Colloques en ligne

Nicolas Schapira

Quand le diable écrit et publie. Le littéraire comme pratique sociale dans la correspondance de Surin et La Possession de Loudun

1Il sera ici question de deux manières de faire par lesquelles Michel de Certeau utilise le littéraire comme phénomène social d’une part, et les études littéraires d’autre part, pour faire place à l’altérité du passé, pour accueillir ce passé sans le résorber dans une historiographie qui l’enserre et l’étouffe. Le propos concerne, donc, l’opérativité de la littérature dans une démarche historienne. L’observation des tentatives de Certeau pour déplacer des problèmes ou analyser des phénomènes sociaux en mobilisant le littéraire, au plus loin de toute essentialisation, questionne les usages historiens passés et actuels de la catégorie de « littérature ».

2L’idée n’est pas d’examiner comment Certeau utilise les sources littéraires par rapport à d’autres catégories de sources, car son travail récuse cette distinction préalable ; pour Certeau, il n’y a pas de sources littéraires qui pourraient être opposées à d’autres types de sources et qui auraient un rendement différent, spécifique, à partir d’un traitement spécifique. C’est une chose qui est bonne à rappeler du fait de la tentation toujours renouvelée des historiens de produire de tels découpages préexistants à l’analyse, soit en fétichisant l’archive au détriment de ce qui est publié, soit en mobilisant au contraire de « grands » textes en vertu d’une idéologie implicite de la valeur de la littérature1. Rien de tel chez Certeau, pour qui l’archive englobe bien tous les types de matériaux. Il ne va pas non plus être question de la littérature comme « reste », telle que Certeau la pense entre autres dans Histoire et psychanalyse entre science et fiction2. Le propos de cet article se situe en-deçà de ce niveau-là de théorisation ; il voudrait mettre en évidence deux types d’usages du fait littéraire par Michel de Certeau dans ses premiers travaux.

3On va d’abord s’intéresser à la manière avec laquelle celui-ci mobilise la notion de « genre littéraire », c’est-à-dire comment il utilise un outil important des études littéraires, mais en le détournant complètement. Mais la littérature est aussi pour Certeau un phénomène social qui entre dans les séries d’événements qu’il observe – en particulier, il lui fait une grande place dans la Possession de Loudun. Dans les deux cas le littéraire tel que le manipule Michel de Certeau ou tel qu’il l’observe au travail dans la société du xviie siècle est l’instrument d’une historicisation des écrits qui est elle-même un facteur essentiel dans la production d’un passé défamiliarisé. Ajoutons que dans cet usage pointe peut-être une définition de ce qui serait, pour lui, le propre ou un propre du littéraire.


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4La notion de « genre littéraire » est utilisée par Certeau dans son importante introduction à l’édition de la correspondance de Jean-Joseph Surin, ce jésuite dont la spiritualité mystique s’était manifestée très jeune avant d’être trempée dans l’épreuve de la possession de Loudun, lorsqu’il est devenu l’exorciste de Jeanne des Anges, et qui a laissé un ensemble épistolaire de près de 600 lettres3. Certeau, dans son introduction, présente d’abord Surin dans la Guyenne où il a résidé l’essentiel de sa vie, en déployant toute la palette des sources de l’historien du social. Puis, après avoir établi le statut crucial de cette correspondance, comme pratique spirituelle et comme lieu où Surin a expérimenté la matière et la langue de ses traités, il introduit la notion de genre littéraire :

Bien qu’elles suivent et décrivent le développement d’une expérience très personnelle, ces lettres répondent à un genre littéraire du xviie siècle. Ailleurs, Surin se soumet aux règles de la métrique, du « style juridique » ou du dialogue catéchétique ; il suit ici les formes que fixent au genre épistolaire tant d’ouvrages à succès, tel réédité plus de trente fois, Le secrétaire à la mode de La Serre (1641).4

5L’affirmation très ferme (« ces lettres répondent à un genre littéraire du xviie siècle ») inscrit la pratique de Surin dans un temps donné. Elle sonne comme un avertissement : on ne peut pas lire les lettres de Surin comme n’importe quelles lettres, et on ne peut pas les lire non plus comme de purs discours : elles suivent des règles propres, qui sont elles-mêmes historiques. Michel de Certeau ne fait donc pas un usage intemporel de la notion de genre littéraire ; au contraire, elle est d’emblée un instrument d’historicisation. Dans le passage qui suit immédiatement celui qui vient d’être cité, l’historien s’attache à donner un contenu à ce genre littéraire :

Plus particulièrement, la forme de ses relations épistolaires se réfère à ses destinataires. Entre les lettres qui circulent et les correspondants qui les reçoivent, entre les caractéristiques littéraires de celles-là et le réseau social et religieux de ceux-ci, il y a un accord dont l’explicitation est nécessaire à l’intelligence de cette « correspondance.5

6Précisons tout de suite ce qui vient après : Michel de Certeau décrit longuement les modalités de circulation manuscrite des lettres, qui sont adressées en fait à des collectifs – il les qualifie de « circulaires ». Puis il montre que dans la dernière période de la correspondance, après la grande crise de Surin, et du fait du succès général de ses lettres, qui connaissent une diffusion accrue, progressivement se distinguent des missives plus personnelles qui n’en sont pas moins adressées elles-aussi non à un seul individu mais à un petit groupe. Ce succès est encore augmenté par l’événement de la mort de Surin : ses lettres vont alors devenir presque des reliques, écrit Certeau. L’analyse insiste à la fois sur l’attention que prête Surin à la mise en jeu de ses lettres – au point d’écrire parfois à un correspondant pour lui demander de faire passer telle lettre qu’il lui a adressée à une autre personne – et sur l’autonomisation d’une circulation qui n’est pas totalement commandée par l’épistolier jésuite.

7On peut maintenant revenir à la citation. La première phrase (« plus particulièrement… ») semble renvoyer à ce qu’on trouve dans les traités épistolaires du temps, par exemple celui de Puget de la Serre : l’idée qu’une lettre doit être adaptée au rang social de son destinataire, ou que la lettre est une « conversation entre absents » ce qui implique de la part des épistoliers une recherche pour produire des effets de présence du destinataire6. Or Certeau emprunte une autre voie : le genre littéraire, dans son analyse, représente une certaine pratique de la circulation épistolaire et un fonctionnement des lettres au sein d’un réseau. L’usage de la notion par Certeau est donc très éloigné des définitions canoniques de l’épistolarité – qu’elles viennent du xviie siècle ou des études littéraires – qui mettent l’accent sur une conception ou un propre de la lettre7. Pour Certeau, ce n’est pas là que se situe l’historicité du genre. La notion de « genre littéraire » est vidée de son sens technique, littéraire, et Certeau l’utilise pour observer une pratique sociale située, qui est bien ce qui confère leur « style » – autre clignotant des études littéraires – aux lettres de Surin.

Continuons la lecture de ce passage :

C’est d’ailleurs une autre manière de voir comment l’élaboration de la doctrine et de son « style » est liée aux expériences de l’auteur et aux étapes de sa vie. Repérable sous bien des aspects, le « symbolisme » entre les partenaires et les textes apparaît surtout sous deux formes : le processus au cours duquel deux types de lettres se distinguent progressivement ; l’homogénéité entre leur mode de diffusion, le milieu qu’elles atteignent et le langage spirituel qu’elles représentent »8

8Apparaît ici l’idée que cette circulation des lettres est centrale dans l’invention de la mystique saisie non comme langage mais comme pratique, impliquant des relations sociales, formalisée par un certain type d’échanges épistolaire9. Le littéraire est bien au cœur de la mystique, mais comme pratique socio-scripturaire pourrait-on dire. Cette pratique unifie un réseau, que Certeau présente ainsi :

Malgré les hasards qui réunissent, en un texte continu, des apôtres chargés de titres, des femmes d’affaires ou d’honnêtes marchands avec tant de « filles » obscures (mais, fait notable, assez peu de jésuites et pas les mieux vus de l’Ordre), les personnages qui interviennent un instant ou jouent un rôle permanent dans la correspondance ont un « style » commun. Même s’il les engage tout entier, leur zèle religieux s’exprime dans un secteur particulier de leur vie sociale, ou les appelle à quitter le monde ; le souci de la perfection les groupe en dehors des institutions où la religion reste une façade officialisée ; leurs aspirations spirituelles les invitent à une rupture qui fuie ces vains décors et que traduisent tout à la fois des « œuvres » propres (celles de la charité, de l’éducation ou de l’oraison, conformément à des besoins et à des courants nouveaux) et la doctrine opposant « la folie des saints » aux raisonnements du « sens humain ».10

9Le style pointe à nouveau, pour qualifier cette fois les traits communs d’un groupe, et non un texte ; une fois ce genre littéraire défini comme pratique sociale, alors le vocabulaire des études littéraires peut servir à qualifier le réseau créé par la correspondance. S’il s’agit bien là d’un style de vie, celui-ci n’est pas l’effet d’une doctrine. Il est formé par un ensemble de pratiques spiritualisées – la correspondance étant l’une d’entre elles.

10Dans la dernière partie de l’introduction (« Histoire du texte », p. 67-89), Certeau, selon les règles de l’érudition historienne, présente les sources à partir desquelles il a réalisé son édition. Or cette section est une véritable histoire de la circulation des lettres et de leurs mises en recueil, réalisée à l’aide de très nombreuses citations de lettres échangées entre les acteurs de ces entreprises de publication. Certeau montre ainsi que Surin a tenté à la fin de sa vie d’organiser l’archivage de ses lettres par des proches, en particulier après la mort de Jeanne des Anges, destinataire privilégiée de l’épistolier. Puis après le décès de Surin lui-même, la mémoire pieuse du défunt est entretenue par de petits groupes dévots réunis par des projets d’édition ou d’écriture de la Vie du jésuite bordelais qui connaissent diverses vicissitudes. L’histoire minutieuse qui s’écrit dans cette section est celle de la constitution de Surin en écrivain mystique ; elle est fondée sur l’analyse de gestes de circulation et de publication.


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11Un deuxième cas de mobilisation de la notion de « genre littéraire » se trouve dans « Le langage altéré. La parole de la possédée », quand Certeau évoque les documents par lesquels nous arrive le discours de la possédée :

Fabriqués avec ces questions et ces réponses, des centaines d’interrogatoires ont été soigneusement transcrits par des greffiers. Ces textes assemblent questions (de l’exorciste, du juge, du médecin) et réponses (de la possédée). Question – réponse – question – réponse : tel est le genre littéraire que représente le document le plus proche de l’interrogatoire. Il ressemble aux textes dialogiques (pièces de théâtre, romans, etc.) mais peut-il être assimilé aux textes qui ont reçu la forme d’échanges entre personnages ? Autrement dit, entre les dialogues de Beckett ou de Diderot et d’autre part, le corpus où se suivent les demandes des exorcistes et les réponses des divers « démons » qui possèdent les interrogées, y a-t-il continuité littéraire ?11

12ériger en genre littéraire les interrogatoires et les rapprocher ainsi de tous les types de fiction qui sont des dialogues est assez étrange, et au fond significatif de l’usage instrumental que Certeau peut faire de la littérature, loin de toute essentialisation de la notion. En l’occurrence, la comparaison, à peine esquissée, est abandonnée. Elle aura permis de poser ce qui fait la spécificité du dialogue des interrogatoires – « le jeu entre le lieu stable auquel les exorcistes entendent ramener les interrogées, et d’autre part l’évanescente pluralité des lieux qui permet aux possédées de se prétendre ailleurs »12.

13De ce fait, l’interrogatoire, bien qu’il soit, comme écrit judiciaire, l’instrument d’une normalisation des discours, est cependant bien le lieu où saisir le discours de la possédée : dans l’effort vain pour le fixer13. Et Certeau d’opposer ensuite ces interrogatoires aux discours des possédé(e)s à distance de l’événement – par exemple l’autobiographie de Jeanne des Anges –, qui « s’inscrivent dans la continuité d’un langage sur la possession et non pas de la possession. »14 On peut maintenant déployer l’ensemble du déplacement opéré par l’usage, dans ces pages de L’écriture de l’histoire, de la notion de « genre littéraire » : l’hypothèse d’un genre littéraire du dialogue qui engloberait les interrogatoires ouvre la possibilité d’interpréter un ensemble d’écrits comme mise en scène de l’oralité : à partir de là, Certeau montre la différence fondamentale entre les interrogatoires d’une part d’où entendre la voix de la possédée (dans les interstices des lieux où un savoir est susceptible de réduire l’étrangeté de cette voix) et les écrits qui sont du côté d’un discours du savoir.

14Il n’en reste pas moins que mobiliser le genre littéraire – dans un texte où il est bien plus volontiers question de « discours » ou de « langage » que de « littéraire » et encore moins de « genre littéraire » – souligne aussi que ces textes ont des auteurs d’une part, et d’autre part qu’ils ne représentent pas de simples transcriptions : le théâtre de Loudun est un théâtre écrit, écrit à même l’archive. Ici encore, le passage par le genre littéraire permet de révéler une pratique sociale, celle qui consiste à dresser un procès-verbal qui dramatise l’événement.


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Deux fils ont été suivis jusqu’à présent : le premier est celui des instrumentalisations du vocabulaire des études littéraires pour produire de l’historicisation des écrits. Le deuxième est celui d’une définition en acte de la littérature par Certeau ; la littérature, c’est l’écrit en tant qu’il circule. Dans une deuxième partie on voudrait repartir de ces minces acquis pour questionner ce qui a pour nom « littérature » dans La Possession de Loudun.

15Dès le chapitre liminaire, Certeau affirme que l’une des caractéristiques des affaires de possession et qu’elles sont caractérisées par l’abondance des sources offertes à l’investigation historienne, notamment parce que, à la différence de la sorcellerie où accusés et victimes proviennent des « campagnes analphabètes » la possession concerne des milieux sociaux plus élevés, si bien qu’« avec les possessions le diable parle. Il écrit. Si j’ose dire il publie. »15 En outre, la possession se déroule en public, à tel point qu’il se produit une inversion remarquable dans le rapport chronologique usuel entre archives et publicité :

[…] les affaires ne se déroulent plus à huis clos […] Elles sont publiques, théâtrales, interminables. D’où les dossiers massifs de procès-verbaux exactement rédigés et signés jour après jour pendant des mois et des années.16

16à Loudun l’abondance des archives résulte de la grande publicité donnée au théâtre de la possession. Lesquelles archives ne se réduisent pas à ces procès verbaux ; de très nombreux récits circulent au sein du pouvoir mais aussi par le biais de l’imprimé. Et c’est cette circulation par l’imprimé que Certeau désigne par « littérature ». Dans la Possession de Loudun, le terme a une valeur très générale :

La possession devient un grand procès public : entre la science et la religion, sur le certain et l’incertain, sur la raison, le surnaturel, l’autorité. Ce débat, toute une littérature savante et une presse populaire l’orchestrent.17

17Il est ici presque synonyme de « livre », et du reste, à plusieurs reprises littérature et « presse » – un emploi du mot à mi-chemin entre « imprimé » et « journal » – sont également employés l’un pour l’autre, par exemple dans l’ouverture du chapitre « Après la mort, la littérature » :

La mort semble libérer la parole. L’exécution une fois menée à son terme, une littérature prolifère. […] La diffusion de cette petite presse est liée au fait que tout est joué.18

18Le phénomène qui retient en effet le plus Certeau est la marée pamphlétaire qu’il s’attache à quantifier et à décrire. Mais il peut aussi évoquer, à l’instar de la « littérature savante », la « littérature des ‘spirituels’ » : le terme désigne bien l’écrit imprimé en général, c’est-à-dire le phénomène de la présence de l’imprimé dans l’événement Loudun.

19La littérature tient une place stratégique dans le récit de Certeau ; elle est l’un des éléments – outre l’application du pouvoir d’état à utiliser l’affaire comme une démonstration de force – par lequel la localisation loudunaise de l’« étrange » étudiée avec tant de soin par l’historien rencontre la société dans son ensemble. Du fait de la masse des récits et de la diversité de leurs producteurs d’abord – « les juges, les exorcistes, les notables locaux, diocésains, nationaux, mais aussi les visiteurs, curieux de toute sorte, mondains en vacances, érudits en chasse, collectionneurs d’extraordinaire, apologètes intéressés. » Mais aussi du fait de la large diffusion de l’événement loudunais au moyen de la « presse » :

La surface des publications [imprimées] n’en est pas moins déjà importante. Elle a la forme de libelles, d’histoires extraordinaires, de véritables relations, et de follicules que des éditeurs rééditaient de ville en ville, parfois la même année, pour leur public régional, angevin, lyonnais, parisien, poitevin ou rouennais. Ces « pièces » se situent entre les livrets de dévotion et les premiers journaux. Elles relèvent encore de la propagande, mais versent de plus en plus dans la littérature de faits divers. […] Elles semblent pourtant avoir eu une grande diffusion. […]
L’étrange est donc enraciné dans l’épaisseur d’une société. Il y tient par trop de liens socioculturels pour en être isolé. Tenter de l’extraire, c’est tirer avec lui tout le sol auquel il se rattache de tant de manières. Peut-être révèle-t-il une mutation globale…19

20L’« épaisseur » de l’événement Loudun tient à ses multiples dimensions, sociales, politiques, culturelles : c’est toute la démonstration de Certeau. Cependant cette épaisseur sociale est, dans ce chapitre, représentée par la masse d’archives, et tous les acteurs si variés qui les ont produites, et elle tient aussi à la puissance de mise en circulation de l’étrange, qui a pour nom « littérature ».

21La littérature est active à Loudun même. Elle est une composante à part entière de l’événement, agissante à chaque étape de l’affaire. Certeau montre que les premières paroles des possédées sont moulées sur le patron de l’affaire Gaufridy d’Aix en Provence publiée par le dominicain Sébastien Michaelis. L’existence d’un tel modèle est un phénomène spécifiquement lié à la circulation imprimée. On voit aussi le rôle des pamphlets dans les affrontements de clans, et celui des Relations des visiteurs qui amplifient l’événement et participent de l’exemplarité de ce qui se joue à Loudun – et en cela toute cette littérature joue le jeu du pouvoir royal. Elle intervient également dans le destin de Jean-Joseph Surin – qui doit son statut particulier à la relative célébrité de sa figure grâce à la mise en circulation large de certaines de ses lettres et de Relations dont il est un personnage central – et plus encore dans celui de Jeanne des Anges, fortement identifié à la pratique hagiographique. Dans le chapitre consacré à Jeanne, Certeau utilise en effet presque exclusivement deux ouvrages : l’autobiographie de la prieure, puis une Vie de celle-ci, conservée dans un couvent rennais. La mise en récit de la trajectoire de Jeanne sous la plume de Certeau, alterne brève présentation de faits biographiques et longues citations de ces deux textes. La Vie est introduite de la manière suivante dans le chapitre : « Mais il est impossible de prendre congé de la prieure sans se demander qui elle est ». Suit un intertitre (« Un conte de fées ») puis une longue citation qui débute ainsi : « La révérende mère Jeanne des Anges vint au monde le deuxième jour de février de l’année 1605. Ses parents étaient de naissance illustre. »20 Le surplomb de l’intertitre se trouve atténué par le geste de confier le récit, et même la pente du questionnement biographique (« il est impossible de.. »), à la Vie : les gestes d’écriture du passé sont rendus à leur capacité d’opacifier ce qu’il s’agit pour l’historien d’aujourd’hui de représenter, mais aussi à leur présence dans l’action – une présence qu’il est possible de contextualiser. Un procédé un peu similaire est utilisé lorsque Certeau représente sans le raconter l’événement de la sortie définitive des démons des corps des possédées en donnant (sur presque trois pages) la liste impressionnante des Relations imprimées qui en propagent la nouvelle21.

22Mais si la littérature, comme phénomène social, est présente dans chaque événement de l’affaire, comment comprendre cet « événement littéraire » décrit par Certeau comme le moment qui suit la mort de Grandier (chapitre « Après la mort, la littérature ») ? Il semble bien là, en première analyse, que Certeau oppose la littérature et l’événement : ne s’agit-il pas avec la multiplication des écrits sur la possession d’une « métamorphose en récit » de « l’affaire Grandier » ? Mais ces récits sont très actifs. Cette séquence temporelle est marquée par l’exceptionnelle présence de l’imprimé, soigneusement quantifiée par Certeau, cartes et histogrammes à l’appui, et représentée, ici aussi, par une litanie de titres au long de plus de trois pages (échantillon d’un ensemble bien plus vaste, l’historien n’a listé que les publications entre la mort du sorcier et la fin de l’année 1634). En réalité, cette littérature ne se substitue pas à l’événement de la Possession, elle en constitue des appropriations diverses rendues possibles par la mort du sorcier, qui a fait disparaître la tension politique à Loudun et à propos de Loudun. Dans le rapport entre événements et écrits, les seconds deviennent soudain plus visibles, occupent le devant de la scène, et constituent collectivement l’événement Loudun comme passé : « En réalité, le temps de l’action, à Loudun, est déjà posé comme terminé par tous ces écrits qui en parlent au passé. » De fait, poursuit Certeau,

[...] les vrais conflits vont se déplacer sur d’autres terrains. Devenu l’objet de papiers qui ont précisément pour effet de l’enlever à l’histoire effective et de la verser dans les « dossiers » ou les discours de l’histoire, l’affaire Grandier servira désormais, métamorphosée en récit, à désigner d’autres guerres : à nourrir l’opposition à Richelieu sur d’autres terrains ; à combattre les nouvelles activités de Laubardemont ; à mobiliser l’opinion contre l’esprit libertin ou contre les associations politico-religieuses en train de se former.22

23Ces écrits n’en prennent pas moins sens, on le voit, dans des politiques d’acteurs ou d’institutions, par exemple celle de Laubardemont, qui a mené pour le roi la procédure contre Grandier, ou celle des jésuites de Guyenne. Ces phrases résonnent avec la description fameuse de l’opération historienne par Michel de Certeau dans L’écriture de l’histoire : « En histoire, tout commence avec le geste de mettre à part, de rassembler, de muer ainsi en « documents » certains objets répartis autrement. » Mais à Loudun, de tels gestes sont réalisés par des acteurs sociaux impliqués dans l’affaire, ou qui s’en servent en en faisant l’histoire.


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24Certeau utilise à l’occasion et sans réticences le terme de « littérature » dans sa pratique historienne telle qu’on a pu l’observer dans ses premiers travaux où la question de la mystique se noue à celle de la possession diabolique. La notion renvoie à des opérations de mise en circulation de textes, et non à la spécification de corpus, sauf à dire que la littérature est le corpus des écrits mobilisés dans la pensée d’une destination. Par là, Certeau ne cesse d’attirer l’attention des historiens sur la mise en récit, et sur les formes de circulation de récits qui sont constitutives de pratiques sociales. Laisser du jeu dans la définition de la littérature est bien le moyen de donner toute leur place aux opérations scripturaires. La « littérature des ‘spirituels’ » – expression de la Possession de Loudun déjà rencontrée – ne désigne pas seulement l’ensemble des livres de mystique, mais la prise en littérature de ce corpus, c’est-à-dire une visibilité comme ensemble constitué, qui est le fruit de mises en circulation. En outre, ce corpus « prend » aux voisinages d’autres, comme le discours médical, dont l’étude localisée à Loudun fait voir tout ce qu’il doit à la politique du temps. Le langage mystique est bien une littérature en tant qu’il est continument produit par des opérations de publication.

25L’importance accordée par Michel de Certeau tant à la circulation des écrits qu’à leur présence active dans l’événement soutient sa pratique citationnelle – une question à laquelle, notamment dans « Le langage altéré », il a beaucoup réfléchi. Dans la Possession de Loudun, il donne de longues citations, en particulier au début, avec deux procès-verbaux de séances d’exorcismes donnés in-extenso. Certes, le livre est paru dans la collection « Archives », dont l’objectif est de « demander aux meilleurs spécialistes de publier leurs sources »23 mais cela n’empêche pas que dans un certain nombre de volumes de la collection domine en réalité la pratique de la citation brève – c’est-à-dire un usage illustratif de la citation. Or Certeau est aux antipodes de cela, non seulement parce qu’il donne de longues citations, qu’il laisse donc l’étrangeté des écrits du passé pénétrer son lecteur, mais aussi du fait de la retenue de l’analyse. Il y a dans la Possession de Loudun une manière de contextualiser sans expliquer qui est vraiment une mise en œuvre de l’accueil de l’altérité dans le texte de l’historien.