Colloques en ligne

Marc Buffat

Le vice au pouvoir. Critiques de la prison dans les lettres de Sade

1Je me propose de souligner quelques-unes des « critiques » que Sade formule à l’encontre de la prison, à partir de l’expérience qu’il en a eu sous l’Ancien Régime. Je rappelle que cette expérience est celle de prisons d’État où il a été enfermé par lettre de cachet. J’essaierai seulement de préciser ces « critiques », telles qu’elles apparaissent dans les lettres qu’il écrivit de Vincennes et de la Bastille, sans me demander si elles sont fondées ou non, autrement dit si la représentation qu’elles donnent de son enfermement est conforme à la réalité ou au contraire plus ou moins largement déformée par sa conviction d’être persécuté. Je mets le terme « critique » entre guillemets, car je l’utilise faute d’avoir trouvé mieux, mais il convient mal à la violence et au « style » des propos du marquis.

2Par ailleurs j’ai travaillé avec les moyens du bord, c’est-à-dire l’édition de ces lettres telle qu’elle existe actuellement, et l’on sait combien elle est lacunaire, chaotique et, malgré de notables exceptions, philologiquement peu sûre. Enfin j’ai utilisé sans trop de scrupule et dans la mesure où ils apportaient de l’eau à mon moulin, tous les textes que Lely et Daumas placent dans la correspondance du marquis1, même lorsqu’il ne s’agit pas de lettres stricto sensu, comme par exemple le morceau intitulé « Prière du soir ».

3Ces « critiques » m’ont paru se rassembler en une représentation de la prison comme un monde à l’envers: 

vous êtes des scélérats, s’écrie le marquis s’adressant à ceux qui l’ont fait incarcérer, qu’il faudrait rouer pour vous apprendre à tenir un innocent enfermé pour la seule satisfaction de votre vengeance, de votre cupidité et de vos petits vilains intérêts personnels2.

4Nous sommes dans une société où ce sont les criminels qui mettent en prison les innocents, où le vice est au pouvoir, sans autre loi que celle de sa satisfaction.

5Dans le cas de Sade, c'est-à-dire donc, d’une lettre de cachet sur demande de la famille, l’incarcération est sans doute censée constituer une « punition », mais surtout elle doit amener le prisonnier à s’amender.

6Quant à la punition, Sade en incrimine la sévérité disproportionnée par rapport à ses fautes, sévérité de l’emprisonnement en lui-même, de la maltraitance qui selon lui forme système avec l’emprisonnement, auxquels vient s’ajouter bien sûr la durée de sa détention : « Aucune des punitions infligées à tout ce que notre siècle nous offre de plus grands coupables n’est jamais approchée de la mienne3 », écrit-il au bout de quatre ans de détention (on sait qu’il ne déteste pas l’hyperbole). Car s’il se déclare parfois innocent, le plus souvent il se reconnaît des fautes, mais sans gravité. Sa défense repose sur la distinction qu’il expose dans ce qu’il appelle sa « grande lettre4 », où il réfute les accusations qui sont portées contre lui, distinction entre le « libertinage » et le « crime » : il déclare n’être coupable que de « libertinage » et estime avoir déjà beaucoup trop payé pour cela (nous sommes en 1781). La plupart du temps, il admet avoir « fessé quelques culs », commis des « imprudences », des « erreurs », mais ce sont là fautes bien banales et « défauts de tempérament dont on n’est pas le maître et qui n’ont jamais fait de tort à personne5 ». D’où la question qu’il pose : « Pourquoi l’imprudence est-elle ici confondue avec le crime6 ? » Bonne question en effet, à laquelle j’essaierai de dire ce qu’il répond.

7S’agissant maintenant de l’amendement, le marquis est enfermé, selon ses geôliers7, à la fois pour son bien et pour venir ou revenir au Bien. La prison est une « maison de correction » (ce sont les termes de Sade, qui d’ailleurs estime être traité comme un enfant), quelque chose en somme comme un centre éducatif fermé. Et cette venue ou ce retour au bien sera un effet à la fois de la clôture et de l’isolement, et de la discipline carcérale, par le biais des « réflexions » (c’est un mot qui revient souvent dans les lettres de prison du marquis) suscitées par la solitude. Comme le dit M. de Montreuil selon les propos que lui prête Sade : « C’est bon, c’est bon, ça lui fait faire des réflexions8. » (Les voix des autres – de ses ennemis notamment – et leurs propos imaginés, ou déclarés retranscrits, sont constamment présents dans les lettres de Sade qui sont parcourues par la théâtralité. J’y reviendrai.)

8Or le marquis n’aura de cesse, tout au long de ses lettres, d’inlassablement dénoncer le fait que la prison produit (sur lui, Sade, sans doute, mais pas seulement) un effet exactement contraire à celui qu’elle est censée produire : loin de conduire au bien et de rendre meilleur, elle enfonce dans le mal et rend pis. C’est là, à la fois son absurdité et son horreur, car ce n’est bien sûr pas simplement une question de logique :

Voilà comme on corrige un homme dans ce pays-ci. C’est en brisant tous les liens de la société dont il faudrait au contraire le rapprocher pour le ramener au bien quand il a eu le malheur de s’en écarter9. […] le remède, en un mot, peut bien servir à rendre pis, mais sûrement jamais à rendre meilleur10

9Ou encore :

 Non jamais je ne pourrai mettre dans ma cervelle que pour guérir une tête dont le seul défaut est d’être trop allumée, on emploie et mette en usage précisément ce qui doit l’allumer davantage11. »

10On dira, en un autre registre lexical que Sade utilise souvent, alors que la prison prétend humaniser le prisonnier et l’élever à la raison, elle l’abaisse au contraire à l’infra-humanité et à l’infra-rationalité. Il est, dans la correspondance du marquis, trois figures de cette infra-humanité sur lesquelles je n’insiste pas car cet aspect a été étudié par plusieurs commentateurs : le fou, l’enfant et l’animal. Je cite seulement cette formule qui résume parfaitement tout cela : « Mais ce que vous me faites est positivement ce qu’on fait aux chiens pour les rendre plus méchants12. »

11Mais le marquis a beau à longueur de lettre essayer de faire percevoir à la hiérarchie pénitentiaire et à Mme de Montreuil l’excès de sévérité et, s’agissant d’amendement, le caractère disons contre-productif de son emprisonnement, rien n’y fait. Ils restent imperturbablement aveugles et sourds. C’est que derrière la fonction affichée de la prison, il y a sa fonction réelle. Derrière l’affichage qui fait de la prison le châtiment, à valeur éducatrice, d’une faute, se cache, c’est du moins ce que prétend Sade, une réalité tout autre : la prison est là non pour punir ou corriger, mais pour satisfaire les vices des geôliers. Le geôlier n’est pas là pour le prisonnier, mais le prisonnier pour le geôlier.

Cruauté, cupidité, luxure

12 Quels sont ces vices ?

13 Il y a d’abord la cruauté. Ainsi Sade nous propose une brève histoire de la genèse de la prison :

La prison originairement était un lieu de sûreté où l’on retenait le criminel avant de l’exécuter. Ensuite par un principe de tyrannie horrible, on imagina, pour faire souffrir davantage le malheureux, de le laisser pourrir en prison au lieu de le mettre à mort. On priait un jour l’empereur Tibère de faire juger un infortuné qui gémissait depuis longtemps dans les prisons : « J’en serais bien fâché, répondit le tyran. – Et pourquoi ?C’est qu’il serait condamné à mort et que je n’aurais plus le plaisir de savoir qu’il souffre13.

14Comportement qui donc suscite l’horreur du marquis, lequel le réfère à une cruauté anthropologique, propre à l’espèce humaine et qui place ladite espèce au-dessous de toutes les espèces animales :

 si, dans toutes les races d’animaux que nous connaissons sur la terre, il y en eût une qui se fût fait faire des prisons, et puis qui se condamnassent mutuellement à ce joli petit supplice, ne la détruirions-nous pas comme une espèce trop cruelle à laisser subsister ici-bas14 ?

15La prison n’a d’autre effet et d’autre fin que de faire souffrir le prisonnier (souffrance qui donc ne débouche sur aucun amendement, rédemption, ou quoi que ce soit de ce genre).

16Elle est pour le marquis aussi « un joli petit supplice » et « le plaisir de savoir qu’il souffre » est ce qu’éprouvent ses geôliers : le personnel et la hiérarchie pénitentiaire, parfois sa femme et sa « séquelle » ou ses « satellites », mais surtout celle qui est à l’origine de tout cela, Mme de Montreuil, « l’être qui dirige15 » dit Sade, dont les autres ne sont que les « valets » ou les « esclaves » qui exécutent ses volontés. Elle satisfait sa « vengeance » par sa cruauté à l’encontre du marquis (Sade ne nous dit pas de quoi elle se venge ; on peut le supposer, mais ce n’est pas mon propos), possédée par une « rage frénétique » qui ne connaît d’autre limite que celle de son assouvissement et qui porte la cruauté à son comble, « au-delà, nous dit Sade, de toute borne et de toute raison16 ». Et dans ses lettres reviennent constamment les expressions ou les images qui disent l’intensité paroxystique de cette « rage » « affreuse et noire méchanceté17 », « terrible raffinement de cruauté18 », « on n’a vu de la vie une créature acharnée au mal à ce point-là19 ». Quant aux images, elles relèvent de deux registres : le registre rabaissant du bas corporel, plus précisément anal ; les cruautés de Mme de Montreuil sont assimilées à une évacuation de la bile ou du fiel. Elle se débonde, elle « l’abreuve de sa vilaine bile puante20 ». À quoi il faut rattacher les images de la couleuvre ou de la vipère qui « vomit » son venin. Le second registre est celui de l’être infernal, le plus souvent les furies : « Une furie, une furie échappée de l’enfer pour le malheur de mes enfants et le mien21. » Je note qu’il s’agit de divinités de la vengeance, antérieures dans la cité à toute loi, et nous verrons que c’est cette absence de loi qu’incrimine Sade.

17S’agissant du plaisir que procure la satisfaction de la cruauté, Sade estime que l’on prolonge sa détention « pour le seul plaisir de faire du mal22 ». Ce plaisir se déploie selon un spectre qui va de la légèreté du caprice, du divertissement ou de l’amusement à l’intensité du délice ou de la jouissance. Côté divertissement, voici Rougemont, le commandant de Vincennes, qui « se divertit à tromper les malheureux comme un autre à aller à la chasse ou à pêcher des poissons23 ». Côté jouissance, les exemples seraient innombrables. Finalement Sade explique son emprisonnement par la jouissance qu’il provoque en Mme de Montreuil :

Votre mère avait combiné depuis longtemps le petit supplice […] qu’elle a établi ici contre moi. Elle s’en était fait un délice, une jouissance. Il existait donc en elle un motif de me trouver coupable, puisque […] il devait s’établir sur cela pour elle une jouissance24.

18Comment s’exerce cette cruauté ? À celle de l’enfermement lui-même vient s’ajouter celle des « vexations » – c’est le mot du marquis qui signifie « tourments » – que lui infligeraient à tout moment ses geôliers pour le faire souffrir. Souvent qualifiées de « supplices », elles sont fort diverses, d’un poêle qui l’enfume toutes portes fermées à la suppression de ses promenades, assimilée à une privation d’air et appelée « supplice de la machine pneumatique25 » (machine qui permettait de faire le vide dans un vase), en passant par une infection à l’œil qu’il appelle « éborgnement26 ». Mais il y a surtout ce que Sade nomme « signaux » : la lettre de cachet laissant indéterminée la date de sa libération, il veut croire qu’elle est fixée et connue de ses proches. Cette conviction répond à son besoin qu’une règle vienne limiter la toute-puissance de ses geôliers. Mais, malgré ses demandes insistantes, ses proches ne la lui communiqueraient que par des « signaux », messages cryptés à base de chiffres qui seraient à déchiffrer dans les lettres qu’il reçoit comme dans le comportement de ses gardiens et qui restent incertains, contradictoires quand ils ne sont pas délibérément trompeurs. Il y aurait là un jeu cruel de ses proches, qui porte sa souffrance à son comble.

19En tout cas la prison est pour le marquis une souffrance permanente dont il souligne l’intensité au moins égale à celle de la cruauté qu’il subit : « mes douleurs sont au-delà de tout ce qu’on peut peindre27. » Transparaît dans bien des lettres qu’au fond, au fur et à mesure que le temps passe, il pense qu’il s’agit de « l’assassiner en détail28 » et que le supplice de son emprisonnement est une lente mise à mort : « Je n’ai plus qu’à mourir de chagrin », écrit-il et il conclut : « C’est donc à des bourreaux et non pas à des humains que j’ai à faire29. »

20L’énoncé de ses souffrances par Sade constitue rarement un appel à la pitié, plus rarement encore une supplication (sauf parfois à propos des « signaux » dont il implore qu’on fixe le sens), il s’agit le plus souvent d’une mise en accusation de ceux qui les lui infligent : ils sont ainsi institués en criminels, méritant un châtiment proportionné à leur faute que mesure l’intensité de la souffrance du marquis. Cette culpabilité des geôliers caractérise la représentation que nous donne Sade, de la prison comme monde à l’envers.

21Car leur cruauté est aussi responsable du seul fruit que le détenu retirera de la prison: « devenir plus mauvais que je n’étais, en raison du supplément de haine que je serai obligé d’avoir pour mes frères30. » Ce « supplément de haine » se manifeste tout au long de sa correspondance qui égrène, à l’encontre de ceux qui l’ont fait enfermer, promesses d’une vengeance à la hauteur de ce qu’il subit, souhaits de mise à mort ou fantasmes de supplices. J’ai ainsi été frappé par le fait qu’il souhaite que l’on « voie » ce qui se passe en lui. Voici un exemple parmi beaucoup d’autres (il concerne Mme de Montreuil) :

Oh! l’abominable créature… Que je la hais ! Que ne peut-elle voir mon cœur à découvert ? Et pourquoi faut-il qu’il n’y ait aucune expression assez forte pour lui peindre à quel point je l’abhorre31 ?

22 Les lettres où le marquis évoque sa haine ne visent pas exactement à la dire, plutôt à la montrer. Elles l’exhibent, l’affichent, en donnent en somme le spectacle, pour faire paraître toute sa force. Cela est particulièrement net lorsque Sade évoque les fantasmes de mise en acte de sa haine, par exemple dans ce souhait de mort :

Puissiez-vous, vous et votre exécrable famille et leurs bas valets, être tous mis dans un sac et jetés au fond de l’eau. Ensuite qu’on me l’apprenne bien vite et ce sera le moment le plus heureux que j’aurai goûté de ma vie32.

23Mise à mort qui est aussi un rabaissement puisque la famille Montreuil est assimilée à des chiots ou des chats que l’on noie. Les exposés de semblables fantasmes rendent sensible, littéralement « font voir », l’intensité de la haine du marquis et du plaisir que lui procure sa mise en acte. De là la transparence de telles lettres, qui ne cachent rien, ne censurent rien de la violence des sentiments inavouables qu’elles exposent, mais ont précisément pour but de la faire paraître, en transgressant l’interdit qui pèse sur une telle monstration ; transparence qui s’oppose à la dissimulation, justement, de ses persécuteurs, toujours d’après le marquis en train de lui mentir et de tromper sa confiance. On sait que cette volonté de transparence est l’une des raisons qui ont contribué à prolonger sa détention et que sa femme lui a souvent demandé, en vain, d’y renoncer. Si l’on met à part les passages codés ou écrits à l’encre sympathique qui engagent une relation de complicité, notamment érotique, avec celle-ci, on ne peut parler de lettres intimes ou confidentielles. Il s’agit de lettres qui rendent publique une intériorité. Elles ont une éloquence qui est celle du discours public et on les a plus souvent comparées aux Philippiques de Démosthène qu’à telle ou telle correspondance intime. Quels que soient leur adresse et leurs lecteurs réels, en leur principe même, elles consistent à « publier » l’effet de la prison sur le prisonnier, non au sens où Sade en aurait envisagé la moindre publication, mais parce qu’elles sont adressées à un quisquis, comme le dit Philippe Roger33, à quelque lecteur que ce soit. À cet égard elles constituent une première forme de dénonciation de ce qu’il subit et des vices de ceux qui le lui font subir. Une seconde forme sera la dénonciation qu’après sa sortie il adressera, dit-il, « à toute la France », voire « à toute la terre ».

24Comme l’énoncé, par le marquis, de ses souffrances, la « monstration » de sa haine est accusatrice puisque son intensité ne fait que répercuter celle de la cruauté qu’il endure :

Mais si vous saviez qu’à chaque douleur, qu’à chaque refus, qu’à chaque vexation, échappe de mon cœur un serment de s’en venger avec outrance et une résolution de mon esprit d’inventer tout ce qui pourra faire repentir vous et les vôtres d’une telle conduite […] je doute pourtant que vous les renouveliez sans cesse avec un tel acharnement34.

25Nous avons affaire au couple action/réaction et il faudrait parler de « serments » et de « résolutions » réflexes, directement, mécaniquement produits par ce qu’il subit. L’une de ses lettres les plus violentes, où il invoque les « divinités de l’enfer » pour qu’elles lui permettent d’assouvir sa haine, se termine par une accusation qui ramène l’effet à sa cause :

26Le voilà l’effet de vos corrections, le voilà l’effet de vos chiffres [allusion aux « signaux »], de vos basses impostures, de vos puants mensonges ! […] Le voilà35.

27Un deuxième vice est la cupidité ou la rapacité.

28Dans les prisons d’État, les prisonniers incarcérés par lettre de cachet à la demande de leur famille, étaient à la charge de celle-ci. Sade déclare être « à son compte » et non « au compte du roi36 ». Et considère bien sûr que la cupidité du personnel et de la hiérarchie pénitentiaire et policière est l’une des causes de son maintien en prison.

les prisons de Paris, de Vincennes, la Bastille et Charenton lui valaient [au lieutenant de police] mieux de vingt-cinq mille livres de rente. Il est assez simple que d’après cela il cherche à les tenir bien garnies37.

29De son côté, Rougemont, le commandant de Vincennes fait mourir de faim ses prisonniers pour gagner sur leur pension. Il les surveille maniaquement car si l’un d’entre eux s’évadait, « alors adieu la pension ». Plus dramatiquement, Sade craint qu’un « contrat », dirait-on aujourd’hui, ait été mis sur sa tête, et veut quitter Vincennes, « fût-ce pour la cage du Mont Saint-Michel », plutôt que « d’être exposé à tout instant aux expériences du poison par les infamies du scélérat de Rougemont qui, sans doute, s’est arrangé du prix de ma vie avec votre mère38 ». Bref, « ils empochent et nous font payer39. » La prison n’est pas une peine mais tout simplement, pour employer le langage du père Ubu, une « pompe à phynances » :

Ce qu’on appelait autrefois les brigands en France, ne rançonnaient pas plus impunément le malheureux paysan et n’avaient pas avec lui une logique plus conséquente40

30Et la cupidité s’élargit en voracité, le geôlier se nourrissant du prisonnier. Le marquis estime être « une vache à lait de la Police41 ». « Je conviens avec vous qu’il faut que le petit garde manger soit toujours bien garni car sans cela comment aurait-on un carrosse et des lévites42 » Se déploie ainsi tout un imaginaire de la dévoration :

 mais on ne punit pas en France ceux qui ont cent mille livres de rentes, et sous eux sont placées de petites victimes (Sade souligne) qu’ils peuvent dévouer à la voracité de ces monstres qui font métier de vivre du sang des malheureux43.

31Il a ses figures emblématiques, notamment le loup qui comme chacun sait mange la brebis, l’anthropophage, l’ogre (Polyphème et ses moutons), le vampire. Se profile l’image du geôlier comme dieu vorace, la prison constituant la réserve de ceux qui sont destinés au sacrifice :

C’est de notre propre sang, s’écrie ironiquement le marquis à propos du comportement de sa belle-mère dont il juge la vengeance autodestructrice, que nous voulons que les victimes soient offertes, et tout orgueilleuse du triomphe, nous les conduisons nous-mêmes aux autels, ornées des bandelettes de l’infamie, dont notre stupidité les décore44

32Je passe rapidement sur un troisième vice lié à la cupidité : la luxure. Sade l’associe toujours à la vénalité du plaisir. La prison sert à payer les plaisirs crapuleux des geôliers. Voici le lieutenant de police Le Noir dont le marquis attend en vain la visite :

Et le premier devoir de sa charge n’est-il pas de se rendre aux vœux d’un prisonnier quand il le réclame tous les jours ? Mais le cul de Mme Jeanne a séduit tout cela, n’est-ce pas ? Et il vaut bien mieux fêter le con pourri d’une putain que de rendre service à un malheureux qui souffre45 ?

33La phrase oppose d’un côté la vertu : la dignité d’une personne, la noblesse du devoir et de la souffrance, de l’autre le vice : la trivialité du plaisir et même pas d’un corps, d’un corps réduit à deux organes sexuels. Autre exemple : pourquoi les emprisonnements successifs du marquis depuis 1763 ? « C’est qu’il faut que Sartine paie sa putain, n’est-ce pas ? Eh oui46 ! » Et un peu plus loin, trois ans de prison c’est « trois ans de sacrifice à la Vénus de M. de Sartine47. » On trouverait dans la correspondance du marquis de nombreux autres exemples de ce genre, notamment à propos de Rougemont.

34Pour résumer tout cela, Sade est en prison « pour servir d’entretien à des garces et de pâture à des porcs48 ».

Une société sans lois

35Je voudrais souligner deux points :

36D’abord que la prison telle que l’expérimente, en tout cas la représente, Sade, est l’instrument du vice et non de la vertu, c'est-à-dire le contraire de ce qu’elle devrait être. Tout au long des lettres court cette image, que dessinait la citation que je donnais en commençant, d’un monde carcéral comme monde à l’envers ou ceux qui enferment sont plus coupables que ceux qui sont enfermés. Voici par exemple à propos de Sartine : « […] il veut […] se féliciter d’en avoir été le bourreau (de ma vie) lui qui mériterait les supplices de Damiens49. » C’est celui qui inflige la torture qui devrait la subir. C’est ce que l’on pourrait appeler le paradoxe de la prison selon Sade. Si donc la société était en ordre, les geôliers devraient être à la place des prisonniers et vice-versa :

 Je voudrais bien qu’équitablement, une bonne fois dans la vie, on confrontât la vie des malheureuses victimes que l’on retient ici, contre les infamies de ceux qui les y tiennent, et puis qu’on vît lesquels méritent le mieux de tenir les clefs des portes50.

37La mise en évidence de cette inversion confère leur portée satirique à bien des lettres. J’ai parlé de leur théâtralité : le principal procédé satirique de Sade consiste à faire parler ses ennemis, en leur faisant dire tout haut ce qu’ils taisent, c’est-à-dire les intentions, pensées, désirs inavoués, en somme tout le non-dit qui motive leur conduite à son égard. Cela est particulièrement visible dans les petites scènes, dialogues ou gravures qu’il imagine et qui parsèment sa correspondance. Ainsi dans ce dialogue entre « Madame Cordier (l’époux de Mme de Montreuil s’appelait Cordier de Launay de Montreuil) » et « Le bourreau ou l’ex-garde du corps de Losme (il s’agit du major de La Bastille) » intitulé « Sublime raisonnement de la présidente Cordier » :

 Voilà six mois qu’on ne vexe mon gendre qu’en bagatelles : on l’éborgne, on lui ment, on ne lui fait prendre l’air que rarement. Tout cela n’est rien ; je ne jouis pas, mon ventre gonfle, je ne digère plus, mes nuits sont orageuses. Holà bourreau ! approchez et tourmentez un peu mieux mon gendre, je vous prie.

– Mais madame il se conduit comme un ange. Que diable voulez-vous qu’on lui fasse ?

– Coquin ! Est-ce pour faire son éloge que je te paye ? […]51.

38Ce dévoilement des pensées de ses « bourreaux » se retrouve souvent ailleurs que dans des dialogues fictifs, dans telle ou telle phrase qui révèle les intentions non dites du correspondant. Ainsi quand il réclame à sa femme un ouvrage dont il a, dit-il, un « besoin infini », il ajoute : « Je l’attends avec la plus grande impatience, en voilà assez pour que je ne l’aie pas de sitôt, n’est-ce pas52 ? » Autrement dit il adopte le point de vue de sa femme pour énoncer l’intention vexatoire qui expliquerait sa conduite.

39Pour le deuxième point, je partirai de ces deux énoncés caractéristiques :

40Le premier à propos des signaux : « se plaire à m’offrir à tout instant l’espoir pour me l’arracher l’instant d’après53 » ; le second est un reproche adressé à sa femme : « M’avoir fait sauver à Aix pour l’unique et se seul plaisir de me faire reprendre à La Coste54. »

41Ces phrases le donnent comme entièrement « agi » par sa femme ou sa belle-mère. Être en prison, du moins dans la représentation qu’en donne Sade, c’est donc être soumis à la volonté, être à la merci, d’un autrui tout-puissant. Et revient souvent cette expression caractéristique, Sade est « entre les mains de… ». « Et voilà entre les mains de qui votre exécrable mère a pu me placer55 ! » Si l’espace carcéral est le lieu où cruauté d’un côté, souffrance et haine de l’autre, sont portées à leur paroxysme, c’est qu’il est un espace strictement duel où le couple bourreau/victime vient s’identifier à la dualité toute-puissance/impuissance totale. L’intégralité de sa vie en prison est selon Sade entièrement régie par un plan calculé, prémédité et méthodiquement appliqué. Est ainsi exclue toute forme de tiers, c'est-à-dire de loi. Sade appelle « tyrannie » ce pouvoir qui n’est soumis à aucune loi, dont l’exercice n’est contrôlé, limité, éventuellement empêché, par aucune règle. Manque ainsi un père capable de mettre des limites aux menées de Mme de Montreuil (nous sommes dans un schéma manichéen mauvaise mère/bon père) :

 je ne me connais de famille que ce qui me reste de mon père […] Plus ils me rappellent un être adoré, et qui sûrement ne m’eût pas laissé souffrir si longtemps, plus ils me sont chers et précieux […]56

42 Nous retrouvons l’absence de père dans ce reproche adressé à l’État :

 L’État qui dans mon infortune devait me servir de père, puisque j’avais usé ma jeunesse à le servir, l’État qui ne m’a payé que par des chaînes et ne m’a nourri que de mes larmes57

43De fait Sade en appelle souvent à l’autorité policière et pénitentiaire, c'est-à-dire aux représentants de la loi et de l’État, pour que ces tiers viennent s’interposer entre bourreau et victime, et qu’ainsi la loi se substitue à la force et à un rapport de force dont la disproportion est poussée à son extrémité. La loi qui a une fonction protectrice, qui, pour Sade comme pour d’autres, est la force du faible, ici comme dans les grandes fictions « libertines », sauf qu’ici elle est envisagée positivement, du point de vue du faible, alors qu’elle est envisagée négativement, du point de vue du fort par les libertins.

44Sade évoque relativement peu dans sa correspondance le fait qu’il a été emprisonné par lettres de cachet. Il les déclare certes opposées aux « constitutions du royaume », mais ne les condamne vraiment que lorsqu’elles sont employées, « dans la seule fin de servir la haine secrète des familles ou peut-être les intérêts particuliers de ses amis58. » Ou lorsqu’elles permettent de « punir un sujet du roi sans l’entendre59 », « ce qui est de même contre nos lois60 ». Ainsi il écrit à Le Noir pour le rappeler aux devoirs de sa charge qui est de faire respecter la loi et la justice, ce que celui-ci semble quelque peu enclin à oublier. Si Le Noir ne l’entendait pas,

vous m’autoriseriez à croire, lui dit-il, qu’au lieu d’être le père et le protecteur des malheureux, vous êtes l’organe de la tyrannie de leurs parents61

45Mais les représentants de la loi, les autorités et les institutions pénitentiaire, policière, judiciaire, et au-delà les ministres, ignorent les lettres du marquis et continuent d’être « l’organe de la tyrannie » de ses persécuteurs. Car la prison est rendue possible par et reflète en le portant à sa limite, comme un échantillon chimiquement pur, le fait que la France en cette fin du XVIIIe siècle, est, selon Sade, une « infernale abominable nation62 », un pays sans justice et sans loi où, nous dit-il, « la meilleure de toutes les lois sera toujours celle du plus fort63 ». Cela tient à ce que la hiérarchie morale et sociale a été bouleversée, est devenue le contraire de ce qu’elle devrait être, une roture de basse origine, voire d’origine infâmante, d’ascension douteuse, a pris le pouvoir. On pourrait appliquer à tous les ennemis du marquis ce qu’il dit des membres de l’état-major de la Bastille : « tous fraîchement sortis de la boue et de la crapule, n’apportent aux places où leurs bassesses les mirent que les vices honteux de leur origine64. » Ainsi Sartine nous est présenté comme un grand criminel dont les ancêtres étaient « trop heureux de gagner quelques sous à bâtonner les malheureux dans les prisons de l’inquisition de Madrid65. » Mme de Montreuil, à la fois putain et maquerelle de ses filles, compte plusieurs criminels parmi ses ancêtres, issue qu’elle est de « de cette classe vile et méprisable de marchands et de banqueroutiers où la nature aime placer les atrocités qui la déshonorent66. » Plus largement il s’en prend à la « gent robinocrate », c'est-à-dire la noblesse de robe, pour « les coquineries qu’elle fait à la noblesse67 ». Il assimile sa cause à celle de l’ensemble de la noblesse, l’appelant à punir « la maltôte » responsable des abus dont il est victime. Elle est accusée de vouloir « dicter des lois à l’État68 » et constitue le parfait exemple de ces roturiers parvenus au faîte de la société, et de la gangrène qu’ils constituent pour celle-ci.

46Régulièrement, cette bassesse à la fois morale et sociale est métaphoriquement associée à la bassesse corporelle et à l’excrément (on a vu comment Mme de Montreuil se débonde). Cette prépondérance du bas se traduit par le fait qu’il y a deux pouvoirs en France, le plus souvent étroitement associés : l’argent et le sexe. « L’argent et les gueuses feront toujours tout en France69 », nous dit le marquis. Ou plus lapidairement et plus énergiquement : « L’or et le cul, voilà les dieux de ma patrie70. » L’État et ses institutions leur sont soumis, ceux qui gouvernent donnant eux-mêmes « l’exemple de toutes les dépravations » :

 Enfin ! s’écrie le marquis à propos de sa détention, une maquerelle s’en amuse, quelques imbéciles s’en délectent, un fripon y gagne sa vie ! Cela reconnu, comment le Ministre n’y donnerait-il pas les mains ? En voilà beaucoup plus qu’il ne faut pour se procurer des succès sûrs dans le siècle où nous vivons. O tempora ! O mores71.

47 Et Sade de se livrer à une critique radicale de la vénalité et de la corruption de la justice. Parmi bien d’autres exemples, celui-ci : s’il a été jeté en prison, affirme-t-il, « c’est pour ne pas avoir eu cent mille francs à dépenser par an pour acheter les suppôts de Thémis comme faisaient ceux auxquels l’État m’a sacrifié72. »

48La figure emblématique du vice au pouvoir, si présente dans la correspondance du marquis, c’est la putain, qui lie vénalité et luxure et condense en elle les trois bassesses, morale, sociale et corporelle. Sade n’appelle le Parlement d’Aix que « le tribunal des putains ». Et s’indigne : 

Et c’est pour n’avoir pas respecté le cul d’une putain qu’il faut qu’un père de famille risque de n’être jamais aimé de ses enfants […]. Il a le malheur d’être convaincu que rien n’est moins respectable qu’une putain et que la manière dont on s’en sert doit être aussi égale que celle dont on pousse sa selle73

49Et un peu plus loin, en septembre 1785, à de Crosne, lieutenant de police qui vient de succéder à Le Noir :

 Montrez-moi le code des lois où des fantaisies exercées avec des putains doivent valoir des supplices aussi longs et aussi durs à un gentilhomme ! Je conçois bien que le gouvernement qui les divinise, que le Ministre qui se rend à leurs charmes, que le magistrat qui juge d’après leur caprice vengent cruellement celui qui les offense ! Mais cet abus ne compose point des lois […]74

50Bel exemple de hiérarchie inversée et de la violence des propos du marquis, pour qui les putains sont à peine des êtres humains, assez semblables en somme aux victimes de ses libertins.

51Cette violence des propos de Sade, leur outrance caricaturale et leur caractère méprisant ou insultant, sont présents à l’encontre de ses geôliers et de ses ennemis, tout au long de ses lettres. Ils ont une fonction de rabaissement symbolique. Il s’agit de symboliquement rétablir l’ordre en remettant, si je puis dire, toute cette bassesse à sa place, et le marquis à la sienne, c’est-à-dire en remettant la hiérarchie morale et sociale à l’endroit.

52Reste que dans le tableau qu’il fait, même largement excessif et caricatural, de la perversion du pouvoir en France, transparaît le sentiment qu’une telle société, précisément parce qu’elle est sans ordre et sans loi, ne peut subsister. En 1783, après avoir noté que l’important ce ne sont pas les goûts ou les opinions des particuliers mais les mœurs de l’homme public car, lorsque celles-ci sont corrompues, « tout est altéré, tout est dégradé », il poursuit :

 Et cependant le concussionnaire triomphe, pendant que l’autre pourrit dans un cachot. Un État touche à sa ruine, disait le chancelier Olivier au lit de justice tenu sous Henri II, quand on ne punira que le faible, et que le malfaiteur enrichi trouvera son impunité dans son or75.

53Et dès 1781 : « Malheur aux gouvernements où les magistrats parlent de ce ton-là aux citoyens de mon espèce ! La chute est bien voisine quand le bouleversement est à ce point-là76 ! » Même si un tel pronostic est formulé d’un point de vue aristocratique, on peut créditer le marquis d’avoir perçu que le régime de cette fin du siècle était moribond pour avoir atteint l’extrême de sa décomposition.