Colloques en ligne

Yves Iehl

Adaptation littéraire et mise en image du monologue intérieur — Mademoiselle Else, roman graphique de Manuele Fior d’après la nouvelle d’Arthur Schnitzler

Mademoiselle Else, roman graphique de Manuele Fior d’après la nouvelle d’Arthur Schnitzler

1Le roman graphique connaît actuellement une vogue importante et cela est sans doute lié à la faveur dont jouit aujourd’hui la bande dessinée auprès du public ainsi qu’au fait que cette catégorie relativement nouvelle, dont les contours sont encore mal définis, a un double effet de valorisation, à la fois pour la bande dessinée en tant que forme d’expression artistique, et pour la littérature, lorsque celle-ci lui sert de support. Bien que le neuvième art ait depuis longtemps conquis ses lettres de noblesse, notamment en France où il jouit d’un marché florissant et d’un lectorat fidèle, il acquiert en outre sous la forme du roman graphique, grâce aux exigences esthétiques et à la tradition sur laquelle s’appuie ce dernier1, également par la proximité avec la littérature revendiquée par la référence au genre du roman, un surcroît appréciable de prestige. Cette proximité est en partie due au fait que le roman graphique assume aujourd’hui un rôle de nouveau vecteur de transmission des grandes œuvres de la tradition littéraire auprès d’un jeune public peu enclin à lire. Le phénomène de l’adaptation d’œuvres classiques (entre autres : Kafka, Proust, Céline2) est une des tendances majeures du roman graphique moderne, comme en témoigne la transposition graphique du célèbre récit d’Arthur Schnitzler, Mademoiselle Else, de 1923, par Manuele Fior. La destinée de cet ouvrage illustre quelle peut être la portée européenne et la capacité de diffusion de ce genre nouveau. Ce dessinateur italien et italianophone vivant à Paris a ainsi adapté ce récit fort connu, qui appartient au canon de la littérature autrichienne moderne, en le publiant d’abord en version française aux éditions Guy Delcourt en 2009, puis en le faisant éditer la même année en version italienne par les éditions Coconino Press, puis en 2010 en Allemagne à l’avant-verlag, enfin en 2012 dans la remarquable collection de romans graphiques qu’édite le grand quotidien allemand Süddeutsche Zeitung.

2Mais l’intérêt majeur de cet ouvrage, dont la proximité avec l’œuvre source et l’ambition « littéraire » sont incontestables, est qu’il est somme toute le résultat d’un double défi. Le récit de Schnitzler, entièrement rédigé, comme l’avait fait en son temps Édouard Dujardin dans son roman Les Lauriers sont coupés, dans le style du monologue intérieur est, avec Le Lieutenant Gustl de 1900, déjà en soi un tour de force. La transposition en images de cet univers psychologique complexe et tourmenté devient pour Manuele Fior un autre défi qu’il relève avec maestria, démontrant ainsi non seulement qu’une telle transposition est possible mais qu’elle peut également être parfaitement réussie lorsque l’adaptateur se montre aussi inventif que l’œuvre qu’il transpose.

3La nouvelle relativement longue de l’auteur autrichien est à la fois une nouvelle psychologique et une nouvelle à intrigue qui montre chez lui, comme chez bien d’autres écrivains, les affinités des talents du nouvelliste et du dramaturge. Constitué d’un seul et unique monologue intérieur entrecoupé de dialogues du protagoniste avec les personnages qu’il rencontre, ce récit traduit le désir de l’auteur de capter à sa source la vie psychologique sous la forme du flux de conscience dans toute sa spontanéité et ses oscillations. Il y parvient d’autant mieux qu’il place son jeune personnage dans une situation des plus inconfortables. Else Temme est, au début du récit, en vacances en Italie sans sa famille, dans le paysage magnifique de San Martino de Castrozzo, dans les Dolomites. Elle manifeste la vivacité pétillante d’une jeune fille âgée d’une vingtaine d’année tout au plus, qui rêve certes d’amour et d’une vie insouciante mais a aussi une conscience très claire des difficultés financières de sa famille – elle doit ses vacances à l’invitation de sa tante –, et des défauts et travers de ses proches. Une lettre de ses parents la met en demeure de les aider à réunir dans les quarante-huit heures une somme de trente mille florins perdus au jeu par son père, un avocat à l’honnêteté douteuse qui a eu déjà bien des dettes de jeu. Il s’agit d’éviter à la famille la ruine et le déshonneur, au père le scandale et la prison. Elle doit notamment intercéder auprès de M. de Dorsday, un marchand d’art fortuné qui a déjà aidé la famille. L’aristocrate vieillissant et libidineux, dont elle perçoit le désir qu’il a d’elle, ne refuse pas de l’aider mais exige en contrepartie de pouvoir la contempler nue durant un quart d’heure. Ce chantage, qui fait écho au chantage affectif de ses parents, dont elle devine qu’ils sont prêts à s’accommoder avec beaucoup de facilité du prix qu’elle peut avoir à payer, la révolte et la bouleverse. Elle est déchirée par un conflit cornélien qui oppose sa dignité féminine et sa piété filiale. Indignée par ce chantage, elle est bouleversée à l’idée qu’un refus de sa part pourrait la rendre responsable de la ruine de ses parents ou du suicide de son père. En même temps, elle n’a rien d’une jeune fille prude effrayée par la sexualité. Elle s’imagine au contraire tour à tour entourée d’amants, volage et changeante, dans une belle maison sur laRiviera italienne, puis mariée mais sans enfants, enfin mariée et mère de famille, et elle a parfois même des tentations exhibitionnistes. Mais ce qui la révulse est que, alors même que son éducation ne l’a préparée à aucun autre avenir que le mariage et lui interdit toute forme d’autonomie, le chantage de Dorsday, sur un mode plus brutal mais somme toute analogue, par son hypocrisie, à celui de ses parents, la place dans une situation de dépendance et de soumission totales, notamment sexuelle, qui reflète bien l’image implicite que cette société patriarcale et conservatrice a du rôle de la femme. Confrontée à un tourbillon d’émotions et d’impulsions contradictoires que renforce le sentiment de sa profonde solitude, sans cesse exposée à la tentation de fuir dans le sommeil et la mort – elle ne cesse de songer à son verre de véronal –, elle prend une décision après la seconde lettre de ses parents, où la somme à fournir augmente de vingt mille florins. Elle accepte de se dénuder mais pas en privé, honteusement, pour le seul Dorsday : elle veut s’exhiber publiquement, de façon à satisfaire aux conditions de ce dernier et à dénoncer en même temps l’hypocrisie du monde bourgeois avec lequel elle souhaite ainsi rompre. Ayant mis son plan à exécution, elle perd connaissance et est incapable de se mouvoir, mais ses sens et sa conscience restent parfaitement éveillés. Enfin, effrayée par le scandale et les réactions suscitées par son acte, elle se suicide en buvant un verre de véronal resté à sa portée.

4Cette histoire a visiblement passionné Manuele Fior, bon connaisseur de l’œuvre de Schnitzler, qui avait conscience de relever, à travers cette adaptation, un défi d’autant plus difficile pour lui qu’il estime que l’adaptation graphique se situe en général dans un rapport d’infériorité au regard du texte littéraire.

J’ai lu presque tous les livres de Schnitzler, et j’apprécie particulièrement celui-ci. L’adaptation est un travail complexe, car c’est un pari perdu d’avance : ce sera toujours moins bien que l’original. C’est avant tout un gros boulot de mise en scène et de coupe. Il faut essayer de ne pas complètement mutiler le texte et trouver des moyens, par le dessin, de rattraper ces manques. Après, il faut sans doute avoir le courage de développer certains personnages ou certaines situations, mais je ne l’ai pas fait. Je suis resté très fidèle à la nouvelle. Là aussi, j’ai jeté beaucoup de dessins, j’ai recommencé des séquences entières. D’ailleurs, il n’est pas impossible que je reprenne cette histoire un jour, pour en faire encore autre chose…3

5La difficulté de l’entreprise n’était en l’occurrence pas tant liée à la nature littéraire du support qu’à la particularité d’un récit réalisé entièrement en focalisation interne dans le style du monologue intérieur. L’intériorité d’un personnage n’est pas a priori aisée à traduire par le biais de l’image, qui peut certes reproduire le point de vue d’une figure, son regard sur le réel, mais plus difficilement représenter son espace mental. Pourtant Manuele Fior a magistralement relevé ce défi grâce à l’originalité graphique d’une œuvre qui parvient tout à la fois à évoquer visuellement un univers intérieur en égalant la puissance de suggestion du monologue intérieur schnitzlérien, et à recréer une atmosphère d’époque très particulière, celle de la société autrichienne des années 19204.

6On remarque à cet égard l’usage singulier que fait cet auteur du dessin et de la couleur, auxquels il confère un surprenant pouvoir d’évocation. Le dessin, qui marque avec netteté les contours et modèle en particulier les visages sans être pour autant dénué d’une part de schématisme synthétique, se montre tantôt dépouillé et anguleux, tantôt mobile et d’une grande souplesse, et il campe des portraits, fixe des expressions, des mimiques, sans jamais s’arrêter au détail inutile. Cette retenue du dessin, fondu dans l’image et qui ne délimite par exemple pas les plages de couleur, comme le pratique la bande dessinée de tradition belge5, laisse beaucoup d’initiative au domaine chromatique avec lequel il n’entre pas dans un rapport de tension ni de concurrence. La couleur domine l’art de Manuele Fior, qui développe une grande virtuosité dans l’usage de ces nombreuses et souvent ténébreuses nuances de lavis ou d’aquarelle qui produisent des teintes passées, voire délavées dont l’effet est remarquable. Associées par groupes de deux ou trois de façon continue dans chaque scène sur plusieurs pages, ces teintes font songer à des photos d’autrefois jaunies par le temps ou bien, d’une façon comparable, à des clichés monochromes d’une autre époque. Les premières pages sont par exemple dominées par des tonalités de rouge carmin tendant vers le vieux rose, elles baignent la scène dans un halo au sein duquel les couleurs différentes, le bleu violet de de la tenue de Cissy Mohr, une amie du cousin Paul, le roux orangé des cheveux d’Else, le vert pâle du gilet de Paul semblent comme absorbées6.

7Cet usage subtil de teintes dominantes qui disciplinent et harmonisent en quelque sorte les autres en installant un climat d’ensemble7 permet à Manuele Fior de suggérer à la fois la distance temporelle et la pesanteur d’une atmosphère d’époque très particulière, d’un climat moral délétère qui constitue l’arrière-plan de la tragédie personnelle d’Else. L’évocation de ces aspects rejoint aussi, sur un mode plus directement psychologique, la peinture de l’univers intérieur d’Else, notamment de l’angoisse terrible dans laquelle la plonge, jusqu’à l’issue finale, la requête de ses parents et le marché de Dorsday.

8La prouesse psychologique de ce roman graphique en est peut-être la dimension la plus remarquable, en tous cas la plus évidente. L’étroite symbiose que réalisent ici dessin et couleur produit précisément un effet de flux de conscience, elle suggère la diversité changeante d’une perspective individuelle perçue de l’intérieur comme le permet en littérature la focalisation interne. Comme dans la nouvelle, le monologue intérieur affirme sa présence dans cette œuvre graphique où il se distingue visuellement des dialogues proprement dits. Ceux-ci figurent dans des bulles reliées aux personnages qui les émettent, tandis que les plages de monologue intérieur flottent librement à l’intérieur des cases ou entre celles-ci, évoquant en quelque sorte une voix off graphique. L’absence de lien visible entre émetteur et texte montre bien que ces plages transcrivent un texte pensé et non prononcé, et par ailleurs que le point de vue auquel on les associe spontanément, et qui est implicitement celui de l’ensemble du texte, n’est autre que celui d’Else. En outre, non seulement ces deux formes de discours, monologue intérieur et dialogue, entrent en tension, comme dans le récit de Schnitzler où ce phénomène est graphiquement perceptible8, mais cette tension est ici relayée et accrue par la relation très particulière qu’entretiennent le texte et l’image. Manuele Fior parvient en effet à charger l’image d’une dimension psychologique qui fait d’elle un prolongement du monologue intérieur de la jeune fille, cette subjectivité faisant songer à ce que l’on appelle au cinéma l’effet de caméra subjective.

9Un exemple révélateur en est notamment l’épisode de la lecture de la lettre des parents (ME 18-21) dont le texte, partiellement reproduit graphiquement, apparaît sous forme de bandes horizontales alternant avec des bandes d’images-souvenirs qui suggèrent clairement la sollicitude concupiscente manifestée depuis toujours par Dorsday envers Else. Il y a là un phénomène de glissement du texte vers l’image, ou plutôt d’« imagification » du texte manuscrit de la missive qui, en combinant les dimensions calligraphiques et iconiques, associe la représentation visuelle de la lettre aux représentations mentales suscitées par celle-ci.

10Plus suggestives encore, les pages qui évoquent ses rêves lorsqu’elle s’assoupit dans la forêt, après sa conversation avec Dorsday, constituent une magnifique transposition iconique de la consistance fluctuante du songe et de la puissance capricieuse de l’affabulation onirique. Else s’imagine morte, en grand apparat, préparée pour la veillée funèbre dans son cercueil, entourée de diverses personnes, Dorsday notamment, qui s’interroge sur les causes de son décès ; puis elle aperçoit, le long d’une côte splendide, une régate qu’elle admire, fascinée ; elle se rend enfin elle-même dans le cimetière qui doit accueillir sa dépouille (ME 38-43). La tonalité changeante des tons bleuâtres et rougeâtres délavés qui voisinent et se fondent reflète les oscillations imprévisibles du rêve et du cauchemar, dont les modulations psychiques sont en outre suggérées aussi par la déformation caricaturale des visages (ME 39, case 2 et 3), ou la distorsion de la forme habituelle rectangulaire des cases ou vignettes, qui semblent se liquéfier (ME 39 et 43). Il est à cet égard tout à fait remarquable que, dans l’ensemble de cet album, Manuele Fior fasse usage de cases sans bordure, aux angles arrondis, dans les interstices desquelles s’insèrent naturellement les passages de monologue intérieur. Il confère ainsi à l’image une remarquable plasticité qui la rapproche de la représentation mentale. Cela renforce enfin le phénomène, caractéristique de la bande dessinée, de l’interaction visuelle des cases entre elles au sein de ce que les théoriciens du genre ont appelé, dans l’espace de la page ou de la double-page, le phénomène du « péri-champ »9.

11À propos de ce passage onirique, un autre aspect, celui de l’intertextualité – faut-il dire de « l’intericonicité » –, est également tout à fait remarquable. L’image qui représente la dépouille d’Else, élégamment toilettée pour l’enterrement et enserrée dans une case qui fait figure de cercueil, rappelle l’Ophélie de John Everett Millais. En revanche, la propension du dessin à saisir d’un seul trait le contour d’une figure ou d’un visage, ainsi réduit à une tonalité psychique essentielle, fait fortement penser à l’art d’Edvard Munch10. On peut aussi apercevoir dans cet album une certaine forme d’expressionisme lié au caractère volontairement discordant de certaines teintes11, et un goût évident pour la caricature, sur lequel nous reviendrons. Mais c’est bien plutôt l’aspect typiquement munchien de la projection sur l’image du réel des affects d’un moi tourmenté qui domine cet ouvrage où la dimension sociale du portrait peut faire également penser, notamment en ce qui concerne Dorsday, à certaines figures de la Belle Époque croquées par Toulouse-Lautrec.

12Au-delà de la dimension psychologique de cette adaptation, l’aspect de la peinture sociale, plus particulièrement la reconstitution d’une atmosphère d’époque, est, dans ce roman graphique, essentielle. Par la qualité de son dessin et de ses teintes, notamment par la pesanteur quelque peu déprimante de ses coloris tantôt ternes et éteints, tantôt d’une acidité vénéneuse, Manuele Fior parvient à suggérer les nuances d’une atmosphère fin de siècle de sociabilité collective reposant sur le paraître et le respect des convenances, une atmosphère qui, pour être séduisante, est aussi souvent envenimée par la fausseté et l’hypocrisie.

13Ainsi dans la scène de conversation au salon (ME 25-28), qui précède l’entretien privé d’Else avec Dorsday, la complexité du jeu des relations sociales et individuelles est magistralement suggérée. On est frappé par la subtilité de ces échanges qui, opposant pensées et paroles, puis paroles et regards, juxtaposent une courtoisie de surface et une communication verbale et non verbale fort audacieuse. Dans une tenue simple mais fort élégante – robe noire et boa blanc qui mettent en valeur les tons roux de sa chevelure – Else mène une conversation superficielle avec son cousin Paul qui semble éprouver pour elle un intérêt qui dépasse largement le cadre d’une relation de cousinage. Il remarque parfaitement son désintérêt et sa distraction et, intrigué et même séduit par cette froideur, il a une intuition indistincte de ce qui se joue entre elle et Dorsday. Dans le même temps, Else ne cesse d’observer ce dernier, qui se tient un plus loin dans la salle et dont elle sait qu’il l’observe fixement, tel un chasseur apercevant sa proie12. L’image prolonge et renforce la tension entre monologue intérieur et dialogue, que nous avions évoquée plus haut. Le regard absent d’Else ignore celui de Paul, qui se tient pourtant tout près d’elle, et le lecteur qui la voit lui aussi de face à plusieurs reprises constate l’inexpressivité de ses yeux fixés sur un point situé bien au-delà de lui, et qui le traversent sans le voir.

14La peinture, voire la critique sociale est aussi liée à ce que l’on peut appeler l’aspect expressionniste de l’œuvre, qui culmine dans l’usage que l’auteur fait de la caricature. Le portrait de Dorsday, le personnage de loin le plus négatif de ce récit, est à cet égard remarquable. Les variations très significatives de son expression orchestrent un passage subtil d’une évocation neutre, voire avantageuse et qui souligne la prestance de l’aristocrate mondain (ME 27), à des tableaux nettement caricaturaux : la suggestion des atteintes de l’âge (ME 15), celle de l’hypocrisie du voyeur, dont le monocle semble résumer la perversité (ME 33), le triomphe de la lubricité pure et simple du vieillard, qui éclate dans un portrait en gros plan (ME 34). Cet art de la caricature peut aussi être beaucoup plus subtil pour évoquer la déchéance des parents d’Else, que la passion paternelle du jeu plonge sur un mode très munchien, nous l’avons vu, dans la consternation et l’indignité (ME 23).

15Tous ces aspects illustrent des formes particulières du talent de cet auteur qui est également manifeste au plan de l’ensemble de l’œuvre envisagée non dans ses diverses composantes mais comme une totalité narrative et figurative. Là où Schnitzler organise la progression de l’action, entièrement psychologique, comme un théâtre intérieur de pensées, le dessinateur doit également donner à voir, et c’est sans doute sur ce plan qu’il ajoute à la dimension de la suggestion psychologique et de la critique sociale précédemment évoquées une dimension tout à fait nouvelle. Restant par force dans la proximité de son personnage qu’il accompagne sans cesse, le narrateur-dessinateur illustre à sa façon le phénomène de dédoublement de l’énonciation, typique du roman graphique et de la bande dessinée, et qui s’y manifeste à la fois textuellement et visuellement sur un mode que Philippe Marion appelle « graphiation »13. Manuele Fior exploite pour cela, d’une façon fort judicieuse, le couple thématique de l’habillement et du dénudement qui organise la progression dramatique de l’œuvre et la structure en deux parties symétriques.

16La réaction d’Else à la lecture de la première lettre de ses parents est évoquée, après le premier moment de consternation, sur trois pages où le rite de l’habillement mondain est évoqué dans diverses vignettes précises et élégantes qui dépeignent ces gestes soigneux et presque techniques que requiert la composition d’une apparence (ME 22-24). Le détail de ces gestes représentés en gros plan traduit le souci quasi tactique de la jeune fille de tirer parti de sa beauté juvénile et de se prêter au jeu social comme à un combat qu’il faut mener avec les armes du paraître, si elle veut parvenir à satisfaire les attentes de ses parents. Ces préparatifs, qui annoncent la scène du salon déjà commentée où Else brille par son élégance, montrent aussi le rôle essentiel des apparences dans une société d’une grande duplicité morale et profondément marquée, jusque dans son quotidien, par l’héritage de la tradition baroque autrichienne.

17Dans la seconde partie, lorsque Dorsday a formulé les conditions scandaleuses auxquelles il lie son aide financière, la dialectique de l’engagement vestimentaire dans le jeu social s’inverse et nous assistons au dénudement physique mais aussi moral d’Else, qui se débarrasse ainsi progressivement d’une identité bourgeoise aliénante qu’elle rejette avec dégoût. Une première scène, à peine esquissée dans le récit de Schnitzler, la transporte en pensée dans la chambre de Dorsday où elle envisage de se rendre pour plaider une nouvelle fois sa cause (ME 52-55) après la réception de la seconde lettre des parents qui élève d’une façon absurde les exigences financières initiales. Ces images mentales – pure projection du personnage – confèrent beaucoup de charme à la robe noire très simple d’Else, qui présente plus de naturel et d’innocence que dans la scène du salon de la première partie. Mais la jeune fille prend également conscience que la hausse des exigences parentales risque d’accroître dangereusement la contrepartie exigée par Dorsday. C’est alors que se produit dans son esprit ce sursaut de révolte qui l’amène à accepter le dénudement mais à le transformer en une provocation publique délibérée, qui devient aussi un dépouillement symbolique d’une identité bourgeoise considérée comme corrompue et viciée. L’importance de ce revirement, où se mêlent sentiment de révolte, désir de fuite, aspiration à une régénération intérieure et à une renaissance symbolique, s’exprime en particulier à travers la diversité des variations iconiques auxquelles donne lieu le dénudement.

18Dans sa chambre, révoltée par sa situation, Else fait tout d’abord une répétition bouffonne de la grande scène publique qu’elle prépare. On la voit ainsi relever vulgairement sa robe noire et exhiber des dessous, gaine et culotte, dont la grisaille n’a absolument rien d’érotique ni de plaisant (ME 55-59). Le dénudement grotesque est alors révélation, dénonciation de cette laideur bourgeoise, cachée sous des dehors attrayants, qu’elle rejette fondamentalement. La scène qui se déroule dans sa petite chambre associe des connotations narcissiques et homo-érotiques – elle semble amoureuse de son reflet dans le miroir –, à l’aspect funèbre que présente sa robe noire, grotesquement relevée sur sa tête et qui l’enserre comme pour préfigurer sa mort prochaine, à l’instar de ces très nombreuses vignettes qui, dans l’ensemble de l’œuvre, représentent sa bouteille de véronal.

19Une fois qu’elle a rejeté ce qui la rattachait au monde bourgeois, Else descend ensuite au rez-de-chaussée, vêtue uniquement d’un long manteau noir, constate l’indifférence des clients de l’hôtel qui ne s’inquiètent pas d’elle, affronte les remontrances de sa tante qui a détecté le caractère inhabituel de son comportement et s’indigne qu’elle ne porte pas de bas, localise Dorsday dans le salon de musique. L’effet de scandale que suggèrent les réactions du public avant même l’apparition d’Else nue en pied dans une case pleine page est tout à fait remarquable (ME 69-71). Prévisible et logique, il surprend aussi par son intensité – on lit sur les visages pétrifiés une consternation absolue –, car la nudité d’Else paraît on ne peut plus naturelle. Vêtue de ses seules chaussures, la jeune fille offre l’image d’un corps féminin bien proportionné et élégant auquel le format de la case confère une incontestable majesté. Mais en même temps, il est tout à fait dénué de sensualité provocante et paraît même émouvant par son aspect juvénile : on décèle les formes et la timidité de l’enfance dans le corps de la jeune femme. Mais sans doute est-ce précisément ce naturel qui choque l’esprit conventionnel de l’Autriche du début du siècle dont la pudibonderie, on le comprend aisément, ne pouvait s’accommoder de l’aspect libérateur et régénérateur que ce geste revêt pour la jeune Else. Le rire compulsif qui la secoue alors fait aussi songer à une forme inquiétante de surexcitation hystérique.

20La fin du récit accomplit en outre une autre forme de dévoilement qui précipite le suicide d’Else. L’aspect tragique de la situation est lié au fait que l’état de pleine conscience de la jeune fille lui permet d’être le témoin des réactions de ses proches qui, la croyant évanouie, révèlent avec une brutale sincérité ce qu’ils pensent d’elle. À la condamnation de sa tante, qui la croit folle, refuse de revenir dans le même train qu’elle à Vienne et souhaite la faire interner (ME 76-77), répond l’hostilité venimeuse de Cissy Mohr, sans doute la maîtresse de son cousin, qui juge son évanouissement feint et voit en elle non pas une « hystérique » mais une provocatrice et une simulatrice (ME 82). L’événement inhabituel et dramatique brise les apparences sociales, fait tomber les masques et révèle la réalité des êtres, une réalité insoutenable pour la fragile Else.

21En définitive, le roman graphique de Manuele Fior constitue, à travers sa richesse de suggestion et la puissance de ses images, une recréation visuelle du récit de Schnitzler qui, tout en en conservant et en en approfondissant les deux dimensions essentielles que sont la veine réaliste – l’évocation d’une atmosphère d’époque –, et la veine psychologique, reste à la fois d’une grande fidélité à l’œuvre source et prolonge celle-ci par une série de variations fort complexes et très réussies autour des relations du texte et de l’image. Sans doute pourrait-on à cet égard comparer sur un mode analogique ces phénomènes très différents et hétérogènes mais en définitive convergents, que constituent la catégorie du « tressage »14, élaborée pour désigner d’une façon générale le phénomène d’interaction visuelle entre tous les éléments iconiques d’une même bande dessinée, et la technique littéraire du monologue intérieur utilisée par Schnitzler. Enfin la thématique iconique du dénudement enrichit sensiblement le propos de Schnitzler par ses riches connotations symboliques. L’exemple le plus évident en est la façon dont la nudité d’Else, sur une pleine page, comble en un sens une lacune volontaire du récit, qui inscrit en effet dans le texte le tabou social de l’irreprésentabilité de la nudité du corps humain en n’évoquant qu’indirectement, à travers les réactions du public, le dévoilement de la jeune fille15. Manuele Fior rend au contraire hommage à sa beauté et c’est là sans doute une infidélité constructive dont il faut lui être très reconnaissant.