Colloques en ligne

Dorianne Butruille

«Tlön, Uqbar, Orbis Tertius» de Jorge Luis Borges : la création d’un monde et la recréation du monde

1À la suite de la sortie en salle du film Interstellar en novembre 2014, les journalistes ont comparé Christopher Nolan à Jorge Luis Borges (1899-1986). Le réalisateur britanno-américain revendique cette comparaison car l’auteur argentin est une de ses influences. Et en effet, la bibliothèque de la fille du héros du film n’est pas sans rappeler « La bibliothèque de Babel »1, titre d’une nouvelle de Borges extraite du recueil Fictions2. En quelque sorte, le film a donc permis indirectement de redécouvrir et de visualiser l’univers de l’auteur argentin.

2Dans Deux fictions, « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius » et « El Sur », Michel Lafon explique que « les fictions borgésiennes » ont pour « préhistoire » le travail que l’auteur argentin a mené de 1936 à 1939 dans sa page consacrée aux livres et auteurs étrangers pour la revue Hogar3. Cependant, l’événement déclencheur semble être celui de 1938, lorsque Borges se blesse gravement à la tête alors qu’il montait précipitamment des escaliers pour aller chercher un livre. Il aboutit à l’hôpital où il est soigné de justesse contre une septicémie. Quand il reprend connaissance, il demande un stylo et un papier afin de s’assurer qu’il sait toujours écrire. Son passage à l’hôpital est repris dans « El Sur », la nouvelle qui clôt le recueil Fictions. C’est un récit métaphorique où le personnage – contrairement à Borges – meurt. Paradoxalement, la fin du recueil évoque précisément la gestation de cet ouvrage. Mais, il faut garder en tête que la composition première n’est pas celle que nous connaissons aujourd’hui. Dans le livre de Michel Lafon, nous apprenons que ce n’est qu’en 1974 qu’est parue l’édition que nous lisons actuellement4. Plus précisément, un recueil intitulé Le jardin aux sentiers qui bifurquent5, composé d’un prologue et de huit nouvelles, avait été publié en 1941. Encouragé et poussé par ses amis des éditions Sur, Borges édite en 1944 le recueil intitulé Fictions, qui se compose des récits du recueil Le Jardin aux sentiers qui bifurquent auxquels s’ajoutent ceux d’un second recueil intitulé Artifices, qui comporte un prologue et six nouveaux textes. Nous remarquons que le titre Fictions est choisi tardivement et ne semble pas être un mot privilégié par Borges. Dans son article intitulé « La vacuité du je : genèse et mise en place du narrateur borgésien », Annick Louis explique que ces termes étaient surtout employés par « les ennemis de Borges pour rejeter sa littérature » et par ses « défenseurs pour la décrire »6. Choisir ce titre fut donc un moyen pour l’auteur de réagir face à ses détracteurs.

3Que signifie ce titre au regard du statut de la réalité dans l’œuvre de Borges ? Suggère-t-il qu’elle en est absente, comme le pensaient ses détracteurs, ou qu’elle y est au contraire omniprésente comme le démontrent certaines études ? Ou ne faut-il pas plutôt considérer l’œuvre borgésienne comme un entre-deux qui présenterait justement une réalité… irréelle ? Pour Jean-François Gérault, « […] Borges s’emploie à construire un univers qui lui est propre. La description de la banale réalité ne l’intéresse pas… »7. Les différents termes utilisés dans les articles pour évoquer le récit – « […] essai, conte, nouvelle, fictions, fictions philosophique, métafiction » –, ne soulignent-ils pas eux aussi cette difficulté à discerner le réel de la fiction ?

4Cette nouvelle est avant tout la création d’un monde en vue de la recréation du monde. Elle illustre les propos de François Taillandier concernant la fiction borgésienne qui selon lui est « une fabrique où la lecture et la réflexion, la technique littéraire, l’imaginaire et le rêve concourent à la constitution – la reconstitution – d’un monde fort différent de celui que nous avons accoutumé »8. Cette reconstitution ou recréation dans notre présentation est opérée grâce au recours à diverses disciplines telles que la philosophie, la psychologie, les religions, la géographie, l’histoire, la littérature, les mathématiques et bien d’autres... Il s’agit donc de comprendre comment le détour par ces disciplines peut modifier le regard que porte le lecteur sur le monde.

Du réel dans la fiction

5Des éléments du réel9 sont intégrés dans « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius » et en particulier les noms d’un grand nombre d’écrivains cités tout au long du récit. La majorité de ces noms sont ceux d’amis de Borges tels que Bioy Casares, Estrada, La Rochelle, Ibarra, Reyes, Mastronardi et Xul Solar. Ce procédé apparaît au moins à quatre reprises et ce dès l’incipit10, plongeant directement le lecteur dans le labyrinthe que s’apprête à créer le récit. En effet, les deux premiers personnages de la nouvelle sont Bioy Casares et le narrateur. Un lecteur connaissant un minimum Borges aura tôt fait d’assimiler la figure du narrateur à celle de l’auteur dans la mesure où l’amitié de Bioy Casares et de Borges est notoire. Les événements rapportés au début du récit sont donc vraisemblables. Toutefois, le réflexe qu’a le lecteur de voir Borges dans le narrateur, le pousse à considérer ce récit non comme une fiction mais plutôt comme un épisode réel de la vie de celui-ci. Dès lors, l’incipit établit directement une confusion entre le statut de personnage et celui de personne. L’effet de brouillage qui rapproche la réalité de la fiction est donc d’emblée perceptible. Le lecteur oublie l’aspect métatextuel du texte qui, pourtant, laisse déjà entrevoir toute l’originalité de l’écriture de Borges. L’attention du lecteur est, en effet, déviée des mots « contradictions », « défigurer les faits », « deviner une réalité atroce », présents dès le début du texte, et qui pourraient être les clés de lecture de la nouvelle.

6Ce procédé consistant à utiliser des personnes réelles est démultiplié puisque que peu de temps après, le narrateur parle de Carlos Mastronardi11. Le lecteur argentin reconnaît dans ce nom un des amis de Borges, écrivain mexicain et ambassadeur en Argentine. Le lecteur est ainsi amené à ne plus considérer le récit comme une fiction, mais bien, comme nous l’avons déjà dit, comme une succession d’événements ayant véritablement eu lieu. La figure de Borges narrateur irait jusqu’à insérer dans le récit le personnage d’un ami qui raconte une anecdote. Le lecteur se laisse d’autant plus tromper que cette personne / ce personnage qu’est Mastronardi est justement là pour faire croire au lecteur qu’il peut avoir confiance dans le narrateur.

7Ce procédé est poussé à son comble lorsque nous retrouvons Nestor Ibarra, Ezequiel Martinez Estrada, Drieu la Rochelle et Alfonso Reyes aux côtés de Borges entreprenant « le travail de reconstituer ex ungue leonem les tomes nombreux et massifs [de l’encyclopédie de Tlön] qui manquent »12. Pas moins de quatre écrivains ou journalistes sont cités les uns à la suite des autres. Emportés par l’énigme d’une encyclopédie dont ne subsiste qu’un volume, tous deviennent des enquêteurs. À cet instant, Borges a acquis la confiance totale de son lecteur qui, bien que le connaissant, se laisse emporter par l’enthousiasme de ces figures qui veulent parvenir à démêler le vrai du faux. Le lecteur ne se préoccupe pas de le faire, car pour lui ces personnages s’en occupent déjà.

8Finalement, le lecteur ne sera pas étonné de voir aussi apparaître Xul Solar, autre grand ami de Borges. Peu connu en France mais célèbre en argentine, Xul Solar est un peintre maîtrisant plus de sept langues vivantes et quatre langues mortes. Il est aussi l’inventeur de de deux langues visant à réunir les peuples du monde entier. Il n’est donc pas surprenant de le voir réussir à traduire la langue imaginaire de Tlön, un monde inconnu dont l’évocation et l’exploration sont la finalité de ce récit. Borges rappelle en même temps le génie de son ami. Qui d’autre que lui pourrait parvenir à traduire la langue de Tlön, celle qui d’après la nouvelle fera disparaître l’anglais, l’espagnol et le français ?

9Les références à ces figures permettent d’ancrer la fiction dans la réalité et révèlent comment Borges joue avec les connaissances culturelles de son lecteur. Mais Borges ne s’arrête pas là. Beaucoup d’autres noms apparaissent dont ceux d’écrivains des siècles précédents.

10Un grand nombre de ces intellectuels sont cités dans le texte, comme par exemple Justus Perthes, un célèbre éditeur allemand du XVIIIe siècle, et Thomas de Quincey. Les références précises renvoyant à des figures célèbres finissent par se transformer en une véritable bibliographie, que nous pourrions continuer à énumérer encore longtemps. Cela pourrait être interminable. La nouvelle de vingt pages dissimule ainsi une véritable bibliothèque, ce qui nous rappelle que nous avons parlé dès le début de la « bibliothèque de Babel », une bibliothèque labyrinthique et infinie, un équivalent de l’univers13, qui est un thème récurrent chez Borges. Le fait de citer autant de références n’est-il pas en réalité une autre façon de matérialiser l’univers fantastique que représente cette bibliothèque ? Les références à ces auteurs anciens permettent de poursuivre le processus de mise en confiance du lecteur afin de l’amener à intégrer cet univers. Pourtant, l’analyse de certaines références rappelle que ce récit est bien une fiction.

11Parmi tous ces illustres noms, les références à des personnes vivantes ou ayant réellement existé sont si nombreuses que certains noms fictifs finissent par être considérés comme réels par le lecteur. En effet, certains des personnages présentés comme auteurs ou même acteurs dans la diégèse sont de pures inventions. L’exemple le plus frappant est celui du personnage d’Herbert Ashe, la figure qui détenait le volume XI de l’encyclopédie tlönienne. Il s’agit du personnage le plus précisément décrit dans la nouvelle. Si le lecteur croit que l’importance de ces descriptions est due au rôle qu’il joue dans l’avancée des investigations du narrateur, il s’avère que la multiplication de ces détails s’explique surtout par le fait qu’il est une personne totalement inventée. Dès lors, plus il y a de détails, plus le personnage semble réel pour le lecteur. En conséquence, le personnage qui pourrait sembler le plus réel est en fait le plus fictif.

12La façon dont Borges traite ces personnages et ces références révèle son projet de manipuler la fiction et la réalité afin d’en dissiper les frontières. Intégrer des personnes réelles aux côtés de personnages fictifs permet de faire tendre la fiction vers la réalité d’autant plus aisément que le lecteur croit que le narrateur est en fait l’auteur. Le cadre de la fiction disparaît pour laisser place à un genre qui se rapproche fictivement d’un récit anecdotique.

L’emprise de la fiction sur le réel : progression, évolution et révolution

13Le premier signe montrant à quel point le monde fictif de Tlön aspire à devenir réel s’avère être la phrase rapportée par Bioy Casares dans le récit : « Bioy Casares se rappela alors qu’un des hérésiarques d’Uqbar avait déclaré que les miroirs et la copulation étaient abominables parce qu’ils multipliaient le nombre des hommes »14. Cette phrase est la première allusion au monde fictif d’Uqbar et marque le début de la fascination du narrateur pour le mystère qu’il constitue. Le malaise que ressent Bioy Casares en présence de miroirs, et qu’explique en partie sa citation de l’hérésiarque, semble dû au fait qu’il est déjà inconsciemment imprégné de l’idéologie de ce monde inconnu. Mais on constate que cette transformation du personnage n’est pas encore totale dans la mesure où il ne cite ce texte qu’approximativement. En effet, le récit présente un peu plus loin la véritable citation retrouvée dans un exemplaire piraté du volume XLVI de l’Anglo-American Cyclopœdia :

Le texte de l’encyclopédie disait : « Pour un de ces gnostiques, l’univers visible était une illusion ou (plus précisément) un sophisme. Les miroirs et la paternité sont abominables (mirrors and fatherhood are hateful) parce qu’ils le multiplient et le divulguent »15.

14Cette citation plus précise met le dégoût des miroirs et de la copulation en relation avec la façon tlönienne de voir le monde. La réaction de Bioy Casares prépare le lecteur à la suite du récit et plus précisément au post-scriptum de 1947. Entre cette citation et le post-scriptum, le récit décrit surtout les recherches de Borges et de ses amis pour démontrer que Tlön n’est qu’une pure invention et pour essayer de comprendre pourquoi et comment cette mystification s’est opérée.

15 Le post scriptum marque une deuxième étape dans le processus de confrontation entre la réalité et la fiction. Dans celui-ci le narrateur raconte une succession d’événements remettant en cause l’aspect fictif de Tlön, et qui tendent donc à en accréditer l’existence. Trois objets assurent alors la contamination du réel par une nouvelle réalité purement fictionnelle : la boussole gravée de caractères tlöniens, que découvre la princesse de Faucigny Lucinge, les cônes d’un métal extrêmement lourd et inconnu sur terre, retrouvés sur le cadavre d’un inconnu, et l’encyclopédie tlönienne16. L’évolution est flagrante puisque nous passons d’un personnage, Bioy Casares, à un nombre important de personnages qui finissent tous par se trouver en confrontation avec ce monde fictif. Autrement dit, ce qui n’existait pas se met à exister dans la mesure où cela est perçu par un nombre grandissant de personnes et porté à leur connaissance. Il faut alors mettre ce passage en parallèle avec celui des hrönir,dans lequel le narrateur explique que l’existence d’un objet ne dépend que de la volonté d’une personne de le percevoir et de le faire exister17, Tlön étant un monde de l’immatérialité et de l’idée.

16L’allusion à la presse, à sa faculté de diffuser l’information et d’influencer l’opinion publique est également essentielle à la fin de la nouvelle, pour expliquer cette contamination du monde réel par le monde de la fiction. Borges, particulièrement influencé par le mouvement des ultraïstes18, a développé une écriture métaphorique. Si l’on recoupe cet aspect avec celui de l’opposition à la dictature de Perón, que plusieurs commentateurs ont décelé dans ce récit et dans d’autres nouvelles19, il nous est alors possible d’interpréter cette nouvelle comme une parabole de la mise en place d’une dictature. En effet, ces régimes prétendent souvent sauver une nation avec de grandes et belles idées qui ne sont que très rarement concrétisées et restent donc de simples et pures créations de l’esprit. À cela s’ajoute le fait que la contamination du monde par Tlön n’apparaît pas vraiment sous un aspect positif.

17En fait, le texte peut se lire à plusieurs niveaux selon l’optique dans laquelle on l’envisage : dénonciation d’un régime politique, simple vision utopique ou analyse et critique érudites du pouvoir de la presse et de l’écriture sur une société. Quoi qu’il en soit, ces diverses explications ne s’opposent pas, elles se complètent. De plus, l’écriture de Borges est fondée sur la polysémie et la possibilité pour tout lecteur de pouvoir lire de plusieurs façons un même énoncé. Nous pouvons ainsi nous référer à la nouvelle « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » dans laquelle le narrateur avoue son admiration pour un auteur qui n’a fait que paraphraser Cervantès. L’idée centrale de la nouvelle est de démontrer que, selon l’époque et le contexte, les mêmes mots peuvent prendre un sens différent.

18« La bibliothèque de Babel » illustre aussi les possibilités infinies qu’offrent, dans un texte, la lecture des mots, les combinaisons illimitées des graphies et la polysémie20. L’emprise de la fiction sur la réalité se fait par étapes successives. Mais chacune de ces étapes est une nouvelle manière de démontrer en quoi ce monde fictif est en fait déjà proche du monde réel. La fiction se fait une métaphore du monde réel et vise à dénoncer un monde passé, un monde présent et un monde à venir. Jean-François Gérault explique ainsi :

 […] Avant de créer un monde, il faut désintégrer celui qui existait auparavant, que ce soit par le choc des idées paradoxales comme la négation de ce qui est le plus évident pour nous, notre être, le temps, ou par l’emploi de procédés littéraires comme le mélange de la réalité et de la fiction, du rêve et de la narration.21 

19Les éléments du réel dans la fiction puis l’emprise de la fiction sur le réel ont mis en évidence la désintégration du monde existant. Il reste donc à s’intéresser à la création d’un monde nouveau.

20Borges a pour objectif de construire un tel monde en moins de vingt pages. Il est alors nécessaire de rappeler que cet artiste n’a écrit aucun roman, sauf si l’on prend en considération Un modelo para la muerte écrit en collaboration avec Casares. Mais Borges ne se considère pas comme un romancier et il le revendique clairement dans le premier prologue de Fictions :

Délire laborieux et appauvrissant de composer de vastes livres, de développer en cinq cents pages une idée que l’on peut très bien exposer oralement en quelques minutes. Mieux vaut feindre que ces livres existent déjà, et en offrir un résumé, un commentaire.22

21L’art de Borges se définit donc par la précision et la concision. Mais parvient-il réellement à donner assez de détails pour que le lecteur puisse avoir une idée précise du monde qu’il crée ?

22Le monde de « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius » est très difficile à cerner dans la mesure où il apparaît par étapes. Au début il est fait allusion à Uqbar, un pays fictif, puis sous le prétexte qu’un pays n’est pas un projet assez ambitieux on passe d’un pays à une planète, Tlön, et finalement cette planète se transforme en un univers, Orbis Tertius. C’est sur Tlön que Borges donne le plus d’informations et c’est sur Tlön que Borges termine son récit puisque, selon le narrateur, notre monde deviendra Tlön. Par l’intermédiaire de l’encyclopédie, un objet que Borges affectionne particulièrement, le monde est déployé sous les yeux du lecteur comme si le narrateur effectuait toutes les recherches que devrait faire son lecteur pour prendre connaissance et possession de ce monde. En lisant la nouvelle, le lecteur a accès à une multitude d’informations puisque le texte se fait livre historique, encyclopédie, ou se met à ressembler à un ouvrage scientifique. Dans ces vingt pages est condensé un nombre incalculable de pages. Ce procédé est expliqué par Borges dans l’expression « feindre que ces livres existent déjà »23. Dès lors, le génie de cet auteur est de convaincre son lecteur de l’existence d’un monde à partir de fragments de celui-ci :

À présent, j’avais entre les mains un vaste fragment méthodique de l’histoire totale d’une planète inconnue, avec ses architectures et ses querelles, avec la frayeur de ses mythologies et la rumeur de ses langues, avec ses empereurs et ses mers, avec ses minéraux et ses oiseaux et ses poissons, avec son algèbre et son feu, avec ses controverses théologiques et métaphysiques.24

23En seulement quelques lignes et en utilisant le procédé de l’énumération, Borges a parlé de l’histoire, de l’architecture, de la mythologie, des langues, des sciences de la terre, des mathématiques, de la physique et de la philosophie.

24Que ce soit Uqbar, Tlön ou Orbis Tertius, chacun de ces mondes est représenté par un livre, et l’univers est construit sur un mode ternaire : trois noms, trois livres, trois mondes. De même, plus le récit avance, plus il devient difficile pour le lecteur d’assimiler ce qu’est chacun de ces mondes. Pour définir ce qu’est Orbis Tertius, nous retiendrons la théorie d’Arturo Echavarría. Celui-ci souligne trois hypothèses possibles consistant à voir Orbis Tertius soit comme « un troisième cercle », soit comme un « troisième livre » soit comme un troisième monde si l’on se réfère à la signification du nom. Il finit alors par conclure qu’Orbis Tertius est en fait le résultat de la fusion entre notre monde et celui de Tlön25. C’est pourquoi tout ce qui concerne Orbis Tertius mêle tout autant notre réalité que les idées de Tlön. De plus, nous pouvons remarquer que tous les supports y faisant allusion sont en anglais alors qu’ils sont supposés être en langue tlönnienne. Orbis Tertius est en fait le résultat présent de la contamination du réel par la fiction. Autrement dit, le monde décrit par Borges serait le monde dans lequel nous vivons, tel qu’il le voit ou plutôt le prévoit lui-même dans sa reconstruction. Résumer la nouvelle de la sorte c’est l’envisager dans une problématique qui relève plutôt de la science-fiction. Faut-il alors considérer la nouvelle de Borges comme un récit relevant davantage de la science-fiction que du fantastique ?

25Si l’on se réfère à l’étude de Jean-François Gérault, deux éléments justifient que cette nouvelle soit considérée comme une nouvelle fantastique. Tout d’abord « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius » a une trame d’apparence fantastique puisque « […] l’univers de la planète imaginaire envahit peu à peu notre monde »26. D’autre part, dans des nouvelles comme « Le Rapport de Brodie », « L’immortel », « La secte des Trente » et « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius », « […] Borges reprend maintes fois le procédé de la découverte d’un manuscrit, subterfuge littéraire curieusement commun aux contes fantastiques et aux nouvelles réalistes »27. Enfin, le narrateur fait allusion à un mage et à des objets, s’apparentant à des objets magiques et symboliques, qui apparaissent dans la réalité. D’ailleurs, le terme « symbolique » conviendrait mieux que celui de « fantastique » pour cette nouvelle, de par le rôle métaphorique intrinsèque qu’elle confère au livre, au miroir et au labyrinthe. Le narrateur explique en effet que la découverte d’Uqbar est permise grâce à un miroir et à une encyclopédie, plus précisément grâce à leur « conjonction » car sans ces deux éléments, la nouvelle n’aurait pas lieu d’être28. Leur présence dans l’incipit marque leur rôle primordial. Selon Arturro Echavarria, pour Borges, il existe des liens entre l’encyclopédie et le miroir, d’autant plus que l’artiste argentin a souvent fait référence aux livres comme à un « miroir » du monde29. En d’autres termes, le livre et le miroir ont tous deux pour fonction commune de refléter. Ils se doivent tous deux de révéler une part de la réalité et sont aussi étroitement liés à la notion de mémoire. Or, cette notion de mémoire fait partie des éléments utilisés par Borges pour faire de sa nouvelle un récit vertigineux et labyrinthique. Une référence explicite est faite au labyrinthe dans le récit : « Tlön est peut-être un labyrinthe, mais un labyrinthe ourdi par des hommes et destiné à être déchiffré par les hommes »30. La nouvelle serait alors une énigme à décoder, mais de quelle énigme s’agit-il ? Ne serait-ce pas justement que ce monde présenté sous des allures fantastiques serait plus réel qu’il ne le paraît ? Ne serait-ce pas un monde parallèle au nôtre, une évolution possible de celui-ci si l’histoire continue de s’orienter vers une acceptation par les populations de régimes politiques promettant l’avènement du « meilleur des mondes », comme l’observait alors Borges en Argentine ? Nous retrouvons de fait la référence à Aldous Huxley et à son ouvrage publié en 1932 dans la nouvelle :

On conjecture que ce brave new world est l’œuvre d’une société d’astronomes, de biologistes, d’ingénieurs, de métaphysiciens, de poètes, de chimistes, d’algébristes, de moralistes, de peintres, de géomètres...31 

26De par cette référence, Borges se place directement dans le champ de la science-fiction. Dès lors le côté fantastique bien présent s’efface, d’autant plus que les termes de l’énumération concernant les auteurs de ce monde sont en majorité reliés au monde des sciences. Nous remarquons, par la même occasion, que le seul véritable créateur de ce monde est bel est bien Borges et qu’il reprend alors indirectement tous les statuts scientifiques qu’il énumère. Il est à la fois mathématicien, algébriste, peintre... Grâce à sa culture et à ses connaissances, Borges parvient à figurer une multitude de sciences.

Une apologie des sciences

27Le récit de Borges est en fait le récit d’une cosmogonie qui raconte comment est né Orbis Tertius :

Au début, on crut que Tlön était un pur chaos, une irresponsable licence de l’imagination ; on sait maintenant que c’est un cosmos, et les lois intimes qui le régissent ont été formulées, du moins provisoirement.32

28Le narrateur nuance ses propos dans la fin de la citation. Le mot « provisoirement » semble sous-entendre que Tlön pourrait retomber dans le chaos, un chaos lié peut-être à la construction d’un monde encore autre, ce qui fait songer un enchaînement circulaire sans limite. Il y aurait donc une pointe de pessimisme dans cet enthousiasme d’avoir découvert un monde, la crainte ou l’espoir que l’ordre soit à nouveau chamboulé. Les phases successives de la nouvelle peuvent être lues comme trois cosmogonies différentes ou comme les différentes étapes de la construction d’un seul monde. Tout dépend du point de vue qu’adopte le lecteur.

29Arturo Echavarría, quant à lui, considère la nouvelle comme « une paraphrase/ métaphore d’une gnoséologie fondée sur le scepticisme et qui, de diverses manières, nie ou se rapproche du monde qui l’entoure »33. Nous retenons surtout dans cette phrase le mot « gnoséologie » qui est un terme philosophique proche d’épistémologie et qui concerne les théories de la connaissance : en d’autres termes, cette nouvelle a pour fondements les connaissances et les sciences.

30Le monde de Tlön et son idéologie s’appuient sur les idées de la philosophie de Berkeley. Le texte est construit en rapport avec les propos de ce philosophe qui défend dans ses ouvrages la théorie de « l’immatérialisme ». Nous pouvons y reconnaître en effet l’idée qui a donné naissance au hrön, phénomène de dédoublement « idéaliste » d’objets observable sur Tlön, puis au problème de mathématiques et de logique des neuf pièces de cuivre34 que le narrateur commente dans le récit et enfin aux thèses sur l’irréalité du temps des métaphysiciens de Tlön35. Dans l’élargissement de la réflexion cela justifie aussi le fait que, dans le monde de Tlön, tout ne soit que métaphore. Même si Berkeley et ses idées organisent le texte, il est fait référence à d’autres philosophes tels que Hume ou Spinoza. Borges utilise leurs idées philosophiques dans le monde tlönien pour mettre en évidence une pensée unique qui se résume à l’idée que le monde n’existe que s’il est perçu par un être. Cette thèse, comme le récit, sont paradoxaux puisque l’auteur demande justement à son lecteur de croire en un monde qu’il ne perçoit pas.

31D’autre part, le texte hiérarchise les sciences en faisant de la psychologie la science dominante. Borges connaît le sujet dans la mesure où son père exerçait en tant que psychologue. À cela s’ajoute le fait que cet auteur a découvert ses premiers livres dans la bibliothèque de son père. Ainsi, en plaçant ce savoir au-dessus des autres, il dévoile le rôle capital qu’il a joué dans sa découverte du monde. Toutefois, toutes les disciplines évoquées dans le récit ne correspondent pas exactement à celles que nous connaissons. Par exemple, la géographie ne présente que deux dimensions plutôt inattendues puisqu’il s’agit du « tactile » et du « visuel ». Peut-être Borges cherche-t-il, en fait, à promouvoir une unité des domaines de l’esprit sous l’égide de la psychologie.

32Toutes ces connaissances, toutes ces disciplines censées éclairer le lecteur sur ce monde possible, finissent en fait par l’encoder. Ce surplus d’informations est une nouvelle manière de tromper le lecteur qui, pour parvenir à comprendre, devra finir par accepter les préceptes qu’on lui présente et qu’on lui impose.

33« Tlön, Uqbar, Orbis Tertius » est une nouvelle labyrinthique qui joue avec les notions de réalité et de fiction. À cette fin, elle rend fictifs des éléments du réel et rend réels des éléments du fictif. Fiction et réalité se combinent, fusionnent, s’entrelacent sans cesse. Borges joue avec les impressions du lecteur, le pousse mentalement dans un labyrinthe d’informations dont il ne pourra pas sortir tant elles sont abondantes. Les vastes champs que le récit recouvre ne nous permettent pas réellement de le considérer comme un récit fantastique, de science-fiction ni même comme un récit historique. En effet, Borges manipule avec aisance, les procédés de la métaphore et de la polysémie, démultipliant les lectures possibles de l’histoire.

34Le lecteur doit accepter l’idée que tout mot, tout texte change de sens chaque fois qu’on le lit.

35Autrement dit, lire « Tlön, Uqbar, Orbis tertius », c’est commencer une lecture infinie, c’est ouvrir la porte de la bibliothèque de Babel sans le savoir. Lire cette nouvelle c’est avoir la possibilité mentale, comme devant un ordinateur, de cliquer sur l’une des références présentées pour en trouver l’explication. En effet, n’est-ce pas là tout le génie scientifique de Borges, que de faire partie de ces auteurs qui ont anticipé, comme de plus en plus de spécialistes l’indiquent, le fonctionnement de l’hypertexte ou la possibilité de se rendre directement vers un autre texte à partir d’un texte de base ? La concision dans la pluralité dont sait faire preuve Borges ne lui a-t-elle pas permis de penser un équivalent de Google avant l’heure ?