Colloques en ligne

Sylvie Triaire

Le livre des pannes. Bouvard et Pécuchet

Extension du domaine de la panne

1« Tout rata1» (p. 274) : voici, en trois syllabes sonores, l’énoncé ramassé de la panne généralisée qui constitue l’ossature, la logique, la dynamique, comme on voudra, de Bouvard et Pécuchet de Flaubert, roman – faut-il le rappeler? – inachevé et posthume de celui qui, en matière d’œuvres volontairement publiées, s’en tint en tout et pour tout à cinq. C’est peu ; Flaubert était l’écrivain de la lenteur, et de la panne fréquente dans le processus d’écriture : particulièrement sur Madame Bovary, laboratoire d’une écriture nouvelle pour lui, qui doit renoncer aux envolées de sa première Tentation et pratiquer une écriture contenue, à la façon « [d’]un homme qui jouerait du piano avec des balles de plomb sur chaque phalange2 », et pour le lecteur, qui sera dérouté par ce roman dégagé des normes et des attendus, même élémentaires, du côté de la morale commune – particulièrement sur Madame Bovary, donc, mais aussi, très sensiblement, sur Bouvard et Pécuchet, nous allons le voir.  

2À roman nouveau pour le premier publié, roman presque impossible pour le dernier. Il écrit à Edma Roger des Genettes, le 26 septembre 1874 : 

Au mois d'août,3 je me suis mis à mon bouquin dont les premières pages m'ont semblé impossibles. J'ai cru un moment que je ne pourrais pas continuer! Et ma désolation était indescriptible! mais enfin, j'y suis, ça va! – (en attendant quelque désespoir nouveau). Si je mène à bien une pareille œuvre, la terre ne sera pas digne de me porter! mais j'ai peur de faire un four absolu. C'est abominable d'exécution!

3Jusqu’en 1880, Flaubert ne cessera de réitérer ses plaintes, d’évoquer un bouquin qui le rend fou, qui le tue… « Si je mène à bien une œuvre pareille, la terre ne sera pas digne de me porter! « s’exclame-t-il. La réalité lui a donné tort, il n’a pas mené à bien cette œuvre étrange, et la terre l’a avalé avant qu’il ait pu donner une forme claire à son « second volume ». Si l’on en croit Maupassant4,

L’œuvre entreprise était de celle qu’on n’achève point. Un livre pareil mange un homme, car nos forces sont limitées et notre effort ne peut être infini. Flaubert écrivit deux ou trois fois à ses amis : « J’ai peur que la terminaison de l’homme n’arrive avant celle du livre – ce serait une belle fin de chapitre» 5.

4La panne, dans sa forme la plus pure, la plus radicale, la plus irréversible, est là. Toute œuvre inachevée pose question, mais celle-là plus encore, car, outre la fin du chapitre 10, y manque tout un volume qui eût été ajouté au roman déjà largement écrit6, volume dont on ne peut savoir à quoi il aurait ressemblé, avec ses citations qu’auraient accompagnées des « attaches» :

Enfin je commence mon dernier chapitre ! Quand il sera fini, (à la fin d'avril ou de mai), j'irai à Paris pour le second volume, qui ne me demandera pas plus de six mois. Il est fait aux trois quarts – et ne sera presque composé que de citations. Après quoi, je reposerai ma pauvre cervelle, qui n'en peut plus. (Flaubert le 24 janvier 1880, à Edma Roger des Genettes).

5À Georges Charpentier, neuf mois plus tôt, Flaubert parlait « attaches» :

[…] je n'ai plus que deux chapitres et demi à faire. – quant au second volume, aux trois quarts fabriqué, je n'ai plus que des attaches à y mettre (16 mai 1879).

6En somme, nous voilà avec un roman impossible (façon de parler) à écrire ; et impossible à finir – au sens strict du terme, ici. La panne est donc à tous les étages, réparable ici, fatale là.

7Elle est aussi, bien entendu, comme le disent « Tout rata» et « tout leur a craqué dans les mains» (p. 388)7, dans le récit même, dont elle constitue un fil rouge structurel et diégétique.

8Évidemment, difficile de parler du « coup de la panne» face à une telle extension du domaine de la panne : on ne peut en général le faire qu’une fois, à moins de le faire à des victimes différentes. Sinon, trop de pannes tue la panne, selon un vieux précepte politico-économique.

9Si le coup de la panne provoque généralement chez le lecteur dupé un arrêt, la curiosité ou l’inquiétude, le sentiment d’un jeu, ou d’une tromperie et d’un abus, la systématisation de l’usage de la panne porte le lecteur à d’autres types de réaction : le rire, face à la mécanique répétitive du dysfonctionnement – c’est une manière de lire Bouvard et Pécuchet ; ou l’ennui, face à la même répétitivité jugée monotone – Maxime Du Camp, dont on sait qu’il faut être prudent avec ses propos sur Flaubert mais que l’on cite quand même toujours, rapporte avec une certaine brutalité : 

Lorsque je lui disais : « Je ne vois pas nettement ce que tu veux faire », il me répondait : « Je veux produire une telle impression de lassitude et d’ennui, qu’en lisant ce livre on puisse croire qu’il a été fait par un crétin ».8

10Au moment de se mettre à la rédaction, en août 1874, Flaubert écrivant à Tourgueniev s’interrogeait effectivement sur la forme et l’effet possible de l’œuvre à venir : 

Malgré l'immense respect que j'ai pour votre sens critique (car chez vous le Jugeur est au niveau du Producteur – ce qui n'est pas peu dire) je ne suis point de votre avis sur la manière dont il faut prendre ce sujet-là. S'il est traité brièvement, d'une façon concise et légère, ce sera une fantaisie plus ou plus [moins] spirituelle, mais sans portée et sans vraisemblance, tandis qu'en détaillant et développant, j'aurai l'air de croire à mon histoire – et on peut faire une chose sérieuse et même effrayante. Le grand danger est la monotonie et l'ennui9. Voilà bien ce qui m'effraie cependant…

Et puis, il sera toujours temps de serrer, d'abréger. D'ailleurs, il m'est impossible de faire une chose courte. Je ne puis exposer une idée sans aller jusqu'au bout. (29 juillet 1874)

11Monotonie, ennui : s’esquisse ici une panne de la lecture, doublure de celle du texte ; et de fait, dans une lettre du 30 décembre 1878 à Léonie Brainne, quatre ans plus tard et en plein travail, Flaubert imagine bien un lecteur terrassé par Bouvard et Pécuchet : 

Je prépare maintenant les trois derniers chapitres de mon livre. – Et Polycarpe est perdu dans la Métaphysique et la Religion. Et avant de me remettre à écrire, il faut que j'aie expédié un travail que j'ose qualifier de gigantesque. Il y aurait de quoi me conduire à Charenton si je n'avais pas la tête forte. D'ailleurs c'est mon but (secret) : ahurir tellement le lecteur qu'il en devienne fou. Mais mon but ne sera pas atteint, par la raison que le lecteur ne me lira pas. Il se sera endormi dès le commencement.

12Le malheureux lecteur supposé par Flaubert, soit s’endort pour échapper à l’ennui, soit devient fou, ahuri par un auteur parvenant tout juste, quant à lui, à se tenir sur la frontière entre folie et écriture. Il remonte loin, ce désir de faire tourner le lecteur en bourrique – Flaubert le caresse déjà à Damas, en septembre 1850, à propos d’un Dictionnaire des Idéesreçues, état premier de ce qui générera vingt ans après Bouvard et Pécuchet :

Tu fais bien de songer au Dictionnaire des Idées Reçues. Ce livre complétement fait et précédé d’une bonne préface où l’on indiquerait comme quoi l’ouvrage a été fait dans le but de rattacher le public à la tradition, à l’ordre, à la convention générale, et arrangée de telle manière que le lecteur ne sache pas si on se fout de lui, oui ou non, ce serait peut-être une œuvre étrange, et capable de réussir, car elle serait toute d’actualité (à Louis Bouilhet, 4 septembre 1850).

13 Le lecteur achève sa métamorphose en tête de turc dans la lettre du 16 décembre 1852 à Louise Colet, où Flaubert revient sur cette envie têtue de harceler un lectorat imaginaire avec une œuvre dans laquelle se préfigure l’ultime roman –   

J’ai quelquefois des prurits atroces d’engueuler les humains et je le ferai à quelque jour, dans dix ans d’ici, dans quelque long roman à cadre large.

14– œuvre qui appelle immédiatement dans la lettre, en une association qui prend sens rétrospectivement, le vieux projet du Dictionnaire avec sa préface : « en attendant, une vieille idée m’est revenue, à savoir celle de mon Dictionnaire des idées reçues» ; et Flaubert de conclure en réaffirmant la charge : 

Je crois que l’ensemble serait formidable comme plomb. Il faudrait que, dans tout le cours du livre, il n’y eût pas un mot de mon cru, et qu’une fois qu’on l’aurait lu on n’osât plus parler, de peur de dire naturellement une des phrases qui s’y trouvent.

15Dans la chronologie de cette « constellation» constitutive du futur Bouvard et Pécuchet – un roman à cadre large, un dictionnaire, une préface, une engueulade, un piège – avec ce lecteur malmené, ennuyé ou moqué, et finalement réduit au mutisme par la cacophonie des idées reçues, Flaubert envisage bien le pacte de lecture sur le mode de l’entrave, de la perturbation, du dysfonctionnement. Sur le mode de la panne « lectoriale », associée à une panne auctoriale ou panne d’autorité : « pas un mot de mon cru », « j’immolerais les grands hommes à tous les imbéciles », « j’établirais, ce qui serait facile, que le médiocre, étant à la portée de tous, est le seul légitime », ajoutait Flaubert dans cette même lettre.

16La critique de Barbey d’Aurevilly reprend ce double motif, en soulignant « l’ennui produit [par] ce roman sans gaieté, sans talent, sans observation neuve» et en liant les destins de l’auteur et de son lecteur :

Ce livre, enfin, illisible et insupportable, que l’auteur n’a pas fini et, qui sait? peut-être arrêté et étranglé par l’ennui qu’il se causait à lui-même, et que le lecteur ne finira pas, à coup sûr, plus que lui, mais finira certainement bien avant d’être arrivé, comme lui, au chiffre affreux de quatre cents pages.10

17C’est bien, dans ce roman, à une expérimentation de la systématicité de la panne d’autorité que s’emploie Flaubert, avant que de se voir lui-même victime – sublime! diraient Bouvard et Pécuchet – de sa forme radicale et définitive, la mort de l’auteur. Au-delà des territoires de la panne, il y la casse.    

Le roman des pannes

18Le paratexte auctorial ou éditorial montre, pour Bouvard et Pécuchet, la présence de ce phénomène narratif que nous appelons ici panne textuelle, qui touche à différents niveaux de l’œuvre et de sa réception. Au-delà du projet ou du propos critique, c’est dans le récit même qu’il faut aller examiner la mise en œuvre de la panne, pour voir comment le présupposé théorique devient pratique narrative et dynamique de l’œuvre.  

19Roman des pannes, des dévoiements, des errements, des sursauts sérendipitiques11, Bouvard et Pécuchet cahote, tousse, repart, carbure à la contradiction. Ce faisant, il est aussi le roman du désir, chaque panne se voyant dépassée et oubliée dans une course nouvelle vers un nouvel objet de désir. Le changement des matières étudiées et/ou pratiquées par les deux bonshommes relève parfois de la complémentation d’ordre logique d’une matière par une autre : la chimie vient compléter – mais à rebours12, c’est-à-dire vient pour rafistoler – la fabrication des conserves et de la liqueur maison ; l’histoire13 vient asseoir l’archéologie (qu’ils arrêtent d’ailleurs), la littérature14 se substitue à une histoire désavouée, etc. D’autres fois, c’est la sérendipité qui conduit au changement d’objet : ainsi au moment où Bouvard et Pécuchet abandonnent la géologie et connaissent un moment de doute et d’arrêt (« La géologie est trop défectueuse!» (p. 147), la rencontre fortuite de Gorgu les conduit à la ferme de Mme Castillon où le geste accidentel d’un valet d’écurie révèle le bahut Renaissance15, menant ainsi les bonshommes directement à l’archéologie, sans passer par la case paléontologie, qui eût été plus logique, après la géologie ; ainsi également, au moment où les acolytes semblent en panne de presque tout et quasiment au ban de Chavignolles16, de la rencontre de Victor et Victorine, les deux enfants du forçat Touache, qui oriente les deux compères vers leur ultime matière, l’éducation. Dans ces cas, il s’agit bien d’une capacité qu’ont Bouvard et Pécuchet de faire par hasard des découvertes fructueuses, tout au moins tant que dure la période de glanage heureux des objets archéologiques ou des idées éducatives. La panne est toujours au bout de la période, tantôt en raison de la duplicité ou de l’ambiguïté de l’objet choisi ou de la règle suivie : la soupière de Rouen, tant désirée par Pécuchet, dénoncée comme mensonge archéologique par Marescot17, ou les exceptions à la règle botanique des graminées, tubéreuses et autres rubiacées, elles-mêmes renversées par une exception à l’exception qui bouleverse définitivement le système et les bonshommes – « Allons, bon! Si les exceptions elles-mêmes ne sont pas vraies, à qui se fier?» (p. 360) – ; tantôt en raison d’une erreur ou une insuffisance de jugement ou de pratique des personnages : dans leur période jardinage, ils sèment trop serré, au mauvais endroit, arrosent trop, ratent tout18 ; étudiant la médecine sur leur modèle anatomique, ils démontent, démembrent, « puis se trouvaient embarrassés pour remettre en place les morceaux» (p. 111), tandis qu’à l’autre bout du roman Pécuchet, voulant expliquer à Victor et Victorine « comment le sang se renouvelle, […] pataugea dans la circulation» (p. 359). Comme, la plupart du temps, les objets élus par le désir du moment se trouvent être livresques ou médiatisés par les livres, ce sont les théories, assemblées, confrontées, jointées, qui jointent mal, se contredisent, et conduisent à la disparition par implosion de la discipline.

20Maupassant évoque ce phénomène :

De page en page, de ligne en ligne, une connaissance se lève, et aussitôt une autre se dresse à son  tour, abat la première et tombe elle-même frappée par sa voisine19.

21De même que dans La Tentation de saint Antoine défilent des dieux qui ne sont montrés qu’au moment où ils tombent en panne – ils pleurent leur puissance perdue, leurs adorateurs partis vers d’autres croyances, ils se délitent (la gaine de Diane d’Éphèse éclate, l’aigle de Jupiter perd ses plumes, Hercule est écrasé sous les décombres de l’Olympe, les cordes de la cithare d’Apollon éclatent, son char s’abîme20…) –, de même défilent dans Bouvard et Pécuchet les disciplines et les savoirs, dont la représentation (quasi théâtrale elle aussi) est toutefois plus développée et moins grotesque. Mais le principe de la succession qui ne laisse pas de traces est équivalent ; c’est sans doute là l’élément le plus troublant de la mise en panne généralisée des savoirs : ils se dissolvent dans le suivant – l’archéologie oublie la géologie21, avant d’être occultée par l’histoire, laquelle l’est pas la littérature, qui disparaît, avalée par la politique, etc. Le retour des disciplines dans le chapitre X, rapide, accentue l’effet d’évanouissement au lieu de constituer une somme, aussi partielle et fragile fût-elle. Par implosions successives des domaines et des matières, Bouvard et Pécuchet opère la tranquille liquidation des certitudes, auxquelles Flaubert préfère de loin la sagacité accidentelle.  

22La panne principale peut donc apparaître comme une panne de la mémoire22, Bouvard et Pécuchet étant toujours projetés en avant et ne se retournant pas (ou peu) sur leurs traces. Le second volume aurait sans doute fonctionné comme réactivateur de la mémoire des étapes du récit, tout particulièrement le dernier tour de spirale de la « conclusion» envisagée par Flaubert, cette lettre du docteur Vaucorbeil au préfet qui devait « résum[er] toutes leurs actions et pensées» et ainsi être la mémoire et « la critique du roman» (p. 390). Mais ce temps de condensation critique, demeuré à l’état de pur possible textuel, aurait-il effectivement raccordé les divers pans du récit? l’aurait-il même pu, à venir après la Copie (dont les proportions restent conjecturales, mais forcément importantes au vu de la « masse énorme23» de documents laissés par Flaubert) qui aurait préalablement à cette conclusion critique dispersé les discours à tous les vents, tordu les idées en poncifs, imposé le non sens et la blague? Le second volume apparaît bien plutôt comme une machine à dilapider, dissiper, que comme un temps de synthèse24 ; on soulignera d’ailleurs le caractère entropique de la fin, dans le scénario du chapitre XII, qui étale, égalise et aplatit absolument tout : « Égalité de tout, du bien et du mal, du beau et du laid, de l’insignifiant et du caractéristique» (p. 390); l’entropie ramène tout à l’in-différence, balayant mémoire, choix, causalité, chronologie… Le mouvement de Bouvard et Pécuchet est celui de la déperdition d’énergie, jusque dans cette entropie axiologique envisagée comme fin ; et jusque dans la disparition de l’auteur.  

23Ainsi, dans le corps du roman, d’implosion en implosion le vide est fait – « Ainsi tout leur a craqué dans les mains» (388) – pour accueillir la copie qui elle-même prolonge, indéfiniment, le mouvement d’évidement, d’épuisement. Bouvard et Pécuchet sont les lointains cousins de Mercier et Camier, et de tous les grands épuisés qui hantent les récits en panne de Beckett.   

Panne de l’autorité

24La panne de l’autorité est donc présente partout25, à la fois dans la vaste égalisation de tout par l’écrasement des matières les unes sous les autres, des volumes les uns par les autres, comme le disait Maupassant, et dans le traitement du désordre26dans le récit.

25Le maître mot, avec « Tout rata» (et son pendant « tout craqua »), est, on le sait bien, « Saper les bases ».

Bouvard et Pécuchet proférèrent en d’autres occasions leurs abominables paradoxes. Ils mettaient en doute, la probité des hommes, la chasteté des femmes, l’intelligence du gouvernement, le bon sens du peuple, enfin sapaient les bases 27(p . 298).

26Le doute et la sape ; le doute est la sape. Que Bouvard et Pécuchet évoluent28 au fil du roman et ne soient absolument pas ces « deux imbéciles de base et de sommet» désireux de « devenir des êtres intelligents et savants sans instruction obligatoire », comme le dit Barbey d’Aurevilly29 (que Queneau traite de critique le plus obtus du XIXe siècle30), n’échappe pas au lecteur de bonne foi. Ce passage du chapitre 8, où ils sont présentés comme des sapeurs, signale aussi leur faculté à voir la bêtise et à ne plus la tolérer. Les chercheurs d’ordre et de pratique réglée du début ont, au fil de leurs pannes (et malgré nombre de résistances) développé une pensée de la relativité. De ce relativisme, qui fonde le scepticisme (l’un comme l’autre consubstantiels à Flaubert),et de son développement, je voudrais prendre quelques exemples précis dans le roman.

27La panne, présente partout, est d’emblée inscrite dans et sous le texte, comme son programme : à la fois accident et solution, simple péripétie et principe quasiment eschatologique31. Ainsi, dès le chapitre 1, Bouvard et Pécuchet rejoignant leur ferme de Chavignolles sont ralentis, retardés, les vents leur sont contraires : « Le troisième jour [de trajet] des bourrasques s’élevèrent. La bâche du chariot, mal attachée, claquait au vent comme la voile d’un navire» (p. 64), des bagages fragiles se brisent32. La voie devient périlleuse : « cependant les ornières s’effaçaient ; elles disparurent, et ils se trouvèrent au milieu des champs labourés» (p. 65) - vrai naufrage (péripétie) et déjà ébauche (ou contre-discours) de la méthode : Pécuchet abandonne le chariot et patauge dans la boue et la nuit, apeuré et perdu, tandis que le texte installe en contrepoint possible le motif de la sortie des ornières, de l’effacement des repères, qui sera le fil conducteur de l’évolution des personnages, de la mue du récit, et de la maturation du lecteur.

28De manière récurrente, les pannes les plus marquantes dans le roman relèvent de deux types : soit ça se brise, soit ça se mélange (dans les deux cas, c’est le coup d’arrêt porté à l’unité et à la différenciation). Si l’arrivée à Chavignolles l’illustre d’emblée, la suite ne cesse d’en décliner les formes, qu’il s’agisse (pour le bris) de la symptomatique explosion de l’alambic ou du bahut Renaissance détruit par une vache errante33, ou (pour le mélange), du pourrissement des conserves, de l’embrouillamini de la géologie34, du méli-mélo des melons35 –  à quoi il faut ajouter le goût marqué des héros pour les monstruosités, manifestations des proliférations déréglées de dame Nature…

29Arrêtons-nous un instant sur la panne qui casse. L’explosion de l’alambic dans lequel les apprentis bouilleurs de cru tentaient de faire la Bouvarine est une séquence comique, placée en position forte en fin de chapitre – le premier des chapitres consacrés aux travaux et expériences des héros, la panne s’y présentant à grands fracas, comme le patron, le pattern (voire le saint patron) du récit à venir. Avant de déflagrer, la panne s’annonce, mezzo voce, en infiltrant le lexique et mobilisant le signifiant : cet alambic est un « tête-de-maure », alambic communément utilisé au XIXe siècle, mais (outre la consonance avec la mort et le fait qu’il ait été acheté à un « distillateur en faillite ») Flaubert l’accouple avec cet autre instrument, la « sébile à boulet », utilisée en pharmacie pour broyer36 : « ils achetèrent […] une sébile à boulet et un alambic tête-de-maure» (p. 102). Au milieu de détails et de gestes attendus dans le contexte (« Autour d’eux les grandes bassines de cuivre reluisaient, […] les poêlons décoraient le mur », « ils mouvaient les cuillers, ils dégustaient les mélanges »), le récit procède à de micro-flexions dramatisantes – « les matras avançaient leurs becs pointus» ; et  surtout ceci : « Souvent l’un triait des herbes sur la table, tandis que l’autre faisait osciller le boulet de canon dans la sébile suspendue» (id.), où à l’activité paisible et définie de l’un (trier des herbes) répond l’inquiétante étrangeté37 de celle de l’autre, comme si le boulet – de canon – se faisait pure menace, suspendue sur la scène. Boulet, canon, tête de maure, l’écriture prépare lexicalement son Grand Boum38, en même temps qu’elle trame des conjointures entre les deux modèles de panne, l’explosive et la mélangiste – comme dirait Fourier. Car Pécuchet appelle Bouvard – qui ferme alors le robinet de l’alambic, geste fatal – à voir comment sous les couvercles des conserves se sont mêlés les ingrédients, emportés dans le grand mouvement de la décomposition. Finalement, ça pète pour marquer que, déjà, d’emblée, tout de suite, tout s’est confondu, que les règnes distincts ne tiennent pas, que l’air était dans la boîte et regardait la matelote, le veau ou le homard. Il semble bien que l’explosion de l’alambic – outre sa dimension comique, outre la séparation violente qu’elle opère sur tous les objets de la pièce – fasse noise, c’est-à-dire fasse tapage et porte querelle dans l’ordre des distinctions (génériques, organiques), bref dans le principe même de l’ordre, que le roman progressivement dénonce comme processus alambiqué39.   

30Un autre cas de panne impliquant la casse d’une pièce narrative se trouve dans le chapitre 8, celui qui va de la gymnastique au magnétisme, du magnétisme à la philosophie en passant par le spiritisme, de la philosophie au doute radical et douloureux – lequel conduit nos bonshommes, après un écart vers la corde pour se pendre, à la messe de minuit et donc vers un recyclage, une fois encore, du désir et de l’espérance. Une statue de Saint-Pierre, achetée au temps de l’archéologie40 et demeurée dans le muséum désinvesti, un Saint-Pierre, donc, décontextualisé41, devient obstacle pour Bouvard et Pécuchet, au cours de la crise qui sanctionne l’expérience philosophique.  

31La crise couve, les symptômes sont là : « ils étaient las des philosophes. Tant de systèmes vous embrouille ». Se dégageant alors (croient-ils) de la métaphysique – « On peut vivre sans elle» (p. 289) –, ils retournent vers leur jardin, laissé en friche ; mais la méditation leur tombe dessus sans crier gare, « et la métaphysique revenait […] à propos de la pluie ou du soleil, d’un gravier dans leur soulier…» (p. 290). Mais la crise se corse, la panne est proche : 

Ils commençaient des raisonnements sur une base solide. Elle croulait ; – et tout à coup plus d’idée, – comme une mouche s’envole, dès qu’on veut la saisir (id.).

32À l’acmé du trouble, quand Pécuchet « s’écri[e] la tête dans les mains – "Oh! le doute! le doute!" », que Bouvard « en per[d] la boule» et que le connaissable échappe, Flaubert nous rejoue le mythe de la caverne, avec Saint-Pierre en guest star : Bouvard et Pécuchet s’efforcent à penser, dans la « tristesse de la nuit », le vent battant les carreaux ; la statue est là…  

Bouvard, de temps à autre, allait jusqu’au bout de l’appartement, puis revenait. Les flambeaux et les bassines contre les murs posaient sur le sol des ombres obliques ; et le saint Pierre, vu de profil, étalait au plafond la silhouette de son nez, pareille à un monstrueux cor de chasse. (p. 291)

33Alors, s’étant cogné l’orteil à ce résidu de muséum dont l’ombre projetée semblait désigner le caractère insaisissable de l’Idée, Bouvard aidé de Pécuchet balance le saint Pierre par la fenêtre – « et le lendemain, ils le trouvèrent cassé en douze morceaux »… dans « l’ancien trou aux composts» (id.). Ce qui est cassé, de façon moins explosive que l’alambic, ne s’en trouve pas moins ressaisi par la logique, centrale dans le roman, du compost – décomposition qui mélange, brouille, fusionne, mixe… Remarquons que c’est lors « d’une dispute sur la monade» que Bouvard se cogne au saint Pierre : c’est, à prendre monade étymologiquement, la question de l’unité qui engage la casse et le compostage. Et c’est ainsi que la notion d’Idée, avec celle d’unité, finit noyée dans le trou aux matières… Au chapitre suivant, lorsque les personnages seront séduits par la religion, Pécuchet regardera avec regret « l’ancienne fosse aux composts où l’on reconnaissait la tiare, une sandale, un bout d’oreille» (p. 309) : encombrant empêcheur de philosopher en rond, incarnation, dans le périmètre philosophique, de son contraire, la foi, saint Pierre est finalement empêché de jouer son rôle de saint majeur dans le périmètre religieux qui s’ouvre aux bonshommes : la statue – celle d’une figure d’autorité paradoxale42 – est finalement toujours déjà inopérante, criarde et laide43 dans le muséum, embêtant coco44 durant la phase métaphysique, enfin manquante quand il la faudrait présente pour asseoir la religiosité des héros (« comme il aurait fait bien dans le vestibule!» (p. 309)). En somme, toujours un peu en panne, avant de finir à la casse…  

34Le récit s’arrange pourtant de la panne, par la convocation de formes substitutives – à défaut de Pierre, ils ont « une crèche remplie de foin et une cathédrale de liège », « un saint Jean-Baptiste en cire» et « une sainte Vierge en manteau d’azur et couronnée d’étoiles» (id.). Car la panne est moins arrêt que bifurcation, transformation.  

Dominante compost

35Finalement, la panne signale un processus, une dynamique à l’œuvre dans le roman et dans la réalité : la vie, la nature, l’art se soustraient incessamment à la classification, à la discrimination, à l’étanchéité des règnes et des formes. Vouloir classer, ranger, ordonner (aux deux sens du terme), c’est risquer le court-circuit, l’aporie. « Où est la règle alors?» demande Pécuchet dépité par ses échecs agricoles, et ouvrant grand les perspectives de la vanité de toute espérance – « Et quel espoir avons-nous d’aucun succès ou bénéfice?» ; « L’arboriculture pourrait bien être une blague? – Comme l’agronomie! répliqua Bouvard» (p. 90). Ce qui est ceci ou cela en fonction de règles ne parvient pas à s’établir autrement que de manière théorique (« ce qui est système pour l’un est pour l’autre un étage, pour un troisième une simple assise» (p. 138), en géologie) ou dogmatique (« "Expliquez-moi la Trinité!" dit Bouvard […]  "Adorons sans comprendre" dit le curé» (p. 321)), le récit mettant ainsi en panne la définition – ce à quoi répondrait comiquement le Dictionnaire des idées reçues… L’on pourrait de ce point de vue considérer le passage sur l’esthétique, où Bouvard et Pécuchet se cognent la tête et s’échauffent la bile45 aux tentatives de compréhension de l’esthétique, ballottés entre la déclinaison péremptoire des définitions du beau – « la géométrie est belle », « on ne peut nier que la mort de Socrate ne soit belle », « la beauté du chien consiste dans son odorat », « un cochon ne saurait être beau» (p. 205) – et la tautologie sur laquelle trois fois ils s’échouent  « le beau est le beau », « le goût c’est le goût », « cependant les maîtres sont les maîtres!» (p. 206 et 207), – la troisième occurrence articulant une protestation désespérée pour l’existence de maîtres. Or, dans le Dictionnaire, à défaut de Beau, d’Esthétique ou de Sublime, l’on trouve l’article Artistes : « Tous farceurs» – il s’agit d’y contourner et retourner l’impossible définition de l’art, déplacée et apprêtée sur le mode de la farce.  

36Dans le règne de la nature, ça dysfonctionne tout autant : les sangsues dans leur bocal n’en font qu’à leur tête, chacune contredisant sa voisine et l’atmosphère, au lieu de régler son mouvement sur ses semblables et la météo46 ; les nuages, eux, changent de formes « avant que Bouvard et Pécuchet eussent trouvé les noms» (id.), et un sophora-japonica au jardin « demeurait immuable, sans dépérir, ni sans pousser» (p. 79). Tandis que de temps en temps des monstres révèlent tranquillement les limites de la norme et l’inventivité du vivant, qui trouble, défait et recompose les formes.  

37C’est ainsi que, quand rien ne prend au jardin (« la couche fourmilla de larves », « les boutures ne reprirent pas ; les greffes se décollèrent », « il manqua les brocolis, les aubergines, les navets» (p. 78)), voilà qu’un chou s’épanouit, « finit par être prodigieux, et absolument incomestible. N’importe! Pécuchet fut content de posséder un monstre» (id.). Les melons, dont on se souvient que les espèces avaient été cultivées trop près les unes des autres, appartiennent eux aussi à la famille des monstres – « les sucrins s’étaient confondus avec les maraîchers, le gros Portugal avec le grand Mogol – et le voisinage des pommes d’amour complétant l’anarchie, il en était résulté d’abominables mulets qui avaient le goût de citrouilles» (p. 79) ; l’hybridation biologique, résultat du compost involontaire opéré du côté des melons, se fait sur fond d’images cocasses et de carambolage lexical et sonore. Plus tard, engagés dans leurs études médicales, Bouvard et Pécuchet se jettent sur les ouvrages prêtés par le docteur Vaucorbeil pour y prendre en note « les exemples d’accouchement, de longévité, d’obésité et de constipation extraordinaires, [s’extasiant devant] le Piémontais qui allait à la garde-robe tous les vingt jours, [ou] cet ancien maire d’Angoulême dont le nez pesait trois livres!» (p. 110)  Plus sérieusement, au chapitre 8, contre la partition morale défendue par les notables47, Bouvard défend les monstres : « Pourquoi monstres? Quand il naît un aveugle, un idiot, un homicide, cela nous paraît du désordre, comme si l’ordre nous était connu, comme si la nature agissait pour une fin!» (id).

38Le monstre défait les frontières, se joue des définitions et de la différenciation, interroge « l’ordre », qu’il révèle comme possible, non comme norme. Il faudrait à ce propos rappeler la lettre à Louise Colet du 12 juillet 1853, où Flaubert philosophe sur un violent orage de grêle :

Tu auras appris par les journaux, sans doute, la soignée grêle qui est tombée sur Rouen et alentours samedi dernier. Désastre général, récoltes manquées, tous les carreaux des bourgeois cassés  […]

Ce n'est pas sans un certain plaisir que j'ai contemplé mes espaliers détruits, toutes mes fleurs hachées en morceaux, le potager sens dessus dessous. En contemplant tous ces petits arrangements factices de l'homme que cinq minutes de la nature ont suffi pour bousculer, j'admirais le vrai ordre se rétablissant dans le faux ordre. Ces choses tourmentées par nous, arbres taillés, fleurs qui poussent où elles ne veulent pas, légumes d'autres pays, ont eu dans cette rebuffade atmosphérique une sorte de revanche. Il y a là un caractère de grande farce qui nous enfonce. Y a-t-il rien de plus bête que des cloches à melon? Aussi ces pauvres cloches à melon en ont vu de belles! Ah! ah! cette nature sur le dos de laquelle on monte et qu'on exploite si impitoyablement, qu'on enlaidit avec tant d'aplomb, que l'on méprise par de si beaux discours, à quelles fantaisies peu utilitaires elle s'abandonne quand la tentation lui en prend! Cela est bon. On croit un peu trop généralement que le soleil n'a d'autre but ici-bas que de faire pousser les choux. Il faut replacer de temps à autres le bon Dieu sur son piédestal. Aussi se charge-t-il de nous le rappeler en nous envoyant par-ci par-là quelque peste, choléra, bouleversement inattendu et autres manifestations de la Règle, à savoir le Mal – contingent qui n'est peut-être pas le Bien – nécessaire, mais qui est l'être enfin : chose que les hommes voués au néant comprennent peu.

39La panne dans Bouvard et Pécuchet dit incessamment un autre ordre, qui nous échappe et nous enfonce : la panne est philosophie. Cet autre ordre, cette autre scène sur laquelle le désir n’est plus de maîtrise mais d’abandon (ne pas tailler ni diriger48 ; ne pas classer ni ranger, mais laisser aller à sauts et gambades49) se rend visible ponctuellement dans le récit, dans des temps morts de la fuite en avant – moments de déprise, de passivité, épiphanies paradoxales50 – avant de devenir la scène du second volume. Voici quelques-unes des étapes de la préparation de cette scène, qui est la scène sceptique où l’on observe et réfléchit, sans rien affirmer : « Les ressorts de la vie nous sont cachés» (p. 123), subodore un Bouvard en panne sur la médecine, avant de généraliser, un peu plus tard – « la science est faite suivant les données fournies par un coin de l’étendue. Peut-être ne convient-elle pas à tout le reste qu’on ignore, qui est beaucoup plus grand, et qu’on ne peut découvrir.» (p. 128) C’est lui encore qui, après la débâcle géologique, affirme : « tout passe, tout coule. La création est faite d’une matière ondoyante et fugace» (p. 147). La panne est ainsi le marqueur de l’infimité et de l’infirmité de l’homme – « Plus les télescopes seront parfaits et plus les étoiles seront nombreuses », écrivait Flaubert, maître en vanités, à Mlle Leroyer de Chantepie (6 juin 1857). La panne contrariante, répétitive et comique qui accompagne l’odyssée de Bouvard et Pécuchet conduit à cette panne inévitable, essence et finalité de l’être : sa limitation. « Je n’ai jamais compris que cela fût désespérant », ajoutait Flaubert consolateur à l’intention de sa correspondante.

40Pour suspendre ce tour d’horizon du livre des pannes qu’est Bouvard et Pécuchet, je citerai d’abord Auguste Sabatier, théologien et philosophe, entré en correspondance avec Flaubert après la Tentation de saint Antoine et auteur d’un article sur Bouvard et Pécuchet dans le Journal de Genève le 3 avril 1881 : 

Flaubert a écrit à son tour, après tant d’autres, son livre de l’Ecclésiaste en en variant la formule. On nous disait jusqu’à présent : vanité des vanités, tout est vanité ; il répète à son tour : sottise des sottises, tout est sottise ici-bas51.

41Le savoir, l’emprise, la maîtrise : vanités et, comme telles, démontées par le moraliste – c’est ce qu’accomplit Bouvard et Pécuchet. Quant au reste – car il y a un reste, la sottise comme la vanité étant sans fin, et le savoir de la vanité n’exonérant pas de la vie –, il faut en faire œuvre, s’en donner joie. L’Ecclésiaste le dit magnifiquement : 

Et je fais l’éloge de la joie, car il n’y a de bonheur pour l’homme que dans le manger, le boire et le plaisir qu’il prend ; c’est cela qui accompagne son travail aux jours de la vie que Dieu lui donne sous le soleil. […]

Prends la vie avec la femme que tu aimes,

Tous les jours de la vie de vanité que Dieu te donne sous le soleil,

tous les jours de vanité,

car c’est ton lot dans la vie

et dans la peine que tu prends sous le soleil.

Tout ce que ta main trouve à faire, fais-le

tant que tu en as la force, […]52

42S’en donner joie – par ce que la main de copiste trouve à faire : « de temps à autre, ils sourient […] : copier» (388). Je citerai enfin Maupassant, à qui Caroline Commanville, la nièce de Flaubert en charge de publier le roman inachevé, avait demandé d’examiner la possibilité d’une édition du second volume. Le « disciple» conclut de ses trois mois passés à compulser les notes de Flaubert que c’était impossible : sans la liaison apportée par les « morceaux» de récit et de dialogue « remettant en scène les deux commis », « le livre est illisible : il ne forme plus qu’une agglomération, qu’un amas de citations sans ordre, dont le sens échappera très souvent au lecteur53 ».

43Dans l’article du 6 avril 1881 publié dans Le Gaulois, Maupassant, on s’en souvient, évoquait la mort de l’auteur, dévoré par son livre : 

Ainsi qu’il l’avait écrit, il est tombé, un matin, foudroyé par le travail, comme un Titan trop audacieux qui aurait voulu monter trop haut.

Et, puisque je suis dans les comparaisons mythologiques, voici l’image qu’éveille en mon esprit l’histoire de Bouvard et Pécuchet.

J’y revois l’antique fable de Sisyphe : ce sont deux Sisyphes modernes et bourgeois qui tentent sans cesse l’escalade de cette montagne de la science, en poussant devant eux cette pierre de la compréhension qui sans cesse roule et retombe.

Mais eux, à la fin, haletants, découragés, s’arrêtent et, tournant le dos à la montagne, se font un siège de leur rocher54.

44Je suggère pour ma part que, sur l’autre scène, Bouvard et Pécuchet, assis sur la bêtise du monde, sont devenus Sisyphe heureux…