Colloques en ligne

Stéphane Van Damme

Invisibles grandeurs : gouverner le passé et collectionner la ville du XVIIe au XIXe siècles (Londres, Paris, Lyon et Édimbourg)

1 En 1859, le collectionneur et antiquaire, Charles Roach Smith pouvait s’interroger avec amertume sur la difficulté du travail de l’archéologue des capitales européennes :

Dans de telles villes, il est souvent difficile de reconnaître un vestige de l’antiquité. [...] Paris et Londres, les capitales de la Gaule et de la Grande-Bretagne, sont de bonnes illustrations de cette loi. Dans ces deux cas, la population a augmenté pendant des siècles. Malgré des vicissitudes temporaires, leurs situations particulières comme d’autres facteurs les ont maintenues comme centres de la civilisation et du commerce dans leurs pays respectifs ; et elles ont toutes les deux si remuées leur sol, et chaque reliques de l’antiquité, qu’il est rare d’y trouver une ruine ou une relique qui n’a pas été découverte même par le plus lourd des antiquaires ; et la foule industrieuse qui se pressent tous les jours dans les rues, n’a jamais le soucis d’enquêter sur ce qui ne les concerne pas, ou si elle est prompte à s’interroger, elle se résigne au scepticisme ; car tout autour d’elle ne parle que de présent et pas du passé1.

2Ce plaidoyer continue à refléter des préoccupations très actuelles, si l’on suit le constat que dressait l’anthropologue français Daniel Fabre qui dirige une enquête collective sur l’archéologie urbaine dans les grandes villes européennes : « La capitale est toujours écartelée entre le souci d’exposer son histoire et celui de s’inscrire audacieusement dans le futur, entre la fixation muséale et le renouvellement permanent2. »

3 Longtemps limitées à l’analyse des récits de fondation ou des mythes des origines, les recherches sur les usages du passé urbain se sont souvent uniquement concentrées sur la naissance du genre des histoires urbaines, privilégiant ainsi une dimension idéologique, symbolique et éditoriale. De leur côté, les historiens de l’archéologie ont marqué les grandes étapes de l’émergence de ces savoirs de l’Antiquité, mais sans véritablement s’intéresser aux enjeux identitaires3. Contrairement aux archéologies nationales qui ont encouragé un vaste mouvement de réflexion sur les « usages politiques du passé4 », l’archéologie urbaine n’a pas retenu la même attention. Pourtant, la définition des villes globales, des métropoles, des villes mondes s’est accompagnée dans certains cas d’un investissement important des élites urbaines pour établir une économie des grandeurs urbaines fondée sur de nouveaux critères de l’urbanité qui font moins de place à une définition traditionnelle attachée aux murailles, aux privilèges, et à la puissance des institutions urbaines. Désormais comme l’a montré Bernard Lepetit, ces discours accordent plus d’importance à la fonctionnalité de la ville moderne5. Il y a néanmoins un incontestable regain d’intérêt pour les pratiques de l’histoire urbaine. Les recherches de Claire Dolan, de Daniel Roche, de Denis Crouzet sur la France, celles de Peter Clark ou de Rosemary Sweet sur l’Angleterre ont attiré l’attention sur la complexité du genre des histoires urbaines.

4 À un moment où émergent les premières métropoles modernes, où la ville se métamorphose, les élites changent leur manière de mesurer leur grandeur. La nouvelle fonctionnalité de la ville moderne observée par Bernard Lepetit a une traduction bien réelle dans cette production historiographique. Bien que tournées vers l’avenir les grandes villes dans le sillage de la Révolution Française, n’abandonnent pas une instrumentalisation de leur histoire et une réflexion sur les traces de leur grandeur. Quel est le rôle joué par les savoirs dans ce nouvel imaginaire urbain ? S’appuyant sur les savoirs de l’archéologie, ces métropoles inventent au cours du XIXe siècle la notion de « patrimoine monumental public » conduisant à la création des Musées historiques de ville.

5 À partir de quatre exemples de métropoles françaises et britanniques, Londres, Édimbourg, Lyon et Paris, on souhaiterait comprendre à travers la trajectoire des pratiques antiquaires et de l’écriture du passé urbain, le passage d’un régime de justification de la grandeur urbaine qui repose sur une valorisation de l’appartenance locale, de la célébration de l’autochtonie à un régime de représentation qui revendique une dimension métropolitaine. Au point de départ de cette enquête, on fait l’hypothèse que ces deux régimes de justification ne renvoient pas uniquement à deux discours sur la ville, à deux formes d’assignation identitaire radicalement différentes, mais obéissent aussi à des économies de savoirs propres. Le premier régime est fondé sur des pratiques textuelles, sur un art du commentaire, et de la philologie. Le passé urbain est d’abord considéré comme un texte. Dès la fin du XVIIe siècle, les preuves matérielles, les techniques de visibilité transforment les conditions de la passion urbaine. Au travail de commentaire tourné vers la célébration se substitue l’exercice de la comparaison, de la classification qui constitue autant d’épreuves de la grandeur métropolitaine. Dans ce cadre, la mise au jour de chantiers archéologiques, la constitution des corpus, des collections d’objets et de bibliothèques, ainsi qu’à la production d’artéfacts graphiques (cartes, dessins, etc.) deviennent déterminantes. Elles solidifient peu à peu et rendent visible un domaine intellectuel de recherche en même temps qu’elles confortent un nouvel imaginaire de la ville où le sol, l’appartenance, l’enracinement identitaire deviennent problématiques à mesure que les échanges s’intensifient et que les métropoles s’élargissent.

6 En premier lieu, on partira d’une donnée massive qui est la publication grandissante des histoires urbaines en France et en GB. Ce phénomène éditorial a déjà bien étudié par Claire Dolan pour la France6 et Rosemary Sweet pour l’Angleterre7, mais pris comme un tout sans véritable distinction de l’échelle métropolitaine. Ces entreprises éditoriales s’inscrivaient dans un processus de monumentalisation de la ville classique. À l’ordonnancement des entrées royales et des cérémonies urbaines désormais scrupuleusement établies, répondait la publication de ces « monuments » de papiers.

7 En premier lieu, il convient de situer rapidement cette croissance éditoriale. Le corpus est constitué de 47 titres pour le seul XVIIIe siècle. Plusieurs éléments caractérisent l’ensemble. En premier lieu, on peut relever que la majorité des histoires métropolitaines date du XVIIIe siècle. Elle est dans le cas de Londres liée à l’essor de la population urbaine selon Rosemary Sweet. Le XVIIIe est une période de surgissement des sciences de la population à Londres comme à Paris, l’arithmétique politique est très importante. On cherche à mesurer l’essor de la population, à produire des chiffres à partir des enquêtes paroissiales. Il y a cependant entre les quatre villes des décalages qui correspondent à des contextes locaux : à Lyon, par exemple, le boom de l’édition historique se situe plutôt dans la seconde moitié du XVIIe siècle, à un moment de refondation du centre-ville. En second lieu, les histoires métropolitaines sont composées d’une histoire civile et d’une histoire religieuse. On trouve des tentatives pour publier des histoires totales : à Lyon en 1696, le jésuite C.F. Ménestrier s’y essaie. Le titre d’histoire métropolitaine désigne alors l’histoire de l’église métropolitaine. En troisième lieu, on ne peut pas seulement se limiter au corpus des histoires urbaines, mais il faut pour situer ce moment éditorial prendre en compte l’ensemble des genres urbains : description de ville, guides de voyage, almanachs, dictionnaires historiques de ville, dissertation académique. L’ensemble de ces genres délimite les pratiques historiographiques de l’histoire métropolitaine, et non les seules histoires. Ainsi à Paris, les éditeurs sont sensibles à publier des familles de textes. À Paris, l’essor exceptionnel de l’histoire urbaine témoigne d’autres enjeux. Au XVIIIe siècle, on voit apparaître de grandes entreprises éditoriales qui témoignent d’une reconnaissance de l’histoire de Paris. Henri Sauval publie en 1724 son Histoire et recherche des Antiquités de la ville de Paris8. L’abbé Lebœuf écrit en 1754 – 1758  une Histoire de la Ville et de tout le diocèse de Paris. Ainsi Pierre-Thomas-Nicolas Hurtaut (1719 – 1791) et Magny, ancien commis des fermes du roi publie en 1779 leur Dictionnaire historique de la ville de Paris et de ses environs. En 1780–1781, est édité par F.-N. Martinet à Paris son Histoire de Paris et description de ses plus beaux monuments, qui comportent des frontispices gravés, et renvoie au genre de « l’histoire civile, ecclésiastique, physique et littéraire de Paris ». L’auteur en est J.-Ch. Poncelin de La Roche-Tilhac. Ce type d’ouvrage est très proche du genre des Descriptions. En 1742, Jean-Aymar Piganiol de La Force avait publié une Description de Paris, de Versailles, de Marly, de Meudon, de Saint-Cloud.

8 Enfin, il faut aussi s’interroger sur le poids relatif des histoires paroissiales. Elles constituent un pôle important de cet ensemble. À Londres, Robert Wilkinson publia ses Antiques remains, from the parish church of Saint Martin Outwich, en 1797 qui décrit ainsi l’ancienneté de la paroisse de Londres :

This Parish is a Rectory, in the Diocese and Archdeaconry of London ; it is in the Gift of the Merchant Taylor’s Company, containing the South Sea House and twelve Dwellings on the North Side of Threadneedle Street, with merchant Taylors Hall...This Parish appears to be very ancient, for in the taxation (made by the order of Pope Nicholas) of all Benefices and other Ecclesiastical Possessions throughout England in 19 Edward I.

9Il cite un ancient manuscrit du British Museum. L’auteur finit par une table des donateurs et des recteurs de la paroisse. Les gravures sur l’église, la carte de la paroisse, la série d’inscriptions complètent le livre.

10 Quant on examine la liste de ces historiens urbains, on est frappé par l’importance des amateurs et des érudits locaux. À Paris comme à Lyon, la diversité des genres et des supports entraîne une mobilisation importante des auteurs et des libraires-imprimeurs autour de ces questions. Elle doit aussi sa réussite à une politique de rétribution des auteurs d’histoire par les pouvoirs urbains civils ou religieux. Ainsi, à Lyon, les investissements du consulat9 témoignent du rôle de l’histoire dans la formation d’une identité urbaine au moment même où les pouvoirs réels du corps de ville sont contestés par les agents de l’État absolu10. On a déjà vu la conjonction entre les efforts consentis par le corps de ville pour embellir l’espace urbain, et le financement des éditions de ces histoires. Entre 1656 et 1696, les registres des actes consulaires ont consigné les noms de seize écrivains récompensés, dont treize jésuites, pour un total de quarante-deux mentions d’artistes ou d’auteurs. Ces rétributions sont régulières entre 1656 et 1671, puis on note un arrêt brutal et une reprise dans la dernière décennie du siècle. Au siècle suivant seule la mention du P. de Colonia en 1730 manifeste la survie de ce type de mécénat. On doit aux écrivains jésuites du principal collège de la ville d’avoir captés le monopole de l’écriture de l’histoire de la capitale des Gaules. Le collège de la Trinité constitue un véritable atelier de fabrication de la grandeur lyonnaise. Fabrication qui emprunte une grande diversité de supports : affiche, harangue, pièce de théâtre, dissertations érudites lues à l’Académie au XVIIIe siècle, ou encore travaux antiquaires publiés ou restés manuscrits. L’irruption du genre éditorial de l’histoire urbaine prend sens à l’intérieur de cet ensemble de pratiques diverses d’écriture de l’histoire de la ville. En 1662, le P. Théophile Raynaud donne au public son Histoire des martyrs de Lyon, tandis que Saint-Aubin publiait son Histoire de l’Église de Lyon. En 1666, le collège jésuite s’illustre par la publication en 1666 d’un livre écrit à quatre mains : L’histoire de la ville de Lyon du P. de Saint-Aubin, achevée et préfacée par le jeune Claude-François Ménestrier. En 1669, ce dernier ajoute un Éloge historique de la ville de Lyon qui n’est pas selon l’auteur une histoire. Deux décennies plus tard, en 1696, le P. Ménestrier met sous presse son Histoire consulaire de la ville de Lyon, qui aurait dû être complétée par un second volet sur l’Eglise de Lyon resté manuscrit. En 1728 et 1730, avec l’Histoire littéraire de la ville de Lyon, le P. Dominique de Colonia achève la contribution de près d’un siècle des jésuites à l’écriture historiographique du passé urbain. À Londres, William Maitland (1693–1757) après avoir été marchand de cheveu, et avoir voyagé en Suède, au Danemark, et en Allemagne, s’installe à Londres, et s’intéresse aux antiquités. Il publie en 1739, une History of London, puis une History of Edinburgh (1753), et diverses histoires nationales du Pays de Galles, de l’Écosse, etc.

11 Au-delà de ces auteurs isolés ou faisant partie des ordres religieux, on note progressivement un investissement important des sociétés savantes et des académies pour l’histoire locale. À Lyon, la création de l’Académie entre 1700 et 1724 est fondée sur l’appropriation du passé urbain par des non-ecclésiastiques. L’avocat Claude Brossette publie en 1704 une histoire abrégée de la ville de Lyon. À Londres, le rôle joué par la Royal Society et la Society of Antiquaries est important. À Édimbourg, la Society of Antiquaries of Scotland fondée en 1780 « for the investigation of the antiquities and history of Scotland », publie son premier volume en 1792. Néanmoins, le premier volume des Transactions of Society of Antiquaries of Scotland en 1792 contient un seul article sur Édimbourg, l’histoire y est avant tout nationale11.

12 Concernant le genre des histoires métropolitaines, il faut enfin s’interroger sur l’articulation entre l’ordre urbain et l’ordre des livres, entre la physique de la ville et la monumentalité textuelle. Plusieurs éléments sont ici intéressants à relever.

13 D’abord, l’usage des grands formats comme celui de l’image sous la forme d’illustration, de figures ou de cartes, confère une solennité à ces objets. En 1788, Hugo Arnot fait de la présence des images et des vues d’Édimbourg un argument publicitaire : « embellished with Twenty Engravings of Public Buildings and Views, and an Elegant and Correct Plan of the City12. » En 1791, Joan Thomas Smith publie un livre intitulé Antiquities of London and its environs which is completly devoted to the illustration of London history13. Le livre contient des « views of Houses, Monuments, statues, and other curious remains of Antiquity ; engraved from the original subjects and from original drawings, communicated by several Members of the Society of Antiquaries ».

14 L’astuce éditoriale consiste à proposer des images que l’on peut séparer du livre, et exposer comme des gravures. Ensuite, le projet consiste à mettre ensemble les vestiges des antiquités londoniennes comme la borne milliaire « London stone in Cannon Street », avec les traces monumentales de l’histoire politique de Londres comme les prisons des Lollards. une vue de la bibliothèque fondée en 1429 par Richard Whittington, part of Christ Hospital taken from the Stewards Office, 1765 ; a view of the Archiepiscopal Palace of Lambeth or « the West front of the Mathematical School, 1775, Sir Robert Clayton, Knt Alderman of London », with the following legend : Projected a design of founding a free school for instructing the Children of poorer citizens in mathematical learning & fitting them for sea-service. He acquinted Lord Treasurer Clifford with his purpose, who readily engaged to lay it before King Charles 2. [...)Sir Christopher Wren was the architect, under whose direction the hall and cloister with the other parts of the hospital, which had been damaged by the fire in 1666, were repaired and improved.

15 Enfin, le livre propose encore les témoignages des améliorations apportées par la ville de Londres telle que la « Conduite, près de Bayswater » (« in the parrish of Paddington, stands in a meadow, opposite the north side of Kensington church & the road to Uxbridge: It was erected, and is kept up, by the corporation of London, to preserve a large spring of pure water, which rises at the place, and was formely conveyed by leaden pipes into Cheapside and Cornhill. This water appears to have been granted to the citizens by Gilbert Sandford, 1236 ».)

16 Outre l’attention portée aux formats et aux illustrations, le soin donné à la reliure indique une valeur bibliophilique possible de ces ouvrages. William Creech, l’éditeur de l’History of Edimburgh, laisse ainsi ces instructions : “Directions to the Binder for placing the Plates of Arnot’s History of Edinburgh’. “Directions to the Binder for placing the Plates of Arnot’s History of Edinburgh’. À Lyon, on trouvera aussi au XVIIIe siècle, des indications similaires qui font penser que les livres servaient souvent de présents officiels de la ville.

17 Cette monumentalisation opérée par le livre de prestige est un bon vecteur de pédagogie politique. À Paris, ces ouvrages sont massivement présents dans les bibliothèques des échevins. À Lyon, l’Éloge historique de la ville de Lyon (1709) de l’avocat Claude Brossette est offert à tout nouveau membre du corps urbain.

18 La réflexion sur les origines de la puissance de la Cité encourage une revendication des privilèges. Il faut revenir sur les enjeux et les modalités de ces politiques de l’histoire urbaine. En 1982, dans sa contribution à l’Histoire de la France urbaine, Roger Chartier soulignait l’importance du genre des histoires locales dans la seconde moitié du XVIIe siècle dans le contexte d’un renforcement de la mainmise du pouvoir royal sur la gestion des cités.

19 Dans le genre des éloges de la ville et de ses magistrats, on trouve en 1707 la Chronologie des prévôts des marchands, échevins, procureurs du roi, greffiers14 ; en 1746 Les noms, qualités, armes et blasons de MM. Les conseillers de la ville de Paris15, ou encore en 1762 le recueil les Étrennes historiques et chronologiques de la Ville de Paris16 qui présente des planches avec des portraits gravés, et une table des noms des prévôts des marchands et des échevins. Cette célébration des échevins rejoint la défense des privilèges qui s’enracine aussi dans une pensée juridique en voie de codification. On voit paraître dès le XVIe siècle des recueils d’ordonnances sur la juridiction de la prévôté des marchands (1595) ; des recueils de privilèges donnés par le roi aux bourgeois de Paris, des recueils de chartes des colonels, capitaines (1658). En 1738, Langlois publie un Traité des droits, privilèges et fonctions des conseillers du roi, notaires, gardes notes et gardes scel de sa Majesté au Châtelet de Paris puis en 1740, il publie ses Principes généraux de la coutume de Paris. L’histoire fonde des droits. L’histoire autorise donc la défense et la constitution de corps dans leurs attributs et leurs fonctionnalités17. La participation importante des juristes parmi ces auteurs accompagne l’émergence au XVIIIe siècle d’un droit parisien. À Lyon, l'appui de l'archevêque Camille de Neufville aux pratiques historiennes et érudites est d’abord inscrit dans une stratégie de défense de la grandeur de l’Église lyonnaise. Certains écrivains sont mis à contribution dans les efforts des archevêques et des comtes de Lyon pour défendre le titre de primat contre les autres églises de France18.

20 Ce contrôle et cet investissement des corps de ville dans la gestion du passé urbain tiennent à la volonté d’imposer une pédagogie politique. Ce nouvel ordre urbain est d’autant plus stratégique que la puissance locale est contestée par le pouvoir royal à Paris comme à Lyon.

21 Cette promotion de l'histoire à Lyon doit d’abord beaucoup à l'enseignement dispensé au collège de la Trinité. Non pas qu'elle y soit enseignée en tant que telle, mais agrégée à la rhétorique, elle contribue à propager le goût de l’« Antiquité », notion temporelle vague où l'on inclut souvent le Moyen Âge19. De même l'actualité et les exemples historiques constituent l'essentiel de ces leçons, dont l'enseignement est confié à un professor rhetoricae et historiae. Ainsi les PP. Labbé et de Bussières sont à l'origine de l'introduction de l'histoire dans les cours de rhétorique20. Leurs manuels tel le Pharus Galliae antiquae du Père Labbé ou l'Historiae romanae brevarium, ou encore les Flosculi du Père de Bussières ont une résonance importante. À tel point que l'histoire devient une spécialité du collège de la Trinité. L'histoire locale en particulier est un domaine de prédilection chez ces écrivains. Les examens de rhétorique témoignent de cette évolution. La pénétration d’un univers de références françaises est patente entre la fin des années 1650 et le premier tiers du XVIIIe siècle à Lyon. Elle se concrétise d’abord par une destination du cours qui ne vise pas simplement de manière abstraite le public scolaire, mais s’adresse explicitement à l’honnête homme français. En 1681, pour le P. de Saint-Just, « cette adaptation a toujours été le devoir de tous les maîtres de la rhétorique française21 ». En réalité, la nouveauté consiste à proposer des exemples français. En 1728, l’exercice public proposé au collège de la Trinité porte sur l’histoire de Lyon22 et consacre cet ancrage nouveau de l’héritage rhétorique dans les horizons locaux et provinciaux avec la célébration de la « patrie » lyonnaise.

22 Ils oscillent entre un usage savant en prise directe sur les avancées de l’archéologie et du travail des numismates, et une fonction pédagogique et politique. Les Antiquitez profanes et sacrées de la ville de Lyon23 du P. Dominique de Colonia qui sont publiées en 1701 à l’occasion de la réception du Duc de Bourgogne à Lyon, représentent un point de rencontre entre différentes traditions déjà évoquées. Ce livre est directement issu de la pratique de l’adfixio, comme le rappellent les tableaux reproduits dans la seconde partie de l’ouvrage. Il renvoie au genre des relations de fête éphémère et de cérémonies publiques. Et plus surprenant, il intègre la mode antiquaire particulièrement florissante à la fin du XVIIe siècle à Lyon, avec les différentes campagnes de « fouilles archéologiques ». Ainsi, à côté des éloges, des énigmes, des devises, on trouve des notes sur des inscriptions. Évoquant l’épisode de la défaite d’Albin par Sévère, Colonia écrit : « On voit encore sur la montagne les débris du Palais de Severe. On a trouvé son nom gravé sur un bas-relief qu’on y déterra il y a quelques années24. »

23 Plus loin, retraçant l’événement de l’incendie de Lyon sous l’empereur Néron, il relève cette remarque : «  La Montagne qu’on nomme de Fourvière est remplie des marques et des restes de ce terrible Incendie. On y a trouvé dans la terre des monceaux de charbon, du métal fondu, des vases de Porcelaines brisez, des chambres incrustées de marbre, de jaspe et de serpentine25. »

24 Au XVIIIe siècle, la naissance de l’Académie de Lyon se cristallisera autour de la célébration de ces évènements fondateurs. La célébration de l’appartenance est une donnée essentielle à la valeur des documents retrouvés. Les savoirs historiques se développent à Paris dans le sillage de la redécouverte de l’antiquité des villes et des pratiques archéologiques. En 1778, l’architecte Clérisseau proposait au public un des premiers ouvrages consacrés aux monuments antiques de la Gaule26. Sur un mode moins savant, Jean-Baptiste-Michel Renou de Chevigné dit Jalliot spécule sur l’existence d’un palais sur l’île de la Cité dans ses Recherches critiques, historiques et topographiques sur la ville de Paris parues entre 1772 et 177727. Ce dernier avait participé au débat sur les embellissements de Paris28. Ainsi, Paris n’est donc pas épargné par cette redécouverte de l’antiquité qui saisit l’ensemble des villes et des académies de province. À Rouen29, à Lyon30, à Nîmes, à Avignon, à Toulouse, la curiosité des élites se polarise sur le passé urbain31. Le goût pour l’histoire provinciale ne se traduit pas néanmoins systématiquement par la rédaction d’une histoire de la ville. À Rennes par exemple, les différentes tentatives menées pour entreprendre un tel projet échoueront32.

25 Les histoires métropolitaines sont aussi des vecteurs puissants de célébration de la dimension capitale de ces métropoles. Le discours de comparaison se noue autour de différents enjeux. Un premier type d’enjeu concerne la question des origines des cités. Dans le cas d’Édimbourg, les origines renvoient à l’histoire romaine, et rapidement est liée à l’invasion anglaise. Dans le cas de Lyon, on rappelle évidemment le statut de capitale des Gaules. Si l’antagonisme entre l’Écosse et l’Angleterre travaille la comparaison, il en est de même entre Paris et Lyon. L’ancienneté permet de mettre en perspective un discours actuel sur la grandeur, et de relativiser les hiérarchies.

26 La hiérarchie nationale renverse les leçons de l’histoire en classant et déclassant les différentes métropoles. Dans son History of Edinburgh, Arnot situe ses arguments à une échelle nationale :

The affairs of a kingdom, and of its capital, are so closely interwoven, that, in a history of the latter, to connect or separate with propriety their respective affairs, requires nice discernment. In admitting or rejecting from this work a detail of national occurrences, I have been influenced by a joint consideration of their connection with the capital, of their intrinsick importance, and of their having been faintly described by former writers, or exhibited in a point of view inconsistent with historical justice.

27 En 1753, William Maitland se montre aussi désireux d’inscrire son histoire d’Édimbourg dans le cadre d’une histoire de l’intégration de l’Écosse à l’Union33. En dédicant son livre au roi George, ses intentions politiques sont claires : “As his Majesty, your Royal Highness Royal Grand father, was most graciously pleased, to do me the Honour to accept of the Dedication of my History of London, the capital City of the Southern Part of Britain.” Le livre est écrit pour “for the Incouragement and Propagation of Knowledge in the Highlands and Islands of Scotland”; and addressed to “loyal and grateful Britons”. En 1756, Walter Harris dans son History and Antiquities of the City of Dublin, commence lui aussi son histoire par ce constat :

An introduction to an acquaintance with the original and progress of this great metropolis cannot, we think, fail of being acceptable to every inquisitive reader, but must prove the source of uncommon satisfaction to the patriot native : when he is informed of and reflects on the many alterations in the face of things and places, the vast improvements and enlargements, most of them the work of less than a single century, we may with exact propriety apply the words of the poete to the amazed and delighted citizen [...]34.

28 Dans cette perspective, le récit des origines se double d’une réflexion sur les origines ethniques et sur l’étymologie du nom de la ville. Le chapitre II qui porte sur les « Mannières des ancients Scots » cherche à contrebalancer la lecture proposée par Arnot d’un peuple sans politesse. Le récit ethnographique est pur exemple de l’interprétation stadialiste.

29 Enfin, un dernier jeu de comparaison concerne la dimension européenne. Nous pouvons trouver maints exemples de ces parallèles des grandes capitales depuis le XVIIe siècle. Par exemple, James Howell publie en 1657 son Londinopolis, comparant Londres à Constantinople, à Florence et à Paris, affirmant que Londres « n’est pas inférieure à ces villes ». Le genre du parallèle a ainsi une longue tradition, bien avant Louis-Sébastien Mercier.

30 Fonder la puissance métropolitaine par le rappel du droit et des privilèges ne suffit plus. La monumentalité du livre doit aussi s’entendre comme une représentation de l’espace urbain où les secrets impénétrables de la puissance de la ville affleurent à sa surface même. Cet imaginaire de la trace s’accompagne d’une valorisation de la matérialité des preuves historiques. Les historiens érudits à la suite de la révolution diplomatique de Mabillon ont semblé très sensibles à cette matérialité de la trace du pouvoir du corps de ville. L’histoire, mode de connaissance devient le vecteur de la découverte d’une vérité sur la ville. Il faut dès lors s’interroger sur cette fabrique de la « vérité » urbaine, sur les mécanismes qui sont élaborés pour faire exister ces êtres singuliers que sont les métropoles ou les capitales en s’appuyant sur les traces de leurs passés.

31 L’identité urbaine ne se paie plus simplement de mots, mais se mesure à la quantité d’objets, de traces que l’on retrouve. Ici les citations, les indices textuels ne suffisent plus. À Paris comme à Lyon, les pratiques antiquaires de rassemblement, de collecte des restes du passé glorieux des métropoles visent à établir un régime matériel de la preuve. Il faut pouvoir rendre visible cette ancienneté de la métropole. Les savants s’emploient ainsi à rehausser la preuve archéologique au détriment de la preuve textuelle. Il faut dans cette dernière partie tenter de comprendre la nouvelle économie des savoirs qui se met en place et qui voit la valorisation des objets, des artéfacts, des technologies graphiques qui confortent une traçabilité des « chantiers » de fouilles à l’invention des musées de ville. Cette prévalence de l’objet, de la preuve matérielle se fait au détriment de la seule philologie et de l’art du commentaire. La redécouverte de Lutèce anime le travail des érudits parisiens. Gilles Corrozet au XVIe siècle avait déjà proposé de revenir aux sources latines pour saisir l’histoire de la présence romaine. Il faut néanmoins attendre l’avocat au Parlement Henri Sauval (1623–1676) pour voir apparaître un véritable savoir antiquaire sur Paris. Dans son Histoire et recherches des antiquités de la ville de Paris publié à titre posthume en 1724, Sauval y croise les ressources de la philologie, de la numismatique et des découvertes issues des « fouilles ». L’éditeur précise même pour souligner l’originalité de la démarche qu’il :

a puisé ses recherches, tant dans les Chartes de l’Hotel de Ville, de la Chambre du Trésor des Chartes, des Registres du Parlement, que dans les Titres de Notre Dame, de la Sainte Chapelle, de Sainte Geneviève, des Manuscrits de Saint Victor, il n’y a guère d’archives et de Cartulaires, ni de titres publics et domestiques qu’il n’ait dépouillés ; aussi s’est-il trouvé en état de donner l’Époque et les Preuves de tous les faits qu’il avance35.

32 Il accompagne son texte des preuves des antiquités de la ville de Paris qu’il croise avec les sources écrites : César ; Strabon, Ammian Marcellin, l’empereur Julian. Mais véritablement Sauval innove en commentant les découvertes archéologiques de 1651 et 1654. Ainsi, par exemple, en 1711 le monde érudit se passionne pour la trouvaille du pilier des Nautes ; c’est-à-dire de cinq blocs de pierre retrouvés dans le chœur de Nôtre-Dame présentant une dédicace d’une corporation contrôlant le trafic du fleuve, les Nautes , à l’Empereur Tibère36.

33 La valorisation de la trace est une donnée essentielle de cette épistémologie des savoirs urbains. Le livre d’histoire doit aussi s’entendre comme une représentation de l’espace urbain où les secrets impénétrables de la puissance de la ville affleurent à sa surface même. Les historiens sont très sensibles à cette matérialité de la trace du pouvoir consulaire. L’histoire, mode de connaissance devient le vecteur de la découverte d’une vérité sur la ville37. Le P. Ménestrier reste fasciné par cette fonction nouvelle du travail de l’historien. L’identité urbaine ou provinciale ne se paie plus simplement de mots, mais se mesure à la quantité d’objets, de traces que l’on retrouve. À la fin de sa vie il évoque ainsi son parcours d’historien de Lyon :

Je n’ay rien à me reprocher sur les soins que j’ai pu donner pour l’exécution de mon dessein, que j’ai examiné près de quarante ans, ayant lu pendant ce tems tous les historiens qui ont écrit de la ville ou de l’Église de Lyon, cherché des mémoires de tous cotes dans les archives, cartulaires, bibliothèques, Protocoles de notaires, relations, manuscrits, registres des parlements, et des chambres des Comptes, dans les procès-verbaux, factums, chroniques, lettres, Journaux, légendes des Saints, Bréviaires, Rituels, obituaires, calendriers, poésies, vaudevilles, placards, monnoyes, médailles, jettons, peintures, tapisseries, tombeaux, épitaphes, blasons, inscriptions, baux des ouvrages publics, inventaires des meubles des Églises, Verrières, ordonnances de police, status de confréries, règlemens pour les artisans, manufactures , cartes des dépenses publiques, et ablissements de divers bureaux, rolles de révisions des feux, impositions, subsides, reparations de murailles, ponts, chaussées, ports, places publiques, allignement, etc.38

34 Pour autant, cette vérité sur la ville ne va pas de soi, elle est le résultat d’une longue chaîne de négociation et de validation des énoncés historiques. La preuve historique doit acquérir une solidité, une robustesse. Ces découvertes doivent subir les critiques de la communauté savante pou être acceptées. La dimension polémique et la controverse sont utilisées pour mettre à l’épreuve cette réalité. La République des Lettres se saisira de cette inscription pour développer toutes sortes d’interprétations : Leibniz, Baudelot de Dairval ou encore Dom Félibien dans sa Dissertation sur les antiquités celtiques en 1725 y participent. Le passé parisien devient alors un objet de spéculations internationales :

En travaillant dans le Chœur de Notre-Dame en 1711, pour faire un Caveau destine a la Sepulture des Archeveques, on fut tres-surpris de rencontrer dans la fouille plusieurs gros quartiers de pierres quarrees, ornees de Bas-reliefs. Presque tous les Antiquaires se reveillerent a cette decouverte, et se haterent d’expliquer ces Monumens ; mais leurs Sentimens, comme il arrive d’ordinaire furent tres-partages. Le P. Montfaucon, qui me paroit avoir le plus approche de la verite, croit que les Bas-reliefs representent d’anciennes Divinites Romaines. On peut voir dans les memoires de l’Academie des Belles-Lettres la gravure de ces morceaux, donnee par Mrs Mautour et Baudelot, et l’on trouvera les explications aussi differentes que leurs Desseins. Mais pour avoir une idée Claire, nette, precise et plus vraisemblable de ces Antiquites, on peut consulter la Dissertation de M. le Roi, inseree au commencement de l’Histoire de Paris, par Dom Felibien ; elle m’a paru preferable a tout ce que les Autres Auteurs ont ecrits sur le meme sujet. Ce petit Ouvrage a pour titre : Dissertation sur les Monuments Celtiques. M. Le Roi critique egalement Mrs Leibnitz, Mautour et Baudelot. Il rend raison des differentes Divinites : il explique le Monument en lui-meme, et fait comprendre quels etoient les Nautae Parisiaci39.

35 La description de Caylus est très intéressante car elle montre l’importance de la controverse comme mécanisme de captation. L’apparition et la justification des « antiquités de Paris » dépend de cette capacité à susciter l’interprétation et le débat. La complexité de l’objet rend difficile toute explication évidente, et permet des interprétations multiples et contradictoires.

36 Pour faire tenir cette réalité nouvelle qu’est le Paris « romain », les érudits vont multiplier les dispositifs intellectuels qui visent à rendre visible cette représentation. Plusieurs opérations sont mobilisées : cartes, croquis, recueils sont utilisés pour mettre à jour le Paris de l’Antiquité, le faire apparaître derrière le Paris du XVIIIe siècle. Ainsi, le comte de Caylus (1692–1765) publie deux dessins en coupes des thermes de Cluny dans son Recueil d’antiquités égyptiennes, étrusques, grecques et romaines en 1756 qui passe pour un des ouvrages majeurs de codification des pratiques archéologiques françaises à partir du modèle des fouilles italiennes40. Le discours qui accompagne ces descriptions des « restes » de la Lutèce antique, justifie le silence des sources antiques trop obnubilées par le centre romain :

“ Les anciens écrivains ne donnent point une idée fort relevée des Romains établis à Paris. On ne les croiraient point ; sur leur témoignage, aussi puissants qu’ils doivent l’avoir été, à en juger d’après les monuments que je vais produire ? Mais c’est en rassemblant des passages épars, en méditant sur l’Histoire, en examinant les restes précieux de l’Antiquité qu’on parvient à connaître la grandeur d’un peuple, trop éloigné de Rome, pour avoir occupé les historiens, et peu connu, parce qu’il ne s’est point distingué par de grandes entreprises, ou par de grands crimes41. ” C’est par l’inventaire de ces “ restes ” que la puissance parisienne peut surmonter l’absence d’une présence massive dans les sources écrites.

37 On retrouve alors ce rapport à l’histoire dans la formulation de l’urbanité à l’aube des Lumières, qui s’appuie sur la fondation d’une mémoire collective durablement établie par l’inventaire des richesses locales42. Caylus attache une grande importance à la réalisation de ces dessins, et consulte les ingénieurs des Ponts et Chaussées. Cette confusion entre défense des privilèges et promotion de l’histoire urbaine permet ainsi l’éclosion d’un savoir archéologique local, et donc de mobiliser l’érudition parisienne aux élites locales. Il autorise un rapatriement des pratiques archéologiques des sites prestigieux de l’Italie méridionale vers des antiquités nationales43. En 1799, Pierre Legrand d’Aussy (1737–1800) va jouer un rôle déterminant dans la reconnaissance de Paris comme centre du patrimoine national44.

38 Enfin, il convient peut-être d’ajouter un épilogue à cette histoire, et d’essayer de comprendre la phase d’institutionnalisation de l’archéologie urbaine à l’intérieur des capitales, institutionnalisation qui s’incarne dans la création des musées de ville.

39 En 1807, à l’occasion de fouilles dans le jardin du Luxembourg, Claude-Madeleine Grivaud de la Vincelle relance l’intérêt pour les antiquités et s’inscrit clairement dans une revendication de la grandeur parisienne45. Dès lors, les nouveaux aménagements urbains vont donner aux ingénieurs de la ville une place prépondérante dans cette exhumation : Jean-Baptiste-Prosper Jollois (1776–1842) présente l’ensemble de ses recherches à l’Académie des inscriptions en184346 ; puis Théodore Vacquer (1820–1899) à partir des années 1850 va dominer l’ensemble des fouilles, en particulier autour des arènes de Lutèce47. Les traces archéologiques ont pour fonction de combler le silence des sources écrites sur Lutèce. La trajectoire parisienne conduira dans la seconde moitié du XIXe siècle à la création de la Société historique de Paris en 187448, à la constitution de la commission du Vieux Paris en 1897 et d’un service historique de la ville49. Dans le même temps, le musée Carnavalet consacré à l’histoire de la capitale, fut ouvert au public en 1880. À travers son département archéologique, il a accumulé sur plus d’un siècle les résultats des fouilles et s’est développé grâce aux donations des collectionneurs parisiens.

40 À Londres, dans le sillage de la croissance de la ville, les percements révèlent un passé romain et médiéval. La constitution de collections représente probablement une piste importante pour saisir cette émergence d’une communauté d’amateurs des antiquités urbaines. Au XVIIIe siècle déjà, la figure de l’antiquaire, Richard Gough (1735–1809) avait donné une première impulsion aux pratiques antiquaires50. Il constitue une vaste bibliothèque topographique et archéologique, composée de livres, de dessins, de cartes, aujourd’hui conservée à Oxford, sous le titre de « London Topography ». En 1826, la Corporation of London se résout à examiner le projet d’établissement d’un musée51. La création du Guildhall Museum est liée à la mise en place d’une bibliothèque de la ville, décision prise en avril 1824. Dès 1829, le bibliothécaire William Herbert commença à rassembler des antiquités venant des excavations et des donations. Manuscrits, fragments, objets de toutes tailles s’amoncèlent à la bibliothèque dans une petite pièce. Ce n’est qu’après 1840, et la multiplication des travaux publics que la nécessité de préserver ces antiquités romaines se fait jour. Cette prise de conscience encourage Charles Roach Smith (1806–1890) à faire des demandes répétées auprès de la Corporation of London. Ce dernier incarne parfaitement cette figure de l’amateur antiquaire. Après avoir été pharmacien à Chichester, il déménage à Londres vers 1828, et ouvre un nouveau commerce à Lothbury en 1832. Il entreprend alors une vaste collection d’objets antiques qui témoignent du passé londonien. Devant les aménagements urbains qui menacent la préservation des sites historiques (en particulier la démolition des trois églises de Wren dans Crooked Lane), il se décide à établir le catalogue des antiquités qui pourraient constituer le Museum of London. Dès 1836, il tente d’alerter la Society of Antiquaries en écrivant de nombreux articles. Mais devant l’attentisme des autorités urbaines, il fait des critiques très dures durant les années 1840 qui lui vaudront l’inimité du corps de ville. Il souligne en particulier le pillage des entrepreneurs de travaux publics, et signale la multiplication de petites collections dans Londres. En 1854, il tente de vendre sa collection à la ville et au British Museum. Ce dernier finit par acquérir sa collection pour 2000 livres en mars 1856. Durant tout le XIXe siècle, le Guildhall Museum amassera une large collection d’objets divers reliée au passé de la ville, mais ne parviendra jamais à asseoir son autorité scientifique. La grande majorité des collections des antiquités de Londres se trouvera au British Museum. Plus encore, en 1911, un musée rival voit le jour, le London Museum, mis en place sous le patronage aristocratique et royal.

41 Ces deux exemples soulignent l’hétérogénéité des acteurs de l’archéologie urbaine partagés entre le monde savant, le milieu des ingénieurs des travaux de la Ville de Paris et des architectes, et une sphère plus diffuse d’amateurs et de collectionneurs. La valorisation des objets et des sites par la mise en place de procédures de conservation ou d’inscription (planches gravées, croquis, plans, atlas) a joué un rôle important d’agrégation exemplaire pour souder ces différentes pratiques et matérialiser l’invisibilité apparente de ces « métropoles romaines52 ». Un domaine d’analyse, un espace intellectuel émerge de cette accumulation de données, de cette cartographie, et de ces archives. L’institutionnalisation de l’archéologie urbaine en marge de l’université témoigne en même temps de cette faiblesse des identités disciplinaires, et de la constitution de ces « objets-frontières » qui réunissent amateurs et pouvoirs publics53.