaux de Krafft-Ebing qu’il considérait comme un « vulgaire systématicien », par rapport aux géniales inventions littéraires de Sade :

Sade est un fabuleux psychologue des passions, il les connaissait toutes, même les élans les plus secrets et inavoués dont est capable le cœur humain dans sa bassesse, et sans ménager son lecteur, il perça à jour les tréfonds, la bourbe de l’âme chrétienne (Schlamm der christlichen Seele)23.

17Sade apparaît dans l’édition de 1893 de Psychopathia sexualis, traduite en français en 1895, non pas dans une observation, mais dans une note concernant la définition du sadisme, dans laquelle Krafft-Ebing fait une allusion lapidaire et très moralisante à Sade, employant ensuite le mot de Sadist (sadiste) et non sadique.

Le mot sadisme est ainsi nommé d’après le mal famé / décrié / tristement célèbre (Berüchtigten) Marquis de Sade dont les romans obscènes (obszöne) sont pleins /ruisselants /dégoulinants (triefen) de volupté (Wollust) et de cruauté (Grausamkeit). Dans la littérature française le mot sadisme est devenu courant pour cette perversion24.

18Krafft-Ebing développe ensuite une théorisation psycho-pathologique du sadisme basée à la fois sur la physiologie de l’excitation neuromusculaire et d’un trouble de la volonté, qui ne peut trouver de solution de décharge à son excitation qu’en faisant du mal à l’autre.

Le sadisme n’est donc qu’une exagération (Steigerung) pathologique de certains phénomènes accessoires de la vie sexuelle qui peuvent se produire dans des circonstances normales surtout chez le mâle. Naturellement il n’est pas du tout nécessaire et ce n’est pas la règle que le sadiste ait conscience de ces éléments de son penchant25.

19Dans l’édition de 1923, traduite en français en 1931, Albert Moll ajoute un portrait de Sade, lui aussi très lapidaire :

Marquis de Sade (1740-1814) d’après qui la perversion « sadisme » a reçu son nom. Ses deux principaux romans, Justine et Juliette, parurent dans les dernières années du XVIIIᵉ siècle. Ces romans ainsi que d’autres publications de lui sont pleins de scènes qui présentent le mélange de cruauté et de volupté ; mais de nombreuses perversités d’autres sortes s’y rencontrent aussi. Les originaux des principales figures, Justine et Juliette, auraient été la femme et la sœur de celle-ci. Sade lui-même, qui avait fait comme jeune officier la Guerre de Sept ans contre la Prusse, mourut en 1814 à l’asile de Charenton26.

20La nosographie de Krafft-Ebing est la suivante : les paradoxies (instinct sexuel en dehors de l’âge normal donc des enfants et des vieillards), les anesthésies ou hypoesthésies (impuissance et frigidité) et les hyperesthésies (satyriasis et nymphomanie) et les véritables perversions, « les paresthésies », où l’instinct sexuel n’a pas pour but la conservation de l’espèce. Krafft-Ebing va aussi utiliser Anomalien der Geschlechtstrieb dont la traduction littérale serait « anomalies des pulsions de reproduction de l’espèce ».

21La première phrase de Krafft-Ebing du premier chapitre Fragments d’une psychologie de la vie sexuelle préfigure la définition des paresthésies ; elle est moralisante, mais pas seulement :

La perpétuité de l’espèce humaine n’est pas laissée au hasard ni au caprice des individus : un instinct naturel la garantit et réclame impérieusement satisfaction. Celle-ci ne procure pas seulement une jouissance des sens et les sources d’un bien-être physique mais encore une autre satisfaction plus élevée, qui est de continuer notre propre existence passagère en de nouveaux êtres, […] Et ces sentiments plus hauts et plus nobles, qui malgré leur origine sensuelle, lui ouvrent un monde du beau, du sublime (des Erhabenen) et de grandeur morale27.

22Cette première assertion est importante car on peut y voir d’emblée posés les quatre enjeux de la pulsion sexuelle : la jouissance, la procréation, l’éthique et la sublimation. En effet, définie comme un instinct animal, elle procure la jouissance physique purement voluptueuse et au-delà de la volonté ; comme instinct naturel humain, elle garantit la survie de l’espèce humaine ; mais « malgré l’origine sensuelle », elle est source de grandeur morale et, point important et nouveau, aussi d’élévation vers le beau et le sublime. Plus loin, Krafft-Ebing précisera que toute éthique et peut-être une bonne partie de l’esthétique et de la religion prennent leur origine dans la présence des sensations sexuelles. Et il ira même encore plus loin dans le lien entre volupté, cruauté (donc le sadisme), religion et esthétique. Dans le fanatisme religieux, l’exaltation peut mener à jouir ou du moins se réjouir (joie) du sacrifice d’autrui, lorsque que la pitié est surpassée par la jouissance religieuse. Dans l’état passionnel sexuel, le sadomasochisme est une jouissance de la cruauté. Le facteur sexuel ne se montre pas moins riche d’influence sur l’éveil des sentiments esthétiques.

23Georges Lanteri-Laura, psychiatre et philosophe, a proposé une analyse assez sadienne des a/hypo/hyper- et paresthésies de la nosographie krafft-ebingienne28. Il a choisi les quatre axes sémantiques bipolaires suivants : fécondité versus stérilité ; plaisir versus absence de plaisir ; normal versus pathologique, grotesque versus monstrueux. Ces asymétries nous montrent que l’axe sémantique de l’ « hyper » et du « a » est celui, non de la jouissance, mais de la conservation de l’espèce, et que la jouissance n’est pas nécessaire à la procréation qui peut s’accomplir même si l’homme jouit peu et la femme pas du tout. La reproduction n’excuse finalement qu’une petite partie du plaisir, le reste demeure sans justification biologique et le surplus de plaisir (difficilement mesurable) est scientifiquement une perversion. L’axe « para » des paresthésies ou perversions est celui de la jouissance dans la mesure où elle exclut la conservation de l’espèce. La perversion est donc placée par Krafft-Ebing du côté de la stérilité, du plaisir, et de la pathologie. Un certain nombre de perversions sont décrites comme ridicules, en tant que mises en scène de théâtre, exhibition de la cruauté du sadique et de la souffrance du masochiste, ou des accessoires de comédie des fétiches Le passage au monstrueux se fait aux chapitres pédophilie, gérontophilie, zoophilie, puis avec la nécrophilie et les crimes sexuels, c’est-à-dire que la tératologie touche la deshumanisation et de la mort.

Iwan Bloch alias Eugen Dühren

24Le psychiatre berlinois Iwan Bloch a publié Le marquis de Sade et son temps en 1901 sous le pseudonyme du Dr. Eugen Dühren, en 1903 sous celui du Dr. Veriphantor quatre études sur la Flagellation, le fétichisme, le masochisme et le sadisme sous le titre de Psychologie de notre temps29, le manuscrit des 120 journées de Sodome en 1904 ainsi que des Nouvelles recherches sur Sade, puis en 1907 un gros traité de sexologie clinique et philosophico-anthropologique, La vie sexuelle de notre temps dans son rapport à la civilisation moderne30. Au chapitre IV de son livre sur Sade de 1901, « Théorie et histoire du sadisme », il a essayé de trouver une définition commune à toutes les formes de sadisme :

Le sadisme est la relation, recherchée à dessein ou s’offrant par hasard, entre l’excitation et la jouissance sexuelles et la réalisation – véritable ou symbolique (imaginaire ou illusoire) – d’évènements terribles, de faits épouvantables, d’actions destructives qui menacent ou anéantissent la vie, la santé et la propriété de l’homme et des autres êtres animés et qui mettent en danger ou annulent la continuité des choses inanimées dans toutes les occurrences. L’homme qui en extrait un plaisir sexuel peut en être l’auteur direct lui-même, ou le faire produire par autrui, ou en être le spectateur, ou de gré ou de force l’objet d’attaque31.

25Il a rédigé les 240 notes du manuscrit des 120 journées de Sodome, publié en 1904 d’après le manuscrit original32 avec des annotations scientifiques, toujours sous le pseudonyme du Docteur Eugen Dühren, sous une fausse adresse (Paris, Club des Bibliophiles, en fait à Berlin Max Harrwitz) en 200 exemplaires. Le texte qui a servi de base à Bloch a été fait par « un éminent copiste et linguiste qui a déchiffré l’écriture microscopique et presque illisible de Sade ». Il existe de nombreuses fautes prises pour des germanismes et qui ont pu faire mettre en doute l’authenticité du manuscrit (Pascal Pia). Une traduction en allemand a été faite à Leipzig en 1909. Bloch est mort en 1923 et le manuscrit de Sade a été racheté par Maurice Heine pour Charles de Noailles en 1929 : c’est cette transcription qui est considérée comme la véritable première version de référence fidèle au manuscrit publiée en 1931 en 396 exemplaires33. Bloch insiste dans la préface sur l’importance scientifique de l’ouvrage pour les médecins, juristes et anthropologues et sur les « surprenantes analogies » entre les cas décrits par Krafft-Ebing et le texte de Sade, partant du principe que selon Sade, ces perversions étaient réelles et non imaginaires :

Ouvrage essentiel de Sade dans lequel il a réuni toutes les observations et ses idées sur la vie sexuelle de l’homme ainsi que sur la nature et les variétés des perversions sexuelles. […] Les 600 cas rapportés par l’auteur sous forme d’aventures dans une maison publique apparaissent aux lecteurs avec une vérité saisissante et font connaître l’état psychologique de l’âme d’un perverti sexuel en mettant à portée de l’intelligence ce qu’il y a de monstrueux, paradoxal et contre-nature34.

26On peut distinguer deux types de notes : des commentaires et des notes analogiques avec Krafft-Ebing. Parmi les premières, il y a des commentaires très élogieux35 :

Note 27 - Portait d’Adelaïde : Voici une des plus fines observations psychologiques dont abondent les ouvrages de Sade. Les observations témoignent de l’intérêt scientifique du fameux auteur à la recherche de la nature humaine et peuvent servir à prouver qu’il n’est pas fou…Ce remarquable passage prouve que déjà au XVIIIᵉ siècle un de Sade avait reconnu la plus grande importance d’une étude scientifique des perversions sexuelles.

27Il y a des commentaires plus neutres :

Portrait de Durcet –De Sade représente Durcet avec intention comme un androgyne qui par disposition naturelle éprouve dans un corps d’homme des sensations de femme. Sade a été le premier à proclamer l’inné de beaucoup des perversions sexuelles…Sade proclame ici le besoin de varier les actions sexuelles comme cause principale des différentes anomalies sexuelles.

Le duc : Il est fou d’imaginer qu’on doive rien à sa mère. Une pensée à la Schopenhauer : la génération d’après Sade est une action coupable, la naissance un malheur d’être-né.

Duclos : Je maintiens qu’il faut qu’il y ait des malheureux dans le monde, Anticipation des idées darwiniennes : nécessité de la faiblesse et de la misère du monde.

28Enfin, des notes beaucoup plus critiques :

Cette façon de jouer sur les nombres est particulière à Sade. Il aime à faire correspondre les personnes les actions et les situations les lieux croyant donner plus de variétés au récit mais arrive souvent à l’opposé : monotone.

Digressions ethnologiques pour expliquer et légitimer par les perversions sexuelles des peuples primitifs celles de ses héros.

29Les notes analogiques sont du type « voyez un cas semblable chez Kraff-Ebing » :

Cas typique de fétichisme des cheveux, des fesses, masochisme dans lequel la personne se fait traiter d’enfant / Coprolagniste / Masochisme symbolique : « s’extasier à l’idée seule de l’inceste, de la prostitution de la mère ou de la fille / Combinaison de sadisme idéal et d’exhibitionisme / Fétichisme masochistique : préfère un défaut corporel de la femme (louche) /Pagisme /Les stercoraires platoniques / les coprolagnistes fétichistes des cabinets d’aisance / les fustigations passives raffinées / satanisme impiété parodies blasphématoires de cérémonies religieuses…

30Il est aussi intéressant de souligner qu’en 1912, donc dix ans plus tard, Bloch critiqua violement la taxinomie de Krafft-Ebing, lui reprochant sa méthodologie faite d’observations purement cliniques, et affirmant que ce n’est pas en inventant des mots sans contenus conceptuels tels sadisme et masochisme sur l’on peut résoudre la question sexuelle.

31Comme disait Proust, le vice est devenu une science exacte…

Albert Eulenburg et Albert von Schrenck-Notzing

32Schrenck-Notzing (1862-1927) a définit en premier le concept global d’algolagnie (souffrance dans la luxure, la volupté) en 189236 en la différenciant de l’algophilie, puis a distingué l’algolagnie active (sadisme) et passive (masochisme). Mais contrairement à Krafft-Ebing, il fait valoir que le contraste entre le rôle actif et le rôle passif dans les romans de Sade et Sacher-Masoch n’est pas aussi accentué37 et que les deux formes de perversions se rencontrent souvent chez le même individu. Il s’intéressa surtout à la télépathie, à la médium Eva Carrière et à ses ectoplasmes et pratiqua abondamment l’hypnose.

33Albert Eulenburg (1840-1917) neurologue, publie un article sur le marquis de Sade dans die Zukunft du 25 mars 1899 puis en 1902 Sadismus und Masochismus dans lequel il reprend la définition « classique » de mélange de volupté et de cruauté (Vermischung von Wollust und Grausamkeit) et rappelle : « L’expression sadisme est à l’origine estampée (gesprägt) par le nom de l’auteur et concitoyen français marquis de Sade, et a été éclairée par la diffusion de la Psychopathia sexualis de Krafft-Ebing jusqu’à nous38. »

34Il reprend le mot perversion au sens d’Abirrung des Geschlechssinnes aberration du sens génésique de Moreau de Tours. Il insiste sur la flagellation féminine, citant les exemples de Justine et Roland, Amélie, Juliette, Clairvil et Olympia. Il rappelle aussi les diagnostics possibles concernant l’état psychique de Sade : manie sans délire de Pinel, monomanie affective selon Esquirol, folie morale (moralischer Wahnsinn) et perversité de la vie de la génération (Perversität des Geschlechstlebens39). Eulenburg substitua aux termes d’algolagnie les mots de lagnainomanie (volupté féroce ou sadisme) et machlainomanie (sensualité féroce masochisme).

III – La médecine française et Sade

35Jean-Etienne Dominique Esquirol, élève de Pinel, fait sa thèse sur les passions en 1805, puis, médecin en chef de la maison royale des aliénés de Charenton, publie en 1838 Des maladies mentales considérées sous les rapports médical, hygiénique et médico-légal. Il y expose sa théorie des monomanies, basées sur la triade philosophique entendement/volonté/affect : les monomanies intellectuelles délirantes d’une part, et les monomanies raisonnantes affectives et instinctives. Sade, dans cette nosographie, était donc censé souffrir donc d’un trouble de la volonté avec passages à l’acte instinctifs et irrépressibles, bref d’une monomanie instinctive sans délire ou folie impulsive, « où le malade est entraîné à des actes que la raison et le sentiment ne déterminent pas, que la conscience réprouve, que la volonté n’a pas la force de réprimer ». C’est cette monomanie, qui dès le début, va causer une grande controverse sur le plan médico-légal, les juristes trouvant que c’est un alibi facile pour les criminels, et sur le plan éthique aussi, la loi d’Esquirol rendant l’aliéné irresponsable de ses actes40. Dans une deuxième partie « Mémoires statistiques et hygiéniques sur la folie » Esquirol dresse un historique des maisons d’aliénés, dont Charenton. C’est alors qu’il parle de Sade, lors de la nomination du Docteur Royer-Collard comme médecin chef, après le départ du Docteur Gastaldy, malgré la réticence du directeur de Coulmier, qui avait cru trouver dans les représentations théâtrales et la danse, dans un remède souverain à la folie :

Le trop fameux de Sade était l’ordinateur de ces fêtes, de ces danses, de ces représentations auxquelles on ne rougissait pas d’appeler des danseuses et des actrices des petits théâtres de Paris […] Ce spectacle fut un mensonge, les fous ne jouaint point la comédie, le directeur se jouait du public, tout le monde y fut pris [...] Tout Paris y courut pendant plusieurs années. Les uns par curiosité, les autres pour juger des effets prodigieux de cet admirable moyen de guérir les aliénés ; la vérité est que ce moyen ne guérissait pas41.

Charles Henry : la vérité sur Sade

36Deux ans après, en 1887, en France, une plaquette anonyme de 96 pages est publiée chez Dentu (contemporaine donc de la première Psychopathia sexualis de Krafft-Ebing de 1886) sous le nom de La vérité sur le Marquis de Sade. En fait l’identité de son auteur sera découverte et révélée en 1930 dans Le Journal par Lucien Descaves : Charles Henry. C’est la première prise de position scientifique française radicale vis-à-vis de Sade, le présentant comme un « criminel d’imagination » et distinguant formellement ses héros de romans de ses propres actes et fantasmes. Charles Henry fait même de Sade un écrivain moraliste, qui aurait peint les vices pour les faire détester, thèse reprise par Jeangène Vilmer42, qui soutient que Sade a mis le criminel face à ses crimes pour le punir. La première phrase du texte de Charles Henry évoque la sublimation : « Le sadisme vivra tant qu’il n’y aura ni esthétique dans notre vie, ni solidarité dans notre milieu social43. »

37Charles Henry n’était pas médecin, mais a été chimiste, préparateur et élève de Claude Bernard, historien des mathématiques, directeur du laboratoire de physiologie des sensations à l’Ecole des Hautes Études et bibliothécaire à la Sorbonne. Il est connu pour sa théorie générale de la « dynamogénie » et son cercle chromatique, traité d’esthétique scientifique bien connu en histoire de l’art pour avoir influencé les néo-impressionnistes (Signac et Seurat) qui comprend une introduction sur la théorie générale du contraste, du rythme et de la mesure, dans lequel il donne une définition très originale de la folie, mise en exergue de son ouvrage sur Sade : « La folie n’est qu’une inhibition du contraste, du rythme et de la mesure des idées44. »

38Mathématicien rigoureux et issu du positivisme de Claude Bernard, Charles Henry a su appliquer les sciences aux beaux-arts et à la littérature. Son ouvrage sur Sade ne dénie pas les délits dont il fut accusé ; il cherche même à les expliquer par la répression, ou du moins la dissimulation des instincts inhérentes à un milieu aristocratique, qui ne peut entraîner qu’un retour violent du refoulé. Mais il se bat contre les ragots et les fantasmes collectifs qui ont tant circulé sur la vie de Sade. Il est le premier à proposer de distinguer « le moralisme vulgaire » des romans dont la publication a été officielle, et qui finalement caresseraient la bourgeoisie dans le sens du poil, du « moralisme profond » des romans clandestins, où Sade a pu décrire la noirceur de l’âme humaine au risque de faire horreur, alors que la description positive du mal serait en fait une étape nécessaire pour apprendre la vertu. Il va surtout rechercher des documents et des lettres écrites en prison pour tenter de montrer l’aspect humain d’un Sade dans la repentance (« pleurer mes fautes, détester mes erreurs est mon unique occupation […] Donnez-moi la douceur de me réconcilier avec une personne qui m’est si chère et que j’ai eu la faiblesse d’offenser si grièvement45 »). Il publie les réponses du Journal de Paris où Sade lutte contre la calomnie et se défend d’être l’auteur de Justine. Dans cet ouvrage déroutant, Charles Henry choisit la banalisation : « Ce qu’il fit alors des centaines le faisait. […] On n’est pas criminel pour faire la peinture des bizarres penchants qu’inspire la nature46. »

Léon Thoinot et le sadisme

39En 1898 sont publiées les leçons du docteur Louis-Henry Thoinot, données à la faculté de Médecine de Paris, sous le titre Attentats aux mœurs et perversions du sens génital. La préface précise que c’est une mise point et une vulgarisation sur les perversions du sens génital, avec son triple intérêt clinique, psychologique et médico-légal47». Sujet ancien des médecins experts et aliénistes, les perversions, anomalies, aberrations, déviations (« tous ces mots sont synonymes 48») ont bénéficié d’études récentes :

Nous aborderons cette étude en bannissant tout sentiment de fausse pudeur si fâcheux en médecine […] C’est vous apprendre à voir presque toujours de malheureux irresponsables dans ces pervertis sexuels dont la médecine s’est trop longtemps détournée avec horreur, manquant au devoir noble de découvrir et de défendre les faux coupables, quels qu’ils soient, quelque abominable que puisse paraître leur action aux yeux du vulgaire ignorant49.

40Pour Thoinot, le dégénéré mental est un déséquilibré de l’intelligence, de la volonté et de la sensibilité, où la triade harmonique est rompue et la fonction de reproduction n’existe plus. Les centres sensitifs d’un pervers sont affranchis du contrôle des centres psychiques et de la volonté et l’instinct sexuel est devenu impulsif. La leçon XVIII est consacrée au sadisme et au masochisme. On y trouve la définition suivante :

Trouver dans une souffrance de degré très variable – tantôt légère, tantôt grave ou d’un raffinement atroce – qu’on fait infliger, qu’on voit infliger, ou qu’on inflige enfin soi-même à un être humain, la condition toujours nécessaire et parfois suffisante de la jouissance sexuelle : telle est la perversion de l’instinct génital qu’on désigne aujourd’hui sous le nom de sadisme […] Le Marquis de Sade, de triste mémoire, fut dans ses écrits le prototype de cette monstrueuse anomalie : d’où les noms de sadisme, actes sadiques50

41Le masochisme est l’opposé exact du sadisme, mais n’a aucun intérêt médicolégal ; il est toujours hétérosexuel et masculin. Sacher-Masoch est cité car « il a fait de cette anomalie le thème préféré de ses nouvelles ». Suit le cas Rousseau et les fessées de Melle Lambercier, Rousseau servant selon Thoinot à vérifier que l’éclosion du masochisme, nettement congénital chez Rousseau, se fait sur fond de dégénérescence : « S’il a existé un type parfait de dégénéré supérieur, c’est bien assurément Rousseau, presque un fou moral, et en même temps écrivain de génie51. »

42La confrontation des deux écrivains est intéressante. Sade est un prototype de la « monstrueuse anomalie » qu’est le sadisme, intéressant sur le plan judiciaire. Rousseau, « dégénéré supérieur, presque un fou moral » mais non dangereux, est un écrivain de génie. Face aux sadiques sanguinaires et meurtriers, le masochiste fait figure de pâle malheureux, aux scenarii fantasmatiques répétitifs et restreints :

Il s’en faut que cette comédie masochiste réponde dans tous les cas aux espérances du malheureux qui l’a conçue d’après ces rêves toujours si puissants sur lui, et plus d’un, après avoir assisté à toute la scène sans un désir, sans une érection, s’enfuit honteux pour retomber et se confiner à jamais dans son masochisme idéal52.

Alexandre Lacassagne et le docteur Marciat

43Sous le pseudonyme du Docteur Marciat, le médecin Claude Tournier publie en 1899 Le Marquis de Sade et le sadisme dans Vacher et l’éventreur et les crimes sadiques d’Alexandre Lacassagne. Joseph Vacher assassinait, violait et mutilait (éventrait) les bergers et bergères. Lacassagne définit le sadisme à partir de la pulsion de mort, comme « un état cérébral dans lequel l’instinct sexuel est excité ou satisfait sous l’influence de l’instinct destructeur53. »

44Marciat rappelle la définition de Thoinot et justifie l’association Sade/perversion sadique :

Le marquis de Sade, s’il n’est en rien comparable dans la vie pratique à Gilles de Rays, a été dans ses écrits le théoricien ingénieux et le peintre épouvantablement imaginatif du plaisir sexuel accompagné de douleur. Le personnage et ses livres méritent plus d’attention qu’il ne leur a été accordé par les médecins54.

45Dans la première partie, sur la vie de Sade, Marciat cherche à corriger les légendes véhiculées dans la Gazette médicale de Paris par Brière de Boismont en 1849, reprises par Moreau de Tours dans les Aberrations du sens génésique et par les récits biographiques du Bibliophile Jacob (Paul Lacroix) en 1838. Il insiste sur son milieu et son mariage et fait de la psychanalyse appliquée : « Le Marquis de Sade va ainsi vivre dans une société qui, pratiquant la cruauté morale, glisse vers la cruauté du corps55. » Son mariage contrarié, la haine de sa belle-mère et son amour pour Anne-Prospère de Launay auraient transformé Sade en un « débauché aigri, haïssant sa femme, comme revanche de la séparation endurée de la femme qu’il aime ». À propos des affaires Keller et de Marseille, Marciat ébauche une théorie de la sublimation :

Une tendance à la cruauté, peut-être un peu plus accentuée que chez les autres, un grand mépris de la femme, un tempérament à besoins sexuels impérieux, me paraissent constituer, à cette époque de sa vie, la personnalité du marquis de Sade. Un tel homme, intelligent plus que ses compagnons de débauche, ne subira pas une détention arbitraire de treize ans de durée, ne vivra pas de trente-huit ans à cinquante-et-un ans privé de toute satisfaction génitale sans révolte contre la société et ses lois, sans subir un éréthisme sexuel violent. Pourquoi s’étonner si l’écrivain qui est né de cette double influence est l’auteur de Justine, ce mélange de négations enragées de toutes les lois humaines et morales et d’actes sexuels furieux56.

46Marciat émet donc une double hypothèse sur la sublimation de ses pulsions sexuelles dans l’écriture : une prédisposition libidinale et une frustration imposée, aboutissant à un « éréthisme » violent, sublimé en une œuvre littéraire violente. Il le décrit comme très clairvoyant sur le plan philosophique, dans Aline et Valcour en particulier, où il prophétiserait la Révolution.

47Dans les deux chapitres suivants, Marciat s’interroge sur les liens entre les écrits avoués et ses écrits clandestins.

Si dans sa vie le marquis de Sade apparaît plutôt comme la victime expiatoire d’une société débauchée, il faut avouer que ses écrits le désignaient à ce rôle. […] Dans les livres avoués comme dans ceux niés, on trouve le même procédé d’opposition brutale entre le personnage d’une vertu et d’une sensiblerie à la mode alors, et le personnage qui au nom de la philosophie a répudié en théorie et en pratique tout principe moral57.

48Blamont y est décrit comme « un petit sadique », un philosophe anarchiste, qui met ses théories en pratique avec sa femme (qu’il fait empoisonner) et ses filles, mais, sauf quelques scènes de flagellation, sans jamais commettre d’actes de volupté dans le sang. Contrairement à Charles Henry, Marciat trouve les justifications de Sade sur Justine, Juliette et La philosophie dans le boudoir, en tant que livres qui moralisent en montrant les pires vices pour faire aimer la vertu, subversives : il s’agit alors de « grand sadisme ». L’œuvre de Sade est de fait divisée en trois : une philosophie sadique sociale (meurtre), une philosophie sexuelle (inceste) et les actes sadiques imaginés par Sade dont il trouve l’imagination déplorable.

Augustin Cabanès et le docteur Jacobus X

49Le Docteur Augustin Cabanès (1862-1928) publie en 1900 La prétendue folie du Marquis de Sade dans Le cabinet secret de l’histoire entr’ouvert par un médecin. Ce curieux ouvrage, traitant de la vie sexuelle des souverains (relation de François I avec la belle ferronnière, stérilité de Catherine de Médicis, chasteté de Louis XIII, consommation du mariage de Louis XIV…), fournit un texte sur Sade rédigé à partir des documents d’archives des Affaires étrangères et de la Maison de Charenton. Cabanès prétend revisiter la biographie de cet « étrange et falot personnage » dont « l’érotisme sanguinaire fut plus virtuel que réel », se manifestant plutôt par des écrits que par des actes :

Dans sa vie privée, Sade fut licencieux, aimablement pervers, s’embarrassant le moins possible de préjugés. Composer des ouvrages obscènes fut pour le marquis une distraction, un dérivatif aux élucubrations d’une imagination ardente et déréglée […] On pourrait dire que ce fut de la satyrographomanie plutôt que de la véritable érotomanie58.

50Cabanès insiste sur son travail d’écriture en prison, lieu dans lequel Sade était en « état de légitime défense » face à la une société qui le privait de liberté : il a donc « des circonstances atténuantes », non pas tant parce qu’il a été calomnié, que parce que les faits reprochés ont été exagérés. Cabanès se propose de réparer la vérité en relisant les irrécusables témoignages d’après des documents dont il a contrôlé l’indéniable authenticité. C’est donc la même démarche que Charles Henry.

51En 1901, le docteur Cabanès pour certains59, pour d’autre Louis Jacolliot, sous le pseudonyme de Dr Jacobus X, publie Le marquis de Sade et son œuvre devant la science médicale et la littérature moderne. Jacobus X est présenté comme l’auteur de textes originaux tels que les Singularités sexuelles dans les colonies françaises, L’ethnologie du sens génital, Les bases de la psychologie passionnelle… L’avis de l’éditeur est clair :

Une gloire infâme auréole d’ombre le nom du marquis de Sade, juste rétribution d’une vie que l’on suppose entièrement vouée à l’apologie du crime et de la plus noire, la plus horrible des folies sexuelles. Qu’on ne s’y trompe point. L’auteur n’a pas voulu que le monstre fût embelli par son art, a travaillé en psychologue, en savant, a disséqué froidement son sujet60.

52L’avertissement du Docteur Jacobus X à l’intention de ses lecteurs est lui-même clair : « En vue des gens sérieux qui veulent étudier la bête humaine et ses étranges faiblesses ; non pour les petits jeunes gens des lycées ; non pour les pseudo-pucelles hystériques qui aiment les romans terribles61. » La mère n’en prescrira pas la lecture à sa fille… et Sade reste bien le nom du sadisme :

Une âme aussi sombre appartient à la science puisque son nom sert à cette même science pour étiqueter une aberration […] De Sade a le triste privilège de faire dénommer sadisme cet amalgame de luxure et de cruauté, vocable qu’oublia le Littré mais adopté par les écrivains modernes62.

53Qualifiant Sade de « l’apôtre matérialiste du coït antiphysique, qui ne voit dans l’amour que la passion bestiale assouvie au milieu des plus affreuses tortures infligées à la victime », il définit le plaisir sadique comme « Sensation la plus forte qu’il soit possible d’éprouver par la torture d’un être soumis aux caprices du débauché ».

54Signe des temps : l’auteur s’en prend à Iwan Bloch/Eugen Dühren sous prétexte qu’il ne fallait pas laisser à « un étranger » le soin de projeter la lumière sur la vérité historique… Enfin, il accorde à Sade le statut de « père du naturalisme », arguant que les personnages de Zola ne sont pas plus immoraux que les siens. Il faut donc étudier Sade comme Zola, avec les catégories « nature et tempérament », hérédité et déterminisme du milieu, suivant le positivisme de Claude Bernard.

IV – Sade fou, proto-psychanalyse et écrivain

Sade scientifique

55Les deux questions que l’on pose le plus souvent à un psychiatre concernant Sade sont curieusement antinomiques : est-il fou ? Et/ou est-il un précurseur de Freud (et de Krafft-Ebing) ? Autrement dit, un psy fou ? Nous voudrions proposer, en conclusion, une autre lecture de Sade, en utilisant les concepts de sublimation et d’endurance primaire.

56Nous nous sommes déjà attardés sur la question de la folie prétendue de Sade. De la « démence libertine » selon Dubois, au « délire du vice » selon Royer-Collard, dire de Sade qu’il était sadique est ne rien dire sur Sade. Quant à ceux qui font de Sade un précurseur de la sexologie, voire de la psychanalyse, ils utilisent deux arguments : d’abord son obsession pour la classification, donc la nosographie, et ensuite son goût des détails, donc l’observation et la description cliniques « des penchants bizarres qu’inspire la nature ».

57Venons à la question nosographique. Gilbert Lely écrit dans sa préface des 120 journées qu’il s’agit d’un « traité médical63 ». Jean Paulhan à propos des 120 journées parle de « gigantesque catalogue des perversions64 », et Maurice Heine souligne l’acuité de Sade, « cent ans avant Freud et Krafft-Ebing65 ». Lacan, dès la première phrase de Kant avec Sade, corrige ce qu’il juge une idée reçue : « Que l’œuvre de Sade anticipe Freud, fût-ce au regard du catalogue des perversions, est une sottise ». Dans La philosophie dans le boudoir, la nosographie sadienne classe les goûts de l’homme dans l’acte de libertinage en trois : la sodomie, les fantaisies sacrilèges et les plaisirs de la cruauté66. Dans Les 120 journées le catalogue, le dictionnaire, la liste des perversions est incomparablement plus longue et la classification beaucoup plus obsessionnelle, en crescendo et chiffrée. Le but est en fait de tout dire pour n’omettre aucun choix possible : 600 passions en quatre fois 150, des plus simples aux plus criminelles. Ce sont les historiennes qui ont pour rôle de classer, analyser, détailler, graduer les excès… Dans Aline et Valcour enfin, Sade écrit qu’il voudrait peindre un arbre en relief avec le nom des vices sur les branches qui vaudrait un Téniers ou un Rubens. Sade propose ici une classification esthétique des perversions.

58On peut en effet argumenter sur la différence entre nosographie scientifique et classification obsessionnelle, besoin de maîtrise anale, d’emprise, encore une fois d’être « le sergent et l’agent-comptable du sexe ». Michel Hénaff parle d’équarrissage67 au double sens, dépeçage des corps et géométrisation. Sade réduit selon lui l’homme-machine de La Mettrie à un automate à jouissance dont il veut contrôler tous les rouages, c’est ce qu’il appelle la réduction arithmétique : mesurer les organes, évaluer la quantité des corps, faire le compte des actes, dresser le bilan des opérations68. Hénaff évoque une jouissance pure du nombre, jusqu’à saturation des zones érogènes du corps et des fantasmes.

59Enfin, Sade est-il un théoricien des perversions ? Il l’est de cette sorte d’humeur qu’on appelle taquinerie en libertinage (la haine taquine), terme qu’on peut considérer comme désignant notre actuel sadisme, employé par Sade lui-même69 ; et il est un théoricien des passions. Nous voudrions souligner cinq points, au risque de faire de l’anachronisme psychanalytique.

601. Sade fait dire au chevalier de Mirvel que le libertinage est naturel, que l’homme n’est pas maître de ses goûts et que leur tort est celui de la nature ; et à Jérôme, qu’il n’est pas héréditaire au sens paternel mais transmis par la mère. On sait que Sade avait un père et un oncle libertin.

612. Sade décrit la perversion polymorphe de l’enfant mais « confond » la pulsion d’emprise et de maîtrise du sadisme originaire anal et le sadisme érotisé génital (briser un hochet, mordre le téton de sa nourrice, étrangler un oiseau).

623. Sade fantasme une scène primitive excluant la mère et un fantasme matricide qu’il explique derrière la théorie de l’animalculisme. Bressac proclame : « Ce n’est pas le sang de la mère, d’ailleurs, qui forme l’enfant, c’est celui du père seul ; le sein de la femelle fructifie, conserve, élabore, mais il ne fournit rien70. »

63Pourtant, chez Sade, les femmes bandent, jouissent comme des hommes et ont du foutre, mais ne sont pour rien dans la fécondation… L’apologie de la sodomie par Dolmancé va dans le même sens, condensant le déni de la différence des sexes et celui des générations et de la procréation. Klossowski a parlé du complexe d’Œdipe négatif de Sade71, Jane Gallop du complexe de Néron72, Jean Deprun de celui d’Oreste. L’infibulation et la contamination de madame de Mistival peut aussi être interprétée comme une fermeture du vagin maternel et une tentative de matricide.

644. L’inceste n’est pas un crime et même, au contraire, la plus douce des unions de la nature, depuis Adam et Noé. Si l’amour naît de la ressemblance, elle ne peut être plus parfaite qu’entre frère et sœur, qu’entre père et fille73. Deux incestes prédominent : inceste frère-sœur (Madame de Saint-ange et le chevalier de Mirvel) et père-fille (Eugènie de Franval). Ce n’est que dans la surenchère (comme l’a remarqué Michel Delon) que l’inceste mère/fils s’y trouve mêlé :

Le duc raconte qu’il a connu un homme qui a foutu trois enfants qu’il avait de sa mère, desquelles il y avait une fille qu’il avait fait épouser à son fils, de façon qu’en foutant celle-là, il foutait sa sœur, sa fille et sa belle-fille, et qu’il contraignait son fils à foutre sa sœur et sa belle-mère74.

655. De la perte de la précieuse liqueur à l’infanticide, selon Dolmancé et Madame de Saint-Ange75, la destructivité fait donc partie de la pulsion sexuelle et est une loi de la nature comme la création76. Le meurtre est une horreur, mais une horreur nécessaire et jamais criminelle77, résume Sade, et le suicide n’est pas un crime, contrairement à la peine de mort.

Sade écrivain : endurance et sublimation

O mon Dieu ! Ne suis-je donc née que pour vivre au milieu du crime et de l’infamie ? Et serait-ce pour exercer ma patience que votre équité me condamne à de si cruelles épreuves 78?

66On connaît les épreuves que doivent affronter Justine et Juliette, orphelines et ruinées à quatorze ans. Justine, naïve, au caractère sombre et romantique, est qualifiée par Sade de plus « intéressante ». Comme le souligne Michel Delon dans une note79, c’est Johann Georg Sulzer, théoricien des plaisirs sur le plan tant physiologique qu’esthétique, qui a rédigé dans le supplément de l’Encyclopédie l’article « Intéressant ». Opposé à « indifférent », intéressant signifie tout ce qui pique la curiosité, surtout ce qui « affecte », non comme un objet de méditation, mais comme fournissant une occasion de jouir et excitant un désir qui « dure » autant que l’intérêt. L’excitation concerne certaines âmes bien particulières :

Ce ne sont pas ces âmes douces, paisibles, occupées de jouissances calmes, de voluptés où l’enthousiasme domine fut-il poussé jusqu’’à l‘extase […] Ce sont les âmes qu’un feu secret dévore, qui sont ardentes, brûlantes et dont rien ne peut étancher la soif de connaître et de jouir. L’excellence de l’homme consiste à posséder une semblable âme, dont les facultés soient comme un arc toujours bandé80.

67La malheureuse Justine, repoussée, emprisonnée, calomniée, violée, condamnée à l’isolisme, toujours punie dès qu’elle est vertueuse, a en effet une âme à l’arc toujours bandé. C’est dans la durée qu’elle est affectée et qu’elle affronte les épreuves. Elle est, non pas résiliente au sens où l’entendrait Boris Cyrulnik, mais endurante. Éric Marty conforte cette hypothèse sur l’endurance primaire, lorsqu’il écrit que Job est l’équivalent masculin valorisé de Justine, celui qui résiste jusqu’au bout au discours du mal. Job est en effet un archétype de l’endurant. L’endurance primaire est un concept développé par Daniel Rosé81, en lien avec le masochisme primaire. Il rappelle que la meilleure définition de l’homme est peut-être celle que Dostoïevski donna, en prison justement : Oui, l’homme est coriace, l’homme est un être qui s’habitue à tout.

68Je ne vais pas essayer de démontrer, pour finir, que Sade était finalement plus masochiste que sadique, question que d’ailleurs s’est posée avec beaucoup de finesse Simone de Beauvoir82. À propos de la sodomie, de la fustigation et de la coprophilie, elle dépeint un Sade battu, pénétré et souillé et se demande en effet : était-il au fond masochiste ? Elle rappelle surtout cette déclaration de Bressac sur « le sadisme stoïque » : « Je suis heureux, moi, ma chère depuis que je me livre à tous les crimes de sang-froid […] Qui sait s’endurcir aux maux d’autrui devient inaccessible aux siens propres83. »

69Bressac s’interroge sur l’endurcissement, l’endurance. Simone de Beauvoir fait aussi le lien, quoiqu’un peu court-circuité, entre endurance et sublimation : « En captivité, agonise un homme, naît un écrivain84 ». Sade se donne pour mission en tant qu’écrivain-philosophe, dès l’incipit de Justine, de donner quelques moyens au « malheureux individu bipède » pour marcher dans la carrière épineuse de la vie.

70Que faire de son excitation sexuelle ? D’abord, passer à l’acte, décharger dans la jouissance sexuelle. Sade a bien compris avant le Freud de Pulsions et destins des pulsions et du Problème économique du masochisme que le plaisir était une baisse de l’excitation. Mais il reste aussi la possibilité d’affectiser ou de psychiser, c’est-à-dire, sur le plan économique, être capable d’arrêter l’excitation par l’émergence de l’affect, d’ajourner temporairement la décharge et de tolérer la tension de déplaisir ; autrement dit, d’atteindre ce point d’inflexion où le masochisme passe du quantitatif au qualitatif, de l’excès au plaisir-déplaisir, par irruption de l’affect dans le masochisme primaire. Passer du masochisme pervers (avec son passage à l’acte bestial et son retournement possible en sadisme) au masochisme primaire mortifère, gardien de la vie85, en psychisant et en affectisant à outrance : l’homme est humain, écrit Rosé, dans cet entrelacs86.

71Dans son Idée sur les romans, Sade répond ainsi à la question : les romans servent à peindre les hommes hypocrites et pervers tels qu’ils sont. Le pinceau du roman saisit l’homme de l’intérieur, poursuit-il, et la connaissance la plus essentielle qu’il exige est bien certainement celle du « cœur de l’homme » : émergence de l’affect, affectisation de l’excitation. « Je ne perds pas de vue que le romancier est l’homme de la nature ; elle l’a créé pour être son peintre ; s’il ne devient pas l’amant de sa mère dès que celle-ci l’a mis au monde, qu’il n’écrive jamais, nous ne le lirons point87. »

72En 1937, Freud écrit à Marie Bonaparte :

Même l’instinct sexuel, comme nous le savons, ne peut agir sans une certaine dose d’agression. Par conséquent, il y a dans la combinaison normale des deux instincts une sublimation partielle de l’instinct de destruction. On peut pour terminer considérer la curiosité, la pulsion d’exploration comme une sublimation complète de l’instinct ou destructeur88.

73Si, dans ses fictions, Sade a soigneusement évité la relation sexuelle vaginale dans l’Œdipe mère-fils, mais privilégié le matricide, c’est peut-être en réalisant fantasmatiquement l’inceste avec la mère Nature qu’il accéda à la sublimation89, à l’écriture, à l’affectisation et à la psychisation de son sadisme.

74En annexe, une bibliographie médicale sur Sade et le sadisme.