Colloques en ligne

Maia Giacobbe Borelli

Tromper l’espace : Hologrammes, Pepper’s ghost et corps virtuels au théâtre

Le théâtre imite le monde.
Il caresse l’âme et le corps.
Joost VAN DEN VONDEL,
Schouwburg, Amsterdam, 1637

Introduction

1Depuis ses débuts, le déplacement des corps — les faire paraître aléatoires et évanescents sur scène — a été un enjeu majeur du théâtre, avec pour but l’accompagnement du public vers un autre espace, identifié comme celui du sacré et du récit. De même que « tromper » le temps, jouer avec la notion de temporalité, a été l’enjeu majeur du cinéma, ainsi le théâtre porte depuis ses origines l’objectif de transporter les corps des acteurs dans l’espace virtuel, le lieu où tout est possible, un espace dans lequel le corps perd ses contraintes matérielles.

2L’étymologie même du mot virtualité se base sur cette idée de potentialité : d’après le latin vir, virtus, qui a le sens de possible, potentiel. Ainsi le récit enlevait la chair aux corps pour les rendre, en quelque sorte, inorganiques, et capables de s’enfuir vers un autre monde : un monde virtuel. La notion de réel comme antonyme de virtuel n’a jamais eu de sens au théâtre, qui est le lieu où le virtuel se réalise, paradoxalement, dans la présence en scène des corps des acteurs. La caractéristique du spectacle théâtral par le passé a été donc de « tromper » l’espace, dans l’objectif de se rendre ailleurs, en conservant en même temps l’idée de partage de l’espace et du temps avec son spectateur.

3Le théâtre qui emploie une connexion à Internet lors de la représentation met en scène un sens différent de liveness1fondé sur la simulation numérique de la réalité ; il semble donc bouleverser l’expérience de proximité en réunissant différemment l’acteur et le spectateur — ce hic et nunc qui définit l’art du spectacle depuis ses débuts. La mise en scène du corps technologique nous oblige à repenser aujourd’hui les notions de plateau théâtral et d’écran d’un point de vue non plus médiologique mais esthétique. Ma réflexion vise ici à explorer les décloisonnements qui résultent de leur cohabitation sur une même scène et dans le même cadre, ainsi que la nécessité expressive à laquelle répond leur collaboration dans un spectacle utilisant l’espace virtuel.

4Dans cette étude, à travers quelques exemples de spectacles fondés sur la coexistence de l’acteur sur le plateau théâtral et l’écran numérique, j’aimerais aborder la réflexion autour du processus dans lequel le corps de l’acteur joue le rôle de passeur entre un espace (le plateau théâtral) et un autre (l’écran numérique) ayant des modalités très différentes. Le corps de l’acteur, entrant et sortant de deux espaces, se pose comme une interface qui permet l’interconnexion entre le plateau et l’écran. Nous verrons que cette traversée du corps aboutit à un certain type de résultats formels, manifestant à la fois une perte et un gain d’informations entre les deux « états ». Le résultat est l’émergence d’un certain degré d’ambiguïté, laquelle est elle‑même la conséquence d’une contamination entre les deux espaces, réel et virtuel, qui peut parfois évoluer de façon à enrichir le récit.

5La relative liberté de l’acteur rencontre cependant une limite « physique » dans l’écran numérique du fait que son action se déploie dans un cadre délimité, correspondant au cadre de l’image projetée sur la scène. Il est donc bloqué dans et par ce cadre, défini à l’avance par le metteur en scène, et par les choix du caméraman et du réalisateur. Cette rencontre entre scène et écran permet de produire une forme qui, de fait, n’est pas dépourvue de liens avec la source première — théâtrale — dont elle découle, mais qui ne permet pas pour autant de recueillir suffisamment d’informations par un simple regard théâtral. D’ordinaire en effet au théâtre tous les mouvements effectués, les signes exprimés sont disponibles au regard du spectateur ; or, ils ne se retrouvent pas à l’intérieur du cadre de projection dont les dimensions limitent les possibilités du regard. La visibilité du spectateur est donc brouillée. Enregistrer un acteur ou une danseuse et les montrer au public en direct à travers un écran, conduit en réalité à les cacher partiellement, dans la mesure où les dimensions du cadre et les découpes filmiques empêchent d’en saisir pleinement les formes comme ce serait le cas sur scène.

6L’écran numérique devient un « dispositif », ou une partie d’un dispositif de production du récit théâtral.

7Afin de comprendre la représentation théâtrale, le spectateur se trouve amené à produire du sens par lui‑même alors qu’il regarde simultanément l’écran et la scène, deux espaces aux modalités de mise en œuvre différentes. Il devient alors lui‑même d’une certaine façon une partie du dispositif d’ensemble ; les autres éléments indispensables seraient l’action sur la scène qui explique et justifie la projection, et la projection elle‑même avec ses propriétés distinctes (cadre, durée, mouvements, coupures, superposition d’images, etc.). Le spectateur relie les deux espaces par son regard, les rendant compatibles et cohérents. Avec cette approche, il n’aborde pas l’écran comme un écran de télévision, un objet à regarder, mais il le perçoit comme une source dynamique, « en mouvement », à laquelle il ajoute sa participation active.

8Dans un spectacle théâtral utilisant la technologie numérique, tout se définit dans la relation entre observant et observé, instaurée à partir de la vision ; c’est donc essentiellement le regard du spectateur qui donne forme au corps du personnage, à son organicité et à sa crédibilité, en créant une série d’images mentales relatives à la narration, suggérées par ce qu’il observe sur scène et sur l’écran. Ce sont ces images qui donnent sa crédibilité à l’acteur, bien que celui‑ci soit une image projetée en direct et non pas une présence physique sur le plateau.

1. Des outils pour déplacer les corps ou les faire revenir de l’« au‑delà »

9Depuis les origines du théâtre dans l’Antiquité grecque, on a développé toutes sortes de machineries placées autour du plateau pour faire apparaître ou disparaître les personnages présents sur scène — et avec eux, par empathie, transporter les spectateurs dans les autres mondes suggérés par les acteurs. C’est en grande partie grâce à la présence de l’acteur sur scène qu’il est possible de suspendre le sens de réalité en faveur d’une certaine virtualité. Luciano Mariti définit la « présence scénique » de la façon suivante :

La présence est un concept abstrait. Son charme semble être issu d’un je ne sais quoi insaisissable, qui circule et se propage de toutes parts sans se localiser en un point précis. Elle consiste à faire face à un dynamisme sans substance, un mouvement producteur de façons d’être : la présence est une atmosphère.

Lorsqu’on dit de certains acteurs ou danseurs qu’ils ont une présence, on évoque une qualité subtile qui échappe à l’articulation du discours, une attitude que l’on est en mesure de reconnaître et même de désigner sans pouvoir pour autant la définir avec précision. De quoi parle‑t‑on, alors, quand on attribue une présence à un corps ? Quel rôle la perception joue‑t‑elle dans la définition — et la réception — de la présence ? Plus encore, comment redéfinir cette notion à la lumière de l’intervention de la technologie ? De nos jours, est‑il possible d’envisager une théorie des gradations de la présence étendue à des manifestations d’une nature différente, telles que la lumière ou le son2 ?

10Pour déplacer virtuellement les corps des acteurs, on a utilisé par le passé des techniques scénographiques relativement simples, fondées sur des jeux de miroirs, qui ont néanmoins fasciné le public pendant des siècles. En 1558, Giambattista della Porta expliquait dans son traité d’optique (livre xxvii de Magia Naturalis) qu’avec un miroir plan il fallait que « l’Image [apparaisse] extérieurement, suspendue en l’air, et que ni l’Objet ni la Glace ne soient visibles3 ».

11À partir du xixe siècle, plusieurs expériences, plus élaborées mais toujours fondées sur des jeux optiques, ont été réalisées sur scène. Un exemple notable est la première scène de Hamlet, au moment où apparaît le fantôme du père, parfois adaptée en faisant appel à la technique de l’apparition fantasmatique dite du fantôme de Pepper(Pepper’s ghost). Cette technique était tirée de l’ouvrage de l’Anglais John Henry Pepper du Royal Polytechnic Institut à Londres, publié en 18904. Elle est encore largement employée dans le domaine du théâtre de marionnettes et elle a été perfectionnée dans plusieurs pays, notamment par le scénographe Josef Svoboda au sein de son théâtre Laterna magika à Prague.

12Josef Svoboda a été confronté à Hamlet pour la première fois en 1959 au Théâtre National de Prague, dans une mise en scène de Pleskot. Le Spectre de Hamlet était animé sur la scène de Prague à l’aide d’un simple jeu de reflets entre des lumières et des surfaces réfléchissantes. Plus précisément, le reflet sur un miroir de deux rayons lumineux provenant de deux sources installées devant la scène permettait de créer l’image du Spectre tant recherchée. Pour la deuxième mise en scène de Hamlet (présentée en 1965 au Théâtre National de Belgique à Bruxelles), Svoboda a fait installer une scène dotée d’un fond à surface réfléchissante inclinée à 45° vers le plateau. Grâce à ce fond, Hamlet, tournant le dos au public et faisant face au miroir, créait un reflet de sa propre image évoquant le Spectre de son père. En exploitant le reflet, un effet d’optique simple, Svoboda parvint à montrer sur scène un élément provenant du monde des ombres et à lui donner une dimension réelle, à évoquer le fantôme sur la scène pour manifester l’invisible sur le plateau. Cette technique visait à rendre visible l’invisible, à désincarner le corps de l’acteur, lui retirer son organicité, à le rendre immatériel.

13Même les courtes pièces de cinéma proposées par Georges Meliès qui faisaient appel de façon centrale à l’apparition et la disparition des corps des comédiens en scène, empruntaient des éléments à ce type de jeu théâtral faisant apparaître et disparaître l’acteur tel un fantôme. À Paris, le Cabaret du Néant proposait aux spectateurs amateurs de sensations fortes des saynètes (sketches comiques) montrant des spectres et des revenants, réalisées avec cette même technique5. La technique du fantôme de Pepper a été perfectionnée au fur et à mesure que les avancées technologiques l’ont permis, jusqu’à être dernièrement rénovée et remplacée par celle de l’hologramme, qui trouve aujourd’hui encore des applications dans le monde grand public de la performance musicale et en politique6.

14Les acteurs entrent dans un lieu autonome et clos sur lui‑même, la cage de scène, qui est la condition à la fois de vraisemblance et d’illusion. Il existe de nombreux exemples de faits invraisemblables s’étant produits sur scène, dont les seules limites étaient dictées par l’imagination du dramaturge. L’une de ces apparitions célèbres au théâtre est celle, relevant du domaine de l’éclairage, de Six Personnages en quête d’auteur de Luigi Pirandello (1921) ; ces personnages qui, bien qu’ils soient virtuels par définition, entraient en scène en chair et en os et avançaient depuis le fond, éclairés d’une lueur très légère, paradoxalement, comme des fantômes. Ainsi les personnages avaient, pour la première fois dans l’histoire du théâtre, des corps détachés des ceux des acteurs qui auraient dû jouer leurs rôles. Voici comment ils se présentaient au public7 :

LA BELLE‑FILLE, s’avançant vers le Directeur, souriante, enjôleuse.
— Vous pouvez me croire, monsieur, nous sommes vraiment six personnages des plus intéressants ! Encore que perdus.

LE PÈRE, l’écartant.
— Oui, perdus, c’est le mot ! (Au Directeur, vivement :) Perdus, voyez‑vous, en ce sens que l’auteur, qui nous a créés vivants, n’a pas voulu ensuite ou n’a pas pu matériellement nous mettre au monde de l’art. Et ç’a été un vrai crime, monsieur, parce que lorsque quelqu’un a la chance d’être né personnage vivant, ce quelqu’un peut se moquer même de la mort. Il ne mourra jamais ! […] Qui était Sancho Pança ? Qui était don Abbondio ? Et pourtant ils vivront éternellement, parce que — germes vivants — ils ont eu la chance de trouver une matrice féconde, une imagination qui a su les élever et les nourrir, les faire vivre pour l’éternité8 !

15Comment a‑t‑il été possible de représenter sur scène (et de faire accepter au public) des personnages sans corps, une pure image ? Sans doute au moyen de l’idée de la scène comme lieu distinct de celui occupé par le public, séparée par un cadre qui délimite la salle et le plateau, le lieu de la fiction et l’espace des spectateurs. La conception du théâtre comme microcosme où tout est possible implique que le seuil entre réel (en‑dehors de la salle) et virtuel (sur la scène) soit mis en évidence de façon précise.

16Ainsi l’imaginaire avait conquis au théâtre un espace délimité bien à lui — la scène — où tout était possible. Une frontière à la fois physique et symbolique qui marquait le passage entre réalité et représentation était située, dans certaines périodes historiques, à la limite de la scène. Deux exemples en sont le « quatrième mur » du théâtre naturaliste, et la scaenae frons du théâtre romain reprise dans le théâtre baroque à l’italienne, qui encadrait la scène grâce à un marquage scénographique. Plus tard, à l’aide d’autres astuces scénographiques plus ou moins technologiquement avancées, la frontière scène/salle est établie, par exemple, au moyen d’écrans de tulle semi‑transparents à travers lesquels on entrevoit les acteurs qui jouent, et sur lesquels sont projetées des images filmiques.

17Entre ce type d’espace scénique et l’acceptation de l’écran digital, le passage sera très rapide.

2. Expériences de spectacle multisite dans l’espace numérique : corps réel et corps virtuel

18Depuis que l’on utilise des écrans sur scène, le corps de l’interprète visible à l’écran a atteint une qualité de présence similaire à celle d’un acteur physiquement présent sur le plateau. Il existe cependant une différence par rapport au passé : alors qu’auparavant l’apparition virtuelle était liée à l’appel en scène de personnages depuis l’au‑delà, d’un autre monde étranger au monde réel, il semble qu’aujourd’hui la situation inverse se produit. L’avènement de l’espace virtuel dans l’espace quotidien semble avoir renversé la proposition, en offrant non plus l’avantage de l’immatérialité fantomatique des personnages apportant avec eux un autre monde sur la scène, mais la vision d’acteurs communiquant avec le public depuis d’autres espaces — numériques — comme s’ils étaient réellement présents et quotidiens. Cette expérience, aujourd’hui, n’a plus rien d’inhabituel. Ce dispositif s’est répandu, imprégnant les espaces du quotidien avec la narration théâtrale, et la communication entre acteur et spectateur se produit aussi bien si ce dernier est à son domicile, au moyen d’écrans personnels, que s’il se trouve au théâtre, devant des projections sur grand écran, qui se superposent et s’ajoutent au jeu des acteurs sur scène. Le seuil entre réel et virtuel est devenu flou ; l’acteur est descendu de la scène et est entré, à travers des écrans, dans de nombreux autres lieux.

19Parmi les différentes expériences qui se sont développées dans le domaine théâtral, utilisant le réseau Internet comme plateau et les écrans comme lieu de réalisation, les spectacles dits multisite ou distributed performances (performances distribuées) utilisent deux lieux simultanément, reliés par un enregistrement vidéo qui diffuse par Internet une partie d’un spectacle d’un lieu vers un autre. Ces spectacles emploient la technologie de streaming DTVS (Digital Trasmission Video System). La performance se déroule dans au moins deux espaces distants, avec deux caméras et deux projecteurs recevant en direct les images de la caméra située dans l’autre lieu, de façon à ce que les acteurs d’un lieu voient les acteurs de l’autre scène projetés sur leur espace scénique et puissent dialoguer avec eux. Les acteurs ou danseurs se rencontrent ainsi, jouant de l’oxymore de leur présence simultanée à travers la Toile et instaurant de brefs dialogues comme s’ils étaient ensemble.

20L’expérience de la performance distribuée présente plusieurs centres d’intérêt et de réflexion sur l’organicité des images en direct proposées au théâtre. En pénétrant dans les écrans, l’acteur a inauguré une double scène, réelle et enregistrée en direct, qui accueille son double, qu’il s’agisse de son propre corps ou de celui de son partenaire sur scène9. En partant de cette notion de double scène, introduite en Italie par Valentina Valentini dans les années 1990, on peut analyser quelques expériences de spectacles multisite.

21En Italie, un tournant dans la compréhension de la double scène a été créé par la collaboration entre un groupe d’artistes vidéo réunis sous le nom de Studio Azzurro et la compagnie théâtrale de Giorgio Barberio Corsetti, avec entre autres les spectacles Prologo a diario segreto e contraffatto [Prologue du Journal intime secret et contrefait] (1985), La camera astratta [La chambre abstraite] (1987), les premières expériences de multisite électronique, ou Correva come un lungo segno bianco [Il courait comme un long signe blanc] (1986)10. Dans cette dernière action théâtrale, réalisée pour la troisième édition du festival Roma Europa, Orphée (présent dans la réalité des jardins de la Villa Médicis) frappe aux carreaux des écrans vidéo étendus au sol, dissimulés par les feuilles du jardin. Il tente en vain de rappeler sa bien‑aimée Eurydice, qui lui parle depuis l’autre côté des écrans, désormais séparée de lui, enfermée à l’intérieur des écrans comme s’ils étaient un nouveau genre d’enfer.

img-1-small450.jpg

img-2-small450.jpg

img-3-small450.jpg

img-4-small450.jpg

22Il y a trente ans, la double scène se limitait à un dialogue en temps réel entre scène réelle et scène électronique, sans utiliser Internet. Le premier exemple important de performance collaborative ayant eu recours à Internet pour la double scène était le spectacle américain The Technopohbe and the Madman (2001)11, une performance musicale multisite diffusée en streaming digital, divisée en direct entre deux lieux : le Frederick Loewe Theatre à New York City et le studio iEAR à Troy, dans l’État de New York12.

img-5.jpg

23En Europe, un interprète qui a toujours aimé mettre son corps à disposition de la technologie, digitale ou mécanique, actif depuis le début des années 1990, est le Catalan Marcelin Antunez Roca, dit Marcelì. La dernière expérience de Marcelì à laquelle j’ai assisté (depuis mon ordinateur) était Ultraorbism (2015)13, une performance distribuée jouée simultanément à Barcelone et à l’université de Falmouth (Cornouailles, Royaume‑Uni). L’histoire de départ était fondée sur Les Histoires Vraies (ou L’Histoire véritable) de Lucien de Samosate (iie siècle av. J.‑C.), qui fut en quelque sorte le premier écrivain européen à utiliser une imagination effrénée pour se moquer des récits de périples en Méditerranée tels que les voyages de l’Odyssée racontés par Homère, bien connus de ses contemporains. L’écrivain racontait ses voyages au‑delà des frontières du monde connu, jusque sur la Lune où il disait avoir navigué sur une mer de lait, et rapportait son expérience de ces autres espaces comme s’il l’avait réellement vécue. Son récit de ces lieux imaginaires est une brillante métaphore de l’espace virtuel. Dans Ultraorbism, l’ensemble de la composition spatiale et visuelle construit un faisceau d’effets, concourant à la réunion du public et des comédiens dans un lieu commun imaginaire, tant matériellement et physiquement que dans la projection. Marcelì joue sa performance dans l’entre deux du cadre, entre l’image projetée et celle de la scène, en essayant d’interagir avec des danseurs présents dans un autre espace, à l’université de Falmouth. À travers cette performance, Marcelì explique que son intention était « de matérialiser quelque chose qui était déjà là14 ».

24Dans ces nouvelles manifestations de la virtualité au théâtre, on constate le maintien d’un certain niveau d’organicité des corps filmés. L’effet est paradoxal car l’image issue de l’écran numérique semble offrir un véritable émoi à l’interlocuteur. Quelle que soit la technique adoptée, le corps de l’interprète projeté dans l’espace numérique, déplacé grâce à la technologie de l’autre bout du monde, présente un degré d’organicité de plus en plus élevé en fonction de la qualité et du perfectionnement du dispositif de communication numérique utilisé. Si elle ne subit pas d’interférences ou de gênes dues à des défauts technologiques (encore très fréquents, notamment un léger mais désagréable décalage entre la vitesse de transmission du son et celle de l’image), la projection de l’image numérique du corps de l’acteur au théâtre s’insère de façon parfaitement organique dans le contexte imaginaire construit par le spectacle. Dans ce cas, bien que l’espace numérique soit considéré comme artificiel — autrement dit, non réel — l’image filmée comporte une présence d’une qualité profondément humaine, virtuellement réelle.

25Dès lors, le point central de la réflexion sur le corps technologique devient l’intersubjectivité, la véracité de la relation avec son spectateur, et l’on cesse de se demander si l’image du corps est artificielle ou réelle. Cette distinction n’a plus d’importance, contrairement à l’effet sur le spectateur du point de vue de sa perception et de l'impression provoquée chez lui. La démarcation tranchée entre le monde extérieur et le corps issu du numérique semble ne plus exister15. Le corps est, du point de vue de la localisation, dans un rapport constamment instable avec l’image : soit il est inclus dans l’écran, soit il est exclu, ou encore — troisième possibilité — il « rôde à la surface » de telle sorte que l’on puisse dire que le corps, dans l’espace numérique, est « celui qui cherche son lieu ».

3. La notion de lieu et le spectacle multisite

26Sans pour autant nous aventurer dans les méandres de la notion de lieu, rappelons brièvement sa définition la plus classique : le dictionnaire Robert le définit comme « portion déterminée de l’espace, considérée de façon générale et abstraite ». Cela nous permet de désigner également des espaces virtuels comme lieux, dans la mesure où le lieu ne se réduit pas à ce qu’il renferme. Ainsi, le lieu virtuel ne se limite pas au contenu des images qui défilent en lui, il n’est pas non plus l’espace matériel de l’écran sur lequel l’image du corps vient à être projetée ; il est « chose mentale » et il existe quelle que soit l’échelle de la projection (écran minuscule de smartphone, ou écran géant projeté dans une grande salle de théâtre). Il se définit comme lieu même s’il ne présente qu’une proportion (le format de l’image), deux dimensions et le découpage effectué par le montage. John Berger explique : « L’espace corporel change continuellement de mesure et de point de fuite selon les circonstances. Il se mesure en vagues, non en mètres, si bien qu’il distord nécessairement l’espace "réel"16 ». Si nous acceptons cette définition, malgré l’apparence finie, solide et mesurable du corps — poche contenant des liquides, avant tout du sang et des sécrétions glandaires, salive, mucus, sperme, sueur, mais aussi des os et des matériaux divers — l’espace du corps devient aujourd’hui moins rigide et plus omnivore quant à ses possibilités d’intervention, lesquelles ne sont plus circonscrites au territoire d’appartenance mais globalisées dans une dimension virtuelle qui ne renferme plus un seul monde, mais une multitude.

27Ces expériences théâtrales prévoyant une double scène, réelle et virtuelle, semblent influencer l’horizon herméneutique du théâtre et rendre plus floue la frontière entre réalité et illusion qui constitue la tension constante de la représentation. Le corps hyper‑connecté du spectateur est disposé à accepter l’expérience de la double scène, même si l’absence de frontière entre les deux lieux et leur superposition continuelle l’amènent à les lui faire percevoir de manière confuse, en mêlant les niveaux entre eux. La confusion pousse à chercher à identifier à nouveau et avec précision une ligne séparant le lieu de la virtualité du lieu de l’expérience physique ; en effet, d’après Stephen Frosh cité par Janine Chasseguet‑Smirgel, une prévalence importante d’expériences vécues à travers les écrans numériques risque de causer l’aplanissement de l’expérience directe :

Dans la théorie postmoderne, c’est la prise en compte de la surface, propre à la modernité, qui est mise en avant, la façon dont les choses — biens, objets, personnes — sont censées ne représenter rien d’autre que leur apparence, qu’elles ne forment pas la partie d’un plus grand tout. Cela en fait des éléments interchangeables, une chose infiltre l’autre, toutes les limites sont franchies, chaque chose peut être divisée et recomposée dans un autre ordre. S’il n’y a rien d’essentiel à l’intérieur, aucun signifiant spécifique rattaché à un signifié particulier, alors aucune chose n’est plus importante ou plus réelle qu’une autre17. »

28La confusion entre les deux niveaux est‑elle alors inévitable ? Le corps virtuel peut‑il être organique ? Quelles nouvelles modalités de rapports affectifs et sensoriels, de langages créatifs, d’échange social peuvent-elles s’attacher aux corps, quelle organicité des corps se construit‑elle à partir de l’utilisation d’espaces virtuels dans la scène théâtrale ?

29En accentuant la porosité des frontières entre scène et écran, le corps demeure la figure protagoniste du système général, car l’espace virtuel lui confère une présence particulière. Michel Chion parle de cloisonnement et de porosité des espaces18.Il existe une porosité entre les espaces réels et imaginaires de l’écran lorsqu’il y a communication et circulation entre les différents niveaux.Il y a cloisonnement lorsque l’on recherche le contraire. Le spectacle multisite ramène la scène vers un système ouvert, une conception poreuse. Il est nécessaire d’explorer les mutations de la perception et du sentiment d’identité physique que vivent les spectateurs d’aujourd’hui face aux corps issus des écrans numériques. Il s’agit d’une sorte de désorientation perceptive croissante, non seulement parce que la double scène demande la participation à l’acte créatif, toujours sous‑entendue au théâtre, mais aussi parce qu’il faut être disposé à accomplir sur soi un acte de déstabilisation, à accélérer l’ambiguïté et la porosité des lieux, l’un à l’autre.

30Une porosité sans précédent s’instaure en effet entre le plateau et le hors‑scène, entre l’intérieur et l’extérieur, entre les contenants et les contenus, en une tension constante entre représentation, figuration, dévoilement et impossibilité à se montrer. On ne peut plus déterminer si l’acteur de la double scène est plus ou moins organique que celui qui jouait seulement sur la scène, car une fois que l’on emprunte la route du virtuel, on se trouve dans un lieu d’où il devient impossible de sortir.

31Citons à ce propos Andrea Balzola :

Il est impossible de faire demi‑tour après le passage au virtuel ; les identités individuelles et collectives n’ont plus de modèles stables, elles tendent à se dé‑finir et se redéfinir sans cesse, et sont ainsi des identités mutantes, vivant de et dans les mutations, avec des oscillations souvent radicales du niveau de conscience et des conditions de vie réelles. Il s’agit d’identités qui se reconnaissent ainsi surtout dans une dimension virtuelle, c’est‑à‑dire dans le projet d’une identité, là où le présent glisse vers le futur, et se retrouve soudain dedans19.

32Les écrans sur scène introduisent des formes du corps à la fois organiques et inorganiques, dont les spectateurs rejouent en même temps le symptôme et le fantasme. On peut alors dire que les fantômes d’autrefois au théâtre sont morts et qu’au contraire les images virtuelles ont acquis la chair nécessaire pour entrer sur scène comme si elles étaient vivantes.